Le souper chez le Commandeur


LE SOUPER
CHEZ
LE COMMANDEUR.


L’intérieur du sépulcre. Le commandeur et don Juan assis à table.
Don Juan.

Sais-tu, commandeur, que je suis presque honteux ? Eh quoi ! tu m’invites à venir souper sans façon, et voilà que tu me traites avec tant de luxe et d’appareil ! C’est bien mal de ne pas m’avoir averti ; car si j’eusse un peu moins compté sur ta parole, au lieu de m’habiller de noir, comme c’est d’usage lorsqu’on visite les morts, au lieu de chevaucher tout seul et sans escorte à travers l’obscurité de la nuit, comme un écolier qui va rejoindre son université, je me serais vêtu de soie et de velours, et j’aurais fait atteler six mules à mon carrosse. Mais, une autre fois, Excellence, vous me préviendrez plus tôt, je l’espère, afin que j’aie au moins le temps de faire préparer mes équipages et sabler le chemin qui conduit de mon palais à votre tombe. Les danses étaient divines, on eût dit que les groupes fantastiques de maître Hans Holbein avaient fait le voyage d’Espagne exprès pour nous divertir cette nuit. À vrai dire, la musique était parfois triste et lamentable, et je doute que nos belles dames de Burgos pussent danser en mesure sur un pareil menuet ; mais n’importe, ces chants graves et solennels m’ont ému jusque dans les entrailles, et je veux à l’avenir hanter les cathédrales afin de les entendre encore. À présent que tout est rentré dans le silence, je vais te dire adieu, mon hôte, jusqu’au jour où ton bon plaisir sera de couronner de marguerites tes danseuses et tes chanteurs, et de renouveler pour moi toute cette étrange comédie.

Le Commandeur.

Ce jour ne viendra pas de long-temps : les hôtes de ma fête ont cueilli, pour se parer, toutes les fleurs de mon jardin, et je dois attendre, pour te recevoir, que le soleil en fasse éclore de nouvelles. Mais pourquoi te retirer déjà ? Il est à peine minuit, et je me souviens de t’avoir rencontré sur la place de Burgos passé deux heures.

Don Juan.

Le ciel était morne et sans étoiles.

Le Commandeur.

On aurait pu croire le contraire à la promptitude avec laquelle tu fis tomber la lampe de mes mains.

Don Juan.

Je ne voulais pas être reconnu. La lumière de nos épées suffisait pour éclairer le duel. Je me suis bien comporté cette nuit-là, commandeur, et tu as eu tort de me garder rancune ; car si je n’avais pas déchiré la misérable guenille qu’on appelait ton corps dans ce temps-là, du diable si tu serais aujourd’hui si vaillamment habillé. Ta tête branlerait et serait chauve, et tu servirais de risée à tes petits-enfans. Rends-moi grâce, commandeur, car le Père éternel t’aurait peut-être encore laissé dix ans ta robe de misère sur les épaules, si don Juan ne fût venu la mettre en pièces et le forcer ainsi, le vieil avare, à t’en donner une autre toute neuve. Et maintenant te voilà recouvert de marbre pour l’éternité, heureux homme ! Désormais tu n’as plus à t’occuper la veille de ton costume du lendemain, et tu vis ; et qu’on te défie au combat, qu’on t’invite à souper avec des courtisanes, ta face est toujours immobile, ta poitrine toujours cuirassée, et les sensations de la chair se brisent contre comme nos épées. La tempête ne peut rien sur toi, le nuage crève et t’inonde ; ensuite le soleil reparaît qui t’essuie en même temps que les branches des saules, en même temps que l’aile des oiseaux. C’est à moi que tu dois tout cela, c’est moi qui t’ai fait ainsi, et tu devrais m’appartenir comme l’œuvre à son créateur. Voilà mon œuvre, à moi ! Faust, vieux alchimiste, à quoi t’ont servi tes livres et ta science ? Quel mal as-tu fait à Dieu sur la terre ? En quoi donc as-tu changé les lois du monde ? Pauvre Faust, je te plains, car après tant de grands appareils, après avoir tant allumé de fourneaux contre le ciel, tant parcouru d’étoiles et de sphères, tu as été vaincu, tu as aimé ! Pauvre Faust, je te plains. Moi, je n’ai rien étudié, ni la théologie, ni la jurisprudence, ni la médecine. J’ai lutté avec mes propres forces ; comme l’ange Lucifer, j’ai volé sur les plaines de la terre, et le vent de mes ailes a flétri les plus nobles tiges. La création a bientôt eu compris que si je ne me donnais pas à Satan, c’est que j’étais Satan lui-même ! N’importe, la plus douce moitié s’est livrée, les femmes ont déserté le frais sanctuaire de Marie et renoncé aux joies du paradis pour venir expirer sur mes lèvres ; les hommes ont tous fui la vertu miraculeuse qu’ils pressentaient en moi. Je ne les ai jamais rencontrés sur mon passage. Quand je frappe à la porte, c’est la jeune fille qui vient m’ouvrir ; une fois seulement le père s’est trouvé là comme je sortais ; cet homme, je l’ai touché de mon épée, et j’en ai fait une statue de pierre qui se meut, parle et chemine sur les grandes routes.

Le Commandeur.

Tu es ivre, don Juan.

Don Juan.

Peut-être. Au fait, chaque fois que tes servantes ont rempli mon verre, je l’ai franchement vidé sans prendre garde à ce qu’on y versait. Je suis venu m’asseoir à ton festin comme un libre convive qui, sur la foi de son hôte, ouvre la bouche avant d’ouvrir les yeux. Il se peut que je sois ivre, et que le vin fait pour réchauffer des corps de pierre, travaille et fermente dans le mien, qui, Dieu merci, n’est que de chair et d’os. Mais le grand air de la campagne aura bientôt dissipé tout cela. (Il se lève.) Bonsoir.

Le Commandeur, le retenant.

Pourquoi déjà te retirer ? Attends encore.

Don Juan.

En arrivant, j’ai attaché mon cheval à la croix d’une tombe ; écoute ce hennissement, il faut que j’aille le rejoindre ; mon beau cheval, si tu l’avais vu ce soir, ses pieds touchaient à peine le sol, sa crinière flottait, et ses yeux, comme deux lampes, éclairaient la route à dix pas en avant. Lorsque je suis descendu, de grosses larmes ruisselaient sur son corps, et je crains pour lui la fraîcheur de l’aube.

Le Commandeur.

Ton cheval a le mien pour lui tenir compagnie, et d’ailleurs il s’agit bien de ton cheval à cette heure. Tu veux partir, don Juan, mais en quel endroit de la terre es-tu donc attendu pour te hâter ainsi ? Où donc est la femme qui prie à genoux sa patrone de te préserver des piéges et des maléfices ? où donc la jeune fille qui prépare grand feu pour essuyer tes vêtemens humides ? La maison du commandeur est déserte, Elvire est au couvent, ton palais tombe en ruines, les pieds de la statue l’ont ébranlé. La porte de Burgos est fermée, et si tu pars à cette heure, il te faudra courir les champs jusqu’au matin ; de plus, le sentier de traverse est mauvais d’ici à la grande route ; et si ton cheval vient à s’abattre, resteras-tu, par la nuit froide et morne, à grelotter comme un mendiant, ou bien t’en iras-tu frapper à la porte de Zerline en lui disant : Ouvrez, je suis don Juan ? Ah ! mon pauvre convive, autant vaut que tu restes à causer avec moi. Tout n’est pas fini, don Juan.

Don Juan.

Que veux-tu dire ? est-ce que par hasard tes danseuses et tes chanteurs vont revenir ? et moi qui les croyais tous endormis ! Pardieu ! mon hôte, je vois maintenant que tu sais ordonner une fête : d’abord les groupes joyeux et la musique, ensuite le souper, et l’orgie à la fin. Bravo, commandeur, le crescendo me plaît, et c’est ainsi que j’aime les symphonies. Viennent donc tes belles servantes avec des fleurs nouvelles à la tête, viennent les hommes avec des voix plus fraîches et plus sonores, et nous allons commencer une danse à faire crouler ton cheval de pierre. Commandeur, je vois que nous serons bien ensemble, et puisque je trouve ici, comme dans mon palais, des femmes, du vin et de la musique, je consens à rester avec toi toute la nuit, toute l’éternité, si tu veux.

Le Commandeur.

Autrefois, quand je recevais le roi d’Espagne dans mon palais de Burgos, je disais à mes serviteurs : Maintenant que la nuit est venue, allez illuminer toutes les salles ; je disais à mes cousins et neveux : Jeunes gens, quittez vos armures d’acier, habillez-vous avec magnificence, et venez vous ranger sous la porte autour de votre aïeul, afin de recevoir dignement notre sire le roi qui nous rend visite cette nuit ; je disais à ma fille : Ma belle Anna, fais attacher ma couronne ducale à tes cheveux, car il faut que chacun de nous en ait à son tour le fardeau, et la protége avec les armes que Dieu lui donne. Vers minuit, quand les bouquets étaient flétris, je disais à mes jardiniers : Allez cueillir avec leurs tiges les plus belles fleurs du champ, ne les secouez pas, de crainte d’en faire tomber les gouttes de rosée que la nuit verse dans leur calice pour rafraîchir les lèvres de ces nobles dames. Alors la fête semblait renaître, je parcourais les groupes, ordonnant aux musiciens de varier leurs airs, et tout se passait dans ce temps-là selon ma volonté. Mais à cette heure il n’en est pas ainsi, don Juan, car je n’habite plus dans mon palais de Burgos, et de maître que j’étais je suis devenu serviteur. Les danseuses viennent de s’endormir, et tous les orchestres du monde ne les réveilleraient pas de leur sommeil ; les chanteurs viennent de se taire, et les graves et sonores tuyaux ont fait silence dès que l’organiste a retiré sa main. À présent que tout est calme et que les voix harmonieuses flottent encore autour de nous comme l’encens et la myrrhe autour des saints de la cathédrale, assieds-toi, don Juan, et causons sans raillerie et sans blasphème des choses de ton salut.

Don Juan.

Merci, vieillard, mais tu sauras que je n’ai pas coutume de passer la nuit à discuter de pareils sujets, et surtout avec des serviteurs ; quand tu verras ton maître, dis-lui bien qu’une autre fois c’est avec lui-même que j’entends souper, et que s’il lui prend fantaisie encore de m’inviter, je n’accepterai pas, moi, s’il ne me promet d’assister au banquet et de me donner ensuite quatre légions d’anges et de vierges pour me reconduire en mon palais.

Le Commandeur.

Reste encore une heure avec moi.

Don Juan.

Crois-tu donc, vieux commandeur, que je n’aie autre chose à faire qu’à tenir compagnie à des morts ? Il y a là bas de belles filles qui m’attendent et que je vais trouver.

Le Commandeur.

Reste, don Juan, car c’est la volonté de Dieu.

Don Juan.

Non, te dis-je, quand ce serait celle du diable.

Le Commandeur.

Reste !

Don Juan.

Malédiction ! encore ta main de pierre !

Le Commandeur.

Repens-toi, repens-toi, la trompette des chérubins a sonné sa fanfare, les voix de la terre ont répondu, l’heure du jugement est arrivée. Écoute : lorsque le condamné quitte sa prison pour marcher à l’échafaud, un prêtre l’assiste et l’accompagne ; ainsi j’ai fait pour toi, don Juan. Du haut de mon cheval de marbre, j’ai vu passer la Mort sur la grande route, elle m’a dit qu’elle avait hâte, et se dirigeait vers ta maison. Alors je me suis souvenu de tes débauches et de tes nuits maudites, et je n’ai pas voulu te laisser paraître devant Dieu sans avertissement ; j’ai donné de l’éperon dans les flancs de mon coursier, et bien que nous soyons tous les deux de pierre, nous avons devancé la Mort, car elle chemine à pied ; et comme il y a loin d’ici à ton palais, elle se sera sans doute arrêtée en quelque hôtellerie. N’importe, à cette heure elle est chez toi qui te cherche parmi tes courtisanes et tes valets. Il me semble la voir courir en insensée à travers tes vastes galeries, descendre dans la rue, entrer dans tous les mauvais lieux, ouvrir toutes les alcôves, et flétrir pour l’éternité ceux qu’elle y trouve endormis. Don Juan ! il lui faut son don Juan ! elle marchera jusqu’à ce qu’elle le tienne par la gorge, dût-elle écraser sur sa route tous les dissolus de Burgos, car elle est infatigable ; et pour trouver l’épi qu’elle cherche, elle coucherait sous ses pieds une moisson. Ainsi, tu vois maintenant combien ce serait folie à toi de résister ; à genoux, don Juan, à genoux ; avant qu’elle ait découvert ta nouvelle trace, il te reste encore le temps de faire une prière et de baiser cent fois le Christ que tu as tant fait pleurer durant ta vie. (On frappe à la porte.) Par saint Jacques, cela est étrange ! Qui vient donc me visiter à cette heure de la nuit ?

Don Juan.

Sans doute quelque jeune fille à qui tu auras donné rendez-vous hier matin. Pardieu ! voilà ce que c’est que de vouloir prêcher quand on n’en fait pas son métier : les paroles ne tarissent plus dans la bouche, et cela finit toujours par un scandale. Je connais peu, moi, les docteurs et les gens d’église ; mais je suis bien certain qu’ils ont tous une horloge dans la tête pour s’arrêter quand il le faut, car ils ne seraient pas si maladroits que de se laisser surprendre par une femme dans leurs habits de théologien. Ah ! ah ! vieux commandeur, l’exaltation t’emportait trop loin, l’amour mystique t’a fait oublier l’autre ; par le diable ! je rirais bien, si tu n’étais de pierre, à voir le sang te monter à la face. Bravo, commandeur ! tandis que ton palais est tendu de noir, et que les cloches de la ville gémissent encore, il est ici, lui, qui sème de fleurs les dalles de sa tombe et s’entoure de joyeux musiciens ! Et la pauvre Anna qui se désole et prie et ne regarde pas le soleil, de peur que ses rayons ne sèchent les larmes dans ses yeux ! Ô dérision, dérision ! Madeleine, la tête de mort devant laquelle tu pleures et te frappes le sein, peut encore sourire et se railler de tes douleurs ! Ma foi, c’est une belle chose que de mourir quand on est certain de revivre plus robuste et plus invulnérable dans sa statue ; et puisqu’il en est ainsi, je veux aller à Florence tout exprès pour commander la mienne ; je veux être éternel, puisque l’éternité se vend à prix d’or ! Ah ! pauvres diables qui, durant votre vie, usez vos membres au travail, quand vous mourez, on vous couvre d’un haillon, et la terre vous absorbe en elle ; mais nous, la mort nous transfigure et nous fait de pierre et de granit. Aussi le jour du jugement nous paraîtrons devant le vieux Père la tête haute et le corps blasonné, tandis que vous, pauvres éclopés, vous n’oserez sortir de votre fosse de peur de nos éclats de rire. La belle vie que celle des statues ! Il est vrai que de l’aube au lever du soleil elles se tiennent immobiles, et que c’est une bien triste chose que de poser ainsi douze heures pour les femmes et les écoliers qui passent sur la route. Oui ; mais avec la nuit reviennent les promenades et les concerts et les rendez-vous au clair de lune. Certes, je n’aurais plus grand mérite à mourir pour une noble cause à présent que je sais que les morts mènent si joyeuse vie. (Il remplit son verre et boit.) Quoi qu’il en soit, à la santé de la belle aventurière qui vient ainsi livrer son corps fragile aux étreintes d’un cavalier de marbre !

(On frappe de nouveau ; le commandeur se lève et va ouvrir. Entre le connétable, don Bernardo Palenjuez.)
Le Commandeur.

