Le spectre menaçant/02/01

Maison Aubanel père, éditeur (p. 39-43).

I

Quand la mère Coulombe conduisit André à sa chambre et découvrit le lit, montrant les draps d’une blancheur immaculée qui l’invitaient au repos, André pensa encore une fois à sa mère. C’était bien le confort qu’il avait quitté en laissant la ferme pour la ville. Les traits de Madame Coulombe ne lui rappelaient-ils pas aussi celle qui l’avait dorloté pendant son enfance ? Oui, comme avait dit le vieux bedeau : toutes les mères sont belles ! et comme la sienne lui apparaissait ainsi sous l’air jovial de sa bonne hôtesse, qui se montrait une véritable mère pour lui !

Une grosse larme coula des yeux d’André, comme Madame Coulombe se tournait de son côté.

— Tu as de la peine, mon enfant ? lui dit-elle bonnement.

— Vous me rappelez tant ma bonne mère !

— À quel âge as-tu perdu ta mère, mon petit ?

André hésita un peu pour répondre, puis enfin balbutia :

— Je l’ai perdue il y a trois ans.

— Pauvre petit ! Console-toi ! Tu passeras une semaine ici si tu veux. Le vieux va te chercher de l’ouvrage. Il connaît beaucoup de monde ! Ça fait plusieurs qu’il place par l’entremise de Joseph au Château Frontenac.

— Merci, bonne Madame, de votre bonté ; je vous en serai éternellement reconnaissant !

— C’est bien, mon enfant, n’en parle pas et dors bien.

— J’aurais cependant une petite faveur à vous demander et vous avez déjà été si bonne pour moi !

— Dis-le tout de même, répondit la vieille qui tutoyait toujours André.

— Pourriez-vous me donner une feuille de papier et une enveloppe.

— Ce n’est que cela ? Louis ! cria-t-elle, monte donc une feuille de papier à lettre et une enveloppe ! Tu en trouveras dans le petit secrétaire. Monte aussi une plume et de l’encre. C’est pour notre petit pensionnaire.

— Tu sais, si tu aimes mieux écrire rien que demain matin… c’est comme tu voudras. Bonsoir mon petit et dors bien.

Quand André fut seul, il donna libre cours aux pleurs qu’il avait refoulés en présence de son hôtesse. Avait-il menti en disant à Madame Coulombe, qu’il avait perdu sa mère trois ans auparavant ? En tous cas, il lui expliquerait tout plus tard, quand il aurait trouvé de l’ouvrage.

Non, cette mère qu’il aimait tant et qui n’avait pas oublié son fils, n’était pas complètement perdue pour lui. Ce qui paraissait de l’abandon de sa part, n’était qu’obéissance à son mari, qui se montrait d’une intransigeance déconcertante quand il s’agissait du coupable.

— Pauvre mère, murmura-t-il en soupirant, je ne puis, quand même, résister au désir de t’écrire.

La main lui tremblait d’émotion quand il trempa sa plume dans le petit encrier que Madame Coulombe avait mis à sa disposition. C’était, lui avait-elle dit, un cadeau qu’elle avait reçu à l’occasion de ses noces d’argent.

— Allons, du courage ! dit-il, en essayant de raffermir ses nerfs.

Québec, le 8 novembre 19…
Madame Pierre Lescault,
Verchères, P. Q.
Bonne et tendre Mère,

Permettez au fils plus malheureux que coupable, de venir s’appuyer un instant sur votre cœur maternel.

Si je vous apprends ma mise en liberté, grâce à ma bonne conduite, deux ans avant l’expiration de ma sentence, ce n’est pas pour essayer de m’excuser auprès de vous ni de mon père, car je connais trop ses dispositions à mon égard. Blessé profondément dans son orgueil d’homme honnête, il ne méritait pas l’opprobre que lui a valu ma condamnation. À quoi bon vous crier mon innocence, avant que les événements se chargent de me rendre justice ! Je ne compte pas pour cela sur la justice des hommes, mais sur celle de Dieu !

Ah ! si ce bon père connaissait la souffrance que m’a causée cette réclusion, ne dirait-il pas dans un geste de pardon : Reviens, mon fils, reviens vers ton pays, et comme l’enfant prodigue : Sois le bienvenu dans la maison de ton père ! Que de fois j’ai pris ma plume pour lui écrire et m’accuser comme un coupable, lui disant : Pardon, mon père ! Pardon, à cause de votre douleur, mais chaque fois ma plume tombait de mes mains. S’il était permis à un fils de rappeler son père à la charité, j’aurais ajouté : Pardonnez-moi comme vous voudriez être pardonné vous-même ! Je le voyais humilié et presque ruiné. Et ce regard de mépris qu’il me jeta en me quittant ! Ah ! non, je ne veux plus revoir ce regard terrible ! Plaise à Dieu, cependant, qu’il vive pour voir éclater mon innocence !

Je suis bien décidé, en attendant, de travailler pour lui remettre les sommes qu’il a dépensées pour me défendre ; de cela personne ne m’empêchera, si ce n’est Dieu lui-même !

Le Gouverneur m’a dit avoir lu dans les journaux, que vous aviez quitté Verchères avec toute la famille pour aller vous établir sur des terres neuves. J’ai bien deviné le motif de ce dérangement. Chère mère, comme vous avez dû pleurer quand vous avez quitté la vieille maison. Où êtes-vous ? me demandais-je souvent. Je compte sur le maître de poste de Verchères, pour vous faire parvenir cette lettre.

Si je ne puis trouver de l’ouvrage à Québec, je me dirigerai vers le Lac-Saint-Jean où, paraît-il, il se fait un grand barrage, à la Grande-Décharge. Là, comme ailleurs, je m’appuierai toujours sur votre cœur de mère, tendre et bon.

Embrassez bien mes frères et sœurs pour moi, sans toutefois leur rappeler le souvenir de leur malheureux frère.

Quant à vous, chère mère, je me blottis dans vos bras et vous baise affectueusement,

André.

P. S. — Je vous donnerai mon adresse si cette lettre n’est pas retournée et tâchez de trouver le moyen de m’écrire.