Le siège de Québec/Quarante contre… un !

Éditions Édouard Garand (p. 49-51).

XIV

QUARANTE CONTRE… UN !


Flambard suivait des ruelles obscures, grommelant :

— Par l’enfer ! il ne sera pas dit qu’on se sera moqué de moi impunément ! Il y a par là un bouge, un antre de jeunes démons fort incommodants que je vais vider de la belle manière. Ah ! messieurs les cadets de Bigot, gare ! Cette fois, c’est moi qui vais faire Pouf !…

Notre héros ne pouvait pardonner aux cadets de Bigot de s’être moqués de lui, alors qu’il était réduit à l’impuissance et ne pouvait leur faire rentrer dans le bec leurs fanfaronnades. Il marchait donc rapidement malgré les ténèbres, traversait des ruelles pleines de débris et de décombres quelconques, butait parfois, maugréait, mais sans cesser de méditer certains projets de revanche contre un certain Pertuluis et un certain Regaudin.

Il s’arrêta tout à coup devant une baraque de l’intérieur de laquelle partaient de grands bruits de réjouissance.

— Ah ! ah ! fit-il avec satisfaction, me voici arrivé !

C’était bien la caserne des cadets. Non loin se dressaient les remparts sombres de la cité haute, et Flambard crut remarquer que ces remparts avaient çà et là certaines brèches nouvelles dues, nul doute, à l’explosion du souterrain. Flambard pensa donc que la baraque des Cadets avait dû être fortement secouée.

Mais notre ami s’était arrêté au bas du tertre sur lequel s’élevait la maison. Ce tertre, du côté du faubourg, était coupé perpendiculairement, et dans ce mur de terre et de pierre Flambard découvrit une grande porte hermétiquement close. Et cette porte, ce tertre, et cette baraque juchée dessus, tout cela ressemblait un peu à un monument funéraire. Mais notre héros avait vu une porte pareille dans la cave de la baraque, une porte qui ouvrait sur les souterrains et que lui avait fait franchir Verdelet.

— Bon murmura-t-il, c’est la porte extérieure par laquelle on entre et l’on sort en poussant des chariots chargés de coffres remplis d’or… les coffres de Monsieur Bigot !

Il sourit, puis monta la pente du tertre pour s’arrêter peu après devant la porte de la caserne. Au dedans retentissaient des bruits formidables de verres choqués et entre-choqués, de conversations bruyantes, de jurons d’éclats de rire.

Flambard sourit encore.

— Bon ! se dit-il, après qu’on a mis en sûreté les coffres de Monsieur Bigot, on fait la noce ! Là ! ce n’est pas la victoire de nos armes qu’on célèbre, mais la générosité de Monsieur l’Intendant qui a dû faire un fort beau cadeau à ces jeunes loups. Car ce sont des loups, puisqu’on entend fort bien leurs hurlements ! Il est vrai que ces hurlements ont un air fort joyeux ; mais tantôt il pourra bien se faire que ce soient hurlements de douleur et d’épouvante ! Allons ! moi aussi je sens le besoin de m’amuser ! Par mon âme ! il ne sera pas dit que Flambard n’aura pas eu sa part des joies de ce monde !

Il frappa rudement à la porte.

Tout bruit se tut à l’intérieur. Une demi-minute s’écoula, puis un cadet entr’ouvrit doucement la porte.

— Merci, mon ami ! dit le spadassin en poussant tout à fait la porte. Il entra, referma tranquillement la porte et s’y appuya du dos. Puis il se mit à ricaner.

Peindre la stupeur ou l’effroi des cadets et gardes serait impossible : les uns s’étaient dressés debout, d’autres étaient demeurés assis, d’autres encore tenaient le gobelet d’eau-de-vie suspendu entre leurs lèvres et la table, mais tous avaient dans les regards et dans leurs physionomies une telle expression de surprise et d’étonnement, qu’ils semblaient, là, statufiés.

Un silence profond régnait dans cette grande salle où, quelques heures auparavant, notre héros avait été retenu prisonnier. Pas un mot, pas un geste, pas même un soupir ne troublait le silence.

