Le siège de Québec/La mémorable raclée

Éditions Édouard Garand (p. 54-64).

XVI

LA MÉMORABLE RACLÉE


On sait que Bougainville, après avoir transporté ses troupes jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour empêcher toute tentative de descente du général anglais Murray, était revenu dans ses positions du Cap Rouge pour y attendre les événements. Il avait renvoyé à Montcalm les renforts que ce dernier avait mis à sa disposition. Parmi ces renforts se trouvait le détachement de grenadiers dont faisaient partie nos deux compères Pertuluis et Regaudin.

Or, durant ce court déplacement, Pertuluis et Regaudin avaient tant souffert de la soif que, revenus dans leur cantonnement de la rivière Saint-Charles, ils cherchèrent par tous les moyens à se procurer des eaux-de-vie. Malheureusement, depuis un certain temps on ne croisait plus de « lanterniers ». Après Montmorency il y avait eu désordres, et Vaudreuil avait donné des ordres sévères aux officiers pour réprimer impitoyablement le trafic clandestin des eaux-de-vie. Ce que voyant, et de plus en plus torturés par la soif, nos deux grenadiers décidèrent enfin de s’esquiver de leur cantonnement et d’aller frapper à la porte hospitalière de la mère Rodioux, en la ville basse. Ils résolurent de profiter d’une nuit suffisamment noire pour sortir du camp inaperçus, et le soir du 12 septembre leur parut favorable.

Ce ne fut pourtant pas de cœur bien gai que les deux bravi s’étaient décidés de se rendre au cabaret de la mère Rodioux, car ils redoutaient fort la colère de la vieille mendiante et la rancune de Rose Peluchet que, par méprise un jour, ils étaient allés jeter dans les bras du sieur Deschenaux. Mais leur soif était une toile torture…

— Mon cher Pertuluis, avait murmuré Regaudin, comme tu vois, il n’est pas une larme nulle part ; j’en ai le cœur tout noyé de tristesse !

— Ventre-de-roi, grogna Pertuluis, j’ai bien une larme à l’œil, mais je doute qu’elle puisse t’ôter la soif.

— Tu pleures donc aussi de tristesse ? demanda Regaudin en s’essuyant les yeux.

— Et de désespoir, pauvre Regaudin. Car, en supposant que la mort nous vienne surprendre en tel état de sécheresse, qu’adviendrait-il de nos corps ?

— Hélas ! le diable en aurait vite raison ; ils brûleraient comme une mauvaise étoupe !

— Eh bien ! ventre-de-cochon, c’est que ce que je ne veux pas qu’il m’arrive ! Regaudin, ajouta-t-il d’une voix grave, je tiens quelques carafons !

Regaudin sauta de joie.

— Ô bonté divine ! s’écria-t-il en joignant les mains.

Puis, inquiet :

— Oui, mais tu ne les tiens que par l’imagination ?

— Mais je les tiendrai en mon ventre avant qu’il ne soit le jour de demain. Regaudin, nous irons chez la bonne mère Rodioux !

Regaudin fit un saut de chat croqué.

— Hein ! chez la mère Rodioux ?… Merci, mon vieux, je ne tiens pas à me faire scalper encore par cette vieille sauvagesse ! Ah ! non… merci bien !

Pertuluis se mit à rire.

— Regaudin, dit-il, sais-tu que la mère Rodioux, que, en d’autres circonstances, je ne souhaiterais nullement revoir, oui, sais-tu, si je le veux, qu’elle nous recevra comme ses enfants chéris… qu’elle nous ouvrira les bras avec sa porte… qu’elle nous embrassera ?

Regaudin éclata de rire.

— Ah ! ouiche ! mon pauvre Pertuluis, la soif te rend malade, malade à te mettre sous terre ! Décidément, tu n’as plus ton quinquet dans ta lucarne !

— Non ?… Tu te trompes, Regaudin, tâte ça !

Il enleva son tricorne et frappa rudement sur sa tête.

— Oui, tâte ça, et tu vas voir que le quinquet est encore dans la lucarne. Mais écoute ; j’ai dit que nous allons chez la mère Rodioux… Écoute bien : j’arrive chez la mère, je l’embrasse sur… le cou pour l’attendrir, puis je lui bafouille comme ça : La mère, je vous apporte un enfant trouvé qui vous rapportera des mille et des mille si seulement vous savez vous y prendre !

— Un enfant trouvé ! fit naïvement Regaudin et quelque peu surpris.

— Parbleu ! l’enfant de Vaucourt ?

— Ah ! biche-de-bois, j’avais oublié notre p’tit trésor… Courons, Pertuluis, courons le chercher !

— Patience, patience, Regaudin ! Es-tu déjà sol et fol ? Oublies-tu, mémoire de puceron, que nous avons confié cet enfant au sieur Deschenaux qui nous en a payé cinq cents livres, avec promesse d’un autre cinq cents livres lorsqu’il aura tiré rançon pour le poupard ?

— Oui, oui, mémoire de chat ! grommela Regaudin en se frappant le front. À la fin, ces Anglais finiront par nous faire perdre le fil. Mais alors, comment aller faire des marchés avec la vieille ribaude, puisque nous n’avons plus droit sur cet enfant ?

— Eh ! mais, s’impatienta Pertuluis, ne comprends-tu pas qu’il s’agit d’une pure supercherie ? La mère Rodioux nous servira à boire, et une fois que nous aurons rempli nos outres convenablement nous lui tirerons notre révérence.

— Bien, sourit Regaudin, nous irons chez la mère Rodioux, Après la tombée des ténèbres, les deux compères se glissèrent à la sourdine hors de leur tente et prirent le chemin de la cité. Là, la vie semblait renaître peu à peu depuis que les Anglais avaient cessé d’y jeter leurs projectiles meurtriers et incendiaires. Mais quels affreux dégâts !… Nombre de citadins, qui avaient cherché refuge dans la campagne voisine, rentraient dans la ville et relevaient les murs de leurs habitations. D’autres, cependant, qui se trouvaient complètement ruinés et sans abri, quittaient les caves au fond desquelles ils avaient vécu plus d’un mois et sortaient de la ville : ils s’en allaient sur les terres ou prenaient le chemin des Trois-Rivières et de Montréal. La ville ne présentait plus qu’un amas de décombres informes : des pierres noircies par la fumée, des poutres calcinées, des mobiliers, d’abord arrachés aux flammes et transportés dans la rue, puis écrasés en miettes par l’écroulement d’un pan de mur voisin. Nombre de gros édifices n’offraient plus que des murailles croulantes. Les toits des habitations étaient éventrés, enfoncés, béants. Les rues et ruelles étaient creusées, trouées, labourées par les boulets ; les baraques et bicoques quelconques étaient disparues ne laissant à leur place qu’un petit tas de cendres que les vents emportaient peu à peu chaque jour. Néanmoins, il était nombre d’habitations qu’il était possible de réparer sans trop de frais, et leurs propriétaires, aidés des soldats de la garnison, s’y appliquaient, hâtivement. Plus de deux cents maisons avaient été pour ainsi dire relevées de leurs ruines. D’autres citadins, plus optimistes peut-être, reconstruisaient tout à fait leurs demeures, malgré les avis contraires du commandant de la place qui redoutait un autre bombardement. Mais les malheureux s’imaginaient que les Anglais, qui avaient tout détruit, ne songeraient plus à recommencer. Ils se trompaient, ces pauvres citadins, dont plusieurs allaient par deux fois reconstruire leurs foyers.

