Le siège de Québec/Montmorency

Éditions Édouard Garand (p. 25-30).

VIII

MONTMORENCY


Ce fut le 28 juillet que les deux armées ennemies vinrent en contact pour la première fois.

Une chaleur torride régnait sur le pays. Ce jour-là, vers les onze heures de matinée, une légère brise du sud vint tempérer les ardeurs du soleil. Un peu après midi, l’horizon se chargea de gros et lourds nuages qui firent présager un orage ; car de ces nuages partaient de sourds grondements de tonnerre. Les Anglais se réjouirent, espérant que les éléments de la nature se joindraient à eux et favoriseraient leurs desseins, ils se préparèrent donc activement à l’attaque. Des hauteurs de la rivière Montmorency l’artillerie anglaise commença à bombarder les retranchements du Chevalier de Lévis.

Montcalm s’ingéniait à surprendre les plans de Wolfe. Quelles combinaisons avait pu faire le jeune général anglais pour arriver à faire prendre pied à terre à ses troupes ? Quel endroit pour débarquer choisirait-il ? Montcalm se le demandait avec curiosité. Il n’éprouvait aucune inquiétude, sûr de voir son adversaire marcher à un échec. Lorsque les canons de Montmorency commencèrent à tonner, il crut, non sans étonnement, que Wolfe voulait le prendre en flanc par la rivière. Aussi s’empressa-t-il de dépêcher des renforts à Lévis, bien qu’il le sût capable de ses seules forces de repousser toutes tentatives des Anglais de ce côté.

Mais sa pensée fut modifiée peu après, quand ses regards furent attirés par un mouvement général de la flotte anglaise sur la rade, et lorsque de cette flotte, qui s’était rapprochée de la côte, se mit à tonner du canon dont les projectiles atteignaient ses propres retranchements.

Un peu plus tard, il découvrit une nuée de berges bondées de soldats qui, à marée montante, se mirent à louvoyer en face du rivage de Beauport. Ces berges essayaient de masquer l’approche de deux transports anglais ; en effet, au bout d’une demi-heure les berges s’écartaient et les transports, bien pourvus de canons, allaient s’échouer sur la rive non loin de la route de Courville. De là, les transports se mirent à bombarder les tranchées et redoutes qui défendaient l’entrée de la route de Courville. Dans l’intervalle, le navire amiral, le Centurion, et trois autres vaisseaux approchaient le pied de la chute de Montmorency, et de ce point se mirent à canonner le camp français.

Cette fois Montcalm devina une partie du plan de Wolfe : celui-ci allait attaquer en flanc par la rivière Montmorency, puis en front entre l’entrée du chemin de Courville — chemin qui conduisait vers les hauteurs de Montmorency — et le pied de la cascade. C’était donc l’aile gauche qui se trouvait immédiatement menacée, et Montcalm se réjouit en songeant à quel insuccès marchait Wolfe. Tout de même, comme ce jeu pouvait n’être qu’une feinte du général anglais, Montcalm prit immédiatement toutes les précautions pour mettre son camp à l’abri d’un coup du sort, et à toute l’armée il ordonna des préparatifs de bataille. Après avoir renforcé l’aile commandée par le chevalier de Lévis qui, à son tour, envoya des renforts à Repentigny posté sur la rivière Montmorency, le général français expédia vers les redoutes de la route de Courville le capitaine Jean Vaucourt avec huit cents miliciens.

Notre ami Flambard, en apprenant qu’on allait se battre du côté de Montmorency, s’empressa de joindre le bataillon de Jean Vaucourt.

Les deux amis, après un repas très frugal pris sur le pouce, se mirent durant la sieste à causer. Ils ne s’étaient pas vus pendant plusieurs jours, et le jeune capitaine avait hâte d’être mis au courant des démarches entreprises par Flambard pour retrouver l’enfant de sa femme. Mais le spadassin eut le chagrin de n’apporter à son ami aucune nouvelle rassurante. Il n’avait pu retrouver non plus les deux ravisseurs de l’enfant, c’est-à-dire Pertuluis et Regaudin, dont le détachement était devenu une équipe volante qu’on ne savait jamais où trouver exactement.