Salut, don Bernardo Palenjuez, mon oncle de la cathédrale de Burgos ; j’étais loin de vous attendre à cette heure ; mais, puisque vous voilà, soyez le bien-venu dans ma tombe comme vous l’étiez autrefois dans la maison de mon père.

Le connétable don Bernardo.

C’est un mauvais signe quand les statues descendent de leur piédestal et viennent fouler la terre des vivans. J’étais immobile dans ma niche de granit, aspirant de toute ma poitrine les dernières vapeurs des orgues et des encensoirs ; déjà la lune touchait aux plus hautes régions du ciel, et les saints des vitraux reposaient silencieusement après avoir vêtu leur chape blanche de la nuit ; tout à coup la porte s’est ouverte, un archange est entré dans l’église, et m’a parlé long-temps à l’oreille ; puis, s’envolant, il m’a dit : Porte cette nouvelle au commandeur, car il faut que je m’en retourne vers Dieu. Et moi je suis venu, sans prendre garde au brouillard qui tombe humide et froid, surtout pour ceux qu’une cathédrale abrite d’ordinaire sous les plis de son manteau. Mais quand je suis arrivé, vous étiez à vous entretenir avec cet homme ; continuez, je vous en prie ; en attendant que vous ayez fini, je vais m’asseoir et réciter quelques prières. Ah ! j’oubliais, écoutez encore cette aventure de mon voyage. Comme je suivais le sentier qui conduit à votre nouvelle demeure, des cris lamentables se sont fait entendre, et je me suis dirigé vers l’endroit d’où ils semblaient partir, et là, caché derrière les broussailles, j’ai vu, sainte Vierge du ciel ! un homme qui poignardait son frère en Jésus-Christ pour lui voler sa fille et son or. La pauvre enfant appelait à son aide ses parens de la terre et du ciel. Alors un coup de vent a séparé les rameaux qui me voilaient la face, et dans son délire elle s’est cramponnée à moi, disant : Vous êtes mon sauveur. Le misérable s’est écrié, comme par raillerie : Ton sauveur, une statue ! Et là-dessus il a blasphémé. Je l’ai pris par la main en l’exhortant à prier Dieu ; il a refusé trois fois, et je l’ai étendu raide mort sur le sol, comme je faisais du temps que mon épée était de fer, non pas de marbre. À présent, commandeur, allez tenir compagnie à votre hôte, et ne me demandez plus rien jusqu’à ce que nous soyons tous réunis en conseil de famille. (Il s’assied dans le fond.)

Le Commandeur à don Juan

Eh bien ! don Juan ! il y avait long-temps que Bernardo Palenjuez était mort lorsque ta mère te conçut ; cet homme, tu ne l’as jamais touché de ta main ni de ton épée, et pourtant sa statue est là, qui se meut et qui parle. Crois-tu maintenant aux miracles ?

Don Juan.

Je crois, vieux commandeur, que tu disais vrai tout-à-l’heure : je suis ivre. Tiens, l’autre soir je soupais avec Catalina, tu sais, la joyeuse fille de la Caya-Mayor. Nous étions seuls, et la porte était fermée à clé. Eh bien ! vers le milieu de la nuit, chaque fois que je vidais mon verre, il me semblait qu’une autre femme toute pareille à ma jeune maîtresse venait s’asseoir à mes côtés ; et moi, pour ne pas interrompre ces gracieuses apparitions, je buvais toujours, de sorte que j’eus bientôt pour hôtes six belles filles au lieu d’une. Elles avaient toutes les cheveux aussi noirs, les mains aussi blanches, les pieds aussi mignons, et quand j’appelais Catalina, toutes répondaient à la fois ; de plus, la lumière de cire jaune qui nous éclairait au commencement du souper s’était, elle aussi, multipliée, et vers la fin la table resplendissait comme un autel. Tout cela flottait et dansait autour de moi ; et, pour faire durer cette comédie, je buvais encore et toujours, tellement que mes yeux se troublèrent, et je finis par ne plus rien voir. Le matin je me retrouvai dans les bras de Catalina ; ses blanches sœurs s’étaient envolées avec les vapeurs du malvoisie. Ainsi tu comprends, mon hôte, que puisque le vin des vivans fait voir des femmes et des lumières, il n’y a pas de quoi s’étonner si le vin des morts fait voir des statues. Buvons, commandeur, et je te parie mon cheval de sang andalou contre le tien de marbre que nous allons voir entrer quelque nouveau fantôme de tes aïeux.

(II remplit son verre et boit. On frappe à la porte ; le commandeur ouvre. Entre le docteur don Onufro Palenjuez.)
Le Commandeur.

Salut, noble et savant Onufro Palenjuez, l’aïeul de mon père, soyez le bien-venu. Que de fois, du temps où je vivais, je suis allé vous voir siéger en marbre dans la grande salle de l’hôpital de Tolède. Alors vous étiez enveloppé comme aujourd’hui dans cette robe de docteur, et vous teniez un grand livre ouvert sous vos yeux, comme si le statuaire avait prévu que vous reviendriez au monde quelque jour. Tous s’inclinaient devant vous, et les vieillards disaient à leurs enfans : « Il y en a plus d’un qui vit, et serait mort sans les secours de cet homme. Durant la contagion, il visitait les pauvres malades, leur donnant des élixirs dont lui seul avait le secret, et tandis que tous fuyaient la porte où la maladie avait frappé, de peur d’emporter à leurs mains les germes de mort qu’elle avait déposés sur le marteau, lui venait et frappait, et s’en allait ensuite sain et sauf. Il faut que la grâce de Dieu l’ait environné, car il cheminait en pleine santé parmi les fiévreux et les mourans, bien qu’il ne fût vêtu que d’une simple robe de velours, selon le costume des hommes de son état ; aussi nous, par reconnaissance, nous lui en avons fait tailler une de pierre, afin que désormais la pluie et le vent glissent sur elle, de même que la contagion a glissé sur celle qu’il portait durant sa vie. » Alors, mon noble aïeul, je me sentais fier de vous appartenir, et je l’aurais été bien plus encore si vous aviez daigné lever la main sur mon front et me reconnaître en face de tous pour votre digne sang. Soyez le bien-venu dans mon sépulcre, don Onufro Palenjuez, aïeul de mon père. Ah ! ce m’est un grand bonheur de vous revoir ici, car je dois vous le dire, la profondeur de votre science a tellement occupé les hommes depuis cinquante ans, qu’il s’est répandu sur vous les histoires les plus contraires. Les uns ont écrit que vous aviez toujours travaillé sous l’inspiration du Seigneur ; d’autres ont prétendu que la force des miracles habitait en vous, et que c’était le diable qui vous l’avait vendue au prix de votre éternité. Enfin, mon noble aïeul, les poètes, qui préfèrent le merveilleux au vrai, et souvent dédaignent l’histoire d’un grand homme pour sa légende, les poètes ont fait de vous un alchimiste étudiant au fond d’un obscur laboratoire les forces mystérieuses de la nature, et travaillant jour et nuit à mélanger les contraires. Certes, je n’ai jamais douté de votre foi complète en la sainte religion du Christ, et cependant, lorsque j’avais par hasard feuilleté le soir ces étranges volumes, je ne pouvais m’endormir avant d’avoir prié long-temps pour votre ame. Ah ! que je suis heureux de serrer la main à mon vénérable aïeul, le docteur Onufro, et de ne pas trouver sur lui cette flamme du purgatoire qu’ils ont peinte là-bas sur son image. Savez-vous que les poètes sont des gens bien sacrilèges, de faire ainsi causer avec Satan des hommes que Dieu place à sa droite, et dont il se sert comme d’archanges pour instruire la terre !

Le docteur Onufro.

Du temps que j’étais médecin à Burgos, lorsqu’on venait m’appeler la nuit pour un malade, je laissais mes livres d’étude et mon laboratoire, et que le ciel fût orageux ou serein, je traversais la ville portant secours à mes frères. Aujourd’hui que je suis statue, il n’en est plus de même, et mon corps ne s’émeut qu’à la voix du Tout-Puissant. J’ai changé de maître ; autrefois j’étais le serviteur des hommes, je suis à présent le serviteur de Dieu. Hier au soir, la pensée est descendue en moi, et mon cerveau de pierre a compris ce que mes yeux lisaient en vain depuis cent ans. Je recommençais déjà mes anciennes études, lorsque tout à coup, en feuilletant mon livre, j’ai découvert une page inconnue, et telle était la splendeur de cette page, qu’on eût dit que le Seigneur lui-même l’avait écrite avec la plume d’un archange. Mais comme la révélation n’était pas pour moi seul, et que Dieu m’ordonnait de venir t’en faire part à toi, mon neveu le commandeur, je me suis levé de mon piédestal, et j’ai traversé la campagne tête nue et portant mon livre de pierre sous le bras, pareil au prophète Moïse lorsqu’il descendail le Sinaï. Combien c’est une chose imposante et délicieuse que de contempler à loisir le spectacle des étoiles, et d’aspirer le vent du soir, quand on est enfermé d’ordinaire en une sombre galerie où l’air et la clarté du ciel ne pénètrent qu’à travers des vitraux peints ! Tu ne peux pas comprendre quelle céleste musique éveillaient dans ma poitrine toutes ces voix de la nature, toi, mon neveu, dont la statue, exposée au grand air, entend chaque matin le chœur de la végétation, et baigne ses lèvres dans la rosée ! Quel bonheur de voir les plaines onduler comme le sein d’une jeune fille qui repose, et d’aspirer le souffle de la création ! Tout-à-l’heure, aux douces vapeurs qui s’élevaient de la terre, mon ame s’est épanouie en un concert de louanges, et j’ai senti de nouveau ce grand amour de la nature qui m’exaltait en ma jeunesse, lorsque je m’échappais la nuit du laboratoire de mon vieux maître l’alchimiste, et que j’allais, au clair de lune, herboriser sur la montagne. Vous étiez occupé tout-à-l’heure avec cet homme ; sans doute quelque affaire importante que vous n’avez pas eu le temps de terminer sur la terre. Bien, mon digne fils, ceux de notre maison en agissent ainsi, et lorsque la mort les prend à l’improviste, comme vous, commandeur, ils reviennent eux-mêmes régler leurs comptes avec les vivans, afin que la douleur de leur perte soit grave et solennelle dans la famille, et que le jour des larmes ne se consume pas en discussions avec quelque juif usurier. Continuez, je vous en prie. Ah ! cependant écoutez encore cette histoire. Je suivais le sentier d’aubépine qui mène à votre enclos, et mon ame qui tout-à-l’heure en face du grand spectacle de la nuit n’avait pas assez de ses deux ailes pour s’élever à la pensée immense du créateur et de son œuvre, à mesure que je m’enfonçais dans le feuillage profond, semblait abattre sa volée ; car l’ame, bien qu’elle soit de nature divine, est cependant liée au corps par des nœuds invisibles. Je vous le dis en vérité, le corps tient l’ame par un fil, de même qu’un écolier son cerf-volant. Lorsque l’enfant court dans la plaine, le cerf-volant monte et s’égare parmi les nuages ; mais s’il entre dans un épais taillis, son compagnon du ciel est obligé de vite redescendre et d’arrêter son essor à la voûte des arbres. Ainsi, lorsque j’ai laissé la rase campagne et le vaste horizon pour cheminer en cet étroit sentier d’aubépine et de saules, mon corps a rappelé son ame qui flottait au jardin des étoiles, et ma béatitude a changé de sphère. Je rêvais à présent, et ma rêverie était à mon exaltation de tout-à-l’heure ce que les feux du soir qui reluisent sous l’herbe sont à la lumière des étoiles. Je marchais lentement sous la feuillée, et lorsque les saules me caressaient de leurs rameaux, il me semblait sentir ces molles ondulations que mes cheveux n’ont plus, hélas ! depuis qu’ils sont de pierre. Le vent chantait à travers les buissons, les marguerites sous mes pieds s’ouvraient aux rayons de la lune, et de leur calice s’échappaient des paroles que j’écoutais avec ravissement. Tout à coup une voix humaine s’est élevée au milieu de ce chœur pacifique de la nature, et plus j’avançais, plus cette voix devenait plaintive et lamentable, de sorte que bientôt elle seule a dominé toute la symphonie. Alors je me suis arrêté, j’ai vu sur le bord du sentier un malheureux qui perdait tout son sang par sa poitrine et se mourait ; sa fille se tenait à genoux à ses côtés, elle était belle et tout en larmes. On eût dit Madeleine essuyant les blessures du Sauveur. — Un médecin ! criait-elle, un médecin ! pour empêcher mon père de mourir ! Sainte Vierge, venez encore à mon aide cette fois. — Il faut que cette fille ait toujours été sage et pieuse, car la madone l’a tout de suite exaucée. J’assistais déjà le vieillard qu’elle avait à peine fini sa prière. — La plaie est large et profonde, ai-je dit, mais n’importe, je réponds de votre père, si Dieu permet qu’il vive encore assez de temps pour que j’aille chercher les herbes nécessaires à son salut. — Alors je me suis dirigé vers le champ voisin, et mes yeux ont reconnu les plantes aussi bien qu’en plein jour ; le bras du Seigneur m’éclairait avec la lampe du ciel pendant mon pieux travail. Lorsque ma belle moisson a été complète, je l’ai serrée avec amour sur ma poitrine, et tout chargé d’hermodactyle et de carthame, je m’en retournais à grands pas à travers les bruyères, plus heureux qu’une jeune fille qui, par un beau dimanche, quitte la plaine et court à vêpres emportant son bouquet de roses et de marguerites. Le vieillard m’attendait encore : j’ai fait le signe de la croix, étendu mes herbes sur une pierre et me suis mis en devoir de les broyer ensemble ; et si j’avais le temps, je te dirais combien c’était une jouissance ineffable pour ton aïeul que de s’oindre les mains dans le suc des plantes et de les sentir après ! Quand j’ai vu que le mélange des semences était consommé, j’ai dit à la jeune fille : Déchirez un pan de votre robe afin que j’enveloppe tout ceci ; je suis venu près de son père, j’ai lavé la blessure et posé dessus mon appareil, comme je faisais du temps que mes deux mains étaient de chair et d’os, non de pierre. Maintenant, commandeur, terminez vos affaires avec cet homme ; quant à moi, en attendant que nous soyons tous rassemblés, je vais m’asseoir et feuilleter quelques pages de ce volume. J’aime assez de temps en temps à relire avec le sang-froid d’une statue les choses que j’admirais durant ma vie, et ce m’est, je l’avoue, un grand plaisir de comparer mes idées d’aujourd’hui avec celles que j’avais autrefois sur la science des hommes, (Il s’assied et lit. Le commandeur revient s’asseoir à table.)

Don Juan.

Eh bien ! vieux commandeur, quand je te disais tout-à-l’heure que le vin des morts fait voir des statues. Il faut que tu ne sois jamais entré dans une taverne, pour ne pas savoir qu’un homme ivre voit des fantômes danser sur la muraille, et qu’à force de boire il finit par comprendre leur langue et leur musique. Tu l’as vu, j’avais à peine vidé mon verre, que le digne alchimiste nous est apparu. Tant qu’a duré notre ivresse, il s’est tenu là devant nous, racontant de folles histoires auxquelles je n’ai rien compris, ni toi, j’en suis certain, car nous dormions tous les deux comme de vieilles femmes au sermon. Mais aussi, dès que je me suis éveillé, il est allé s’asseoir, le brave homme ; et quand j’ai laissé la démence pour la raison, lui a fait de même, et de prédicateur il est redevenu statue. Oh ! commandeur, l’inspiration pour les poètes, et pour nous gens de plaisir et de débauche l’ivresse ! l’ivresse ! Va, le grand sorcier Salomon n’a pas de clé plus sûre pour ouvrir le royaume des esprits. Ainsi donc, mon hôte, j’espère que tu n’as plus rien à dire, et que j’ai gagné mon pari.

Le Commandeur.