On regardait l’apparition et on avait l’air de se demander si c’était là un spectre de la tombe ou un être vivant !

Mais n’était-ce pas Flambard ?

On n’osait se l’avouer !

À la fin un garde n’y put tenir, et il lança ce nom terrible :

Flambard !…

Un coffre bourré de poudre éclatant sous le plancher n’eût pas produit un plus bel effet : tous les gardes et cadets sautèrent en l’air, et toutes les mains saisirent rapidement les rapières. Mais pas un mot encore n’avait été prononcé, hormis le nom du spadassin.

Flambard ricana longuement et dit :

— Pouf !…

Les cadets et gardes firent un autre saut, et dans ce saut tous formèrent une masse compacte, menaçante, une masse qui s’ébranla doucement, à peine perceptiblement, et qui peu à peu se mit en mouvement vers le spadassin.

Celui-ci n’avait pas encore tiré sa rapière. Bras croisés, il regardait d’un œil narquois la bande s’approcher. Qu’avait-il d’ailleurs à redouter ? Appuyé qu’il était du dos contre la porte, sûr qu’on ne pourrait l’attaquer par derrière, il se sentait fort, invincible.

La bande approchait toujours, ses yeux brillaient ardemment, ses mains frémissaient, et les rapières à nu étincelaient de mille feux. Et ces rapières, ou plutôt leurs pointes aiguës n’étaient plus qu’à une faible distance de Flambard ; un seul bond de la bande, un seul, et quarante lames trouaient la gorge de notre héros.

C’était le moment.

La rapière de Flambard étincela à son tour, elle siffla, claqua… Il se produisit un curieux bruit d’acier qui crisse, puis des épées volèrent, des jurons retentirent, des corps humains s’affaissèrent pêle-mêle, du sang gicla, et toute la meute, moins quelques unités devenues cadavres, retraita.

Flambard abaissa sa rapière et reprit rudement haleine, il souriait encore.

Un cadet, derrière la bande confuse, saisit une bouteille et la lança à la tête du spadassin, comme s’il eût voulu se venger d’avoir été désarmé.

Flambard esquiva le projectile. La bouteille passa avec la rapidité d’une balle pour aller s’arrêter contre un gond de la porte ; elle se cassa en miettes.

— Ne cassons rien, dit Flambard, que des dents et des côtes !

Il riait béatement.

Gardes et cadets parurent se concerter du regard, puis comme une trombe violente elle bondit de nouveau.

La rapière de Flambard zigzagua comme un éclair, elle pointa, voltigea, frappa… Cinq autres victimes allèrent au plancher qu’une large mare de sang teignait d’un rouge affreux.

— Pouf ! cria le spadassin au moment où la bande reculait encore une fois.

Mais cette fois elle n’eut pas le temps de reformer ses rangs. Le spadassin lança un formidable Pouf ! et se rua comme un grand tigre.

La bande s’écarta vivement, se brisa en morceaux. Trois gardes roulèrent sur le parquet percés d’outre en outre. Dix autres étaient blessés. Dix autres encore avaient vu leurs lames s’envoler de leurs mains. Dans les morceaux de la bande la panique se mit. On vit des ombres fouettées par l’épouvante se glisser le long des murs, gagner la porte et s’esquiver furtivement.

Sept ou huit cadets essayaient de résister à la terrible rapière.

— Pouf ! cria encore Flambard.

Deux cadets s’abattirent.

Les autres venaient de voir que la porte demeurait ouverte, ils s’y ruèrent.

Le spadassin poussa un fort éclat de rire.

— Pouf !…

Notre héros allait s’élancer à la poursuite, lorsque la porte fut rudement poussée, fermée. Il était seul, avec des cadavres, des blessés, du sang. Dehors s’élevait une clameur d’imprécations. Il alla à la porte pour l’ouvrir ; elle résista. Il vit que c’était une porte solide qu’un coup d’épaule n’enfoncerait pas, et il comprit aussi qu’on l’avait cadenassée.