Jean Vaucourt retomba plus profondément dans son chagrin.

— Et madame Héloïse ? s’enquit Flambard qui ne cessait de s’inquiéter, lui, de la fille du comte de Maubertin.

— Hélas ! soupira Vaucourt ; elle est toujours dans le même état !

Depuis le jour où le malheur l’avait si durement atteint, le jeune capitaine allait tous les jours rendre visite à sa femme aux Hospitalières, où elle vivait sous les attentions constante de Marguerite de Loisel. La jeune femme recevait son mari comme un ami seulement qui se serait intéressé à son sort malheureux. Elle lui souriait tristement, l’éloignant s’il voulait se rapprocher d’elle pour l’embrasser ; puis elle demandait d’une voix éteinte et de lèvres qui se crispaient amèrement :

— Avez-vous rencontré le capitaine Jean Vaucourt, monsieur ? et savez-vous s’il me ramènera bientôt mon petit ?

Non… l’état mental de la jeune femme ne s’était pas amélioré. Et ces questions à son mari, elle les posait invariablement à toutes les personnes qui l’approchaient, même à Marguerite de Loisel, dont elle prononçait le nom, mais qu’elle ne reconnaissait pas : Marguerite lui apparaissait comme une étrangère dont elle ne s’expliquait pas la sympathie. Elle vivait presque dans un mutisme continuel. Tout le jour elle demeurait à la fenêtre de sa chambre, considérant d’un œil terne le ciel et le paysage environnant. Le soir venu, elle se jetait toute vêtue sur son lit, et demeurait inerte. Hormis la maladie de ses facultés mentales, Héloïse se portait bien. Seulement, elle mangeait peu, et, de ce fait, elle était devenue d’une maigreur extrême. Elle faisait pitié !

À chacune de ses visites à sa femme, Jean Vaucourt avait vainement essayé de se faire reconnaître : la jeune femme le regardait avec un visage impassible, puis ses lèvres décolorées se bornaient à esquisser un sourire pâle et incrédule.

Une fois que le capitaine avait insisté pour lui faire entendre qu’il était bien et réellement le capitaine Vaucourt, elle lui avait répondu avec un sourire ennuyé et maladif :

— Monsieur, si vous le rencontrez quelque part, n’oubliez pas de lui dire que je l’attends… j’ai tellement hâte de serrer mon petit Adélard sur mon sein !

En prononçant ces dernières paroles, des larmes avaient perlé au bord de ses cils blonds.

Un sanglot avait aussitôt déchiré la gorge du capitaine qui s’en était allé en pleurant.

Et le capitaine demanda à Flambard en le regardant dans les yeux :

— Voyons ! mon ami, ne pouvez-vous trouver un remède pour guérir ma pauvre femme ?

— Si, répondit Flambard, je connais le remède et je le trouverai !

— Vous connaissez ce remède ? interrogea Vaucourt en tressaillant de joie.

— L’enfant… c’est tout ! répondit laconiquement le spadassin en fronçant les sourcils.

— Vous voulez dire que ma femme recouvrera la raison en retrouvant son enfant ?

— Oui. Mais pour retrouver l’enfant il importe de retrouver Pertuluis et Regaudin. Il importe encore de savoir de ces deux ribodeurs ce qu’ils ont fait de l’enfant, car ils ne l’ont pas mangé, j’espère bien. Eh bien ! prenez ma parole, capitaine, à moins que les Anglais n’écharpent ces deux chiens errants, je vous jure que je les rattraperai et que je leur ferai cracher leurs secrets ! Mais voilà : ces Anglais vont probablement déranger mes plans en venant attaquer nos retranchements.