La basse-ville avait encore plus souffert que la haute. Là, dans un amoncellement de baraques branlantes l’incendie avait eu grand jeu, surtout en cette partie qui longeait le pied de la falaise, c’est-à-dire de la Porte du Palais jusqu’au pied du Fort Saint-Louis. Il n’y avait plus là que des débris informes mêlés d’un peu de cendres. Çà et là quelques maisons de pierre avaient pu résister à l’ouragan, seuls leurs toits avaient été endommagés. Aux abords de la rue Sault-au-Matelot un pâté de baraques et de cahutes se maintenait encore debout, et presque sans déchirures et blessures, et cela semblait tenir du prodige, tant la dévastation, et l’on pourrait dire la boucherie, était complète tout autour. Or, dans ce pâté de baraques se trouvait le cabaret de la mère Rodioux.

Durant tout le mois qu’avait duré le bombardement, la cabaretière était demeurée dans sa cave avec ses fûts et futailles ; elle y avait même servi à boire aux soldats de la garnison qui, entre deux incendies, y venaient se désaltérer et refaire leurs forces épuisées. Son commerce avait été d’autant plus fructueux, que la plupart des tavernes et cabarets avaient été démolis. Elle réussissait à s’approvisionner de vins et d’eaux-de-vie par des intermédiaires de la bande de Bigot et Cadet, entre autres un certain Jean Corpron et un certain Jacques Foissan.

Ce soir du 12 septembre, le cabaret de la mère Rodioux était rempli de miliciens et matelots faisant partie de la garnison, tous Canadiens sauf quelques soldats réguliers qui, comme Pertuluis et Regaudin, avaient déserté leur cantonnement pour venir se retremper.

Rose Peluchet, souriante et active, était à son poste. Pendant le bombardement elle s’était réfugiée chez sa sœur, la femme du milicien Aubray : c’était l’unique parente que La Pluchette avait dans la colonie. Aubray avait épousé sa sœur en France, et Rose avait suivi le jeune couple au Canada. Après le bombardement, sur l’ordre de la cabaretière, la jeune fille était revenue au poste. Quant à la mère Rodioux, elle se tenait, toujours à son comptoir, grande, sèche, sévère et digne.

Ce soir-là, les conversations étaient peu animées et les tournées moins nombreuses ; et, l’ivresse étant moindre, naturellement la conversation s’en ressentait. Et puis les visages paraissaient, préoccupés, les gestes timides, les regards se rencontraient avec crainte. C’est que l’on commençait à redouter que le siège fût plus long qu’on avait pensé, et à tous l’issue de cette guerre n’offrait rien de rassurant. Par surcroît se dressait le spectre de la famine : les vivres étaient rares, l’or et l’argent, manquaient, et les affaires ne se soutenaient plus qu’à l’aide d’une espèce de monnaie de carton qui, du jour au lendemain, ne pouvait valoir plus rien. Tout au plus cette monnaie de carton pouvait valoir auprès de l’épicier, du boulanger ou du boucher ; ces commerçants échangeaient ces cartons à la trésorerie pour de la monnaie d’or ou d’argent. À son tour le trésor colonial se retournait, du côté du trésor royal pour remboursement. Mais le jour où ces deux caisses se trouvaient épuisées, les cartons n’étaient plus que cartons. Aussi, nombre de commerçants étaient si défiants et si mesquins qu’ils refusaient de céder leurs marchandises contre cette monnaie de papier, et ils ne se pliaient à la dure nécessité que sur sommations du commandant de la place. Seuls étaient exempts de la monnaie de carton les aubergistes, taverniers, cabaretiers, tous ceux-là, bref, qui faisaient le commerce des eaux-de-vie ; car l’eau-de-vie n’étant pas une nécessité à l’existence, elle n’était pas assujettie à la monnaie de papier. La mère Rodioux ne vendait donc que contre de l’or bien brillant et de l’argent bien sonnant, et encore ne prenait-elle l’argent que faute de mieux.

Il était environ huit heures, quand un personnage fit brusquement son entrée dans la taverne, mais un personnage qui impressionna tellement la mère Rodioux qu’elle manqua de s’écrouler derrière son comptoir. Pourtant, elle se rassura assez vite en voyant courir sur les lèvres minces de l’arrivant un large sourire.

C’était Flambard.

— Bonsoir, mère Rodioux ! Bonsoir, mes braves !

Flambard saluait les miliciens et matelots, et ceux-ci se dressaient pour faire le salut militaire, tout comme si le général Montcalm eût fait son apparition.

— Bonsoir, mademoiselle Peluchet ! dit encore Flambard tout en exécutant une jolie révérence à Rose, qui s’inclina gauchement en rougissant.

Et très gracieux, très maître de soi toujours, le spadassin s’avança vers le comptoir, les mollets battus par le long fourreau de sa rapière. Mais déjà la cabaretière s’élançait au devant de notre héros, grimaçait tous les sourires possibles, et de sa voix éraillée, qu’elle essayait de rendre plaisante, disait :

— Monseigneur désire peut-être un appartement privé ?… Car la présence de Monseigneur est un honneur…

— Bien ! bien ! mère Rodioux, interrompit Flambard avec un air protecteur, il est entendu que vous m’offrirez un appartement privé ; mais non pour le motif que je sois plus et mieux considéré que ces braves Canadiens, uniquement, mère Rodioux, parce que j’ai deux mots à confier à mademoiselle.

Flambard sourit doucement à la servante.

Rose Peluchet rougit plus violemment encore que l’instant d’avant, et il y avait matière à rougir, mais à rougir de joie : Flambard l’appelait tout au long « Mademoiselle », elle qui n’entendait jamais résonner que « La Pluchette », comme si elle n’était qu’une fille de pas grand’chose du tout, de rien du tout ! Aussi, la pauvre fille était-elle toute prête à mettre le courtoir Flambard au rang de la plus haute et de la meilleure gentilhommerie de France.

— Ah ! vous avez affaire à La Pluchette ? fit la mère Rodioux un peu décontenancée.

— Oui, une petite communication importante… deux minutes, trois minutes peut-être bien. Voyez-vous, mère Rodioux, ajouta Flambard en baissant la voix, affaire de famille !

Il fit un signe mystérieux à la cabaretière qui sourit et répliqua :

— Bon, bon, monsieur Flambard, j’ai là ma cuisine où vous serez tout à fait comme chez vous, je vous conduis !

— J’accepte votre cuisine, mère Rodioux, mais pas avant que je n’aie trinqué avec ces braves miliciens et matelots que je trouve rassemblés ici. Allons, mère Rodioux, servez, je paye !

Les regards des miliciens et matelots brillèrent de plaisir et d’admiration. La cabaretière se précipita à son comptoir, jeta un ordre criard à la Pluchette, puis tourna la cannette d’une futaille.

Le spadassin jeta sur le comptoir une poignée de louis ruisselants. La mère Rodioux lui servit une large coupe de cristal, aux autres clients elle fit distribuer des gobelets d’étain.

Puis Flambard leva sa coupe et cria :

— Amis Canadiens, à la France et à votre pays !

— À la France ! clamèrent cinquante voix joyeuses.

Les gobelets furent vidés et remplis. Une autre poignée d’or glissa de la main large du spadassin sur le comptoir ; puis, précédé de la Pluchette, accompagné des yeux ravis de la cabaretière et des regards admiratifs de toute la salle, notre ami se dirigea vers la cuisine. La minute d’après la porte se refermait sur lui.