Soit ! mais éprouvons encore si le vin est un charme aussi puissant que tu le crois pour évoquer les morts ; recommençons à boire.

Don Juan.
Je veux bien.
Le Commandeur.

Remplis mon verre.

Don Juan.

Ah ! par le diable, toutes les bouteilles sont vides. Gageons que c’est un tour du vieux Père ; il est jaloux, et veut sans doute empêcher ce que vous appelez un sacrilège. Commandeur, c’est dommage, car si je continuais à boire, dans une heure nous ferions une orgie avec toutes les saintes des cathédrales de l’Espagne. Mais il faut nous soumettre à la volonté du ciel : ainsi donc, mon hôte, je m’en vais et te conseille de remonter sur ton cheval de pierre ; tu n’auras pas d’autre visite cette nuit.

(On frappe à la porte, le commandeur se lève et va ouvrir. Entre le cardinal don Rafaël Palenjuez.)
Le Commandeur.

Don Rafaël Palenjuez, salut et gloire à vous que notre saint père le pape admit dans son collège de cardinaux, et que le Seigneur a depuis fait asseoir parmi les anges ! Vous souvient-il encore des belles fêtes de Noël dans la cathédrale de Tolède ? Deux jours à l’avance, mon père, afin d’aller vous voir officier, quittait Burgos où nous résidions tous ; et puis à son retour, me prenant sur ses genoux, il me disait toutes les magnificences dont il venait d’être témoin. Je n’en dormais plus du désir que j’avais de vous connaître, et ce fut un grand bonheur pour moi lorsque j’eus atteint ma douzième année, et que mon père me dit : « Aux prochaines fêtes nous partirons ensemble ; votre oncle le cardinal vient de m’écrire qu’il vous verrait avec plaisir parmi ses enfans de chœur. Ah ! mon noble cousin, je ne me suis jamais senti plus humble qu’en ce jour solennel ; en effet, lorsque chantaient les orgues et le peuple, il me semblait entendre la voix de Dieu, et je collais ma face contre terre ; et, si dans les momens de silence je me hasardais à regarder l’autel, alors, monseigneur, c’était vous qui m’apparaissiez tout rouge au milieu des clartés et de l’encens, ou mon père que je voyais là-haut dans sa tribune, immobile, et tenant son bâton de commandeur dans la main. De sorte que j’étais sans cesse comme opprimé sous le bras de ces deux majestés dont l’une s’appelle Dieu, l’autre la famille. Ce spectacle ébranla ma jeune tête, et bien des fois, en mes nuits de délire, je vous ai vu resplendir en votre ardent buisson de cierges. Tenez, mon aïeul, l’impression de terreur que vous avez laissée en moi est telle, qu’à l’instant même où je vous parle, il me semble que votre robe de marbre devient couleur de pourpre. Depuis lors, j’ai grandi, monseigneur, le jeune lévite a revêtu la cuirasse de son père ; l’agneau qui soutenait l’autel est devenu lion pour le salut de la foi catholique. J’ai suivi l’autre sentier de la montagne, et bien que nos deux corps de chair n’aient pas fait route ensemble, nous sommes arrivés au même point. Nos statues se rencontrent aujourd’hui sur le plus haut sommet. Nous pouvons traiter en égaux maintenant et nous regarder en face ; c’est le cardinal romain et le commandeur de Burgos, et non pas l’oncle et le neveu qui se retrouvent ici. Quant à ces différences d’âge qui nous séparaient autrefois, elles n’existent plus aujourd’hui que nos corps de pierre se meuvent dans l’éternité. Prince de l’église, embrassons-nous pour l’honneur et la gloire de notre famille.

Le cardinal don Rafaël.

Hier au soir, comme je m’apprêtais à remplir les volontés de Dieu, et que je secouais la poussière de mes vêtemens, sainte Isabelle, patrone des vierges de Castille et ma voisine, a tendu la tête hors de sa niche et m’a dit : « Seigneur cardinal, allez-vous donc partir à pied, pour que demain à votre retour toutes les vilaines figures du portail se réjouissent à voir votre belle robe de dentelles souillée aux fanges du chemin ? Emmenez plutôt avec vous cette mule dont je n’ai que faire sur mon piédestal ; dès que le froid de la nuit aura pénétré par ses narines humides, elle bondira dans la plaine comme un jeune chevreau, car elle est agile et robuste, et voilà bien long-temps qu’elle se repose dans l’étable du Seigneur. » Et moi j’ai répondu : « Merci, noble dame. » J’ai conduit la mule par la bride jusqu’aux portes de l’église, et là je suis monté dessus. Les morts vont vite quand ils voyagent sur la terre des vivans. La sainte avait dit vrai ; dès que la mule a senti la plaine, elle s’est mise à galoper, de sorte que les villes fuyaient derrière nous, et qu’il me semblait voir les clochers et les collines monter et s’abaisser comme les vagues de la mer. Elle allait, elle allait, et ses quatre sabots de marbre frappant sur les pavés en faisaient jaillir une poussière qui nous environnait comme un nuage. Par instans la nuit devenait plus sereine, et la lune dardait ses rayons sur les flancs de mon coursier. Alors il fallait voir ses oreilles se dresser, son cou se tendre en un hennissement dont retentissait la montagne. Alors, sans que je l’eusse excité de la voix ou de la main, il fallait le voir s’emporter à travers les abîmes ; car la lune a sur les morts la même action que le soleil sur les vivans, et le ciel, comme un cavalier gigantesque, porte à ses pieds deux éperons, l’un d’or, l’autre d’argent, pour exciter au combat les coursiers de chair et ceux de marbre. En vérité, sans le bruit du galop, j’aurais cru voyager dans l’espace, et je me disais : Bravo, grâce à sainte Isabelle, j’arriverai de bonne heure chez mon neveu le commandeur, et tout en attendant les autres, nous pourrons causer à loisir de nos affaires de famille. Mais voilà que tout à coup la mule s’est arrêtée immobile ; alors je me suis souvenu de l’ânesse de Balaam, et j’ai fait le signe de la croix, priant le Seigneur de me dire ses volontés. Or, comme je regardais si l’ange n’était pas sur ma route, un chant triste et lugubre est sorti d’une maison voisine ; c’était la prière des morts que des jeunes filles récitaient en chœur. J’ai mis pied à terre et suis allé frapper à la porte, une servante est venue et m’a conduit dans la chambre ; douze vierges se tenaient à genoux autour du lit d’une agonisante. Voyant cela, j’ai dit à la mère : Pourquoi n’envoyez-vous pas chercher un prêtre ? Elle m’a répondu : Le prêtre est malade et ne peut venir. Alors je me suis approché de cette jeune fille, je l’ai confessée à voix basse, et j’ai fini par l’absoudre au nom du père et du fils et du saint esprit, comme je faisais du temps que ma main droite était de chair et d’os et non de marbre ; donc, mes nobles hôtes, vous m’excuserez d’arriver si tard au conseil.

TOUS.

Que la volonté de Dieu soit faite ! (Ils se rangent en cercle dans le fond.)

Le cardinal Rafaël.

Commandeur, prenez place et disposez-vous à recevoir avec recueillement la nouvelle que nous vous apportons.

Le Commandeur. (Il s’assied parmi les statues.)
Seigneurs, je vous écoute.
Don Juan.

L’alchimiste a fermé son livre, tous se rangent en cercle pour délibérer, ceci devient étrange. Est-ce que les morts vont juger les vivans aujourd’hui ? Je voudrais bien savoir ce qu’ils se disent. Cardinal Rafaël, pourquoi parles-tu si bas à présent, toi qui faisais tant de bruit tout-à-l’heure, qu’on eût dit que le battant d’une cloche habitait dans ta poitrine ?

Le cardinal Rafaël, se levant.

Toutes les fois que les hommes ont élevé la voix dans nos églises, nous les avons écoutés en silence ; pourquoi donc viennent-ils nous interrompre aujourd’hui que c’est notre tour de parler ? Commandeur, nous sommes chez vous, faites que celui-là se taise sur-le-champ, ou nous allons tous croire que vous êtes d’intelligence avec lui, et que vous prétendez nous insulter.

Le Commandeur. (Il se lève et vient à don Juan.)

Don Juan, ne scandalise pas mes aïeux, car ils sont plus grands que toi d’une coudée, et toutes les vagues de ta colère se briseraient à leurs pieds de marbre.

(Il appuie la main sur les épaules de don Juan qui retombe immobile sur son fauteuil.)
Don Juan.

Damnation ! quelle folie aussi d’être venu me heurter à des statues !

(Le commandeur revient se placer en face de ses aïeux. — Silence et recueillement.)
Le Commandeur.

Maintenant, nobles hôtes, daignerez-vous me faire part du céleste message ?

don Onufro et don Bernardo, ensemble.

Seigneur cardinal, à vous la parole.

Le cardinal Rafaël.

Toutes les fois qu’un Palenjuez meurt sur la terre, les statues de la famille s’animent sur leur piédestal, et chacune d’elles continue aussitôt l’œuvre de sa vie ; l’archevêque s’agenouille et prie, le docteur s’assied et médite, la jeune fille se penche sur son rouet. Alors le Seigneur choisit parmi nous des messagers qui s’enveloppent de leurs capes de marbre et vont répandre la nouvelle ; et tant que le beffroi des cathédrales annonce aux vivans qu’un Palenjuez est mort, les envoyés de pierre visitent dans leurs tombes leurs ancêtres et leurs neveux. Si c’est un pape ou bien un archevêque que l’on canonise, les statues cheminent par douze, et les anges du baptistère portent une croix de marbre devant la procession ; si c’est un guerrier, elles voyagent par six en cavalcade ; si c’est une jeune fille, elles vont au nombre de trois. Chaque fois qu’on s’arrête auprès d’un monument, celui qui jadis accomplit sur la terre la plus haute fonction, s’avance le premier, frappe à la porte, et quand le maître vient ouvrir, l’aborde au nom de Jésus-Christ ou de la Vierge, selon qu’il lui doit annoncer la mort d’un homme ou d’une femme. Sire commandeur, levez-vous, que je vous embrasse au nom de Marie, mère du Sauveur, et de sainte Anne, patrone de votre fille qui vient de mourir.

Le Commandeur.

Anna ! ma fille morte !

Le conétable Bernardo.

Voilà ce que l’ange de Dieu m’a dit à l’oreille.

Le Commandeur.

Morte ! morte !

Le docteur Onufro.

Voilà ce qui était écrit sur la feuille ajoutée à mon livre.

Le Commandeur.

Mon Dieu, je te rends grâces de l’avoir enlevée au monde pour la rendre à son père. Anna, ma belle enfant, l’autre nuit, quand je te disais : Ne pleure pas, je savais bien, moi, que le Seigneur nous réunirait bientôt. Hélas ! mon Dieu, que de larmes j’aurais versées autrefois pour cette mort qui me fait tant de joie aujourd’hui ! Comme dans ta maison les douleurs de la terre se changent en béatitudes. Les insensés ! ils tendent la galerie en noir et voilent notre écusson, comme si nous étions en deuil ; oh ! des couronnes de fleurs, alléluia ! ma fille va renaître. Viens, Anna, viens, je te tends les bras comme le jour où tu sortis du ventre de ta mère, et ce qu’ils appellent une tombe, est ton second berceau. N’est-ce pas, mes nobles aïeux, qu’on pourra bien élever sa statue auprès de la mienne ? Cet enclos n’est point une cathédrale qui garde ses piliers et ses chapelles pour des saints illustres comme vous. Nous bâtirons le piédestal à la place du grand saule pleureur, il est facile d’arracher cet arbre dont les rameaux deviennent si touffus, qu’ils empêchent le soleil d’arriver jusqu’à nous. N’est-ce pas, don Rafaël, que j’aurai la statue de ma fille à mes côtés ?

Le cardinal Rafaël.

Le conseil de famille en décidera lorsque le temps sera venu ; maintenant il s’agit de prier pour elle, car Dieu la juge.

Don Juan.

Pauvre Anna !

TOUS.

Dieu la juge, prions pour elle ! (Les statues s’agenouillent dans le fond.)

PRIÈRE.
EN CHŒUR.

Ô saints transfigurés, nos augustes patrons,
S’il vous reste sur terre encor quelque famille,
Dominique et Bernard, pour notre chère fille
Faites une prière et nous vous la rendrons.

Le Commandeur.

Elle s’appelle Anna, elle a dû toujours croire ;
Nous l’avons élevée en la foi du chrétien.
À présent elle est morte et nous voudrions bien
Qu’elle devînt un ange en votre sainte gloire.

EN CHŒUR.

Ô saints transfigurés, nos augustes patrons,
Faites une prière et nous vous la rendrons.

Le cardinal Rafaël.

Ô Sancta Maria, rose blanche et mystique !
Ô femme sans pareille et pleine de clarté !
Nous vous chanterons tous durant l’éternité
Un hymne de louange, un solennel cantique.

Mais dites seulement à cette heure : Je veux
(Nous ne vous demandons rien que cette parole),
Je veux qu’Anna soit sainte et mette une auréole
À la place des fleurs qui sont dans ses cheveux.

EN CHOEUR.

Faites cela pour nous, sainte Vierge mystique,
Et nous vous chanterons un éternel cantique.

i.
EN CHOEUR.

Quand le Pharisien chez qui jadis tu vins
Oubliait le bassin pour les pieds de son hôte,
Une femme épandit, pour réparer la faute,
Ses huiles de parfums sur tes cheveux divins.
 
Et la myrrhe et le nard, la sainte et pure ondée
S’écoula doucement sur ta mystique chair,
Et celle qui sur toi versa ce don si cher
Était femme partout avilie en Judée.

Mais elle avait l’amour, et pleine de ta foi,
Dénoua sur ton corps sa chevelure blonde,
Et pour t’avoir donné les parfums de ce monde,
Elle prit ceux du ciel qui reposaient en toi.

Une femme de même au puits de Samarie,
Lorsque tu t’inclinais sous l’ardente ferveur,
Te reconnut, ô Christ ! pour le divin Sauveur,
Et dit : Voilà Jésus, l’enfant né de Marie.

Voilà, voilà celui dont le père est au ciel.
Puis elle te donna l’eau qu’elle avait puisée,
Présent qui te revint sans doute à la pensée
Quand un homme t’offrit son éponge de fiel.

Les femmes accouraient vers toi sans défiance
Et ne discutaient pas tes dogmes ni ta loi ;
Elles avaient l’amour et plus encor la foi,
Et nous autres, hélas ! nous avions la science !

ii.

Science ! herbe qui croît sur les plus hauts sommets
Et que l’homme nourrit avec sa propre sève,
Science ! herbe qu’on sème et qui croît et s’élève,
Et puis meurt tout à coup et ne fleurit jamais.

Scientia, science, herbe étrange et touffue,
Qui naît avec le temps en l’homme qui finit,
De même que la mousse en un bloc de granit,
Ou sur les yeux béans d’une pâle statue.

Et l’homme alors, penché sur ses vieux parchemins,
Se dit : Il fut un âge heureux où, sans mystère,
Les anges du Seigneur descendaient sur la terre,
Et foulaient sous leurs pieds la poudre des chemins.

Est-ce que ces beaux jours sont passés pour nous autres ?
Et d’où vient que Jésus ne nous apparaît plus
Entouré de splendeurs, de vierges et d’élus,
Comme il faisait jadis au temps de ses apôtres ?

D’où vient que Jéhovah, dans le buisson de feu,
Jamais comme au prophète à nous ne se révèle ?
La génération antique et la nouvelle
Ne sont-elles donc pas tes filles, ô mon Dieu ?

Insensés ! insensés ! le Seigneur vous visite
À toute heure, à midi, le matin et le soir ;
Seulement, désormais, vous ne pourrez le voir,
Vos yeux étant couverts par l’herbe parasite.