— Oh ! sourit le capitaine avec confiance, je compte bien que nous leur apprendrons en peu de temps ce que nous valons. Que pensez-vous, mon ami, de leur jeu ?

— C’est un jeu stupide, c’est insensé de leur part ! Et cela me paraît tellement insensé de venir nous attaquer ainsi, que je pense ceci : si j’étais le général de nos troupes, le sort des Anglais serait vitement fixé.

— Que feriez-vous ?

— Une chose que ne semble pas en train de faire le général Montcalm, sans vouloir critiquer ses plans.

— Et que fait-il qui ne vous convienne pas ?

— Vous le voyez, il renforce tous les postes du rivage !

— Eh bien ? demanda Jean Vaucourt très étonné.

— Moi, sourit Flambard, je dégarnirais au contraire les fortins et les redoutes, n’y laissant que juste quelques tirailleurs pour faire croire à notre résistance. Je laisserais les Anglais débarquer bien tranquillement, je leur permettrais même de se déployer largement tout le long de la plage. Mais durant ce temps j’aurais préparé mon armée en bon ordre d’attaque de façon à pouvoir bondir hors de ses retranchements, de se ruer à la gorge des Anglais, d’en étouffer le plus possible et de rejeter le reste dans le fleuve.

Jean Vaucourt se mit à rire.

— Vous riez ? se récria Flambard. Eh bien ! regardez notre position ! Nous sommes imprenables d’abord ; ensuite nous avons l’avantage du terrain pour l’attaque comme pour la retraite ; mais nous possédons surtout l’avantage de l’avance et de la victoire. Voyez, en bas, ce rivage presque plat et spacieux où une armée assez nombreuse peut se déployer à l’envi ! Voyez où nous sommes, nous : sur des hauteurs embroussaillées et fortifiées d’où nous commandons ! Et voyez, à droite, la rivière Saint-Charles où Bougainville pourrait manœuvrer ; à gauche, Montmorency d’où Lévis pourrait descendre comme la foudre ! N’est-ce pas clair ? Avec un peu d’ensemble et d’impétuosité nous mettrions l’anglais en bouteille, et v’lan !…

— Certes, admit Vaucourt, votre plan serait généreux et sûr à condition que l’ennemi ne nous attaquât pas sur notre flanc gauche, comme le redoute Monsieur de Montcalm.

— Ah ! au fait, en cette hypothèse il aurait fallu détourner, par une feinte quelconque, les Anglais de cette tentative. Et encore, à l’heure qu’il est, je lancerais quelques compagnies de Canadiens contre les positions anglaises à Montmorency, et, par certains mouvements de troupes de ce côté de la rivière, je laisserais penser au général Wolfe que nous nous dégarnissons ici, pour qu’il fût tenté de jeter sur cette plage toute son armée que nous taillerions en pièces.

— Mais cette idée est peut-être celle du général Montcalm.

— J’en doute, puisqu’il donne ordre de repousser toutes tentatives de débarquement des Anglais. Or, je conçois qu’il importe, pour battre les Anglais ou eux-mêmes pour nous battre, qu’ils viennent à terre, puisque nous n’avons pas de navires pour aller les rencontrer sur l’eau.

— C’est juste, sourit Jean Vaucourt.