L’arrivée inattendue de Flambard n’avait pas manqué de faire naître nombre de commentaires dans la salle de la taverne. Son entrée avait de suite soulevé une vive curiosité. Plusieurs des miliciens et matelots ne connaissaient pas Flambard ; ils avaient bien entendu parler de ses exploits, mais ils ne l’avaient jamais vu. Aussi avaient-ils vivement admiré sa taille haute et souple, son air martial et audacieux, son geste large et grand seigneur. Ils avaient surtout remarqué la longue et lourde rapière sur le pommeau de laquelle se posait sa main fine et nerveuse. Et si cette rapière attirait leur attention, c’est qu’on savait avec quelle habileté il la maniait et combien elle pouvait être mortelle à qui osait l’affronter. Mille conjectures avaient de suite effleuré les esprits sur la visite du spadassin en la taverne de la mère Rodioux. Mais lorsqu’on le vit se retirer dans la cuisine avec Rose Peluchet, on se regarda avec stupeur.

— Diable ! chuchota un milicien, est-ce que monsieur Flambard viendrait demander la main de La Pluchette ?

— Il n’y aurait rien d’étonnant, fit un autre. Avez-vous remarqué la façon qu’il l’a regardée, et, elle, la façon qu’elle a rougi ?

— Eh ! eh ! fit un matelot qui connaissait Flambard un peu mieux que les autres, ne vous mettez pas le nez dedans ! Un vieux célibataire de cinquante ans comme Flambard, heu ! ça ne se marie pas souvent !

— Encore moins avec une poulette de dix-huit ans !

— Et une poulette qui n’a pas la plume en soie !

— Et qui n’est pas bien bien de race.

— Au fait, dit à son tour un soldat régulier assis un peu à l’écart avec quelques camarades, elle n’est qu’une pauvre fille de paysan.

— Eh bien ! répliqua un milicien qui, paysan lui-même, se sentit piqué par cette remarque, est-ce qu’on ne dit pas que des princes ont épousé des paysannes ?

— Oui, rétorqua ironiquement l’autre, on le dit dans les contes de ma grand’mère, mais qui l’a vu ?

Les répliques allaient se faire plus vives, plus aigres, lorsque la porte de la taverne s’ouvrit lentement, doucement. Elle ne s’ouvrit qu’à demi, et dans l’entre-bâillement se montra d’abord la face balafrée et sinistre de Pertuluis, puis la figure chafouine de Regaudin.

La physionomie de la mère Rodioux qui, depuis la venue de Flambard, s’épanouissait prodigieusement, devint tout à coup terrible à voir. Pertuluis saisit de suite cette transformation. Aussi, dès qu’il fut entré, s’écria-t-il en esquissant un sourire mielleux qui donna à son masque un affreux accent d’ironie :

— Eh ! cette excellente dame Rodioux… Je vous apporte mes respects et mes hommages, excellente dame.

— Et moi, chère dame, fit Regaudin ployé en deux et balayant le plancher crasseux de son tricorne, je viens déposer à vos pieds ma respectueuse personne.

Et les deux grenadiers s’avançaient vers le comptoir, feutres à la main, courbés en deux, grimaçant mille sourires qui leur tordaient la bouche affreusement.

Un silence s’était fait dans la salle. La mère Rodioux n’avait pas paru entendre ces paroles galantes des deux grenadiers ; elle demeurait impassible. Mais ses yeux jetaient des lueurs farouches qui émurent les deux compères.

— Ah ! diable ! la mère n’a pas l’air d’humeur ! fit remarquer Regaudin à l’oreille de son compagnon.

— Ventre-de-grenouille ! Regaudin, il va falloir taper dur dans les sentiments de la vieille.

Les deux bravi arrivaient près du comptoir.

— Brave dame Rodioux, commença Pertuluis, les Anglais nous ont donné une soif…

— Si bien, chère madame, interrompit Regaudin, que Notre-Seigneur n’eut pas tant soif sur sa Croix !

— C’est pourquoi nous avons pensé, reprit Pertuluis, qu’avec quelques lourds louis nous pourrions…

— Vider, à votre santé, chère et excellente dame, quelques carafons, acheva Regaudin.

— Et naturellement, reprit encore Pertuluis, tout en vous proposant une affaire si avantageuse, que je connais…

— Que nous connaissons, poursuivit Regaudin, certain haut personnage qui donnerait gros pour cette affaire !

Or, Pertuluis venait d’exhiber une bourse d’une rotondité remarquable, et la mère Rodioux, flairant un gain superbe, amadoua sa physionomie revêche, essaya de sourire et dit :

— Mes gentilshommes, j’ai peu de confiance dans les affaires que vous traitez avec votre prochain…

— Oh ! se récria Regaudin, si par une fâcheuse circonstance et indépendante de notre bonne volonté il est survenu quelque mésentente…

— Cela ne veut pas dire, acheva Pertuluis, que nous ne sommes point d’honnêtes grenadiers du roi de France.

Toutes ces paroles dites avec une volubilité inimaginable ne paraissaient pas encore convaincre la cabaretière, qui n’oubliait pas qu’elle avait été jouée par les deux coquins. Tout de même, l’espoir d’empocher quelques « lourds louis » que faisait tinter exprès Pertuluis, et la curiosité d’être mise au courant de l’affaire en question firent naître sur ses lèvres un vrai sourire.

Regaudin voulut battre le fer chaud. Il se haussa sur la pointe des pieds, se pencha au-dessus du comptoir, et à voix basse, rapidement souffla :

— L’enfant… mille louis… il est à vous… un mot seulement… un geste…

Puis il cligna de l’œil mystérieusement en murmurant :

— Chut !

Pertuluis, à son tour, fit entendre un léger sifflement, tourna un regard oblique et soupçonneux vers la salle, puis il grimaça de façon à faire entendre à la cabaretière que l’affaire était dans le sac sur un signe d’elle.

La mère Rodioux dardait un regard aigu dans les faces des deux grenadiers, faces dont elle essayait, mais vainement, de démêler le faux et le vrai. Elle demanda, méfiante :

— Où est l’enfant, d’abord ?

Pertuluis tressaillit. Regaudin éternua pour ne pas laisser voir le trouble dans lequel cette question le jetait du coup.

— Où est l’enfant ? répéta la mère Rodioux en perdant son sourire.

— Chère madame, répondit Pertuluis, voilà justement ce que nous sommes venus vous apprendre. Mais vu que nos langues ne peuvent plus remuer dans nos bouches par manque de salive…

La mère Rodioux comprit.

— Que désirez-vous boire, messieurs ?

— Un petit carafon d’eau-de-vie, répondit Pertuluis.

— Ou plutôt deux carafons, corrigea Regaudin.

— C’est juste, approuva Pertuluis, et même que nous en boirons deux autres, attendu que nous devons nous rattraper un peu. Ces vauriens d’Anglais, grommela-t-il, finiront par nous faire périr de soif !

Il jeta deux pièces d’or sur le comptoir. Les regards de la mère Rodioux devinrent rouges, ses lèvres sèches furent tiraillées par un sourire et ses griffes saisirent rapidement les deux pièces d’or à l’effigie du roi de France. Elle servit à boire aux deux grenadiers.

. . . . . . . . . . . . . . .

Laissons la salle de la taverne et pénétrons dans la pièce voisine.

Nous y trouvons Flambard assis à une table et vidant lentement une coupe de vin. En face de lui et assise aussi, on voit Rose Peluchet qui essuie ses yeux humides du coin de son tablier : elle a pleuré et elle pleure encore. Elle et lui sont silencieux pour un moment. Notre héros vient de rappeler à la jeune fille le malheur qui a frappé, plus d’un mois auparavant, sa sœur, la femme du milicien Aubray. Celle-ci n’a pas revu son enfant et elle n’a cessé de souffrir atrocement de cette séparation. Elle a même cru son enfant perdu à tout jamais. Le lendemain de ce jour terrible, Rose, étant allé rendre visite à sa sœur, apprit la funeste nouvelle ; et comme elle était fort éprise du p’tit Louis, son neveu et filleul, elle avait ressenti une souffrance aussi aiguë que celle de sa sœur. Rose aussi s’était désespérée en songeant que les malandrins, embarrassés de l’enfant inconnu, avaient pu le tuer. Et chaque fois que l’image de l’enfant revenait à son souvenir, elle ne pouvait contenir la source débordante de ses larmes.