Science, herbe sans fruits, sans feuilles et sans fleurs,
Plante qui n’as pour toi qu’une tige débile
Qui monte à sa hauteur, puis s’arrête immobile.
Qu’on l’arrose de pluie, ou de sang ou de pleurs.

Science ! elle croissait au Golgotha, cette herbe ;
Et lorsqu’avant d’entrer au divin paradis,
Tu demandas à boire, alors tous les maudits
Allèrent la cueillir par plantes et par gerbe ;


Et quand ils l’eurent bien pilée en leur mortier,
Ils plongèrent la lance, et puis l’éponge amère
Qu’un infâme soldat, sous les yeux de ta mère,
Vint t’offrir, ô Jésus, sans honte et sans pitié !

Car, te voyant si plein de flamme lumineuse,
Ils avaient bien prévu qu’il leur faudrait la croix,
Et que tu laisserais se dessécher tes doigts
Plutôt que de cueillir leur herbe vénéneuse.

Mais la force dompta ce dégoût si profond,
Et quand tu fus cloué sur l’infâme potence,
Ô désolation ! amère pénitence !
Il te fallut vider la coupe jusqu’au fond.

iii.


Une femme essuya ta face avec ses voiles,
Une femme pour toi souffrit les sept douleurs ;
Une femme t’ouvrit ses paupières en pleurs
Lorsque le firmament éteignait ses étoiles.

Quand tu fus mort, ô Christ ! une femme essuya
Ton cadavre divin et le mit dans la tombe,
Et quand tu t’envolas, ô céleste colombe,
Une femme chantait encore alleluia.

Au nom de ces splendeurs devant qui l’on s’incline,
De ces anges qui tous ont souffert de tes maux
Et sont venus cueillir leurs célestes rameaux
Sur l’arbre ensanglanté de la triste colline ;

Christ, par tous les péchés qui furent expiés,
Par ta sainte auréole et ses ardentes flammes,
Par le chœur éternel des angéliques femmes
Dont les pleurs ont mouillé la plante de tes pieds ;

Par toute la splendeur qui là haut t’environne,
Par ton père, et ta mère, et par le saint esprit,
Regarde notre fille, ô divin Jésus-Christ,
Et ton simple regard lui fera sa couronne !

iv.

Céleste Jésus-Christ, divin transfiguré,
Regarde notre fille ; et si jamais les anges,
Fatigués d’entonner ta gloire et tes louanges,
Suspendaient un instant leur cantique sacré ;

S’ils n’alimentaient plus du souffle de leur bouche
Le sonore clairon qui réveille les morts,
Si l’homme s’endormait dans la chair de son corps,
Si le vaste océan se taisait dans sa couche,

Et comme un vieil avare en son or accroupi,
Se mettait à compter ses richesses profondes ;
Si rien ne chantait plus ta gloire, ni les ondes,
Ni l’étoile du ciel, ni la fleur, ni l’épi ;

Si le divin soleil éteignait sa lumière,
Si la lune le soir n’éclairait plus les flots ;
Si croulait l’univers, si le triste chaos
Reprenait pour toujours sa nudité première ;

Si tout à coup cessaient les voix de l’océan,
Des fleuves, des moissons, et de la cathédrale ;
Si tu n’entendais plus dans le ciel que le râle
D’un monde qui se tord sous la main du néant ;

Si partout s’étendait la nuit stérile et sombre
Où les saintes splendeurs entonnent leur concert ;
Ô divin Jésus-Christ, si dans le ciel désert
Il te fallait marcher à tâtons et dans l’ombre ;

Si croissaient de nouveau les pâles oliviers
Témoins de tes douleurs, Jésus, et de tes plaintes ;
Si les débris aigus des étoiles éteintes
Te déchiraient la plante ainsi que des graviers ;

Si ton verbe divin, ta céleste parole,
Ô Christ, dans leur orbite éclatant et vermeil
Ne faisait plus vibrer les rayons du soleil,
De même que l’archet les cordes d’une viole ;

Si toutes les splendeurs se lassaient de couver
Les mondes pleins de sève et pleins de mélodie,
Si tombait sur ta grande et belle comédie
Le rideau du néant pour ne plus se lever !

v.

Jésus, divin Jésus, sur ton œuvre en ruines
Tu nous retrouverais en notre gloire assis,
De même qu’aujourd’hui chantant in excelsis
Et de nos chapes d’or éclairant tes collines.

Si la création s’en allait toute au mal,
Nous chanterions, Jésus, pour les vierges muettes,
Et nous resplendirions pour tes sombres planètes,
Nous serions à la fois ton orgue et ton fanal.

Nous illuminerions l’obscurité nocturne,
Nous ferions retentir hosannah, gloire à toi !
Car nous avons l’amour, ô Jésus ; car la foi
Déborde de nos seins, comme un parfum de l’urne !

Car ton œuvre nous a pieusement émus,
Car la foi nous inspire et l’amour nous enivre,
Et qu’importe aujourd’hui que tu fermes ton livre ?
Nous savons tous par cœur Te Deum laudamus !

Quand tous se seront tus, et la sphère terrestre,
Et les étoiles d’or, et les divins soleils,
Nous chanterons encore, et nous serons pareils
Au grand musicien qui conduit son orchestre,

Et se laisse entraîner par l’inspiration,
De sorte qu’une fois que la voix s’est éteinte,
Lorsque chaque instrument ayant jeté sa plainte
Repose dans un coin sans animation ;

Lorsque tout est fini, lorsque la salle est vide,
Et que pour en tirer de sourds frémissemens,
Le vent vole et bourdonne autour des instrumens,
Ainsi qu’en un buisson fait une abeille avide ;


Lui toujours se débat, heureux et transporté,
Au milieu des vapeurs de la musique, et flotte
Dans l’étendue, et voit resplendir chaque note
Sur un ciel d’harmonie et de sonorité.

Il chante sa chanson joyeuse ou lamentable,
Et galope toujours, et ne s’aperçoit pas
Que les ardens coursiers qu’il traînait sur ses pas
Se sont tous arrêtés et dorment à l’étable.

Ainsi, divin Jésus, nous chanterons encor,
Alors qu’aura cessé ta symphonie immense,
Car l’inspiration qui nous met en démence
Ne peut, ô Jésus-Christ, fermer ses ailes d’or.


(On frappe à la porte avec véhémence.)
Le docteur Onufro.

Qui frappe donc ainsi ?

Le Commandeur.

Je n’attends plus personne à cette heure.

Le cardinal Rafaël.

C’est peut-être un vivant qui vient chercher asile chez les morts. Ouvrez, commandeur.

(Le commandeur ouvre, Anna s’élance vers lui.)
Anna.

Ô mon père, mon père !

(Elle tombe dans ses bras tout en larmes et reste immobile sous l’impression du jugement de Dieu. Les statues qui priaient à genoux se lèvent, entourent le commandeur qui soutient sa fille, et demeurent un instant en contemplation.)
CHOEUR DES STATUES.

Que cette fille est belle ainsi de blanc vêtue !
Qu’elle est belle ! on dirait une pâle statue
Sans ses longs cheveux noirs, flottans et déliés,
Qui tombent d’un seul jet de sa tête à ses pieds,
Et font le voile auguste où sa pudeur s’abrite.
Non jamais ici bas, Thérèse et Marguerite

N’eurent autant de charme aux jours de leur splendeur.
C’est Anna, n’est-ce pas, fille du commandeur ?
Mes frères, chaque fois que je viens à la vie,
Je bénis mes aïeux et je les glorifie.
Car de même qu’on voit un pieux jardinier
Entourer de ses soins un arbuste fruitier,
Un arbre qu’avant tout il cultive, et qu’il aime,
Parce qu’en son enclos il l’a planté lui-même
Le matin que l’on a baptisé son enfant,
Ainsi nos bons aïeux que le Seigneur défend
Ont entouré de soins l’arbre de notre race,
Et tellement sur lui fait descendre la grace,
Que depuis trois cents ans qu’il s’élève au soleil,
Il n’a pas pu trouver sur terre son pareil.
Grace à nos bons aïeux, l’arbre croît et s’élève
Et monte chaque jour, luxuriant de sève,
Et ce qu’il donne est pur et céleste, depuis
Ces belles palmes d’or et ces augustes fruits
Qui pendent par milliers à ses fécondes branches,
Jusqu’à ces belles fleurs si douces et si blanches
Qu’à peine elles se sont ouvertes au matin,
Que la mère de Dieu les prend pour son jardin.
Que cette fille est belle ! oh ! par sainte Marie !
La terre d’ici bas n’était pas sa patrie.
Je ne l’ai jamais vue au temps qu’elle vivait,
Mais certes cet habit dont la mort la revêt
Me semble la parer d’une façon auguste.
J’aime ce vêtement qui flotte et qui tout juste
Laisse voir sa main blanche et le bout de son pied,
Et je trouve ce soir que le linceul lui sied
Mieux que ne le ferait la plus belle toilette.
La mort n’est pas toujours cet horrible squelette,
Ce fantôme hideux, cet insensé vieillard
Qui marche dans les prés humains, et sans égard
Abat toutes les fleurs de la même faucille ;
Elle est souvent galante avec la jeune fille.
La Mort, frères, la Mort est un beau cavalier
Qui monte avec lenteur et dégoût l’escalier
Des vieilles de cent ans, au front stérile et chauve,
Ouvre les grands rideaux, pénètre dans l’alcove,

Fait son œuvre fatale, et puis sans calculer
Combien elles seront laides à contempler,
S’enfuit à toute hâte en emportant leurs ames.
Mais elle en agit mieux avec les jeunes dames,
Et quand elle a rempli son funèbre devoir,
Bien d’elles se pourraient regarder au miroir,
Tant elles ont de grâce et de béatitude,
Tant leur front est candide ; et j’ai la certitude
Que le corps d’un enfant n’est jamais aussi beau
Que lorsqu’il a vêtu sa robe du tombeau,
Et que si la plupart des femmes et des vierges
Pouvaient se contempler à la lueur des cierges
Avec le grand suaire et le bandeau de fleurs,
Elles se complairaient à ces douces pâleurs
Qui font le corps plus pur que l’albâtre et la neige.
Oui, si la jeune morte au milieu du cortége
Se levait, et passant la main dans ses cheveux,
Regardait autour d’elle, elle dirait : Je veux
Que vous ne pleuriez plus, ô mes chastes compagnes,
Car sachez qu’il n’est pas dans toutes les Espagnes
De femme, de comtesse ou de fille de roi
Qui soit en ce beau jour parée autant que moi.
Car si je n’ai pas d’or, de joyaux, ni de franges,
J’ai la robe qu’on met pour aller voir les anges ;
Et je suis assez belle ainsi pour espérer
Que le Christ va sourire en me voyant entrer.
Ma conscience est pure, et mon visage calme ;
Et je porte en mes mains, comme l’ange, une palme.

Le cardinal Rafaël.

O Sancta Maria !

Les autres.

O Sancta Maria ! Seigneur, qu’avez-vous donc ?

Le cardinal.

Malheur ! malheur à nous ! Ô mes frères, pardon
Si j’interromps ainsi vos cantiques de fête,
Mais daignez un instant regarder à la tête
De cette jeune enfant que vous glorifiez,
Et dites : Ces cheveux sont-ils sanctifiés
Par le second baptême annoncé par l’Église ?

Voyez-vous que la flamme autour se cristallise
Comme au front des élus ?

Don Onufro et don Bernardo ensemble.

Comme au front des élus ? Par le Christ, mon patron,
Cette fille n’a pas d’auréole à son front.

EN CHOEUR.

Et pourtant elle vient des jardins magnifiques
Où croissent les beaux lis dont les fronts séraphiques
De Jésus, de Marie et de saint Gabriel
Aiment à se parer dans les fêtes du ciel,
Où parmi les splendeurs d’une éternelle aurore
S’élève une moisson métallique et sonore
De fleurs, de belles fleurs que la mère de Dieu
Abrite sous les plis de son grand manteau bleu,
Et que les séraphins, ses cohortes fidèles,
Tiennent incessamment à l’ombre de leurs ailes,
Et protègent ainsi qu’une épaisse forêt
Contre l’ardent soleil qui les embraserait ;
Du mystique jardin, de la belle prairie
Où la reine du ciel, la divine Marie,
La mère du Seigneur, en son divin loisir,
Pieds nus, chaque matin, descend et vient choisir
Les glorieux épis et les fleurs de lumières
Pour celles qui là-haut monteront les premières.
Et pourtant elle vient des jardins d’orient,
De ce pré si fertile et si luxuriant,
Que, lorsque vers midi, la belle moissonneuse
Marie a recueilli sa gerbe lumineuse
Pour les virginités de son auguste cour
Et celles d’ici-bas qui mourront dans le jour,
L’herbe est aussi touffue et la moisson vermeille
Aussi riche d’épis que le soir de la veille.
Et pourtant elle vient des augustes sentiers
Où croissent des épis et des fleurs par milliers.
Qui se laissent cueillir sans nulle résistance,
Pourvu qu’auparavant on ait fait pénitence.
Car, frères, autrement ils déchirent la main
De même qu’ici-bas les ronces du chemin.

Donc, puisque dans le ciel sa divine patrone
N’a pas daigné changer cette pâle couronne,
Ces tristes fleurs d’hiver qu’elle porte à son front
Pour le beau lis ardent du séraphique mont,
Pour l’auréole d’or dont la splendeur est telle
Qu’elle fait d’une vierge une sainte immortelle ;
L’auréole de feu, rayon incandescent,
Diadème et splendeur, que le dévot passant
Avec humilité considère et salue ;
Malheur à nous ! malheur ! elle n’est pas élue.
Cette fille est damnée ! .......
................

Anna, s’éveillant de sa stupeur.

Mon père ! mon père !

Le Commandeur.

Mais qu’as-tu donc, Anna, pourquoi ces larmes ? Est-ce que tu regretterais la terre, par hasard ? Ô mon Dieu, voilà bien l’humaine créature ; son paradis, c’est l’endroit qu’elle n’habite plus. Pauvre tige qui t’inclines, songe au soleil qui va te luire, et relève la tête en cet espoir de vie et de lumière. Ô ma fille, ne sois pas indigne de ton bonheur, redeviens calme et sereine, car à l’aube nouvelle je vais te prendre par la main et te conduire devant tes aïeux. Tu les compteras tous l’un après l’autre, et tu verras quelle place nous tenons dans le ciel. Demain, tu retrouveras ta mère glorieuse ; demain, il te sera permis d’entrer dans son auréole, et de causer avec elle aussi long-temps que tu voudras. N’entends-tu pas, ma fille, les vierges de la terre s’écrier du fond des cloîtres : Sainte Anna, priez pour nous, vous dont les anges célèbrent la bienvenue au paradis ? N’entends-tu pas Marie et Madeleine, et toutes les Ardeurs, chanter hosannah pour ton ame qui s’élève ? te voilà déjà parvenue aux étoiles, et tu pleures toujours. Certes, il fallait que ton ame fût bien pleine de larmes pour n’avoir pas eu le temps de les répandre toutes avant que d’arriver aux portes du ciel.

Anna.

Ô mon père, les larmes que je répands ici ne viennent pas de la terre, mais du ciel. La mort avait tari dans mes yeux la source de mes pleurs temporels, mais le doigt du Seigneur vient d’en ouvrir une autre dans mon ame, une source d’où jaillissent des pleurs ardens toute l’éternité.

CHOEUR DES STATUES.