Les tactiques de notre ami Flambard étaient peut-être celles d’un soldat ardent, brave, impétueux, plutôt que celles d’un véritable tacticien de la guerre. Il avait certainement l’œil d’un valeureux troupier ordinaire, mais non celui d’un général. Quoi qu’il en soit et sans vouloir diminuer la valeur militaire de Montcalm, nous pouvons dire que cette affaire de Montmorency aurait pu s’appeler la Bataille de Beauport et entrer dans l’Histoire comme un événement décisif. Il n’y a pas de doute que, là, fut la seconde erreur de Montcalm, en ne donnant pas aux Anglais le temps de se déployer sur la plage de Beauport : c’eût été fort probablement le salut de la Nouvelle-France. La terrible Armada anglaise n’était pas tant un danger par elle-même que la forte armée de terre qu’elle transportait dans ses flancs, et c’est l’armée qu’il importait d’attirer sur un point de la côte et d’anéantir. Il est fort probable que Montcalm avait eu cette idée ; et il est certain que le Chevalier de Lévis avait conçu un plan de ce genre, si nous nous en rapportons à certaine relation du temps ; mais il appert que M. de Vaudreuil et François Bigot s’étaient fortement opposés à ce plan audacieux.

Vers les deux heures de relevée de ce jour du 28 juillet, Jean Vaucourt et son bataillon se trouvaient embusqués dans les buissons qui bordaient le chemin de Courville, et à ce moment les canons de la flotte anglaise et ceux des deux transports échoués sur le rivage lançaient un vrai torrent de projectiles sur ce point.

Là, Montcalm avait fait construire des ouvrages en terre qui protégeaient les Canadiens contre le feu des ennemis. Çà et là des redoutes avaient été élevées et garnies de petits canons. Tous ces ouvrages défensifs avaient été aménagés de meurtrières permettant aux Canadiens de surveiller l’approche de l’ennemi et de répondre à leur feu. Ils s’élevaient en gradins irréguliers des bords du fleuve jusqu’au village de Beauport, et ils étaient pour la plupart masqués par des taillis et des bosquets aux feuillages touffus. Si l’armée anglaise se fût engagée dans les méandres de ces fortifications, elle y eût été anéantie. Mais le plan de Wolfe était seulement d’inquiéter sérieusement l’aile gauche de Montcalm, tandis que le plus gros de ses forces emporteraient les premières défenses du rivage de Beauport et gagneraient la rivière Saint-Charles et les Faubourgs de Québec. Le général espérait mettre une barrière solide entre Montcalm et Bougainville et entre la capitale et l’armée de Beauport. Il allait échouer parce que ce plan avait été en partie deviné par Montcalm qui demeurait sur ses gardes.

Pour en revenir à nos amis, Jean Vaucourt et son bataillon, sur l’ordre du marquis de Montcalm, avaient occupé les épaulements qui dominaient et protégeaient la route de Courville, route qui s’élevait vers les positions occupées par l’armée du chevalier de Lévis.

Sous ces épaulements et en bas de la route parmi les taillis qui bordaient le rivage quatre redoutes avaient été dressées pour défendre l’entrée du chemin de Courville. Dans ces redoutes Montcalm avait aposté ses meilleurs tireurs canadiens et les avait mis sous les ordres de Vaucourt. Elles étaient invisibles à l’œil de l’ennemi, masquées qu’elles étaient par un rideau de jeunes frondaisons. Mais Wolfe se doutait bien que chacun de ces taillis et que peut-être toutes les broussailles devaient abriter ou des Canadiens ou des Français, et il faut croire qu’il avait l’intention d’aborder la route de Courville, puisque, vers les deux heures, il fit tomber une avalanche de fer et de feu sur ces redoutes et la brousse avoisinante ; si bien que les tireurs canadiens durent évacuer deux de ces redoutes pour retraiter derrière les remparts gardés par Jean Vaucourt et ses miliciens. Puis à leur tour ces remparts furent assaillis par une grêle de projectiles qui hachèrent bois, taillis, buissons. Les Canadiens de Jean Vaucourt, protégés par les parapets de leur ligne, ne bronchèrent pas ; ils essuyèrent durant une heure cet ouragan de fer sans autres dommages appréciables que quelques miliciens blessés par des éclats de bois.

