Le siège de Québec/Apprêts de bataille

Éditions Édouard Garand (p. 22-25).

VII

APPRÊTS DE BATAILLE


Le soir de ce jour, un conseil militaire avait été tenu aux quartiers généraux du marquis de Montcalm qui, comme nous l’avons dit, commandait l’armée du centre dont les retranchements couvraient le village de Beauport. À ce conseil avaient assisté M. de Vaudreuil, l’intendant François Bigot — car il était de tous les conseils — et M. de Saint-Onge, commandant des milices de Trois-Rivières, Ramezay, chef de la garnison de la ville, Vauquelin, qui avait la direction des affaires navales et commandait la petite flotte française, les principaux lieutenants de Montcalm, MM. de Lévis, Bougainville, Montreuil, Sénézergues, et plusieurs autres officiers. Il fut décidé à ce conseil que les trois petites armées françaises demeureraient dans leurs retranchements d’où elles surveilleraient les mouvements de la flotte anglaise qui, comme on s’en doutait bien, allait chercher un endroit de la côte nord pour y débarquer des troupes de terre.

Le marquis de Montcalm avait émis la certitude que son camp retranché était imprenable ; et il avait assuré que les Anglais n’avaient aucune chance d’atteindre la ville par un débarquement entre la rivière Montmorency et la rivière Saint-Charles.

L’est de la capitale pouvait donc être regardé comme à l’abri d’un coup de main.

Restait l’ouest. De ce côté Lévis avait manifesté quelque inquiétude, en émettant l’hypothèse que la flotte anglaise pourrait passer devant Québec. Montcalm avait de suite essayé de dissiper cette inquiétude, en affirmant qu’aucune flotte ne pouvait passer sous les murs de la ville, certain qu’il était qu’elle serait foudroyée par les canons de la haute-ville et l’artillerie disséminée sur les jetées du fleuve.

Ce fut Vauquelin qui sema la plus forte inquiétude, en émettant que les Anglais pourraient fort bien opérer un débarquement sur la côte sud, s’emparer des hauteurs de la Pointe-Lévis, que défendait un faible poste de miliciens seulement, et de ce point protéger de leur artillerie le passage de leur flotte.

Le conseil fut violemment ému : on découvrait, trop tard peut-être, qu’on avait commis une grande faute d’imprévoyance en n’assurant pas d’une défense efficace ces hauteurs. Cette faute, naturellement, retombait sur la responsabilité des chefs, et plus particulièrement sur le général Montcalm qui avait établi tous les plans de défense.

Le général voulut, de suite rétablir la confiance :

— Messieurs, s’écria-t-il, si jamais les Anglais réussissent à prendre pied sur ces hauteurs, nous irons les déloger !

C’était de la belle confiance qui fit son effet. Puis, tranquillisé, le conseil décida, à la suggestion de Vauquelin que l’intendant Bigot appuya, qu’on tenterait d’inquiéter les Anglais par tous les moyens et qu’on essayerait de décourager leurs projets et leurs tentatives de débarquement. Vauquelin soumit alors son plan de lancer contre la flotte ennemie des brûlots, qui mettraient le feu aux vaisseaux anglais et, finalement, forceraient la flotte à reprendre le chemin de la mer.

Ce plan fut adopté et mis en œuvre le lendemain soir. Mais ces brûlots n’eurent pas l’effet attendu ; ils ne causèrent aucun dommage aux navires anglais. Ayant été allumés trop tôt, ils furent aperçus de l’ennemi qui les prit à la remorque pour aller les échouer sur le rivage de l’Île d’Orléans, où ils se consumèrent doucement à la plus grande joie des Anglais.

Cette faillite ne parut pas décourager Vauquelin qui, quelques jours plus tard, recommença la même expérience et sans plus de succès. Elle occasionna, toutefois, le chavirement d’une berge montée par vingt-et-un marins que commandait le capitaine James Cook qui, plus tard, comme Bougainville, allait se rendre célèbre par ses voyages sur les mers du monde. Rapportons l’incident : cette berge avait été dépêchée pour prendre à la remorque l’un des brûlots de Vauquelin. Tandis que deux hommes travaillaient, dans une petite embarcation, à appliquer des grappins au brûlot, une autre berge anglaise, par une fausse manœuvre, vint prendre la berge de Cook en flanc et la fit chavirer. Cook et les dix-neuf hommes qui lui restaient furent jetés dans le fleuve. Mais grâce aux flammes du brûlot qui éclairaient la scène, Cook et quatre de ses hommes purent être repêchés, mais les seize autres trouvèrent la mort dans cet accident.