Commandeur, on voit bien que vous êtes le père
De cette triste enfant qui pleure et désespère.
Ô vous qui n’avez pas pu remarquer encor
Que cette fille, au lieu d’une auréole d’or,
Signe auguste de ceux que Jésus vient d’élire,
Porte sur tout son front des traces de délire.
Et, tenez, moi qui suis seulement son aïeul,
J’ai regardé long-temps sa robe et son linceul
Sans chercher sur son front l’auréole des saintes,
Et ce n’est qu’à la fin que ses pleurs et ses plaintes,
Et ce débris de fleurs dans ses cheveux resté,
M’ont fait connaître, hélas ! toute la vérité !
Votre fille est damnée ; il faut qu’on vous l’apprenne,
Sans cela vous seriez jusqu’à l’aube prochaine
À la vêtir de blanc pour le saint paradis.
Damnée ! en vérité, frère, je vous le dis,
Sans cela vous n’auriez jamais vu par vous-même
Qu’elle n’a pas au front de sacré diadème ;
Et, plongé tout entier en votre grand amour,
Vous seriez resté là, frère, jusques au jour,
Comme un homme qui prie, et soulage et console ;
Attendant, pour chercher la divine auréole
Parmi les cheveux noirs de cet enfant perdu,
Que l’ange Lucifer au matin fût venu
La prendre et l’emmener en sa triste demeure.
Encor peut-être, hélas ! peut-être qu’à cette heure
Trompé par votre amour, ô pauvre commandeur,
Vous auriez pris Satan pour l’ange du Seigneur.

Le Commandeur.

Damnée ! ô Seigneur ! damnée ! damnée ! Et moi qui lui parlais des saintes et des chérubins. Ô mes nobles aïeux, vous disiez vrai, l’amour que nous avons pour notre enfant est un voile qui nous le dérobe, et les autres hommes peuvent seuls contempler son visage dans toute sa nudité. Tant qu’il marche sur la terre, notre enfant, ce voile l’environne comme une tunique empourprée, et nous le voyons à travers, frais, dispos et serein. S’il meurt, ce voile devient auréole, et, je vous le demande, mes aïeux, quand ma fille est entrée ici, pouvais-je donc chercher un fil d’or sous cette grande chape de lumière dont mon amour la revêtait ? Mais vous, cardinal Rafaël, vous qui n’êtes pas son père, c’est bien mal de ne m’avoir pas averti tout de suite. Damnée ! ô malheureuse ! Dire qu’à présent il faut que je me signe comme si je venais d’embrasser le démon et non ma propre fille. Damnée ! et sa mère qui l’attend dans le ciel ! Bienheureuse, reste plongée en ton extase, et si jamais il entre au paradis une vierge que nulle sainte ne réclame, hâte-toi de la faire asseoir à tes côtés, celle-là sera vraiment ta fille. L’autre est morte aujourd’hui, morte pour les hommes, car son corps est dans la tombe, morte pour les anges, car son ame est en enfer, morte, morte et damnée !

Ô mon Dieu ! il faut que cette fille ait péché mortellement, car ses pleurs tombent lourds comme du plomb et creusent mon armure de pierre. C’est un fruit maudit que l’ame qui donne des pleurs si noirs et si brûlans lorsque la main de Dieu l’exprime, un fruit maudit et qu’il faut rejeter loin de soi. Anna, ma fille, c’était donc pour me tromper que tu priais des nuits entières, pour me tromper que tu pleurais au récit de la Passion, pour me tromper que tu communiais auprès de moi le jour de Pâques et de Noël ! Malheureuse ! je t’avais bien dit cependant que toute créature a son ange qui l’accompagne et lit dans son ame par intuition. Les hommes jugent les actes et les paroles ; lui, sonde la pensée en sa profondeur, laboure la conscience, et voit dans le germe secret quelle est la nature spirituelle de ces belles larmes de cristal qui roulent sur le marbre des églises. À quoi cela vous a-t-il servi de me tromper par des prières où votre ame n’avait point de part, par des larmes qui coulaient comme l’eau des fontaines, par les regards pudiques de vos yeux et les gestes de votre corps ? Malheureuse ! vous avez sanctifié pour quelques jours la partie périssable de vous-même, et perdu l’autre pour toute l’éternité. Ô mon Dieu ! le coup dont tu viens de la frapper retentit en moi, je sens comme elle toute la pesanteur de ton bras auguste. Mais n’importe, je te glorifie et bénis ton arrêt, car c’est péché mortel pour une fille que de tromper son père avec des larmes. Et pourtant elle joignait ses mains avec tant de candeur, elle priait avec tant d’effusion, elle aimait tant le Christ, ses nuits étaient si calmes et sereines, ses jours si bien employés à secourir les malheureux ! Oh ! c’est impossible, Anna, ma fille, dis-moi que tu ne m’as jamais trompé, dis-moi que non, et je ne le croirai plus. Tant que tu as marché dans la vie entre ton bon ange et ton vieux père, tu as toujours été pure et céleste, et plût à Dieu qu’il t’eût rappelée en ce temps-là. Mais il a voulu t’éprouver, le Seigneur, il t’a pris ton vieux père, le seul de tes deux compagnons qu’il pouvait te ravir malgré ta volonté ; car, pour l’autre, il ne dépendait que de toi de le garder jusqu’à la mort. Quand je n’ai plus été là, l’esprit du mal s’est approché de toi, ma fille, il t’a dit qu’il n’est point de Dieu, et tu as blasphémé. Il t’a dit d’absorber en toi tout l’or de tes aïeux, et quand les pauvres ont frappé à ta porte, on ne leur a plus ouvert. Il t’a dit qu’il n’est pas d’autres jouissances que celles de la chair, et tu t’es livrée au premier venu.

Anna.

Ô mon père ! si j’avais fait cela, le Seigneur m’eût condamnée à la peine éternelle ; et certes, je n’aurais pas quitté la route de l’enfer pour venir vous regarder en face !

Le Commandeur.

Malheureuse ! conte-moi tes douleurs.

Anna.

Je vais au purgatoire pour avoir aimé !

Le Commandeur.

Amour n’est pas un crime cependant ; Madeleine avait aimé beaucoup, et ses péchés lui furent tous remis.

Anna.

Oui, mon père, mais sainte Madeleine, avant de mourir, répandit ses parfums sur les cheveux du Christ, et moi, la mort m’a surprise avant que j’eusse seulement acheté le vase. Nuit maudite que celle où cet homme fatal m’apparut ! C’était vers le temps de Pâques, les austérités de la semaine sainte vous avaient épuisé, mon père, et, s’il vous en souvient encore, je passai deux nuits au pied de votre lit. La troisième, je rentrai dans ma chambre, et comme sonnaient huit heures, je suspendis ma pieuse lecture, car je sentais le besoin de repos, n’ayant pas dormi depuis trois jours. Cependant, avant d’éteindre ma lampe, je m’agenouillai devant le crucifix ; alors mes yeux se fermèrent, ma tête s’inclina sur ma poitrine, et commença l’extase de la prière. Soit que le devoir que je venais de remplir auprès de vous m’eût sanctifiée, ô mon père ! soit que l’ange pressentant ma chûte fît tous ses efforts pour m’emporter vers Dieu, ma prière fut bienheureuse, et je ne m’étais jamais élevée aussi haut dans la béatitude. Je voyais comme en rêve le divin martyr cloué sur la croix ; à ses pieds les femmes se désolaient : ô miracle ! j’étais moi-même une de ces femmes. Marie et Madeleine me disaient : Sainte Anne, regardez donc le sang qui coule de ses pieds, regardez le sang qui coule de ses mains, le sang qui coule de son front. Mais moi, je ne voyais rien de tout cela, tant ma face était attachée à la plaie ouverte à son flanc, et les yeux pleins de larmes, la voix pleine de sanglots, je me frappais le sein en criant : Mon père ! mon père ! Alors les femmes saintes me disaient : Jésus est notre époux. Sœur Anne, pourquoi donc l’appeler ton père ? Et moi, sans les écouter, je tendais les mains vers la blessure et continuais toujours criant : Mon père ! mon père ! Je m’éveille enfin ; Madeleine, Marie, et toi, Jésus, à mon secours ! il était là qui me regardait prier.

Quand un enfant regarde le soleil pour la première fois, tant de clarté l’inonde, qu’il ferme les yeux et pleure ; mais si l’ardent rayon pénètre en lui, malgré la chair de ses paupières, la vie et la chaleur se répandent en ses veines, et tout ému, les bras ouverts, il tend vers l’astre divin et semble dire : À toi, soleil, je t’appartiens, car tu viens de faire épanouir en moi comme une fleur mystérieuse dont j’ignorais encore le parfum. Ainsi je m’enfermai contre cet être miraculeux, cherchant à résister, mais en vain. Ange ou démon, j’étais à lui, je palpitais sous son regard comme un oiseau sous l’herbe, je ne voyais pas remuer ses ailes, mais je sentais qu’il allait m’emporter bien loin de la sphère des hommes. Je disais : Seigneur, Seigneur ! ah ! que ce soit votre ange et qu’il veuille le bien, car tout ce qu’il voudra, je le ferai. Malheureuse ! il voulut le mal, et ma perdition fut consommée entre deux signes de croix. Ah ! mon père, cela vous scandalise qu’une fille chrétienne se soit abandonnée ainsi. Je ne cherche pas à m’excuser, car je suis bien coupable et bien pénitente : mais tenez, peut-être aurez-vous pitié de moi quand vous saurez ce que m’ont dit les anges. Comme je m’en allais triste et plaintive, j’ai vu, sur le bord du sentier qui mène au purgatoire, un groupe de vierges et de séraphins qui pleuraient abondamment et se voilaient la face sous leurs ailes. Les ames malheureuses s’entendent, la douleur est le verbe universel de la création, elle unit dans un embrassement les riches et les pauvres, les bons et les mauvais, les filles de la terre et les anges du paradis. Toutes les larmes sont amères et peuvent ainsi couler dans le même vase. Je me suis approchée. — Ô divines Splendeurs ! Christ est de retour, je l’ai vu là-bas assis à côté de sa mère. Vous n’avez donc pas entendu l’alleluia que les mondes ont chanté à sa résurrection, que vous vous lamentez comme s’il était encore au sépulcre. Levez-vous, célestes vierges, et laissez-moi les plaintes et les larmes, à moi qui, de dix mille ans, ne pourrai vous appeler mes sœurs. — Mais elles : — Femme, ce n’est pas Jésus que nous pleurons, mais notre sœur, la plus douce topaze de la couronne de Marie, notre sœur, déchue, hélas ! de sa gloire, pour avoir aimé comme vous. Elle était belle et divine, elle aimait à s’égarer dans les profondeurs de l’espace. Hélas ! hélas ! un matin, l’ange Lucifer la vit resplendir sur un nuage et s’éprit d’amour pour elle, il l’appela du fond de son abîme ; elle répondit, car elle ne savait rien de son histoire et prenait la flamme de ses ailes pour une auréole. Cependant Lucifer la fascinait du regard et de la voix, et, comme un oiseau que la couleuvre aspire, tombe de branche en branche, ainsi la pauvre vierge tomba d’étoiles en étoiles jusque dans l’abîme profond. Hélas ! hélas ! laissez-nous la pleurer notre sœur, la plus douce topaze de la couronne de Marie… — Ô mon père ! Lucifer, c’était lui, lui, n’en doutez pas, avant son incarnation. Il a voulu me prendre mon honneur et ma vie éternelle ; pouvais-je résister, moi, résister à cet homme dont un regard détache les splendeurs de la couronne de la Vierge ? Dites, que pouvais-je faire ? me cramponner à la pudeur, à la religion, au crucifix ? je l’ai fait ; mais cet homme éveillait une tempête qui me brisait tout cela dans la main. Je suis tombée, et morte ! Ô mon père ! grace pour votre fille ! vous n’êtes pas plus malheureux que les anges !
Le Commandeur.

Dix mille ans de purgatoire !

Anna.

Consolez-vous ; d’après le jugement de Dieu, je ne dois consommer toute seule mon expiation que dans le cas où nul ne voudrait y participer sur la terre.

Le Commandeur.

Que veux-tu dire ?

Anna.

L’ange que Dieu m’avait donné pendant ma vie et que j’ai laissé remonter, ne viendra m’ouvrir les portes du purgatoire que lorsque mon urne sera remplie avec des pleurs, et si nul vivant ne m’aide, il faudra dix mille ans pour cela. Les damnés ont la paupière aride et sèche ; ils se tordent long-temps sans pouvoir larmoyer, et souvent encore parmi les pleurs qu’ils versent après de longs efforts, la flamme qui les entoure en dévore beaucoup. Si nul ne m’aide, il faudra dix mille ans pour cela, mais qu’une ame généreuse et pénitente s’agenouille devant le Christ et frappe sa poitrine en disant : Miséricorde pour Anna ; les larmes abonderont en ses paupières, et moi bien heureuse je sentirai mon urne se remplir et déborder comme le ruisseau, après que le soleil a fondu les neiges de la montagne.

Le Commandeur.

Tu veux des larmes, pauvre fille, et nous autres statues nous n’avons dans les yeux que des gouttes de pluie ou de rosée.

Anna.

Oui, mais il nous reste des parens ici-bas. Tenez, mon père, demain soir allez à Tolède visiter monseigneur l’archevêque, parlez-lui de son office du matin, de sa cathédrale qu’il aime tant, de cette grande peinture qui représente le jugement dernier. Combien de fois il m’a conduite par la main devant cette mystique toile que je ne pouvais regarder sans une émotion d’extase et de douleur ! Oh ! je me souviendrai toute l’éternité de cette longue file d’ames qui, tandis que les élus volaient au ciel et que les damnés tombaient dans le gouffre, tristes et lamentables cheminaient à pas lents sur un nuage, et la face tournée vers Jésus, entraient au purgatoire. Ô douces brebis que l’ange menait paître loin des champs du Sauveur, je sais aujourd’hui pourquoi j’entendais mieux vos plaintes que l’hosanna des séraphins. Quand nous allions à Tolède, nous avions coutume de nous placer vis-à-vis de ce tableau, mon père ! Aussi ces jours-là mon ame se mêlait à ses pauvres soeurs, et tant que durait l’office, elle suivait leur douloureux cortége. Plus je grandissais, plus je me liais intimement avec ces étranges compagnes que je préférais à toutes les filles de la terre. Chaque année, elles venaient dans ma chambre pendant les nuits qui suivaient les fêtes de Pâques et de Noël, comme pour me rendre ma visite, et bientôt je reconnus sur leur visage à toutes la même expression de misère et de souffrance. Et comme, si vous allez dans un champ après l’orage, voyant les roses, les marguerites et les lis pendre tout en larmes à leurs tiges, vous dites : Pauvres fleurs brisées par le même coup de vent ! ainsi lorsque passaient devant moi toutes ces ames, à leurs fronts également penchés et flétris, je devinais qu’elles étaient victimes de la même tempête. Mais j’avais beau leur demander : Quel mal vous a réduites en si pénible état ? elles passaient toutes sans me répondre.

Ames du purgatoire, pourquoi ne m’avoir point avertie ? Hélas ! êtes-vous donc plus heureuses aujourd’hui que je partage votre peine ? Oh ! je ne veux pas être aussi cruelle, et si le Seigneur le permet, avant d’entrer au purgatoire, j’irai dans l’église de Tolède écrire sous vos pieds à toutes : — Amour, amour, amour ! — afin que désormais les vierges de la terre puissent voir quelle flamme a séché tant de fleurs en leur racine. Un jour de fête, pendant les vêpres, les cierges du tabernacle inondaient ce côté du tableau d’une lumière ardente qui semblait un reflet du purgatoire ; jamais l’expression de cette divine peinture n’avait été plus douloureuse. Aussi je m’abandonnais toute entière à ma tristesse, et la foule s’écoulait déjà par le grand portail, que je suivais encore le cortége. Mon oncle s’approcha et me fit voir au-dessus une ame saintement bercée au bord d’un nuage ; et comme je pleurais de joie, il me frappa sur l’épaule et me dit : — Petite enfant, si tu mourais aujourd’hui, voilà comme les anges t’emporteraient au ciel. — Oh ! malheureuse ! malheureuse ! mon père, parlez-lui bien de ce tableau ; et le matin, lorsqu’il vous reconduira jusqu’à la porte, avant de le quitter, dites-lui : Rafaël, l’ame de ma fille est en peine, priez pour elle !
Le Commandeur.