Cependant la flottille de berges ennemies n’avait pas cessé ses manœuvres dans la rade, et vers quatre heures elle s’approcha lentement du rivage sur une largeur qui semblait couvrir la distance qui séparait le pied de la route de Courville et celui de la chute Montmorency : mais la plus forte partie de ces berges se dirigeaient plutôt vers la chute. À cet instant, la bataille s’engageait aux abords de la Rivière Montmorency où une colonne de deux mille soldats anglais, après avoir traversé la rivière, attaquait les positions du chevalier de Repentigny. Dans le même moment une autre colonne d’attaque, conduite par les brigadiers anglais Murray et Townshend, descendait des hauteurs de l’Ange-Gardien et se dirigeait vers le gué, qui traversait le pied de la chute, pour venir se joindre à l’armée que portaient les berges. L’attaque des Anglais semblait donc se concentrer tout entière contre l’armée du chevalier de Lévis. Il n’y a pas de doute que Wolfe, avant de prendre le chemin de la rivière Saint-Charles et de Québec, voulait tenter de réduire cette armée à néant.

Ces bruits de bataille arrivaient jusqu’aux oreilles de nos amis au chemin de Courville. Jean Vaucourt fit observer à Flambard :

— Je pense, mon ami, que nous aurons peu de besogne ici ; écoutez ce vacarme là-haut, du côté de la rivière !

— Faut-il y courir ? demanda Flambard, impatient de se battre.

— Nos ordres sont de tenir ici même. Tenez ! s’écria-t-il tout à coup, cette troupe de fantassins qui vient de débarquer, ne semble-t-elle pas venir de ce côté ?

— Juste, répondit le spadassin ; c’est un régiment de grenadiers anglais qui marche sur nous !

C’était bien une colonne de deux mille grenadiers qui, sous les ordres du brigadier anglais Monckton, marchait vers le pied de la route de Courville. Mais après avoir marché environ deux cents verges, cette colonne s’immobilisa, et une vive musique de guerre retentit et se mêla aux bruits de bataille qui descendaient des hauteurs de Montmorency.

— Ah ! ah ! se mit à ricaner Flambard, vient-on uniquement pour nous servir une séance musicale ? Par mon âme ! si c’est là nargue et goiserie, nous allons leur servir, nous, une musique de plomb et de fer qui ne résonnera pas moins bien à leurs oreilles que ne résonne le cri agaçant de leurs fifres.

— Nous allons voir, répliqua Vaucourt. D’abord, ne dirait-on pas que ces grenadiers attendent cette autre troupe qui débarque plus loin ?

— Fichtre ! murmura Flambard, voilà des fusiliers de la Nouvelle-Angleterre que je reconnais à leurs fanions déployés.

— Vous les reconnaissez ? demanda Vaucourt avec surprise.

— Sans doute. N’ai-je pas, l’an passé, traversé leurs pays à ces néo-anglais, lorsque je gagnais le lac Champlain et le Fort Carillon ? Et n’ai-je pas passé au travers d’un régiment de ces fusiliers qui, battus en pièces par nos soldats, avaient pris la peur au chien et décampaient après avoir jeté bas leurs flingots ? Par le diable ! je suis content ; on va leur faire voir une autre estocade qui, bien certainement, leur fera passer le goût de mettre les pattes sur la terre du voisin.

Les fusiliers s’étaient rangés en ordre d’attaque à la droite des grenadiers, et s’étant, eux aussi, immobilisés, leur musique de guerre se joignit à celles des grenadiers.

— Décidément, s’écria Flambard, médusé, c’est une politesse qu’on vient nous faire. Et dire que le père Croquelin n’est pas là pour leur jouer, en retour, un air de sa viole ; et dire encore que je n’ai pas ce rebec…

Soudain, le spadassin tira sa rapière, sauta sur le parapet de la redoute et, mettant son tricorne à la pointe de sa lame, il dressa sa haute taille au-dessus des buissons avoisinants et hurla de sa voix nasillarde et retentissante :

— Vive la France !