Vauquelin se décida à renoncer à ce jeu qui paraissait amuser fort les Anglais.

Le 30, Monckton, l’un des principaux lieutenants du général Wolfe, alla prendre position sur les hauteurs de Lévis où il établit de la grosse artillerie.

C’était précisément la manœuvre que Montcalm redoutait depuis deux jours. Vauquelin avait donc pensé juste. Mais il faut ajouter que Montcalm y avait aussi songé bien avant Vauquelin ; et c’est pourquoi, un mois auparavant, il y avait installé un petit poste de miliciens et de sauvages commandés par le sieur Étienne Charest. Ce poste insuffisant, mal armé et peu défendu fut emporté presque sans coup férir par les hommes de Monckton. Montcalm lui-même avait jugé ce poste insuffisant ; mais il avait espéré pouvoir le renforcer quand il serait besoin. C’était une faute de négligence qu’il importe d’attribuer surtout à ce chef militaire. La faute était si grave qu’elle compromettait la sécurité du pays : il est en effet certain que si ces hauteurs avaient été protégées par une grosse artillerie et rendues inabordables, jamais Saunders ou Wolfe lui-même n’auraient eu l’audace de risquer le passage de la flotte anglaise en les feux plongeants de la capitale et ceux de Lévis. Cette tactique aurait eu pour effet encore d’empêcher la flotte ennemie d’approcher trop avant dans la rade de Québec, et, par le fait, elle aurait diminué de près d’un tiers la trajectoire des projectiles anglais ; car des hauteurs de la Pointe-Lévis les canons français auraient commandé une bonne partie de la rade et tenu en respect les vaisseaux ennemis. Pourtant, cette faute se trouve atténuée du fait que Montcalm jugeait ses forces insuffisantes sur le côté nord du fleuve, pour les affaiblir encore en établissant de fortes défenses sur la côte sud. Et puis le mal était fait ; il fallait à présent ou en subir toutes les conséquences ou y remédier, ce à quoi Montcalm songea de suite.

Or Wolfe avait saisi cette faute et il avait su en profiter sans délai. Et prévoyant aussi que Montcalm tenterait de déloger le poste de Monckton, il l’avait de suite renforcé en hommes et en canons de gros calibre.

Montcalm, quelques jours après, avait organisé une expédition dans le but de secourir Charest et ses Canadiens et de rejeter les Anglais dans le fleuve. À la tête de cette expédition il mit le major Dumas qui partit seulement avec mille miliciens, parmi lesquels avaient été enrégimentés cinquante élèves du Séminaire et du collège des Jésuites, élèves qui eux-mêmes avaient réclamé l’honneur d’aller déloger les Anglais. Ils allaient échouer. L’on connaît cet incident que des Historiens ont appelé — était-ce par dérision ? — « le coup des Écoliers ». Dumas divisa ses hommes en deux colonnes et les dirigea, par deux voies différentes, vers le poste retranché des Anglais. Il était nuit lorsque, avant d’atteindre le poste, les deux colonnes durent traverser des fourrés épais. Elles se rencontrèrent tout à coup et se prirent l’une et l’autre pour des ennemis. Il se fit un terrible échange de mousqueterie qui ne manqua pas d’attirer l’attention des Anglais. Ceux-ci surgirent en masse, et avant que les Canadiens n’eussent reconnu leur méprise, ils les attaquèrent vivement. Il y avait eu confusion et désordre avant l’arrivée des Anglais, cette fois il y eut panique.

Cette escarmouche, sans profit aucun pour les Français, eut pour effet de mettre en défiance l’esprit du général Wolfe : il établit sur les hauteurs de Lévis une véritable garnison qui pouvait défier toutes les tentatives du général français.