Voilà dix ans que ton oncle Rafaël habite dans la cathédrale de Tolède.

Anna.

Eh bien ! allez à Burgos chez le docteur Onufro notre aïeul.

Le Commandeur.

Y penses-tu, ma fille, il est mort depuis plus d’un siècle, et tu n’as jamais vu que sa statue.

Anna.

C’est vrai. L’Éternité m’a brouillée avec le Temps. — Et don Bernardo le connétable ?

Le Commandeur.

Regarde.

Anna.

Ah ! malheureuse, toute ma famille est de pierre !

Don Juan.

Eh bien ! qu’elle aille trouver Octave.

Anna.

Les larmes qui rachètent les morts ne sont point une parure ; la prière des morts ne se récite pas sur des coussins de velours.

Le Commandeur.

Octave est impuissant devant Dieu et devant les hommes ; il m’a laissé mourir sans défense, il te laisserait brûler sans prière. D’ailleurs, ce n’est pas de lui que nous voulons ; qui parle ici de don Octave ? De tels hommes n’obtiendront jamais rien de Dieu, car leur prière est sans haleine et ne monte pas au-delà des voûtes d’un oratoire. Mais le pêcheur ardent qui bondit au ciel du fond de son abîme, ames en peine, vous pouvez vous cramponner à lui, car il frappe tellement du pied qu’il s’élève au-dessus du néant et traverse l’espace, et va droit au Seigneur, qui l’absout avec tout ce qu’il porte sur ses épaules, (Il va droit à don Juan, le prend par la main, et l’amène au milieu des statues.) Don Juan, c’est toi que je charge de racheter ma fille par tes prières et tes larmes.

CHOEUR DES STATUES.

Don Juan ! don Juan ! fais trêve à ta rébellion ;
Prête-nous aujourd’hui, prête-nous assistance,

Imite ce pécheur qui dans sa pénitence
Rugissait nuit et jour comme fait un lion.

Par grace, charge-toi de l’expiation ;
Rends Anna, notre fille, à l’heureuse existence,
Et les anges du ciel viendront avec constance
Recueillir tous les pleurs de la rédemption.

Et lorsque le matin répandra ses rosées,
Des larmes que tes yeux la nuit auront versées,
Ils iront inonder les esprits malheureux ;

Et comme le soleil prend les eaux des fontaines
Pour arroser la fleur qui sèche dans les plaines,
Les archanges prendront tous les pleurs de tes yeux !

Don Juan.

Vous me demandez des larmes, est-ce que j’en ai, des larmes ? vous ne savez donc pas que la vie a desséché mes paupières et les a faites plus arides que les vôtres ? Y pensez-vous, mes statues ? pleurer Anna, moi ! Ah ! sans doute que je la pleurerais, si j’avais pu n’aimer qu’elle dans toute ma vie ; si j’avais accompli sa damnation dans un moment d’ivresse et de délire, sans doute que je la pleurerais, et bien amèrement encore ! Je n’ai pas voulu l’aimer, mais la perdre avec moi, car je porte un amour que la terre ne peut assouvir ; et toutes les femmes que je rencontre, je les entoure de mon souffle, je les marque de mes baisers, afin de les retrouver dans l’éternité. Certes, jusqu’ici je n’ai pas eu tort, puisque vous parlez de purgatoire ; c’est là qu’elles m’attendent, et vous croyez que j’irai leur en ouvrir la porte pour qu’elles s’envolent à Dieu. Vous croyez que j’irai reclouer au ciel toutes ces étoiles tombées, lorsque je puis m’en faire une couronne. Insensés ! insensés ! À chacun son royaume ; que Dieu garde son paradis et ses archanges, Satan son enfer et ses diables, à moi, don Juan, à moi les femmes et le purgatoire ! n’est-ce pas Anna ?

Le Commandeur.

Don Juan, prie et pleure pour elle !

Don Juan.

Non !

Le Commandeur.

Eh bien ! va rendre compte à Dieu.

Anna.

Grace ! grace ! mon père, que voulez-vous ?

Le Commandeur.

L’exterminer, cet homme, l’exterminer.

Anna.

Ayez pitié de lui, miséricorde !

Le Commandeur.

Elle te sauve de l’enfer, et tu lui refuses des prières ! Mais tu veux donc que je sois dix mille ans sans voir ma fille ! Oh ! cela ne se peut ; tu la rachèteras, misérable, ou tu vas mourir. Et lorsque l’ange du purgatoire viendra pour demander son ame, c’est la tienne que je donnerai.

Don Juan.

Oui, s’il veut la prendre. Nos âmes sont de trempe différente, et n’auront à l’épreuve ni même poids ni même son. Or, je ne te conseille pas de les donner l’une pour l’autre, car si l’ange sait distinguer une pièce d’or d’une de cuivre, il découvrira la fraude, et tu seras chassé du paradis !

Don Bernardo.

Qu’elle aille dix mille ans gémir au purgatoire,
Puisque hélas ! c’est écrit sur le livre fatal.
Mais regardez, seigneurs, au point oriental !
Dirait-on pas qu’il s’ouvre une porte d’ivoire ?

Don Onufro.

Frères, voici le jour. Si vous voulez m’en croire,
Nous allons retourner à notre piédestal.
D’ailleurs, je me console en pensant que le mal
Pourrait être plus grand pour nous et notre histoire !

Don Rafaël.

Dix mille ans ne sont pas toute l’éternité.

Le Commandeur.

Je pourrai lui garder sa place à mon côté
Dans le ciel.

Don Rafaël.

Dans le ciel. Oui. Déjà la nuit se fait moins brune.
Je pars, car le chemin est long, frères, d’ici
À Tolède. Adieu donc et bon espoir.

Le Commandeur.

À Tolède. Adieu donc et bon espoir. Merci.
Seigneurs, j’irai vous voir à la prochaine lune.

(Le commandeur accompagne ses aïeux. Anna et don Juan restent seuls.)

Anna.

Don Juan ! don Juan ! une prière !

Don Juan.

Toujours cette parole.

Anna.

Tu l’entendras dix mille ans encore si tu me laisses au purgatoire !

Don Juan.

Tu fais comme les pauvres de Burgos, ils finissaient toujours par emporter ma bourse ; pour peu que cela dure, je vais te jeter mon ame à la face.

Anna.

Ce n’est pas ton ame que je te demande, mais une de tes larmes ; ce n’est pas ta bourse que je veux, mais une des pièces d’or qu’elle renferme.

Don Juan.

Je n’ai pas de prières à te donner, laisse-moi vivre en paix.

Anna.

Que ne m’as-tu laissé mourir de même ?

Don Juan.

Voyons, Anna, plus de rancune, viens ici, près de moi, causons. Comme tes cheveux sont plus noirs depuis que ta chair est de marbre ! comme la Mort t’a faite belle, Anna, sais-tu bien qu’il n’est pas dans toutes les Espagnes de duègne plus habile à vêtir une jeune fille ! Comme elle a bien peigné tes cheveux ! la Mort, comme elle a bien choisi les fleurs de ta couronne ! Anna ! Anna ! comme te voilà belle ! laisse-moi t’embrasser. Oh ! je t’aime plus que jamais ; folle, que parlais-tu de ciel ? nous y sommes dans le ciel ! Dis, n’es-tu pas la vierge Anna ? ne suis-je pas ton époux ? n’est-ce pas Dieu, cet ange invisible, qui nous unit ensemble après la mort, et nous apporte avec ses ailes tous les parfums de la vie ? Anna ! Anna ! quelle trinité veux-tu donc plus auguste que la nôtre ? Des prières ? oui, j’en ferai, mais pour t’adorer, car toi seule es ma vierge ; l’autre, je ne la connais que pour l’avoir vue peinte sur des murailles. Mais toi, je t’ai suivie autrefois, j’ai touché les pans de ta robe, et je te retrouve sanctifiée aujourd’hui. Anna ! Anna ! un baiser encore, toujours ! pourquoi te retirer ainsi ? Méchante, avez-vous donc oublié cette parole : Don Juan, ton amour en ce monde, et l’enfer dans l’autre ? As-tu donc oublié cette parole, toi qui veux t’envoler au ciel lorsque je suis damné, et mettre ainsi le purgatoire entre nous deux afin de ne plus entendre ma voix ?

Anna.

Ah ! don Juan, c’est indigne ; je viens te demander mon salut et tu travailles encore à ma perdition ! Mais sois averti, quoi que tu fasses maintenant, je ne tomberai pas plus bas que le purgatoire.

Don Juan.

Tu ne te souviens donc plus d’avoir répété trois fois cette parole ?

Anna.

Lorsque je blasphémais de la sorte, je confondais la passion des sens avec le pur amour, je n’étais pas entrée au ciel, je n’avais pas vu le bonheur des anges.

Don Juan.

Ils sont donc bien heureux les anges !

Anna.

Seigneur, Seigneur, pourquoi m’avoir montré ta comédie, puisque je ne dois point y prendre part de dix mille ans ? Hélas, hélas ! pourquoi t’être égarée au jardin du ciel, mon ame ! pauvre fleur qui dois prendre racine au purgatoire ? Oh ! les anges, source éternelle d’extase et de béatitude ! couronnes où l’amour resplendit, chevelures d’or, blanches ailes que l’amour inonde, calices embrasés dont l’amour est le seul parfum ! oh ! les anges, les anges !

Don Juan.

Oui, leur front est calme, Anna, mais une flamme intérieure les consume ; ils souffrent comme nous du mal qui ronge la création, car la création est une fleur, et le néant, le ver qui l’habite. Partout le néant, partout la soif d’une eau que l’on croit tarie et qui n’a jamais coulé ! Damnation ! tandis que je poursuis toute ma vie un être insaisissable et que je blasphème ne le trouvant pas sur la terre, l’ange du ciel prie et chante pour attirer à lui quelque beauté surnaturelle, et le créateur, du fond de sa solitude, nous voyant tous souffrir, rêve une œuvre parfaite, et pleure à l’idée qu’il est impuissant à la réaliser. L’homme, l’ange et le créateur se courent après dans le chaos et s’appellent tous trois sans que l’on puisse dire quel est le plus malheureux de celui qui blasphème, de celui qui prie ou de celui qui pleure.

Anna.

Don Juan, c’est la chair qui soulève ces tempêtes et remue en ton ame ces amours insatiables qui veulent toutes se répandre à la fois et se heurtent comme les vagues d’une eau qui bout ! Mais les anges ! eux sont de purs esprits, de célestes fontaines, et leur amour s’épanche pur, limpide et sans tumulte, car il a conscience de son éternité.

Don Juan.

Oui, mais dans ces réservoirs célestes viennent se mirer des étoiles et des splendeurs, Marie et Jésus, que sais-je moi ? et les anges, aussitôt épris de ces reflets qu’ils ne peuvent saisir, meurent dans leur éternité !

Anna.

Le tourment dont tu parles est inconnu là haut. Mon Dieu, si tu pouvais t’élever jusqu’au ciel sur les ailes de la prière, si tu pouvais épier les anges un instant, un seul instant, oh ! comme tu dirais en face de leur béatitude : J’étais un insensé de confondre ainsi l’amour et l’adoration ! Tu trouves le bonheur des anges imparfait, et tu ne sais pas seulement ce que c’est qu’un ange ! Don Juan, deux êtres qui se sont bien aimés sur la terre font un ange dans le ciel !

Don Juan.

Ainsi donc, à nous deux, nous ferions un ange.

Anna.

Oui, si tu le voulais !

Don Juan.

Un ange !

Anna.

Ô don Juan ! je suis un pauvre oiseau chétif, et n’ai d’essor que jusqu’au purgatoire ; tends avec moi ton aile, et nous irons nous réfugier aux pieds de Dieu. Don Juan, te vois-tu transfiguré, te vois-tu séraphin ? vois-tu ton ame échanger et confondre avec la mienne son parfum et sa musique ? vois-tu les anges composer avec nos deux noms un verbe pour nous appeler dans le ciel ? sens-tu battre tes ailes et couler sur nos cheveux le baptême de lumière ? Joie ineffable ! un ange ! Mais pour que le mystère s’accomplisse, il faut des pleurs, des pleurs ! La mine est au fond de ton ame, creuse-la, don Juan, et bientôt ruisselleront autour de toi des larmes et des diamans célestes, et je viendrai les ramasser. Oh ! comme je serai belle quand je retournerai vers Dieu parée avec toutes tes larmes, et que les anges et les saintes réfléchiront leur gloire dans les joyaux de ma couronne !

Don Juan.

Anna ! que ta voix est harmonieuse ! Anna ! ma belle ! emmène-moi dans ton jardin, ciel ou purgatoire, n’importe, emmène-moi dans la sphère où tu remontes, si la rosée y tombe aussi douce que tes paroles, si le vent y respire aussi pur que ton haleine !

Anna.

Notre pacte est conclu, don Juan, tu vas prier pour moi.

Don Juan.

Je n’ai rien promis ; mon front ruisselle, ma main tremble, j’ai la fièvre, je suis en démence ; nous nous reverrons, Anna !

Anna.

Ne l’espère pas, don Juan, car si tu sors de cette tombe sans être converti, tu vas de nouveau t’enfermer dans un de ces palais d’orgie et d’impiété dont les ames ne peuvent traverser les murailles. Don Juan, les ames ne descendent que dans les lieux sacrés, et, pareilles aux filles de ce monde, qui ne parlent avec les jeunes hommes que sous les yeux de leurs mères, elles ne conversent avec les vivans qu’en présence du crucifix ou de la sainte Vierge. Or, tu le vois, si tu m’échappes cette nuit, je suis perdue, hélas ! car il ne doit plus t’arriver de mettre le pied dans un sanctuaire !

Don Juan.

Il me faut deux jours pour ma conversion, veux-tu me les donner ?

Anna.

Oui, mais le troisième, où te retrouverai-je ?

Don Juan.

Au couvent de Saint-Just, tu frapperas à la cellule de Charles Quint.

Anna.

Je suis sauvée, ô mon Dieu ! les larmes de don Juan rachèteraient Lucifer de sa damnation éternelle !

(Anna disparaît.)
Don Juan.