Huit cents verges seulement le séparaient des Anglais. Eux, aperçurent ce géant fantasque, qui semblait les narguer. Les musiques s’étaient tues ; la brise de l’ouest avait emporté la voix du spadassin jusqu’aux premiers rangs des grenadiers ennemis. Ceux-ci demeuraient abasourdis en tenant leurs yeux fixés sur cette fière silhouette qui, tel un Colosse de Rhodes, semblait leur défendre l’entrée sur ce sol de la Nouvelle-France. Monckton eut une pensée d’admiration pour ce brave ; mais il regretta en même temps de ne pouvoir lui faire expier cette bravade. La colonne n’avait pas de canons, et la portée des fusils ne permettait pas d’atteindre l’audacieux spadassin.

Et Flambard demeurait là, narquois, la rapière pointée vers le ciel, son tricorne balançant au bout.

Mais ce geste avait été vu des transports échoués sur la grève, et cette silhouette offrait à un canonnier habile une cible magnifique. Et il faut croire que cet habile canonnier existait, puisqu’une formidable détonation éclata et que, à la même seconde pour ainsi dire, le tricorne de Flambard fut emporté par un boulet de canon.

Le spadassin éclata d’un rire énorme, puis il sauta dans le redoute. Monckton ne voulant pas que ce rire nasillard et moqueur fît mal aux oreilles de ses hommes, ordonna aux musiques de jeter une marche victorieuse.

— Mais que diable attendent-ils là ainsi arrêtés ? demanda Vaucourt.

— Il faut croire, répliqua le spadassin, qu’ils attendent que les autres troupes soient débarquées.

En effet, à cet instant la moitié seulement des troupes portées par la flottille de berges avait mis pied à terre. D’autres berges approchaient, d’autres encore se détachaient de la flotte et venaient vers la plage.

— Par ma foi ! exclama Flambard, vont-ils nous jeter dessus cinquante mille hommes ? Voyez, capitaine !

Pas moins de trois mille hommes se trouvaient déjà sur la plage, et c’était déjà beaucoup. Mais voilà que, venant des chutes, d’autres troupes apparaissaient : c’étaient celles que conduisaient Towshend et Murray. Après être descendus des hauteurs de l’Ange-Gardien, ces bataillons avaient traversé un gué au pied des chutes, et, suivant un sentier frayé à travers la brousse, ils devançaient les grenadiers de Monckton, descendaient la pente vers la plage, puis remontaient vers la route de Courville. Murray, avec mille hommes, s’était immobilisé dans le sentier qui dominait le gué, pour de là, l’ordre venu, s’élancer vers les hauteurs de Montmorency. À suivre ces manœuvres, Jean Vaucourt pensa qu’il y avait mésintelligence entre les chefs anglais, et cela apparaissait d’autant plus probant qu’il voyait Towshend approcher avec tout au plus huit cents hommes. C’était folie de la part de l’officier anglais à moins que ce ne fût qu’une feinte. Quoiqu’il en soit, Vaucourt donna des ordres rapides à Flambard, qui alla de suite prendre le commandement d’une compagnie de tirailleurs canadiens qui se trouvait postée à la gauche du jeune capitaine, et lui-même prépara ses miliciens à l’attaque.

Towshend aborda d’abord les redoutes évacuées par les Canadiens. Encouragé par la tranquillité des lieux et ne croyant pas trouver de garnisons dans les redoutes dressées au-dessus du chemin de Courville, il marcha contre.

C’était le moment attendu par Jean Vaucourt. Sur un signal de lui, une grêle de balles crachées à quarante verges de là assaillit le régiment anglais. Il y eut recul et désordre dans la troupe ennemie.

Néanmoins, pensant n’avoir affaire qu’à un petit poste, Towshend voulut le déloger. Il reforma les rangs de ses hommes et les lança à l’attaque des deux redoutes occupées par les tirailleurs canadiens. À l’instant même, de tous les épaulements qui garnissaient la pente au-dessus du chemin de Courville retentit un vif feu de mousqueterie, et une seconde grêle de balles se mit à pleuvoir sur les Anglais. Ceux-ci perdaient déjà une centaine d’hommes, tués ou blessés.