Flambard, après avoir vidé sa coupe, rompit le silence.

— Je constate, mademoiselle, que vous ne cessez de regretter votre cher petit neveu, et vous m’en voyez tout chagrin.

— Oh ! si je le regrette ! s’écria La Pluchette avec un sanglot dans la gorge. Mais je l’aimais autant que s’il eût été mon propre enfant ! Ah ! monsieur Flambard, sourit-elle à travers ses larmes, venez-vous enfin m’apprendre que vous l’avez retrouvé ?

— Non, malheureusement. Mais je suis sûr qu’on pourrait le retrouver, si seulement l’on pouvait faire vomir leur secret à deux bandits de la pire espèce.

— Vous voulez parler de ces deux grenadiers…

— Justement. Voyez-vous, mademoiselle, je suis sûr et certain que ce sont ces deux fils du diable qui ont enlevé l’enfant de votre sœur. Toutefois, je dois avouer qu’ils n’ont pas fait ce coup par haine ou revanche, mais seulement par méprise : ils croyaient reprendre l’enfant du capitaine Vaucourt.

— Oui, mais ils auraient dû s’apercevoir que les deux enfants ne se ressemblaient pas !

— Voici bien ce qui me déroute pas mal. Seulement, je me dis qu’ils auront peut-être peu après et hâtivement confié le petit à une autre personne, croyant remettre à cette personne l’enfant du capitaine Vaucourt. Puis je conclus que cette personne, ayant appris que le capitaine avait retrouvé son enfant, et n’ayant plus revu Pertuluis et Regaudin, n’aura su à qui rendre l’enfant inconnu.

— C’est vrai.

— Or, c’est cette personne inconnue qu’il s’agit à présent de découvrir.

— Comment ?

— Il y a un moyen, je pense, et ce moyen est plus susceptible de succès dans vos mains que dans les miennes ; c’est pourquoi je suis venu à vous. Écoutez donc : Pertuluis et Regaudin viennent ici de temps à autre vider des carafons d’eau-de-vie.

— Il y a longtemps qu’ils ne sont pas venus.

— Soit. Mais ils pourront revenir, et alors il s’agirait de les faire boire un peu plus que de raison et essayer de leur tirer du ventre leur secret.

— En leur tirant les vers du nez ?

— Comme vous dites. Vous êtes femme et par cela même, sans parler de l’amour que vous avez pour le petit, vous réussirez mieux que quiconque, mieux que par la force ou les menaces. Il est entendu que je payerai pour les vins et eaux-de-vie qu’ils boiront et tout le trouble que cette besogne vous occasionnera. Tenez, ajouta le spadassin, voici pour défrayer.

Il mit sur la table une très lourde bourse.

Rose Peluchet rougit et repoussa doucement la bourse.

— Non, non, monsieur, dit-elle, gardez cet argent. Je ferai comme vous me conseillez. Je ne saurais me faire payer pour travailler au salut de mon petit filleul.

— Mademoiselle, reprit Flambard en mettant la bourse dans les mains de la jeune fille, je comprends bien votre scrupule ; mais vu que je vous serai redevable de m’avoir aidé dans cette entreprise, je vous supplie d’accepter cette bourse comme un cadeau que vous donnerez à votre petit neveu. Cette bourse contient suffisamment de quoi pour lui faire donner de l’instruction plus tard chez les Pères Jésuites… vous le ferai instruire, mademoiselle.

— Oh ! monsieur Flambard, sourit doucement la jeune fille, pour lui et pour cette raison, je ne veux pas vous refuser. Mon beau-frère est bien pauvre et il ne pourrait faire donner de l’instruction à son enfant. Il est si pauvre que j’aime à lui aider du mince salaire que je gagne ici. Oh ! je n’ai pas grand mérite, l’argent, ça ne me dit rien. Et puis, qu’est-ce que j’en ferais à l’amasser ? Je comprends que c’est fait pour aider à ceux qui en ont besoin ; moi je n’en ai nul besoin !

— Oui, mais plus tard ? sourit le spadassin. Plus tard ? fit La Pluchette sans comprendre.

— Oui, quand vous vous marierez ?

Elle rougit un peu, sourit et répliqua :

— Eh ben ! quand j’aurai un homme, il travaillera pour moi comme je travaillerai pour lui, et dame ! alors, s’il y a à ramasser pour les p’tits qui viendront, on ramassera ce qu’on pourra afin de les établir convenablement. Et on aura fait, comme on dit, son devoir ; on s’en ira dans l’autre monde comme on est venu, sans rien emporter que la satisfaction de savoir que nos enfants auront assez pour se tirer d’affaire.

— Vous n’aimez pas l’argent ? demanda Flambard avec un sourire.

— Je vous l’demande, à quoi ça sert ? À se mettre des belles parures sur le dos ? Ah bah ! ça vous met-il quelque chose dans le cœur ? Oh ! ce qu’il y en a déjà de trop de ces fort-vêtus…

— Et qui n’ont rien que leurs beaux habits ! se mit à rire le spadassin. Ceci me rappelle, ajouta-t-il, certains vers de Regnard qui trépassa au commencement de ce siècle, et il récita :

Je hais ces fort-vêtus qui, malgré tout leur bien,
Sont un jour quelque chose, et le lendemain rien.

— Il a dit vrai, notre poète, reprit Rose Peluchet. Et à quoi ça sert encore l’argent ? Pour se faire bâtir des palais comme monsieur l’intendant ? Heu ! y est-on pour sûr plus à l’abri des misères du monde et de la mort que le gueux dans sa cahute ! Et pour boire des bons vins et se mettre friandises sous la dent ? Ah ça ! le ventre s’en tanne vite, et vite il réclame le bon lard et les pommes de terre ? Ou bien encore pour se distinguer des pauvres ? Allons donc ! est-ce qu’on ne s’amuse pas mieux à se distinguer des porteurs de sacs d’argent ? Encore, si l’argent mettait plus fin ; mais c’est tout le contraire qui arrive ! Voyez ceux qui font le plus de folies et les plus folles, il faut être servante de taverne pour le savoir, ce sont ceux-là qui ont de l’argent de trop ! Voyez le sieur Cadet : il mourra fou ! Voyez monsieur l’Intendant, tout respect que j’ai, il perd pas mal la tête déjà ! Voyez le sieur Deschenaux : il n’a plus ni tête ni cœur ! Voyez monsieur Péan…

— Ce sont des sans-patrie ! interrompit Flambard avec mépris.

— Ah ! voilà encore ce qui arrive quand on a trop d’argent et surtout de l’argent mal acquis : on devient des brutes ! Monsieur Flambard, de l’argent juste pour payer notre passage de vie à trépas, voilà ce qu’il faut, voilà tout ce que je réclame. Il est vrai qu’on est pas pincé comme sieur et dame, mais on a de quoi là quand un met la main dessus, et cela ne s’achète pas !

Et La Pluchette, naïve si l’on veut, mais belle d’énergie et de franchise, posait une main sur son cœur.