Ce fut de ce moment que les canons anglais commencèrent à bombarder la capitale des hauteurs mêmes de Lévis. On était vers la mi-juillet, et durant un mois entier les batteries anglaises ne cessèrent de faire pleuvoir sur la haute-ville boulets et bombes. Presque tous les grands édifices, à commencer par la cathédrale, furent détruits : les boulets trouaient les toits et défonçaient les murs, les bombes allumaient l’incendie. Peu après, les canons de la flotte anglaise se mirent de la partie en s’attaquant, surtout à la basse-ville, qui en moins de trois jours fut réduite en débris. Les incendies étaient tellement fréquents que les soldats de la garnison durent se faire sapeurs-pompiers. Une grande partie des citadins dut chercher refuge hors les murs, en arrière des faubourgs et dans la campagne voisine. Beaucoup, cependant, demeuraient, dans l’enceinte, vivant dans les caves ou aidant la garnison à combattre les incendies. Vainement M. de Ramezay tenta de réduire au silence les batteries ennemies placées sur les hauteurs de Lévis ; ses canons, de trop petite portée, ne parvenaient pas à lancer leurs projectiles sur la rive opposée, et presque tous plongeaient dans les eaux du fleuve. Même si le commandant de la place eût été pourvu d’une meilleure artillerie, il aurait pu difficilement affecter les batteries anglaises, invisibles qu’elles étaient derrière un rideau de broussailles, et protégées aussi par des abatis d’arbres qui eussent formé un véritable mur d’arrêt aux projectiles venus de la ville.

Les chefs militaires français désespéraient de mettre fin à cette terrible destruction accomplie par les Anglais, destruction aussi barbare qu’inutile. Mais Wolfe avait pensé, par cette tactique, décourager le peuple et l’armée et faire amener pavillon. Mais quand la ville fut en cendres, il comprit combien la résistance de ces Canadiens et de ces Français serait tenace, et il tourna son esprit d’un autre côté.

Il fit cesser le feu de ses batteries et conféra avec ses principaux officiers. De même que Monckton et Saunders, Wolfe avait remarqué l’inefficacité de l’artillerie de la ville et la portée insignifiante de ses projectiles ; et cette constatation lui avait donné l’idée d’envoyer une partie de sa flotte vers l’ouest de la ville pour y localiser un point de descente. Lui-même fut de l’expédition sur le navire de Saunders ; et suivi de sept autres navires portant près de cinq mille hommes, il s’aventura à passer devant la ville en serrant de près la rive de la côte sud. Il passa sans avarie. Les boulets des canons français tombaient dans l’eau à quelques pieds des navires ennemis ; quelques projectiles seulement parvinrent à atteindre des mâtures qu’ils endommagèrent faiblement.

Cette manœuvre avait tellement effrayé Montcalm, qu’il envoya de suite de gros renforts à Bougainville. Ces renforts, la vigilance et l’activité de Bougainville eurent le bon effet de décourager les tentatives de Wolfe : il comprit qu’il ne pourrait mettre pied à terre à aucun endroit entre Québec et la rivière Jacques-Cartier. Remonter plus haut que Jacques-Cartier était, une imprudence dont il n’eut pas même l’idée.

Que faire ? Quoi tenter ?

Le jeune général anglais revint à l’île d’Orléans pour conférer à nouveau avec ses officiers.

Il ne sembla plus rester qu’un moyen : attirer l’armée française dans un piège et la briser ! Et il ne sembla se présenter qu’une entrée dans la place : la prise du rivage et des hauteurs de Beauport. Oui, mais comment faire sortir de ses retranchements l’armée de Montcalm ? Il songea à s’attaquer aux campagnes auxquelles, pensait-il, Montcalm ne manquerait pas de porter secours. Il se trompait encore, et il se trompa inutilement. Inutilement il encouragea ses troupes à commettre les pires barbaries ; il les jeta, comme une bande de fauves, sur les deux rives du fleuve avec ordre de tout détruire, de tout massacrer. Et durant un mois ces paisibles campagnes devinrent une proie facile ; tout fut mis à feu et à sang du Sault Montmorency à la Malbaie sur la côte nord, de Lévis à la Rivière-du-Loup sur la rive sud.

