Éditions Édouard Garand (p. 48-50).

IV


Lorsque Georgine se présenta chez sa marraine, M. Mailliez y était déjà et il avait mis la bonne dame au courant.

Au coup de sonnette de la jeune fille, Mme Favreau vint lui ouvrir avec un air si solennel que Georgine s’en égaya malgré tout. En dépit d’un petit serrement de cœur assez compréhensible, elle apportait d’ailleurs un visage plus avenant que celui de l’autre jour. Jacques lui ayant rappelé, pour la seconde fois, qu’ils s’étaient quittés bons amis, un an auparavant, elle eût jugé maladroit de lui témoigner une rigueur trop grande.

Le jeune français paraissait lui-même assez nerveux. Pourtant, ce fut d’un geste en apparence presque indifférent qu’il tira de son portefeuille une lettre. La présentant à sa compagne, il lui demanda si elle reconnaissait avoir elle-même rédigé et écrit ce billet.

— Sans doute, admit Georgine qui retrouvait la demi-feuille, le pâté, les lignes rageuses.

Elle ajouta :

— Si j’avais eu l’intention de le renier, quelque jour, je n’aurais pas signé.

— Bien. Alors, vous admettez avoir déclaré que cette décision dont je vous faisais part, sans vous en donner les détails si on veut, « ne pouvait être que le summum de la perfection ? »

Un ennui mêlé d’inquiétude saisit Georgine et, sur son expressive physionomie, il en parut quelque chose. L’assurance de Jacques la déconcertait.

— C’était de l’ironie, trancha-t-elle.

— Évidemment. Mais, sous la forme d’une exagération voulue, ai-je eu tort de voir tout de même une approbation ?

— Comment aurais-je pu approuver une chose dont je ne connaissais pas le premier mot ?

— Tout juste, dit Jacques, qui paraissait satisfait de la tournure que prenait l’entretien. Eh bien, voici : je songe à me marier.

— Croyez-vous que je ne m’en suis pas doutée ?

— N’est-ce pas ?

Georgine se mordit aussitôt les lèvres.

— Dès lors, reprit Jacques, parions que vous avez eu, au moins une seconde, le pressentiment du nom de celle que je veux faire mienne.

C’était si bien le même Jacques qu’autrefois, un peu congestionné, dès qu’il s’animait, les veines du front saillantes, sous la parure d’or des cheveux, ses yeux gris rayonnant de vitalité intérieure… Georgine eut un éblouissement du bonheur perdu qui lui fit là, dans la poitrine, un mal affreux.

Jacques se pressait de parler. Son but était de provoquer quelque cri de l’âme qui achèverait une conviction déjà bien près d’être parfaite.

Mais il vit Georgine reprendre son sang-froid.

— Je la connais ? demanda-t-elle avec lenteur.

— Et même depuis longtemps.

D’un air détaché, elle laissa alors tomber :

— Ce ne peut-être que Charlotte.

— Charlotte qui ?

Un tel cynisme fouetta la jeune fille qui jeta étourdiment :

— Mais Charlotte Lépée, votre compatriote, celle que vous visitez le jeudi.

— Pourquoi ne mentionnez-vous que le jeudi ?… Vous m’étonnez, d’ailleurs : je croyais que vous ne voyiez plus Mlle Lépée.

— Je n’ai rien contre elle. Il est vrai, se reprit Georgine, que je ne l’ai pas vue depuis assez longtemps, mais je suppose qu’elle demeure toujours Boulevard Crémazie, et comme je vous ai vu passer, l’autre jeudi, j’ai tout bonnement pensé que vous vous rendiez chez elle.

Elle avait l’impression de patauger horriblement.

— Ce devrait être, approuva simplement Jacques. Jeudi dernier, j’ai encore revu votre charmante amie et je lui ai dit un mot des projets d’avenir dont je vous cause, en ce moment. Mais, vrai, vous ne vous doutez pas du nom de celle qu’avec grande audace je nommerai l’élue ?

Il souriait, beaucoup des yeux, plus légèrement des lèvres. Alors, comme une coupable qui ment, Georgine battit des paupières en assurant, d’une voix faussée :

— Je ne devine pas.

— Naïve enfant ! s’écria Jacques, en riant un peu plus. Eh bien, je vais vous le dire puisqu’aussi bien, c’est pour cela que je suis ici. L’élue, c’est celle qui a été mon premier et qui restera mon unique amour. C’est une jeune fille légèrement fantasque, changeante, compliquée. Mais ces dispositions mobiles que je vous dis n’étant qu’une doublure, un accessoire à sa vraie nature, je ne les redoute pas et l’avenir m’apparaît non seulement solide, mais brillant. Seulement, ma guigne veut que ma bien-aimée passe justement par une crise de complication et moi, je me sens tout impatient d’arriver au but. Voilà pourquoi je suis très malheureux. Si vous pouviez me donner quelque conseil…

Par la suite. Georgine ne se pardonna jamais la sotte exclamation qui courut à ses lèvres :

— Et Charlotte ?

— Ne nous occupons pas de Charlotte, ce soir, conseilla Jacques, un éclair de triomphe dans les yeux. C’est une charmante enfant mais qui ne vous va pas à la cheville. Elle vous aime bien et vous admire pour le moins autant. Ne parlons plus d’elle.