Flambard, qui sans mépriser l’argent, n’était pas un entasseur ni un jouisseur dévergondé, admira La Pluchette. Et très intéressé, il allait la faire parler encore, lorsque des voix non inconnues attirèrent son attention dans la salle voisine. Il commanda la discrétion à la jeune fille, se leva et marcha doucement à la cloison qui séparait la cuisine de la taverne. Entre deux planches disjointes il glissa un coup d’œil de l’autre côté, aperçut, non sans un extrême plaisir, les silhouettes de Pertuluis et Regaudin faisant force boniments à la mère Rodioux

Il revint vivement à la Pluchette.

Mademoiselle, murmura-t-il, voici que le bon Dieu nous vient en aide et nous envoie précisément ceux que nous cherchons : Pertuluis et Regaudin sont là dans la taverne.

— Ah ! ah ! ils sont là ? fit joyeusement la servante. C’est bien le bon Dieu qui les envoie. Alors, faudra-t-il commencer de suite à leur tirer les vers du nez ?

— Oui, il faut essayer. Si ça n’a pas l’air de prendre, vous viendrez me prévenir, et nous essayerons de tirer sur une autre ficelle.

L’instant d’après Rose Peluchet apparaissait dans la salle de la taverne que deux lampes à huile éclairaient fort mal. Pertuluis et Regaudin reconnurent de suite leur ancienne victime. Celle-ci souriait. Pertuluis s’inclina profondément.

— Mademoiselle, bredouilla-t-il, votre serviteur !

Regaudin imita son compagnon :

— Mademoiselle, mes grands hommages !

— Je vous souhaite bien la bienvenue, mes gentilshommes, sourit la jeune fille, qui s’efforça de ne pas leur laisser voir qu’elle leur gardait une prune, depuis ce jour où ils l’avaient enlevée, croyant avoir affaire à Héloïse de Maubertin pour la conduire au Palais de l’Intendance.

Elle s’approcha de la mère Rodioux et lui glissa rapidement quelques paroles mystérieuses. La cabaretière sourit imperceptiblement, cligna de l’œil et dit aux deux grenadiers :

— Si vos Excellences désirent s’asseoir, il y a là dans ce coin une table où elles pourront à leur aise et en toute tranquillité vider leurs carafons ?

— Merci, excellente dame ! répondit Pertuluis en se courbant.

— Madame, dit Regaudin avec une belle révérence, lorsque j’assisterai à la messe, j’aurai une pensée pour vous et pour la prospérité de votre commerce.

— La Pluchette, dit la mère Rodioux, va servir deux carafons à ces deux gentilshommes. Même qu’ils pourront en commander autant qu’il leur plaira, attendu que c’est pour une affaire que nous aurons à traiter lorsque la clientèle sera partie.

Tout joyeux et avec un air d’arrogance et de conquête, les deux grenadiers se dirigèrent vers la table indiquée, s’assirent et attendirent patiemment les deux carafons que Rose apporta la minute d’après.

Comme elle faisait mine de se retirer, Pertuluis l’arrêta.

— Attends, ma belle enfant, nous allons vider, et tu retourneras emplir !

Les deux carafons furent prestement mis à sec, remplis et rapportés par La Pluchette. Et celle-ci se retirait encore que Regaudin, cette fois, la retint.

— Attendez, belle et excellente demoiselle ; nous allons nous humecter de ces deux carafons, puis vous irez en chercher deux autres !

Pour la troisième fois la servante alla remplir les carafons, et, cette fois, n’ayant pas été retenue par les deux grenadiers, elle se rendit aux appels d’autres buveurs. Pertuluis et Regaudin absorbèrent plus lentement le contenu de ces deux carafons. L’ivresse commençait à les gagner peu à peu. Ils conservaient sur leurs lèvres humides d’eau-de-vie un sourire béat, et leurs regards luisants s’attachaient avec persistance à la silhouette active de La Pluchette. Rose, qui de temps à autre obliquait vers eux un regard sournois, comprit que le moment opportun approchait.

Dix minutes encore s’écoulèrent et Pertuluis appela la servante d’un geste de la main. La jeune fille se précipita vers eux.

— Deux autres carafons, si c’est un effet de votre bonté, mademoiselle !

Rose sourit largement.

— Et si c’est une faveur que vous désirez faire à deux excellents grenadiers du roi de France, dit Regaudin.

— C’est bien, mes gentilshommes.

Pertuluis et Regaudin la suivirent de leurs yeux ronds et admiratifs.

— Quelle fée ! murmura Pertuluis en claquant sa langue.

— Une déesse, ma parole ! bégaya Regaudin.

Rose revint avec deux carafons.

Pertuluis dit :

— Si vous vouliez nous permettre de vous offrir à boire à notre santé ?

— Et à la vôtre, mademoiselle ? sourit hideusement Regaudin.

— Avec plaisir, mes gentilshommes.

— Vraiment ? s’écria Regaudin en se levant promptement. Oh ! mille excuses, mademoiselle… voici mon siège !

Il poussa son escabeau à la servante qui l’accepta, et lui-même s’assit sur un côté de la table.

La jeune fille emplit les gobelets.

— À votre beauté et à la France ! cria Pertuluis en choquant sa tasse contre celle de La Pluchette.

— À votre beauté et à la France ! imita Regaudin.

— À votre santé et à la Nouvelle-France ! sourit La Pluchette, qui ne trempa que le bord de ses lèvres dans la tasse d’eau-de-vie.

— Ah ça ! dit Pertuluis qui remarqua ce dédain pour une aussi excellente liqueur, dédain qui parut le scandaliser, Mademoiselle n’aime donc pas les nectars qu’elle nous sert elle-même de ses jolies mains ?

— De véritables parfums ! s’écria avec emphase Regaudin.

— Hélas ! soupira fortement La Pluchette en cachant ses yeux, c’est le chagrin…

— Hein ! exclama Regaudin, y aurait-il par hasard un chagrin dans votre tasse ?… En ce cas je l’avale pour vous en dégager.

Il saisit la tasse de la jeune fille et la porta à ses lèvres. Pertuluis l’arrêta.

— Hé là ! hé là ! Regaudin, je veux partager ce chagrin de mademoiselle !

Il arracha le gobelet des mains de son compagnon et le vida d’un trait effrayant.

La Pluchette se mit à rire.

— Mon chagrin, dit-elle, n’était pas dans la tasse…

— Non ? fit Pertuluis avec un air de regret.

— C’est dommage ! dit Regaudin.

— Il était dans mon cœur !

— Dans votre cœur !… Bonté divine ! s’exclama Regaudin en joignant les mains.

— Ventre-de-biche ! mademoiselle, balbutia Pertuluis, il faut l’extirper, le maraud, avant qu’il n’empoisonne votre cœur !

— Il faut tuer la vermine dans l’œuf, comme on dit ! assura Regaudin.

— Impossible, mes gentilshommes, il demeurera !

— Eh bien ! cela étant, mademoiselle, nous nous partagerons votre cœur, dit Regaudin, avec un air si sérieux que La Pluchette faillit pouffer.

— Juste, approuva Pertuluis, afin que nous partagions votre chagrin.

— Merci, mes bons gentilshommes, répliqua La Pluchette d’une voix gémissante. Mais pour me débarrasser de ce chagrin, point n’est besoin de donner mon cœur en partage.

— Ah bah ! fit Pertuluis dépité.

— Je vous l’avoue franchement, mes gentilshommes, je n’aurais besoin que de vos bonnes consolations et de votre haute protection.

— C’est donc que vous souffrez plus que vous ne laissez paraître ? souffla Regaudin.

— Si je souffre… mais je souffre atrocement !

— Mademoiselle, murmura Pertuluis, je vous prie de nous confier vos peines et misères, et, foi de Chevalier de Pertuluis, nous les occirons tous et jusqu’au dernier comme des morveux qu’ils sont !