De nouveau Towshend retraita. Monckton, qui n’avait pas encore bougé, dépêcha au secours de Townshend un régiment de grenadiers. Ceux-ci, au lieu de suivre la plage, grimpèrent aux brousses voisines et se frayèrent un chemin vers la route de Courville, comme s’ils avaient eu l’idée de surprendre les Canadiens dans leurs retranchements. Mais de son poste Flambard avait découvert la manœuvre. Il rassembla autour de lui quatre cents tirailleurs, et les apprêta à se jeter dans le flanc de la colonne.

Les grenadiers anglais approchaient, se faufilant sans bruit à travers la broussaille. Ils arrivèrent bientôt sous les ouvrages de terre occupés par les Canadiens. De prime abord il était assez difficile de reconnaître ces ouvrages, masqués qu’ils étaient par l’épais feuillage, et les grenadiers pouvaient passer à cinq ou six toises sans les voir ; ensuite, leur objectif étant ce fortin où se trouvait Vaucourt et contre lequel Towshend avait échoué, ils ne semblaient pas prendre la peine de scruter les fourrés qu’ils traversaient. Flambard profita de cette faute, et l’on entendit tout à coup sa voix nasillarde et tonnante :

— Par les deux cornes de satan ! amis canadiens, tuez-moi tous ces English !

Cette voix seule parut produire sur les grenadiers l’effet d’un coup de canon… ils s’immobilisèrent.

Un choc terrible les ébranla à la seconde même : la rapière à la main droite, un poignard à la main gauche, Flambard pénétra dans le flanc droit des grenadiers, tout comme un coin de fer peut entrer dans le billot.

Avec ses Canadiens, il harcela pendant une heure les grenadiers ennemis, et ce fut dans ces fourrés épais une bataille corps à corps. À la fin, les grenadiers anglais, croyant avoir le diable à leurs trousses, se débandèrent et prirent la fuite dans la direction du reste de la colonne de Monckton. Pendant ce temps, Jean Vaucourt s’était élancé avec ses miliciens sur Townshend et achevait de le mettre en pleine déroute.

Sur les autres points du champ de bataille le succès demeurait encore avec les armes de la colonie. Murray, qui avait essayé d’escalader les hauteurs de Montmorency, se voyait culbuté par le chevalier d’Herbin qui commandait sous les ordres de Lévis, des compagnies de miliciens et de réguliers. Sur les bords de la rivière Montmorency, Repentigny battait complètement les deux mille hommes commandés par le major Hardy.

Mais le plus dur du combat paraissait se dérouler au pied de la route de Courville.

Monckton, en voyant la déroute de Towshend était accouru à son secours avec le reste de ses grenadiers et de nouvelles troupes débarquées des berges. Ce que voyant, Jean Vaucourt et Flambard unirent leurs forces pour donner le coup d’assommoir. Et pour ne pas donner aux Anglais le temps de prendre position, ils se ruèrent à leur rencontre avec une furie telle, que l’ennemi se trouva de nouveau tout à fait ébranlé. Enragés et voulant à tout prix décider de suite de la victoire, excités par la voix dominatrice de Flambard et les rudes coups qu’il portait aux Anglais, les Canadiens se mirent à faire un vrai massacre…