— Prisonnier encore ! murmura-t-il en souriant. Tranquillement il alla à une table, prit un carafon rempli d’eau-de-vie et se versa une large rasade.

— Voilà, dit-il, qui va me réconforter afin que je puisse achever tout à fait ma besogne. Car, à présent, je vais aller faire Pouf ! dehors !

Et l’œil sournois du spadassin caressa le panneau de la trappe qui ouvrait sur la cave. Il y avait bien quelques fenêtres, mais en entendant les clameurs de la meute, il se dit que sortir par l’une de ces fenêtres s’était fort probablement se jeter sur la pointe de plusieurs rapières. Non ! La cave était là. Il y descendrait, sortirait furtivement par la grande porte qu’il avait remarquée, et prendrait les Cadets par surprise : il en occirait bien encore une demi-douzaine de ces jeunes loups !

Comme il allait marcher vers la trappe il crut saisir un drôle de sifflement venant de sous ses pieds. Puis il huma l’air de son aquilin, fit la grimace, et murmura :

— Ça sent la fumée !

Il courut ouvrir la trappe.

Une lueur aveuglante lui brûla les yeux. Il lâcha le panneau.

— On veut me griller comme porc de Pâques ! murmura-t-il sans perdre son sourire narquois, sans marquer le moindre émoi.

Oui, mais la fumée épaississait

Flambard éternua. Il méditait.

Dehors, des cris de joie et des rires sardoniques avaient succédé aux clameurs d’épouvante.

Dans la baraque le plancher craqua et ploya sous les pieds de notre héros.

— Ah ! diable, vais-je retomber en enfer ?

Il s’écarta prudemment du centre. Il fit bien : à l’instant une poutre au-dessous, rongée par les flammes, cédait, le plancher s’engouffrait en partie et un jet de flammes hurlantes surgit enveloppant presque à la grandeur la salle de la caserne.

Un immense éclat de rire retentit au dehors.

— Me voici encore comme chez Bigot ! se dit Flambard. Des épées en arrière, à côté, en avant… et dessous une fournaise ! Décidément, Monsieur Bigot a l’honneur de se voir singé ! Oui, mais de cette fournaise je n’en veux pas ! Donc, l’heure est venue de sortir. Mais par où ?

Flambard regarda encore la porte. Il n’en était pas loin.

Aussi derrière cette porte put-il entendre la voix narquoise de certains Cadets. L’un disait :

— Pouf ! ami Flambard… te voilà maintenant qui grille comme goret !

— Pouf !… faisait un autre. Si les coffres de poudre n’ont pas d’effet sur ta vilaine peau de sanglier, au moins ces flammes la feront craquer… pouf !…

— Pouf !… éclatait encore un autre. Tu as échappé au brasier de Monsieur l’Intendant, parce que l’imbécile de Verdelet s’était laissé attraper. Mais, là, il n’y a pas de Verdelet, il n’y a ni dieu ni diable pour te sortir de cette rôtisserie… pouf !

— Pouf ! Pouf !

Les rires pétaradaient.

Les flammes hurlaient aux oreilles de Flambard, elles commençaient à le brûler. Il jeta un regard vers un fourneau à sa droite. Il fit un bond, et de ses bras puissants, il le souleva, l’éleva au-dessus de sa tête.

Dans un dernier rire énorme, les gardes et cadets hurlaient :

— Pouf, Flambard ! Pouf ! pouf !…

— Et pouf ! rugit la voix de tonnerre du spadassin.

Les gardes et cadets eurent à peine le temps de saisir le bruit de cette voix, que la porte volait tout à coup en éclats. Une dizaine de cadets furent atteints et blessés par des éclats de bois, puis dans le trou béant de la porte violemment éclairée par les flammes rugissantes, apparut la haute et formidable silhouette du spadassin. Il était là l’épée à la main et ricanant toujours.

Mais déjà gardes et cadets s’étaient jetés à la hâte dans les ténèbres de la nuit.

— Pouf ! pouf !… hurla Flambard.

Il se mit à rire longuement.

— Les chats-huants qui s’épouffent… une vraie billebaude !

Il riait à se tordre…