— Nous leur ferons une guerre acharnée, dit à son tour Regaudin, tant et si bien que demain vous serez comme régénérée, biche-de-biche ! Et alors votre cœur, de lourd qu’il vous semble ce soir, deviendra plus léger et d’une aile agile volera vers ses amis.

— Eh bien ! mes gentilshommes, voulez-vous savoir ce qui me crève le cœur ?

— Si nous voulons le savoir…

— Pauvre petit cœur ! soupira Regaudin en portant une main à ses yeux.

— Allons, Regaudin ! gémit Pertuluis, ne me fais pas pleurer. Et dites donc ce qui vous crève le cœur, ma belle enfant ?

Rose Peluchet parut hésiter, elle rougit, baissa les yeux et balbutia :

— C’est la perte de mon tout p’tit…

Pertuluis sursauta sur son escabeau, et Regaudin dégringola de la table.

— Biche-de-bois ! fit ce dernier, comme vous m’avez fait peur !

— Ventre-de-grenouille ! grogna Pertuluis en reprenant haleine, vous me faites oublier que je n’ai pas vidé mon sixième carafon !

Il avala brusquement le reste d’un carafon.

Rose Peluchet demeura silencieuse, gênée, confuse, les paupières abaissées, comme si elle eût éprouvé une grande honte à la suite de son aveu. Puis, sous les regards ahuris des deux grenadiers, elle prit un coin de son tablier, l’éleva à ses yeux et se mit à pleurer doucement.

Disons que les autres buveurs ne s’occupaient nullement des grenadiers et de la servante. Avec les tournées qu’avait généreusement payées Flambard, une demi-ivresse avait envahi tous les cerveaux, puis la conversation avait tourné à l’accent aigu, les rires et les éclats de voix avaient fait trembler la taverne. Seule, la mère Rodioux, lorsqu’elle était inoccupée, glissait un regard ardent vers les deux grenadiers et sa servante.

Pertuluis et Regaudin, après l’énorme surprise qui leur avait coupé le vent, se rassirent, l’un sur son escabeau, l’autre sur la table, et le premier, se penchant à l’oreille gauche de La Pluchette, souffla :

— Vous avez bien dit « votre petit » ?

Et Regaudin à l’oreille droite :

— Quoi ! vous avez un p’tit et vous ne le disiez pas ?

— Hélas ! sanglota La Pluchette, il aurait fallu avouer que j’avions fauté !

— Il y a fauté et fauté, ma belle enfant, dit Pertuluis avec compassion, et si c’était par amour…

— Ou si c’était par devoir… murmura Regaudin avec un hoquet de pitié.

— Dans l’un et l’autre cas, mademoiselle, reprit Pertuluis, il n’y a pas faute, en sorte que…

— Vous n’aurez, compléta Regaudin, qu’à confesser le petit secret à certain abbé de ma connaissance et vous serez pardonnée ! Mais ce petit, ajouta le grenadier très curieux, il est donc mort ?

— Eh ! s’écria La Pluchette en montrant aux deux compères apitoyés un visage mouillé de larmes, le sais-je seulement ? On me l’a volé !

— On vous l’a volé ! firent en chœur les deux bravi avec surprise.

— Qui ? interrogea Pertuluis.

— Nous rattraperons les voleurs ! affirma Regaudin en mettant la main au pommeau de sa rapière.

— On me l’a volé, pleura plus fortement La Pluchette, mais je ne sais qui. Une chose, mes gentilshommes, c’étaient, comme m’a assuré ma sœur, deux maraudeurs !

— Votre sœur, fit Pertuluis en tressaillant.

— Deux maraudeurs ! zézaya Regaudin en pâlissant. Les deux grenadiers échangèrent un rapide coup d’œil.

— Oui, reprit Rose, j’avais confié l’enfant à ma sœur qui habite la campagne pas loin de la ville et près de la rivière Saint-Charles.

— Mademoiselle, dit Pertuluis avec un clignement à Regaudin, nous allons courir après les maraudeurs, et nous leur arracherons le petit. Viens, Regaudin !

— Oui, oui, mademoiselle, nous saurons bien leur faire rendre gorge, à ces malandrins, assura Regaudin. Si ce n’est pas une honte…

Tous deux s’étaient levés.

— Mais, dit la jeune fille avec émoi, vous ne les trouverez pas !

— Si, ventre-de-diable ! nous les trouverons, grommela Pertuluis.

— Et nous les étriperons, les bandits ! cria Regaudin.

Ils s’apprêtèrent à gagner la porte de sortie.

Rose eut peur de les voir s’échapper, et elle clama ce nom :

— Flambard !

La porte de la cuisine s’ouvrit violemment, et dans le cadre apparut la silhouette terrible du spadassin.

Pertuluis lança un blasphème et mit l’épée à la main.

Regaudin vociféra un « biche-de-bois » et tira sa rapière.

Dans la salle le silence s’était fait ; miliciens et matelots au cri poussé par La Pluchette s’étaient dressés debout, et plusieurs, croyant à une alerte, avaient pris leurs fusils. Tous regardaient tour à tour Flambard, les deux grenadiers et La Pluchette. Qu’allait-il se passer ? Rose Peluchet dit encore, en désignant les deux bravi à Flambard :

— Ils veulent se sauver !

Le spadassin fit un bond énorme de la porte de la cuisine à la porte de la taverne, et dans cette porte il s’appuya du dos. Puis, à voir la mine ébaudie des deux grenadiers, il partit d’un grand éclat de rire.

Tremblants, serrant avec force la poignée de leurs rapières les deux grenadiers paraissaient se concerter du regard. Toute la salle, alors, avait les yeux portés sur notre héros. La mère Rodioux, toujours derrière son comptoir, les poings sur les hanches, laissait courir sur ses lèvres blêmes un sourire ambigu. Flambard, de sa voix nasillarde et narquoise, parla ainsi aux miliciens et matelots :

— Mes amis, voilà deux poivrots que plusieurs d’entre vous connaissent bien. S’il en est d’autres qui n’ont pas encore eu cet avantage, que ceux-là demeurent tranquilles, ils auront bientôt le grand honneur et le suprême plaisir de faire connaissance avec Monsieur le Chevalier de Pertuluis et son digne écuyer le sieur de Regaudin. Mais pour l’instant je vous demande de faire place, afin que je me permette cet honneur inouï de frotter ma rapière contre la leur. Si d’aventure certaines rapières avaient l’heur d’aller faire un court voyage dans les airs, gare à vos têtes lorsqu’elles reviendront vers la terre, et alors je vous autorise à les ramasser vivement.

L’assistance, amusée, comprenait. On s’écarta pour laisser libre le centre de la salle, et tables et escabeaux furent en un clin d’œil poussés dans les angles.

Alors Pertuluis, qui vit le chemin libre jusqu’à la porte que seul gardait Flambard, poussa du coude son compagnon et souffla :

— À la porte, Regaudin !

— J’enfile, Pertuluis.

— Embrochons ce cochon de Flambard en passant !

— C’est entendu. Il y a longtemps que j’ai promis de le perforer comme un vieux sac à guenilles.

À la seconde même ils fondirent sur Flambard en poussant leurs cris de guerre coutumiers :

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

Flambard jeta un long rire qui se perdit dans un âpre crissement d’acier.

Ce ne fut pas long que, la rapière de Flambard, coupant l’espace avec la vitesse de l’éclair, fit sauter les rapières des mains des deux grenadiers.

Leur rage éclata dans un cri affreux.

— Ramassez ! cria le spadassin aux miliciens. Pertuluis et Regaudin profitèrent de ce moment où l’attention de notre héros était ailleurs pour s’élancer vers la porte.