Mais Georgine se ressaisissait et, une rancune affreuse au cœur :

— À quoi bon, fit-elle, revenir sur ce qui a été dit ? Ne vous ai-je pas assuré que je ne pouvais plus vous épouser ? Douteriez-vous de ma parole ?

— Justement, ce n’est pas là votre parole. Je le nie. Il est impossible que vous ayez parlé selon votre cœur. Non, non, non. On ne change pas ainsi sans raison. J’ai pu me laisser abuser un temps, mais qu’on m’y reprenne ! Si vous me confiiez seulement quel est ce motif mystérieux…

— N’y comptez pas ! éclata Georgine.

— Se peut-il ? releva Jacques, sur le même ton. Vous avez aussi peu que cela confiance en moi qui vous place tellement haut dans mon estime ? Moi qui vous ai dit, un jour, je vous aime et qui vous le répéterais d’un tel cœur, si vous le permettiez… Quoi, Georgine, vous allez briser votre avenir et le mien par caprice ? Vous si intelligente et si sérieuse, vous, délicate et fraîche d’âme comme la plupart de vos compatriotes et croyante convaincue, vous allez agir avec cette légèreté si grosse de conséquences ? Eh bien non. Je vous le défends. Puisqu’une passion quelconque vous aveugle, je veux vous montrer du doigt votre devoir : vous devez tout me dire, Georgine, et il est entendu que votre secret périra avec moi. Et si je le demande, si je l’exige avec cette hardiesse, c’est que je porte en moi la conviction qu’il n’est pas aussi… désespéré que cela. Allons vite, ma bien-aimée, fit-il en lui prenant d’autorité les deux mains. Vous verrez comme, à deux, il sera bien moins lourd à porter.

Une sorte de courant magnétique électrise Georgine et, pour ainsi dire malgré elle, lui arracha l’aveu :

— Je ne suis pas celle que je croyais, balbutia-t-elle. On m’a fait jouer une comédie… Je suis vieille… Je suis du bas peuple… Je n’ai jamais été précoce…

— Je ne saisis pas bien, murmura Jacques.

Pour l’encourager, il continuait cependant de sourire avec tendresse.

Frémissant, il pria :

— Contez moi cela par le menu, Georgine.

Elle hésitait, au supplice. Pourquoi, alors, ne poussait-il pas la bonté jusqu’à deviner, sans autres explications ?

Lui attendait toujours et avec tant d’amoureuse anxiété, le corps ployé, tout son visage l’interrogeant que Georgine n’y tint plus. Baissant les yeux, la gorge nouée à lui faire mal et le rouge au front, elle lui conta l’absurde erreur dont elle avait vécu.

Elle n’était pas l’enfant du pharmacien de Chicago, descendant de nobles français, mais bien la petite-fille de celle qu’elle nommait encore sa marraine. Le vieux Foley, son grand-père maternel ; la sordide Maggy. sa grand’tante. À Hull, on l’avait rajeunie pour la garder le plus longtemps possible à la maison, en sorte qu’elle comptait trois ans de plus que ce qu’elle avait toujours cru. Elle possédait donc qu’une intelligence fort ordinaire au lieu de la précocité qui avait fait l’émerveillement de tous. En peu de mots, c’était tout, mais que c’était énorme !

Lorsqu’elle eût cessé d’entendre le son de sa voix, Georgine s’affaissa sur elle-même et, la honte au front, elle n’eût jamais osé relever les yeux si des propos inespérés n’avaient soudain frappé son oreille.

— Quoi ! raillait Jacques avec un accent d’indicible douceur, c’est pour cette misère, Georgine, que vous vous prépariez à consommer le malheur de deux vies… Eh bien, moi j’en conclus que vous avez évidemment besoin d’un tuteur et qu’il est grand temps de vous l’imposer…

Il continua ainsi longtemps. Georgine avait enfin levé les yeux. Elle buvait ses paroles. Une joie s’épanouissait en elle qui pénétrait les moindres fibres de son être et si complète que les mauvais jours passés lui faisaient l’effet d’une rêve menteur. Elle avait pu se séparer de Jacques… Vivre sans lui… Douter de leur indestructible amour… Était-ce bien elle qui avait souffert à crier, à désespérer et pour qui l’avenir était fermé comme avec un mur de fer… Ses terreurs passées, elle avait maintenant envie d’en rire. Surtout, elle avait peine à se les représenter comme des réalités. Le présent effaçait tout.

Soudain, Georgine détacha ses yeux de ceux de Jacques qui la fascinaient et, regardant autour d’elle, elle chercha celle qui, en ce moment, leur donnait l’hospitalité. Sa surdité l’avait tenue à l’écart de leur entretien et elle ignorait encore ce qui allait transformer sa vie, à elle aussi.

La jeune fille se leva, fit quelques pas vers elle et, lui tendant les bras :

— Grand’mère ! fit-elle.

Mme Favreau entendit. Eut-elle, à cette minute seulement, l’intuition de la vérité ou si un long pressentiment l’avait déjà orientée en ce sens ?… Elle ne dit rien mais sa main chercha un meuble pour s’y appuyer et sa pauvre figure prit une teinte de blancheur immatérielle.

Georgine ne put, de sang-froid, supporter ce spectacle et, se tournant vers Jacques :

— Je vous en prie, demanda-t-elle, expliquez-lui les choses. Elle ne sait rien. Moi je suis sans forces…

Et incapable de contenir plus longtemps les sanglots qui montaient à sa gorge, elle se laissa tomber sur une chaise et enfouit son visage dans ses mains.