Or, tandis que résonnait le choc du fer contre le fer, tandis que les baïonnettes se croisaient avec un grincement affreux d’acier, tandis que les canons anglais continuaient de cracher leur mitraille sur l’armée du centre qui n’avait pas encore bougé, et tandis que s’élevaient de toutes parts des rumeurs effrayantes et des fracas étourdissants, le ciel s’était dérobé sous d’épais et sombres nuages. Puis ces nuages avaient été sillonnés d’éclairs gigantesques, le tonnerre s’était mis de la partie pour rehausser le vacarme de la bataille. Puis une rafale de vent avait soudain déferlé ; sa poussée était si formidable que les combattants, qui ne se trouvaient pas pressés les uns contre les autres, étaient soulevés et couchés violemment sur le sol. Des grêlons se mirent à tomber, des grêlons plus gros que les balles et qui déchiraient les visages en les cinglant. Un moment l’obscurité devint si profonde que les combattants se perdirent presque de vue. Puis ce fut un déluge d’eau qui descendit durant quelques minutes, une nappe d’eau si épaisse qu’on ne pouvait voir à une coudée de soi. Le combat se trouva donc interrompu et tous les bruits de la bataille qui, un moment auparavant, avaient empli l’espace de rumeurs terribles, se turent. On n’entendit plus que les crépitements des gouttes d’eau fouettant les mares, que le sifflement de la rafale, que les éclats secs et cassants de la foudre.

Flambard et ses tirailleurs avaient cherché un abri sous la ramure touffue des saules. Là, il avait dit à ses Canadiens :

— Mes amis, il faut nous apprêter à tomber sur le dos des Anglais, dès que nous pourrons glisser de l’œil au travers de ce déluge.

Les tirailleurs, toujours prêts à suivre ce gaillard qui les fascinait et fiers de marcher sur ses pas, se tenaient couchés à plat ventre sur leurs fusils et leur poudre pour les préserver de l’eau du ciel, attendant avec impatience la fin de l’orage.

— Ne faudra-t-il pas prendre un peu le temps de se sécher ? interroge goguenard, un vieux canadien fort habile à tirer, et qui à lui seul avait abattu dans cette échauffourée sept officiers anglais et un grand nombre de troupiers.

— On se fera sécher à courir sus aux Anglais ! rétorqua Flambard. Plus on court vite, ajouta-t-il, plus on sèche, pas vrai, amis Canadiens ?

Mais c’était un grand et beau soleil, un soleil de victoire, qui allait sécher les uniformes de nos héros, et c’étaient aussi les feux de joie qu’on allumerait pour le repas du soir.

Car, lorsque l’orage fut passé, lorsque le brouillard d’eau se fut dissipé, ce fut avec une surprise inouïe que les Canadiens, et toute l’armée française, virent les Anglais regagner en toute hâte leurs navires : ils avaient profité de l’ouragan pour retraiter jusqu’aux berges et se rembarquer.

Les pertes de l’armée anglaise furent considérables mises en regard de celles que subit l’armée de la Nouvelle-France. Bien que les historiens ne s’accordent pas beaucoup à ce sujet, on croit que les pertes anglaises furent près de cinq cents hommes tués, blessés ou prisonniers ; tandis que celles des Français ne furent que de quatre-vingts, morts ou blessés.

On ne peut pas dire que ce fut une victoire dans le sens large du mot, attendu que cette affaire n’eut rien de décisif et qu’elle n’entama que très légèrement les forces ennemies. Mais elle eut pour effet, d’une part, de semer le découragement chez les chefs anglais, de l’autre, de relever le moral des défenseurs de la colonie. Et l’on peut ajouter que si Montcalm avait donné l’ordre de poursuivre l’ennemi, s’il avait fait des plans et des prévisions pour canonner la flottille de berges qui remportaient les soldats d’Albion, il aurait pu tourner ce succès en une victoire complète et il aurait gagné la partie entière ; et l’on aurait vu la Nouvelle-France sauvée une fois encore de l’invasion et de la conquête.

N’importe ! Tout peu qu’il fut ce succès valait bien la peine qu’on le fêtât joyeusement, car il mettait au cœur de la colonie un espoir qu’elle n’avait plus depuis le jour où le général anglais, Wolfe, avait détruit sa capitale et dévasté ses ravissantes campagnes.