Flambard y fut avant eux.

— Pas à présent, mes maîtres, il y a de quoi à vous apprendre !

Il les repoussa vers le centre de la salle, saisit une table, l’appliqua contre la porte et monta dessus. L’assistance était au comble du plaisir, car tous savaient que quand Flambard voulait mener le bal, il le savait mener avec entrain, si bien que quand on ne pleurait pas à chaudes et abondantes larmes, on riait à se détordre les mâchoires.

— Mes amis Canadiens, cria Flambard du haut de la table, je vous ai promis de vous faire connaître ces deux gentilshommes : eh bien ! je vous présente deux voleurs d’enfants !

Une clameur s’éleva :

— À mort les voleurs d’enfants !

Des poings se tendirent menaçants vers les deux grenadiers qui, tremblants, épouvantés, s’étaient peu à peu reculés dans un pan d’ombre, des fusils furent braqués dans leur direction.

— Un moment ! dit le spadassin.

Une voix forte clama :

— Les voleurs d’enfants, on les lapide comme des chiens enragés !

— Les voleurs d’enfants, dit un autre, on les crucifie !

— Lapidation et crucifixion ! ricana Flambard, voilà bien ce qu’ils ont mérité tous les deux. Mais, comme ce serait faire affront à Notre-Seigneur Jésus que de leur faire souffrir le supplice qu’il endura pour l’amour du genre humain, nous tâcherons de leur trouver un châtiment plus approprié à leurs méfaits. Tout de même, vu qu’il y a miséricorde à tout péché, je me sens encore disposé à les absoudre, pourvu qu’ils nous confessent leurs péchés et qu’ils nous en montrent un vrai et sincère repentir.

Un murmure d’approbation fit la ronde.

Le spadassin s’adressa alors aux deux grenadiers :

— Mes braves gentilshommes, prononça-t-il plus ironique que jamais, voulez-vous recevoir l’absolution de vos fautes, crimes et péchés, en nous disant ce que vous avez fait de l’enfant que vous avez enlevé à de pauvres paysans ? Car la mère de cet enfant est une bonne chrétienne et une brave Française ; car le père de cet enfant est un vaillant milicien et un fidèle serviteur du roi ; car cette jolie Rose Peluchet, que vous connaissez tous, braves miliciens et matelots, est la tante et marraine de cet enfant ! Holà ! monsieur le Chevalier, parlez !

— Hé ! cria Pertuluis avec une arrogante colère, de quel droit accusez-vous de voleurs d’enfants deux grenadiers du roi ?

— Oui, appuya Regaudin avec un geste emphatique, nous sommes d’honnêtes et loyaux grenadiers et nous demanderons à notre Bien-Aimé le roi Louis XV de tirer vengeance de l’outrage qu’on nous fait subir !

Flambard pouffa, toute la salle éclata.

— Le roi, votre Bien-Aimé, reprit le spadassin, vous me paraissez en parler bien à votre aise. Écoutez, mes amis canadiens, écoutez ce que je vais vous lire !

Il tira d’une poche de son uniforme un parchemin quelconque qu’il déploya à la vue de tout le monde, de façon que tous les yeux purent voir un large sceau doré qui leur parut être le sceau royal, puis il lit posément à voix très haute et très nasillante :

Au Sieur Flambard, Laurent Martin,
Compagnie des Grenadiers du Roi,
à Québec, Nouvelle-France.

Il est présentement enjoint et sous notre sceau royal au sieur Laurent-Martin Flambard, actuellement en notre service en Nouvelle-France, de prendre bien solidement au collet les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin, de les conduire au gibet qu’il aura eu soin de dresser au préalable et de les y pendre proprement l’un et l’autre. Cela fait, nous engageons le dit Laurent-Martin Flambard à les éventrer comme il faut, à leur prendre le cœur et à donner ces cœurs à des pourceaux.

LOUIS
Écrit en mon Palais de Versailles
Le 12 de Mars 1759.

En entendant cette sentence royale les deux grenadiers jetèrent autour d’eux des regards éperdus, des regards fous d’épouvante.

— Vive le roi ! cria La Pluchette.

— Le gibet ! Le gibet ! clamèrent les miliciens et les matelots.

— Assurément ! répondit Flambard en glissant le parchemin dans sa poche. Auparavant, toutefois, il importe d’apprêter les deux gibiers. Je me souviens que ma grand’mère, venue la Fête de la Toussaint, tordait le cou à deux dindons de sa basse-cour pour les mettre à la broche. Mais avant de les embrocher, elle les apprêtait de façon particulière en les farcissant après les avoir plumés soigneusement. Eh bien ! ces deux oiseaux que vous voyez, nous ne les plumerons pas, vu que leurs plumes ne valent pas le diable ; mais nous les bourrerons à notre soûl.

Un rire immense retentit.

— Nous les farcirons, reprit Flambard, à ma manière à moi, c’est un essai que je veux tenter, une recette dont on parlera dans les siècles des siècles. Nous les farcirons, chacun de nous y allant de sa meilleure volonté, d’une raclée… mais d’une raclée comme n’en narra jamais l’histoire des raclées.

— Vive la raclée ! hurlèrent les matelots égayés.

— Avant, continua Flambard, et attendu que mon cœur de soldat n’est pas tourné encore tout à fait de pierre — tel le cœur de Monsieur Deschenaux — (et le spadassin jeta un coup d’œil entendu à Rose Peluchet) je vais pour la dernière fois essayer de convertir en les confessant ces deux pauvres pécheurs. Allons ! mes braves grenadiers, un bon mouvement de repentir, un aveu, et, foi de Flambard, je vous laisserai aller qu’à demi écorchés !

À la seconde même où Flambard terminait ces paroles, Pertuluis et Regaudin, comme deux fauves traqués que la folie a troublés, foncèrent tête baissée contre le groupe des miliciens et matelots.

La voix de Flambard tonna :

— La raclée !…

Un long rugissement emplit la taverne et toute la salle se rua sur les deux grenadiers.

— À pieds et poings ! hurla Flambard.

Alors commença une sarabande impossible à décrire. Flambard, le premier, avait donné deux solides taloches aux deux bravi, puis toute la bande des miliciens et des matelots imita son exemple. Ce ne fut plus qu’une grêle de coups de poing qui s’abattit sur les figures des deux grenadiers, suivie d’un ouragan de coups de pied. Jurons, rires, vociférations se confondaient dans un vacarme à faire crouler les murs de la baraque. La Pluchette, voulant se mettre de la partie, avait saisi un balai avec lequel elle frappait les grenadiers, lorsque ceux-ci d’un bond énorme réussissaient à traverser le cercle qui les enserrait. Mais alors La Pluchette avait fort à faire pour se défendre des deux fauves ; ce que voyant, la mère Rodioux saisit un long gourdin et vint prêter main-forte. Culbutés d’un côté, bousculés de l’autre, frappés, heurtés, harcelés, ensanglantés, les deux grenadiers n’avaient plus l’air que de deux ballons bossués et à demi crevés auxquels s’acharne une ribambelle de gamins. Flambard, remonté sur sa table, riait à se tordre tout en conduisant le bal.

Il criait :

— Farcissez ! farcissez ! mes amis.

Les coups de pied et coups de poing pleuvaient plus dru.

Écumant et hors d’haleine, les deux bravi ne se bornaient qu’à parer les coups. Ils avaient perdu leurs tricornes, leurs longs cheveux dégouttaient de sueurs, leurs habits étaient en pièces, leur sang mêlé à leurs sueurs les aveuglaient. La face balafrée de Pertuluis n’était plus qu’une plaie horrible. Regaudin avait les deux yeux au beurre noir, et son nez long avait été singulièrement aplati, et sa bouche jetait une gueulée de sang avec chaque blasphème qui en sortait. Vingt fois ils tentèrent de sortir de cet enfer, ils y étaient repoussés chaque fois impitoyablement. Et les miliciens et matelots hurlaient avec des éclats de rire effrayants :

— La raclée… tape !

