Le spectre menaçant/01/06

Maison Aubanel père, éditeur (p. 32-35).

VI

L’ENCAN

Le dimanche suivant, à la porte de l’église de Verchères, le crieur public annonçait l’encan chez Pierre Lescault pour le lundi en huit.

— Vous êtes tous invités, là, les amis, à vous rendre à la ferme Lescault pour lundi en huit, dit le crieur. Rien que le grand monde, pas d’enfants !

— Nous irons pareil, cria un gamin de toute la force de ses poumons.

— Emplissez vos poches d’argent, car c’est un fameux « roulant » qui va se vendre là : trente-cinq vaches à lait, six chevaux de trait, deux chevaux de voitures légères, vous savez comme les garçons étaient bien « gréés » de voitures pour aller voir les filles. Il y a aussi de belles taurailles, des cochons, des moutons de race ; on va vendre jusqu’aux poules !

— Allez-vous vendre le chien ? cria le même gamin.

— À part cela, il y a un « grément » complet de machines agricoles, telles que moissonneuse-lieuse, faucheuse mécanique, râteau à cheval, semeuse, épandeur, (on mettra le gamin qui m’a interrompu dedans), des charrues, des herses et tout ce dont un « habitant » peut avoir besoin. Y en aura pour tous les goûts. Une partie du ménage sera vendue, de sorte que les femmes auront aussi leur choix. Le beau piano neuf sera mis à l’enchère comme les autres articles superflus. N’oubliez pas la journée : lundi en huit.

— Pauvre Pierre ! c’est bien de valeur de se faire « dégréer » comme ça par un mauvais garnement qui lui avait déjà coûté les yeux de la tête, dit un brave « habitant » qui avait écouté énumérer les articles offerts en vente.

— « Quoi » veux-tu ? répondit son voisin, ils ont voulu en faire un petit m’sieur ! En ville ça passe les dimanches dans les… comment nommes-tu ça ? les ci… les….

— Les cinémas, je pense.

— Oui c’est ça, les… comme tu dis… les… cinémas. Dans les premiers temps qu’il était à Montréal, il venait passer tous les dimanches « chez eux », puis il s’est mis à espacer ses dimanches, pour aboutir enfin à ce qu’on sait.

— Comme ça c’est ben vrai ce que l’on dit de lui ?

— Tu n’as pas lu les journaux ?

— Ben, je ne lis plus ; ma vue n’est pas très bonne et ces histoires de crime-là, ça me révolte, quand je vois que c’est toujours le dimanche que ça arrive.

— Vraiment on est mieux « habitant », José ! Mais Pierre, sais-tu quel « bord » il va prendre ?

— J’ai entendu dire qu’il s’en allait aux États, travailler au son de la cloche comme un esclave. Pauvre Pierre ! à son âge.

— Moi j’ai ouï-dire qu’il s’en allait ouvrir une terre dans l’Abitibi, mais j’ pense ben m’ tromper, c’est pas rose ça, non plus !

— En tous cas, c’est toujours moins triste que de partir pour les États ! Laisser une si belle terre ! Ça va s’ennuyer ce monde-là, si loin, sans connaissance de personne. Se planter au milieu des souches ou en plein bois, après avoir habité sur les bords du Saint-Laurent si longtemps ! j’aime autant pas être à sa place.

Les deux compères continuèrent leur chemin en causant sur le sort de leur ancien voisin.