Assez, assez d’amertume et de fiel, je veux boire à la coupe des anges ! et toi, maudit, qui jour et nuit m’irritais en de nouveaux désirs, compagnon de l’enfer qui me poursuivais sans cesse et partout ! vipère qui te roulais autour de ma pensée et l’envenimais au point de la faire bondir comme une folle en d’insatiables ardeurs, malheur à toi, corps de chair et d’os ! Je te le dis : malheur à toi ! tu seras bien puni pour m’avoir trompé si long-temps, l’ame de don Juan se révolte à la fin, elle te repousse, elle te foule aux pieds, misérable ! tu m’avais promis toutes les jouissances de la terre en échange de ma vie éternelle, et j’étais le plus malheureux de tous les hommes, et le plus insensé, car je me vengeais sur autrui d’un mal qui me venait de toi. Oh ! quelle rude pénitence tu vas faire ! toi, si magnifique, tu seras couvert d’un linceul, et frappé de verges, tu marcheras pieds nus sur des ronces, tu deviendras chauve, tu te fondras en larmes ! Buisson maudit, tu sécheras enfin pour que la fleur étouffée en tes ramures puisse croître au soleil et du milieu de tes ruines s’élancer jusqu’au ciel. — Quelle surprise étrange chez les hommes, demain, quand on dira : Don Juan s’est fait moine ! que de livres ils vont écrire là-dessus ! Et quand je serai mort, quelle rumeur chez tous les savans de la terre ! Comme ils viendront chercher sur mon crâne les traces de mon ame, et les flairer, pareils à des chiens qui s’arrêtent à l’endroit où l’alouette s’était posée et demeurent absorbés sur la piste, tandis que l’oiseau matinal joue et chante dans l’air ! N’importe, je n’en serai que plus inexplicable ; ils auront beau se torturer l’esprit, noircir leurs parchemins, entasser volume sur volume ; ils deviendront fous peut-être, mais ils ne me comprendront jamais. Don Juan ! qui donc expliquera don Juan ? cet être que toutes les femmes ont vu devant elles à l’heure de leur perdition, qui n’est ni roi ni fils de roi, et se ferait servir par des princesses, qui tient les hommes en mépris et court les champs seul avec son valet ! qui viole, blesse et tue avec ses yeux, développe à la fois des semences de haine et d’amour, de vie et de mort avec son regard, son seul regard ! et, comme le soleil, fait croître dans un même champ des ronces et des épis, et qui par un beau soir, ivre de duels, de femmes et de vin, raillant le ciel et l’enfer, entre dans une tombe, et le matin en sort moine et transfiguré ! Don Juan, qui saura jamais ce que c’est que don Juan ? Les hommes, ils ne me croiront pas, et quand je traverserai la place ainsi vêtu, ils diront : Don Juan est mort, ce n’est pas là don Juan, mais son ombre ; et tous prendront ma robe de moine pour quelque linceul trouvé dans le sépulcre du commandeur. — Je tiendrai ma parole, Seigneur, le pacte est fait, maintenant il me faut l’extase des martyrs et des anges, il faut que ton esprit me recouvre comme une chape toute l’éternité, car mon ame ne dépouille pas son corps pour rester nue ensuite et frissonner au grand air. Je veux prier, je veux prier, dussè-je mourir dans l’effusion de ce nouvel amour. Prier ! mais on ne m’a jamais appris de formule ; prier ! comment prier si la révélation ne me vient pas ? Cependant mon ame est suspendue, elle peut retomber si les ailes de la prière ne l’emportent bien vite au tabernacle du Seigneur. Anna l’a dit, la prière est la seule voix d’ici-bas qui s’entende là-haut, la prière est l’occupation éternelle des saintes. Or, voyez-vous don Juan entrer au ciel sans pouvoir saluer Marie et ses compagnes avec une prière, voyez-vous don Juan servir de risée à tous les petits chérubins ? (Il éteint la lampe du sépulcre.) Maintenant, splendeur, étoile ou soleil, révèle-toi, forme de la prière, que je t’inonde de mes larmes, que je te couvre de baisers, révèle-toi, que nos amours s’accomplissent avant l’aurore. Déception ! mon Dieu, comment faut-il donc faire pour prier, veux-tu que je tombe à genoux comme les vieilles femmes ? J’ai honte ! n’importe, essayons. Anna, si tu m’avais trompé ! où trouver une image de saint ? ah ! je viens de me déchirer à tes épines ; c’est toi, Christ ? salut, voilà bien long-temps que tu pleures, tant de souffrance doit avoir aigri ton ame, et je n’ose t’adorer si tôt. Mais vous, blanche couronne, que les hommes n’ont pas effeuillée encore, vous attirez mon ame à vos parfums, et c’est sur vous qu’elle répandra sa première rosée ; vous êtes femme comme Anna ; Marie, Marie, ô sainte Marie, ayez pitié de moi !

(Il tombe à genoux et prie.)


(Le commandeur entre par le fond, les bras croisés sur sa poitrine la tête inclinée, comme un homme qui rêve.)
Le Commandeur.

...............
...............
Réversibilité ! mot sublime et profond
Qui ne pouvait sortir, ici-bas, que d’un front
Couronné des splendeurs d’une triple auréole !
Réversibilité ! magnifique parole
Dont a jailli sur nous la lumière à grands flots.
Parole de salut, dogme céleste, éclos
De toute éternité pour les saintes phalanges,
Mot auguste et profond de la langue des anges
Que nous autres mortels n’eussions jamais appris.
Si toi, divin Jésus, divin martyr épris
De nos tristes douleurs et de notre misère,
Tu ne fusses un jour venu sur le Calvaire
Pour nous le révéler. Gloire donc, gloire à toi,
Divin crucifié ! — Certes le même roi,

Le même qui, la main sur le poteau clouée,
Les yeux remplis de sang et la voix enrouée
Par les âpres saveurs de l’éponge de fiel,
Cria : — Fraternité ! — Ce mot venu du ciel
Devait dans sa douleur et dans sa longue plainte
Nous révéler encor cette parole sainte,
Ce mot qu’au fond de l’ame il avait apporté,
Ce dogme de la mort : réversibilité !
Car ces deux mots divins se réclament l’un l’autre,
Et veulent même cœur, même voix, même apôtre ;
L’un parle de la vie, et l’autre de la mort.
Ces deux sons merveilleux forment un seul accord,
Une seule harmonie éclatante et superbe
Qui tonne sur le monde et qu’on appelle Verbe !
...............
Réversibilité ! loi de vie et d’amour,
Rapport indissoluble entre l’ame qui pleure
Toute nue au grand air et celle qui demeure
En un corps bien dispos. Réversibilité !
Lien de l’univers avec l’humanité,
Verbe qui réunit au même sanctuaire
Le vivant et le mort, la cape et le suaire,
Tout ce qui tend enfin au bonheur des élus,
Le siècle d’à présent et ceux qui ne sont plus !
...............
...............
...............

(Il s’assied sous la voûte du tombeau, du côté opposé à don Juan, et demeure immobile. — Silence.)
Don Juan, s’éveillant de son extase.

Vision du ciel, pourquoi déjà me fuir ? Quel songe ! votre essaim a passé devant moi, chastes colombes du purgatoire, et j’aurais pu toutes vous appeler malgré vos transfigurations. Jeunes filles, mortes en mes bras, j’ai reconnu vos ames, car déjà dans ce monde je les voyais sous vos poitrines briller et resplendir comme une lumière sous le globe de cristal ! Lumières ardentes que je voulais saisir et pour lesquelles j’ai bien souvent brisé le globe. Mais elles s’envolaient au ciel, car les ames comme les sons et les parfums montent vers Dieu, quand on les abandonne à leur nature. Gloire à toi, Seigneur, qui me les as rendues, à toi qui en as effeuillé sur ma tête les belles roses de ton jardin ! Et vous, esprits célestes, chantez vos cantiques, faites sonner les rayons du soleil aux battemens de vos ailes ; voici don Juan, voici des amours pour toute l’éternité. Flottez, esprits divins, un jour mon ame ira se tremper comme vous dans l’élément sonore. Aujourd’hui elle vous contemple, mon ame, et ressemble à la jeune fille qui, par un beau temps de juillet, accourt au bord du fleuve, et tandis que le soleil essuie ses blonds cheveux, s’assied et regarde folâtrer ses compagnes, heureuse de se dire : tout-à-l’heure je dénouerai ma ceinture et je ferai comme elles. Si vous êtes des anges, pourquoi m’abandonner ? si vous êtes des étoiles, pourquoi vous éteindre ? Anna, rayon du ciel, pourquoi déjà te retirer quand ma pensée allait fleurir ?

Le Commandeur.

Tout n’est pas consommé, don Juan. Certes, la rédemption des ames serait facile, si tu pouvais l’accomplir tout entière au bruit de la musique des anges, aux lueurs des saphirs d’orient. Après le jour vient la nuit, la fête d’initiation est passée ; voici maintenant la douleur et le sacrifice. Les ames ont chanté ton départ de ce monde, elles chanteront encore ton arrivée au ciel. Mais entre le départ et l’arrivée est le voyage, entre le baptême et le dernier sacrement se tient la liberté de l’homme. Les anges ont accompagné le Verbe jusque dans le sein de la Vierge, et sont partis, laissant Jésus naître, grandir et faire son œuvre sur la terre !

Don Juan.

Je suis de force à porter seul ma croix.

Le Commandeur.

Tu iras au couvent ?

Don Juan.

Je suis bien venu dans ton sépulcre.

Le Commandeur.

Dieu te garde en cette volonté.

Don Juan.

Sois en repos, commandeur, la fille rejoindra son père qui est dans le ciel.

Le Commandeur.

Courage, don Juan, la montagne est rude à gravir pieds nus. Écoute : à deux cents pas de ce monument, si tu rencontres ta mère tout en larmes, souviens-toi des six stations de Jésus-Christ, descends de ton cheval, réchauffe ses mains à ta poitrine et couvre-la de ton manteau. Essaie de la consoler ; si tu ne le peux, pleure avec elle, ensuite lave ses pieds ; demande-lui sa bénédiction et va t’agenouiller au sanctuaire. Il est inutile que je t’apprenne ici dans quels lieux tu feras les autres stations, don Juan ; les ames qui veulent se dévouer n’ont pas besoin qu’on leur enseigne le chemin du Calvaire. Courage, ne te laisse pas rebuter ; songe que le Christ fut couronné d’épines avant de rencontrer la Vierge qui lui donna son voile. (Les statues chantent au dehors le Gloria in excelsis.)

Don Juan.

Étrange concert ! est-ce que je rêve ? est-ce que le ciel fait jouer pour moi toutes ses orgues ?

Le Commandeur.

Don Juan, tu veilles et ne peux entendre encore la musique des sphères. Quoi donc ! ne reconnais-tu pas les chantres de cette nuit ?

Don Juan.

Ah ! oui, les statues de ton enclos, j’ai peine à concevoir comment ces voix funèbres ont pu devenir si glorieuses. Quelles intonations puissantes ! quel bonheur de faire tant de bruit dans la nature ! céleste musique ! célestes chanteurs ! La lune sans doute les avait enroués hier au soir, et le soleil leur rend la voix en même temps qu’aux oiseaux et qu’aux moissons.

(Les statues en dehors continuent leur chant.)
Le Commandeur.

Veux-tu savoir tout le mystère, don Juan ? Hier au soir les statues chantaient la prose des morts, et ce matin elles entonnent l’hymne de gloire et de résurrection.

Don Juan.

C’est donc moi qui suis le ressuscité ?

Le Commandeur.

Viens, don Juan !


L’enclos du commandeur. — Toutes les statues sur leurs piédestaux.
Première statue.

Avouez que c’était un magnifique enjeu,
Anna contre don Juan ; la partie était belle,
Et long-temps a penché pour l’archange rebelle.
Elle est gagnée enfin et tout retourne à Dieu.

Deuxième statue.

L’enfer pleure et gémit, le ciel est calme et bleu,
La terre se réveille, et la troupe fidèle
Chante son hosannah ! Satan, à tire d’aile,
Regagne tout confus ses royaumes de feu.

Troisième statue.

Comme il va se venger sur sa triste famille !
Comme il va séparer la mère de la fille,
Le frère de la sœur, la femme de l’époux !

Quatrième statue.

Que d’ames vont se fondre en pleurs intarissables !

Cinquième statue.

Oui, le joueur qui perd rend les siens responsables.

Sixième statue.

Compagnons de Satan, trois fois malheur à vous !


Don Juan et le commandeur sortent du sépulcre.
Don Juan.

Salut, terre ! salut ! comme te voilà fraîche et renouvelée ! comme tes vallons aspirent la vie à pleins calices, comme ta belle gorge frissonne, ondule et palpite sous sa triple ceinture de parfums, de lumière et de voix. Chaque fleur porte son diamant d’où jaillit l’arc-en-ciel ; mille insectes de flamme tremblent au cou des marguerites. L’arc-en-ciel, double nature, merveille qui tient à la terre par une goutte de rosée, au firmament par un rayon de soleil, et qui tout à coup se dissipe sans qu’il reste enveloppe ni chrysalide ; l’arc-en-ciel ! illusion ! rêve ! Salut, terre ! salut ! à te voir si magnifique, on dirait que tes soleils ont aspiré les ames d’une autre sphère pour les verser en pluie au calice de tes fleurs. Terre ! te souvient-il d’hier au soir, de cet homme insensé qui brisait les plantes sous ses pas, et dont le bruit empêchait tes morts de s’endormir ? Eh bien ! le voilà, ce don Juan, heureux et comme toi plein de fraîcheur et d’harmonie. Ô merveille ! tout un Éden fleurit autour de moi. Auréoles, sons, parfums, tout cela tinte et flotte et tremble dans l’espace, et si je me recueille, d’autres musiques chantent en moi, d’autres soleils luisent en mon esprit. Qui m’apprendra dans cette confusion à séparer la couleur du reflet ? grâce, mon Dieu ; assez d’extase et de mélodie, assez. Le vertige me prend, ma tête s’égare au milieu de tout ce bruit, je n’entends plus la voix de mon ame. Salut, terre ! salut ! Oh ! qui jamais eût dit, en te voyant sombre et livide hier au soir, que tu serais bientôt si fraîche ? Oh ! qui jamais eût dit que cette sorcière, qui frissonnait dans sa cape de brouillards, boirait encore une fois la vie et la jeunesse dans la coupe du matin ? Comme te voilà belle avec tes longs cheveux qui flottent parmi les rayons du soleil ! Ô terre, enivre-moi de tes parfums, laisse don Juan ouvrir sur toi ses ailes d’ange ! Double miracle ! six heures, et le chaos s’est illuminé ; six heures, et plus de nuit, plus de doute, partout la lumière, partout la foi ! six heures, et le soleil a fait de la terre un jardin, et de mon ame un paradis où mille oiseaux chantent à leur éveil ! six heures, et deux ennemis irréconciliables, la terre et don Juan, en sont venus à se donner la main pour leurs fiançailles ! Ô terre ! nous nous sommes transfigurés en même temps, toi par la rosée, moi par les larmes. Commandeur, c’est une volupté sans pareille lorsque les étoiles vous regardent avec mélancolie et que les fleurs vous disent : Mon bien-aimé !

Le Commandeur.

Conviens, don Juan, qu’hier au soir tu ne soupçonnais pas de si douces paroles au fond de ces calices que tu foulais aux pieds.

Don Juan.

On eût dit qu’elles m’avaient pris en haine et se fermaient à mon approche comme elles font au tomber de la nuit. Cependant je les aimais, les fleurs !

Le Commandeur.

Oui, comme tu aimais les femmes, pour les respirer et les briser ensuite.

Don Juan.

Nous sommes donc réconciliés ce matin ? regarde, il n’en est pas une dans le champ qui ne se fasse belle pour me plaire.

Le Commandeur.

Ne viens-tu pas de prier Dieu ? Quand l’ame a pardonné, la bouche sourit.

Don Juan.

Eh quoi ! c’est la prière qui m’ouvre avec ses jolis doigts tous les yeux du firmament, tous les calices de la plaine ? Ainsi, plus de rancune, chastes étoiles ; la paix est donc faite entre nous, belles marguerites ? regarde-les déployer leurs colliers de perles blanches ; écoute-les chanter en chœur pour me glorifier. Ô saintes fleurs, vous avez bien mérité du Christ et de la Vierge, et Dieu vous donnera sans doute une couronne, si vous restez toujours ainsi.

Le Commandeur.

Les fleurs et les étoiles sont les anges de la terre.

Don Juan.

Amour intarissable ! Autrefois dans mes nuits d’orgie, à force de vin et de passion, je déployais mes ailes aussi ; mais, hélas ! à peine j’avais perdu pied que je heurtais du front les voûtes d’une taverne, et retombais ivre sur la terre. Ce matin, je ne sais si je suis en démence, mais plus je m’élève et plus je sens le besoin de m’élever encore ; il me semble que je ne dois plus trouver de limites.

Le Commandeur.

Je le crois bien, tu voles dans l’infini.

Don Juan.

Commandeur, vois-tu cette étoile qui tremble à l’orient, là-bas ? comment les anges l’appellent-ils ?

Le Commandeur.

Du nom de sainte Anne, sœur de Marie.

Don Juan.