Et Flambard de la table où il trônait, commandait :

— Les petites herbes maintenant !

Vingt coups de pied aussitôt atteignaient les deux pauvres diables au derrière et au ventre. Les rires énormes couvraient les hurlements de douleur.

— Un peu d’ail et d’oignons ! clamait Flambard.

— Vingt coups de poing s’abattaient sur les faces tuméfiées des deux grenadiers.

— Poivre et sel ! hurlait Flambard.

La mère Rodioux et La Pluchette abattaient l’une son gourdin, l’autre son balai, sur les crânes endoloris des grenadiers. Et eux, à bout, sentant qu’ils seraient bientôt réduits en marmelade, résolurent de tenter un dernier et suprême effort pour échapper à cette fessée monstrueuse.

Pertuluis venait d’être poussé contre une table. Il poussa un rugissement terrible, saisit la table, l’éleva au-dessus de sa tête et la balança un moment. Les miliciens et les matelots s’écartèrent cette fois prudemment, croyant que ce projectile leur était destiné. Mais non. Pertuluis, profitant de cette seconde de répit, lança la lourde table dans l’unique fenêtre de la baraque. La fenêtre vola en mille éclats, faisant un bruit de tonnerre et laissant un trou béant et noir. Il se rua vers ce trou en hurlant :

— Enfile, Regaudin !

Dans cette minute de surprise et d’arrêt, deux grandes silhouettes humaines fendirent l’espace : la première, Pertuluis, grimpa sur l’appui de la fenêtre et sauta dans la ruelle ; le seconde, Regaudin, plus agile, plus souple, ne fit qu’un bond de la salle de la taverne dans la ruelle dehors…

Biche-de-bois ! les deux grenadiers échappaient enfin !

La salle entière demeura comme médusée.

Flambard sauta à bas de sa table et courut à la fenêtre.

— Ils échappent et le farcissement n’était pas à point ! dit-il en éclatant de rire.

Il se pencha dans la fenêtre brisée : dehors la nuit était très obscure, trop obscure pour y voir quoi que ce fût.

— Bah ! reprit-il, après tout la cuite n’était pas mauvaise !

Déjà il s’éloignait de la fenêtre, qu’un cri au dehors retentit :

— Alerte !

Tout près de la taverne des coups de feu éclatèrent, puis une clameur s’éleva. Au même instant, un officier de la garnison l’épée d’une main et un pistolet de l’autre apparut dans l’ouverture de la fenêtre. Il jeta un rapide coup d’œil dans la taverne, se retourna pour donner un ordre bref, puis il sauta dans la salle. Une vingtaine de soldats firent peu après irruption dans la taverne.

— Hé ! mère Rodioux, interpella une voix menaçante, que veut dire tout ce vacarme ? Ignorez-vous les décrets ?

Ces paroles avaient été jetées par l’officier.

Un ricanement nasillard s’éleva, et Flambard se trouva tout à coup devant l’officier. Croisant les bras il dit, défiant :

— Monsieur le vicomte de Loys, ce n’est pas la mère Rodioux qui ignore les décrets, mais votre serviteur qui les transgresse.

De Loys, reconnaissant le spadassin, recula et pâlit.

Flambard ricana sourdement. Il voyait devant lui l’ennemi acharné de Jean Vaucourt et de sa femme, un ennemi qu’il s’était juré de faire disparaître un jour ou l’autre et un criminel qu’il s’était promis de châtier. Et il savait encore que de Loys devait méditer une terrible revanche contre lui. Et pourtant il exprima une grande surprise en voyant tout à coup de Loys s’incliner humblement et murmurer :

— Monsieur, puisque c’est vous, je me retire avec mes hommes ; je pensais qu’il y avait bagarre.

Oui, Flambard demeura d’autant plus surpris qu’il saisit dans la voix, dans toute l’attitude du jeune gentilhomme un accent et une expression qu’il ne reconnaissait pas. Le vicomte n’avait plus cette contenance faite d’arrogance et de fatuité dont toute sa personne n’avait cessé de se revêtir. Le sourire méprisant de ses lèvres n’était plus. Le haut dédain de ses regards avait fait place à une sorte de timide respect. L’accent de raillerie qui avait si longtemps maquillé les traits de son visage avait disparu. Et ce visage, maintenant pâle, amaigri, étiré par les longues veilles du soldat sous les armes plutôt que par les longues veilles de la débauche, paraissait empreint d’une douce gravité. Non, décidément, Flambard ne pouvait pas reconnaître ce jeune gentilhomme qui avait été un défi vivant au respect, à la bravoure, à la sagesse, à l’honneur. Mais quel bizarre incident était donc survenu pour opérer une telle transformation en si peu de temps ? Flambard se le demandait déjà avec curiosité.

Il dit :

— Monsieur le vicomte, je comprends que je vous dois de suite des excuses pour les paroles que je viens de prononcer. Je vois que vous faites partie de la garnison sous Monsieur de Ramezay, et que vous êtes chargé de surveiller les principaux postes de défense et de voir à ce que soient observées les lois et ordonnances. Un bruit infernal partant de cette taverne a attiré votre attention. Mais ce n’était pas bagarre, c’était raclée simplement. Mais une raclée que je faisais appliquer par ces vaillants Canadiens à deux truands, voleurs d’enfants, deux truands nommés Pertuluis et Regaudin. Vous les connaissez ?

— Que trop ! sourit le vicomte.

Puis, sérieux et inquiet, il se pencha vers le spadassin et lui demanda à voix basse :

— Est-ce l’enfant de Jean Vaucourt que vous recherchez encore ?

— Non, répondit le spadassin surpris. Le capitaine a retrouvé son enfant. Mais je cherche l’enfant d’un brave paysan et milicien, un petit enfant à peu près de l’âge du petit Adélard et que les deux truands en question auraient enlevés.

De Loys tressaillit.

— Monsieur, dit-il plus bas, à moins que je ne me trompe, vous trouverez cet enfant à la demeure de monsieur l’intendant près de la rivière Saint-Charles.

— Oh ! oh ! dit Flambard intéressé, je connais la belle demeure. Et vous pensez…

— Je le pense, parce qu’on m’a invité ce soir à m’y rendre pour identifier un enfant inconnu.

— Et vous n’y êtes pas allé ? interrogea Flambard de plus en plus surpris.

Le vicomte ébaucha un sourire amer, hocha la tête et répondit :

— Monsieur, je ne fais plus partie de cette bande !

Et faisant volte-face, il commanda à ses hommes :

— Demi-tour… marche !

La table bloquant la porte fut poussée et cette porte ouverte pour laisser passer le guet.

De Loys allait franchir le seuil de la porte à la suite de ses hommes, lorsque Flambard l’arrêta.

— Vous avez bien dit chez Bigot, vicomte ?

— Oui… répondit De Loys.

— C’est bien, j’y cours !

Il alla vivement à Rose Peluchet et lui murmura :

— Je pense que j’ai découvert le petit… espérez !

Il gagna la porte. Mais en passant devant le comptoir, il s’arrêta une seconde, jeta une bourse à la mère Rodioux et commanda :

— Défrayez à ma santé et à la France !

Et De Loys était à peine sorti du cabaret, que notre ami s’élançait dans les ténèbres et prenait à toutes jambes le chemin de la maison d’été de l’intendant Bigot.