Les habitants, sans défense, prenaient la fuite à travers bois et cherchaient refuge dans les montagnes. Ceux qui ne fuyaient pas étaient impitoyablement tués, fussent-ils enfants, femmes ou vieillards. Les habitations étaient incendiées ainsi que les dépendances, les champs dévastés, les moissons rasées, les fontaines empoisonnées, les bestiaux saisis, les greniers dépouillés du peu qui restait. Près de seize cents habitations furent consumées ! Quant au nombre de morts, il demeurera toujours incalculable. Beaucoup furent tués, d’autres moururent d’inanition dans les bois… Jamais l’histoire n’avait vu pires actes ! Jamais encore un peuple civilisé n’avait déployé tant de vandalisme ! Jamais les soldats d’une nation dite « chevaleresque » n’avaient commis tant de forfaits et de crimes ! Les anciens barbares n’avaient pas été si inhumains ! Aussi, quoi qu’on dise ou pense, la renommée que s’est acquise James Wolfe, comme chef militaire, doit être à jamais ternie ! Sa gloire ne peut demeurer pure, car un linceul en couvre l’éclat !

Et lorsqu’il eut tout brisé, détruit, dévasté, il arriva à la fin de juillet avec ce bilan singulier : des cendres, des ruines, des haines semées et… pas de conquête ! l’armée française demeurait toujours à Beauport, sur le qui-vive ! Il aurait détruit entièrement le reste du pays, qu’il se fût trouvé encore devant le même objectif insaisissable : une ville juchée sur un rocher inaccessible et une armée inattaquable au pied de cette ville.

Wolfe enragea, il faillit même en faire une maladie mortelle. Quoi ! allait-il échouer misérablement et honteusement ? Non ! Cette ville, il l’atteindrait ! Cette armée, il la briserait !

Allons donc ! comment allait-il s’y prendre après tous les moyens épuisés en vains efforts ?

Eh bien ! il avait décidé de pénétrer dans les retranchements mêmes de l’armée et de l’y massacrer. Et pendant que quelques-unes de ses bandes poursuivaient leur œuvre de destruction dans les campagnes, le général anglais se disposa à jeter une grande partie de ses troupes sur Beauport,

Wolfe, après avoir visité le haut du fleuve au-dessus de Québec où Bougainville s’était apprêté à le recevoir, était revenu à l’Île d’Orléans, comme nous l’avons dit ; puis, ayant ordonné la dévastation des campagnes, il avait établi son quartier général sur la rive gauche de la rivière Montmorency, à un endroit appelé l’Ange-Gardien. Un moment, il avait espéré tromper la vigilance des Français : dans ce but il avait remonté le cours de la rivière pour la franchir à un endroit guéable et essayer de prendre par derrière l’armée de Montcalm. Mais la colonne qu’il avait envoyée avait trouvé sur son chemin le capitaine de Repentigny, qui commandait un fort poste sur la rive droite de la rivière. Avec ses Canadiens et sauvages Repentigny avait brusquement attaqué l’ennemi et l’avait repoussé avec de lourdes pertes.

Il ne restait plus au général anglais que l’alternative d’embarquer son armée sur des berges et de la conduire au rivage de Beauport. Là, s’offrait une vaste plage où il était facile de déployer une armée. Protégée par les canons de la flotte, cette armée pourrait atterrir sans beaucoup de difficultés. Wolfe le pensa ainsi, et il fit partager son avis à ses lieutenants. Il fut décidé qu’on reprendrait le bombardement de la ville pour occuper l’attention des Français de ce côté, qu’en même temps les canons de la flotte et ceux de l’Ange-Gardien feraient pleuvoir sur les retranchements français une grêle de boulets et de bombes, et que Hardy, qui commandait sur la rive gauche de Montmorency, prendrait en flanc l’armée du Chevalier de Lévis et tenterait de la séparer de l’armée du centre. Alors Wolfe, avec Monckton, Townshend et Murray, en profitant de la marée, se jetterait sur le rivage.

Ce plan avait été si bien conçu et il présentait de prime abord de si grandes chances de succès, que Wolfe fut tout rempli d’espoir.

Oui, mais les Français étaient là… ils veillaient !