Et patrone de ta fille. Maintenant je ne m’étonne plus si depuis une heure elle me fait des signes. Regarde : tandis que ses compagnes s’éparpillent dans les blés ou se mirent au cristal des lacs, elle tient ses rayons fixés sur mon visage, on dirait qu’elle en veut à mes larmes.

Le Commandeur.

Les anges l’appellent sainte Anne.

(Ils suivent en silence l’allée des statues qui conduit aux portes de l’enclos. Don Juan s’arrête de temps en temps et regarde avec admiration.)
Don Juan.

Je te fais compliment sur tes aïeux, commandeur ; quelle majesté surhumaine !

Le Commandeur.

Tels tu les vois en marbre, don Juan, tels ils étaient en chair. Les statuaires de leur temps, braves catholiques et pleins de foi dans l’art, copiaient un homme et ne l’inventaient pas ; ils le reproduisaient après sa mort tel qu’ils l’avaient connu durant sa vie. Mais ce n’est point à dire pour cela qu’il leur manquât l’intelligence du beau idéal ; au contraire, ils l’avaient au plus haut degré ; les portails de toutes nos cathédrales d’Espagne montrent assez qu’ils étaient poètes, ces tailleurs de pierre ! Ils divisaient leur génie en trois parts ; ils donnaient au Christ la beauté pure, à Satan la laideur, ils gardaient la vérité pour l’homme. De nos jours l’art devient incrédule, et c’est une chose déplorable de voir le grand homme obligé de se faire sculpter durant sa vie, et de présider lui-même à ce travail, afin d’empêcher le statuaire de mentir à la nature.

Don Juan.

Quelles têtes ! quelle foi profonde ! Certes des âmes vulgaires ne devaient pas habiter en de pareils corps. Salut, troupe divine ! Si l’Espagne avait à se faire représenter dans le ciel, c’est vous qu’elle choisirait, moines et guerriers de cet enclos. Quel est donc cet homme à la mine austère, et qui semble conduire la procession de tes aïeux ? il n’est pas né d’hier, celui-là, commandeur. À son armure qui s’effeuille, à ses épaules couvertes de mousse, on voit qu’il va bientôt atteindre à la vieillesse du granit. N’importe, il est encore ferme sur ses jambes, et le piédestal pourra bien crouler avant la statue. Son nom ?

Le Commandeur.

Valero, cousin du Cid et mort au siège de Tolède.

Don Juan.

Il tient son épée à la main, et dès qu’il cesse de chanter, on dirait qu’il écoute s’il n’entend pas venir les Maures. — Et cet autre chauve et maigre, qui porte un livre sous son bras ?

Le Commandeur.

Domingo Palenjuez, docteur en théologie à Salamanque : tu vois à côté de lui son fils Onorio qui fut à trente ans archevêque et prince de l’église.

Don Juan.

Comme ils sont tous occupés au grand œuvre de leur vie ! On dirait que leur pensée aussitôt après la mort est venue en ces têtes de pierre, et qu’elle s’y développe mieux à l’aise, pareille à la fleur transplantée en un vase plus grand. Quelle foi profonde ! quelle sévère expression de visage ! Quand ils n’auraient pas le costume de leur ordre, quand leur caractère ne serait pas écrit sur le piédestal, il suffirait de les regarder en face pour savoir quel travail ils ont accompli. Comme ils sont tous occupés du grand œuvre de leur vie ! En vérité, commandeur, vous devez avoir d’étranges entretiens aux rayons de la lune, quand le guerrier parle d’armures et de batailles à son neveu le docteur qui développe une théorie ; et, possédés tous comme vous l’êtes par une seule idée, il me semble que vous ne devez pas toujours bien vous entendre.

Le Commandeur.

Tu dis vrai, don Juan ; mais lorsqu’il nous arrive par hasard de nous égarer dans les détails de notre vie terrestre, le premier de nous qui s’en aperçoit lève la main, et dès lors nous entonnons tous un chœur afin de remonter par l’harmonie à la pensée universelle !

Les statues.

Tu solus sanctus, tu solus Dominus, tu solus altissimus.

Don Juan.

Oh ! la glorieuse famille des Palenjuez !

Le Commandeur.

Glorieuse, oui, surtout depuis qu’elle vient de s’augmenter dans le ciel et sur la terre.

Don Juan.

Me voilà donc entré dans ta famille.

Le Commandeur.

Oui, comme le Christ est entré dans ce monde, par l’opération du saint Esprit.

Don Juan.

Divin mystère !

Le Commandeur.

Don Juan, lorsque tu seras mort, pendant la nuit qui précédera tes funérailles, toutes les statues de ma famille descendront de leurs piédestaux, et se répandant par toutes les allées de cet enclos, iront les cultiver pour la fête du lendemain. Ce travail accompli, elles viendront se remettre en place et commencer la prière des morts jusqu’à l’heure de ton arrivée. Alors notre aïeul l’archevêque, couronné de sa mître et tenant sa crosse dans la main, ira te recevoir à la porte et présider à la sépulture de ton corps. Lorsqu’il reviendra, les chants lugubres cesseront, et nous entonnerons avec le peuple et tous les moines un hymne d’actions de grâces afin d’inaugurer solennellement ta statue !

Don Juan.

Ma statue ! j’aurai donc aussi ma statue !

Le Commandeur.

Ainsi nous l’avons décidé tout-à-l’heure, et si tu veux te recueillir, don Julien Palenjuez, ministre du roi Ferdinand, et qui tient aujourd’hui les archives de cet enclos, mon aïeul Julien va te lire à quelles conditions.

Don Juan.

Me ferez-vous cette grâce ?

Don Julien du haut de son piédestal.

Oui, puisque telle est la volonté de Dieu.

Don Juan.

Monseigneur, je vous écoute.

Don Julien.
(Il ouvre son livre de marbre, tourne quelques feuillets, puis s’arrête et lit.)

Au nom de Jésus-Christ et de la Vierge sainte,
Et de tous les élus, don Juan, le rédempteur
De notre nièce Anna, fille du commandeur,
Peut avoir sa statue en cette auguste enceinte.

Elle sera de marbre et d’une seule teinte,
Elle aura douze pieds dans toute sa hauteur,
Le costume de moine est surtout de rigueur,
D’un bandeau de cheveux la tête sera ceinte.

Que le style soit grave et digne de ce lieu,
Que Juan ait en ses mains la croix du fils de Dieu
Ou la tête de mort de sainte Madeleine.

Voilà. Nous conseillons de plus à l’ouvrier
De se mettre en état de grâce, et de prier
Chaque fois qu’il aura besoin de prendre haleine.

Fait en l’enclos de notre famille, le mardi après la fête de la Conception.

AU NOM DU PÈRE, DU FILS ET DU SAINT-ESPRIT.
(Il ferme son livre.)


Don Juan.

Ainsi soit-il.

Le Commandeur.

Tu peux dès demain ordonner les travaux de ton monument.

Don Juan.

Connais-tu quelque part un bon ouvrier catholique ?

Le Commandeur.

Ces hommes deviennent plus rares tous les jours, et je vais t’en dire la raison. Les ouvriers d’autrefois avaient mission de représenter les anges du paradis et les grandes familles de ce monde. Ils ont accompli dignement leur tâche ; puis, croisant leurs bras, se sont endormis sous la terre après avoir tant élevé pour les autres de sépulcres de marbre et de granit. Aujourd’hui, nul n’est épris de l’amour des grandes choses, on ne croit plus à la vie éternelle. Les hommes qui nous ont succédé laissent reposer la chair de leurs corps, au lieu de la travailler, afin qu’elle se convertisse en marbre quelque jour. Les cathédrales sont pleines, et j’ai vu des saints à genoux au grand air, faute de trouver place dans une chapelle. D’un autre côté les grandes familles disparaissent, qu’est-il besoin de statuaire ? Les actions glorieuses de nos aïeux, voilà le vrai marbre dont on faisait une statue impérissable ; aujourd’hui la carrière est épuisée, nos aïeux sont tous morts, qu’est-il besoin de ciseaux et d’instrumens, la matière manque. Hélas ! hélas ! l’amour de l’or a remplacé la foi, toutes les têtes se tournent vers le nouveau soleil qui féconde le vice, et développe et sèche avant le temps la belle fleur de l’ame. Autrefois les artistes travaillaient en famille et ne s’éloignaient pas de leur maison. Ils passaient quarante ans de leur vie à bourdonner comme des abeilles autour d’un bloc de marbre, et s’ils sortaient par hasard de la ville, c’était pour accompagner quelque statue de leur atelier dans la cathédrale qu’elle devait habiter. Maintenant ils se font aventuriers et débauchés, ils savent manier l’épée et le poignard, courent le monde, et vont en Italie, attirés non par le bruit des cloches de Saint-Pierre de Rome, mais, hélas ! par le son des piastres de Venise. Là de gros marchands bien repus d’or et de vanité commandent pour leurs festins des plats d’argent et de vermeil, et les fils de nos statuaires, plutôt que d’aller pieds nus, font le métier de ciseleurs, et sculptent sur des vases de métal ce que leurs aïeux taillaient en pierre sur les murailles des cathédrales. Ô profanation et sacrilège ! les beaux chérubins catholiques déchus de leurs vitraux dansent une ronde avec des satyres païens, et tout cela pour réjouir un marchand de Venise ! Corruption ! mon Dieu, corruption ! vous faites plus que le comte Ugolin qui mangeait le crâne de ses ennemis, ô marchands de Venise, vous qui dans vos repas dévorez avec indifférence l’ame et l’esprit de nos artistes ! — Cependant il se trouve encore des statuaires en Espagne, et dans le nombre on peut compter Bonifacio qui demeure à Tolède. Certes ce n’est pas un homme de la trempe de son aïeul Bartholomé, qui, dans l’espace d’un an, taillait en marbre les douze apôtres de l’Évangile, que dis-je ! en moins d’un an, puisqu’il faut déduire les dimanches et jours de fête pendant lesquels il suspendait son travail pour venir aux offices. Bonifacio de Tolède aime le vin, et je sais qu’il entre quelquefois au cabaret en sortant de l’église ; mais, il n’a pas renié l’œuvre de ses pères, et dans le fond il est resté bon catholique. Il était bien jeune quand je lui commandai ma statue autrefois, depuis ce temps il a beaucoup étudié son art, et si l’âge n’a pas éteint en lui ce feu qui réchauffe le marbre, il doit s’occuper à cette heure de quelque grande image du Christ qui fonde sa gloire dans l’avenir. Pauvre Bonifacio ! je l’ai vu pleurer un jour pendant la musique des orgues. Va le trouver dans son atelier à Tolède, dis-lui bien que tu viens de ma part.

Don Juan.

Si, malgré son grand âge, il consent à faire pacte avec moi, je te l’amènerai, commandeur, et tandis qu’il taillera sa pierre, tu me présenteras à tes aïeux.

Le Commandeur.

Oui, mais auparavant il convient que tu lises leur histoire. Il est, dans la bibliothèque du cloître de Saint-Just, un livre où sont classés tous les récits que les moines ont pu recueillir sur notre famille. Demande-le ce livre, et quand tu l’auras, enferme-toi dans ta cellule et médite profondément sur chacune de ses pages. Ainsi, don Juan, tu deviendras familier avec les hommes surnaturels de cet enclos. Ces colosses de marbre, dont la parole est un chant solennel pour les oreilles de ton corps, descendront alors de leur piédestal pour venir causer avec toi de l’amour, du sacrifice, et de toutes les choses du ciel et de la terre. Ce sera l’homme qui viendra te prendre par la main pour te conduire vers le sommet sur lequel il s’est transfiguré. Je te conseille de lire leur histoire ; tu verras sur le parchemin des ciselures que le marbre ne peut reproduire. Dieu seul est un dans son œuvre, et ce n’est qu’à la condition de se réunir que les hommes travaillent à son image. Il faut que l’historien aide le sculpteur, que l’un apporte la pensée, et l’autre la pierre, et que les deux ouvriers agissent d’intelligence. La plus belle statue vous serait indifférente, comme le marbre dont on l’a tirée, si le poète avec ses doigts de feu n’écrivait le jugement des hommes sur son piédestal. Oui, don Juan, le statuaire et l’historien sont les deux anges visibles qui s’approchent du mort glorieux, prennent l’empreinte, l’un de sa face et l’autre de son ame, et s’en vont travailler ensuite à sa résurrection terrestre. Je te conseille de lire leur histoire, car il faut bien que tu saches comment le diable, sous l’incarnation d’un Sarrasin, vint tenter mon aïeul la veille de la bataille de Tolède, et comment le lion de saint Jérôme apparut à son fils le cardinal, un jour qu’il s’était endormi dans une âpre forêt. C’est une des gloires de mes ancêtres, que chacun d’eux a son miracle, son miracle, peinture divine que le reste de sa vie encadre en un cercle d’or fin.

Don Juan.

Oui, commandeur, après l’office de midi, lorsque l’unité du couvent se dissout pour se rallier aux premiers sons des cloches, à cette heure de liberté où les moines se répandent par les grands corridors, où chacun peut ouvrir son bréviaire à l’oremus qu’il affectionne, je descendrai, moi, dans le jardin du cloître, afin d’étudier la légende de tes aïeux en ce grand livre ouvert sur mes genoux.

Le Commandeur.

Si le frère Martin vit encore, il est sans doute occupé d’écrire l’histoire de ma vie. Certes, celui qui fut pendant trente ans le familier de notre maison de Burgos, doit savoir mieux que personne le bien et le mal que j’ai pu faire sur la terre, et je ne doute pas de sa bonne foi. Mais, hélas ! les écrivains de ce temps lui donnent un si triste exemple ; car tu le sais, don Juan, ces hommes, envoyés pour instruire le peuple, se laissent aller à ses caprices, et l’on voit tous les jours des poètes oublier leur mission divine, au point d’inventer des intrigues d’amour sur le compte des plus graves personnages, et d’attacher insolemment des oripeaux de soie à des corps faits pour l’armure d’acier ou de granit. Je crains bien que cette forme nouvelle n’aille tenter le vieux moine jusque dans le fond de son laboratoire, et ce serait me rendre un grand service que de le surveiller un peu dans son travail. Je te prie aussi de lui rappeler que j’étais de l’ordre de Saint-Jacques.

Don Juan.

Est-ce tout, commandeur ?

Le Commandeur.

Raconte-lui ce qui s’est passé dans mon sépulcre cette nuit. Ta conversion est une histoire à clore dignement le livre de notre famille.

Don Juan.

Ho ! ho ! qu’est-ce que je vois là ? mon cheval couvert de soie et de velours comme pour un triomphe !

Le Commandeur.

Tu craignais pour lui le froid du matin, j’ai fait jeter ma cape sur ses épaules.

Don Juan.

Y penses-tu, commandeur ? elle est aux armes de ta famille.

Le Commandeur.

N’es-tu pas l’époux d’Anna ?

Don Juan.

C’est vrai, le mariage est consommé par la chair et par l’esprit.

Le Commandeur.

Prends-les, mon fils, je te les donne. Le soleil de notre famille n’aura fait que passer sous la terre, il va renaître et se lever tout glorieux à l’autre point du ciel. La stupeur des hommes sera grande. Nous te donnons nos armes ici-bas, et là-haut notre bénédiction.

Don Juan.

Je porterai votre bénédiction dans mon ame, et vos armes sur ma poitrine comme font les pères de la Merci à Tolède.

Le Commandeur.

La terre se réveille à l’explosion des soleils ; le chœur des statues se tait, celui des hommes va commencer.

Don Juan.

Je vais prendre ma partie dans le chœur des hommes.

Le Commandeur.

Adieu, don Juan, je remonte sur mon piédestal.

Don Juan. (Il saute à cheval et lui serre la main.)

Sire commandeur, au revoir !

(Il part.)


Hans Werner.