Éditions Édouard Garand (p. 46-48).

III


Dans l’air saisi, condensé et d’un calme impressionnant, des petites choses volètent avec une légèreté de rêve. Il est émouvant de voir comme elles semblent hésiter à atterrir ; après qu’elles ont descendu jusqu’au ras du sol, elles remontent, tournent sur elles-mêmes, se pâment on dirait et, enfin, en un vol plané, lent, lent, elles parviennent à l’asphalte glacé. Il en est, cependant, qui rencontrant l’obstacle sauveur s’y cramponnent.

Ainsi, Georgine en porte, sur ses vêtements, toute une constellation tandis que d’autres chatouillent son visage. Ô les mutins petits flocons ! Ce sont les premiers de la saison.

La jeune fille éprouve du regret à les laisser pour entrer dans l’église. C’est régulièrement que, désormais, elle vient réciter son chapelet à l’église. Cela donne un but à sa sortie du midi et, surtout, cette visite pieuse procure à son âme une grande paix.

Une grande paix… Mon Dieu, oui, quoique cette sorte d’apaisement s’édifie sur un désespoir affreux. Depuis sa lettre, Georgine n’aime plus Jacques. Elle n’en a plus le droit puisqu’il appartient à une autre. Indépendamment de cette considération, le fait d’avoir écrit cette sotte lettre a brutalement éteint, dans son cœur, la petite flamme qui y brûlait encore, douloureuse, mais si ardente !

Maintenant, c’est tout à fait fini. Jacques lui reviendrait, par impossible, il se jetterait à ses genoux et la supplierait de lui rendre son amour qu’elle ne pourrait pas le faire. On ne ressuscite pas ce qui est mort. La source de joie enchantée est tarie, en elle.

Heureuse est-elle encore de pouvoir vouer à d’autres tâches les forces de sa jeunesse. Son projet de se rapprocher de sa tante mûrit et s’accuse. Il est le grand ressort de son activité d’esprit. Qui sait si, bientôt, elle ne se sentira pas plus heureuse qu’il y a quelques mois, alors qu’elle se voyait partout adulée et encensée ?

Après avoir égrené son chapelet, avec l’impression que la grâce pleuvait sur elle, Georgine se signe, elle fait une génuflexion et elle se retire.

Dehors, considérablement grossis les jolis flocons accourent à sa rencontre ; sans lui en demander la permission, ils l’enveloppent même d’un magnifique voile de mariée.

Quels lutins ! La jeune fille ne peut se défendre de leurs indiscrètes caresses. Ils l’aveuglent et elle est, à tout moment, obligée d’abaisser les paupières parce qu’ils lui entreraient dans les yeux. Malgré tout, elle sourit. C’est la première neige ! Tient-on rigueur à l’enfant qui, même en temps importun, vous balbutie son premier mot, ou, debout pour la première fois sur ses petites jambes malhabiles, s’en vient à vous ?

Pendant qu’elle traverse le petit parc à l’anglaise qui avoisine l’église, Georgine remarque, en dépit du brouillard mouvant des flocons, un homme qui vient en sens inverse.

Mais soudain, la jeune fille s’arrête presque, saisie. D’ailleurs, l’homme s’est immobilisé le premier. Et le nom qui s’échappe de ses lèvres est une imploration désolée, d’une douceur infinie :

— Georgine ! ! !

Et, il a mis dans ce simple appel un tel poids de gravité que l’interpellée n’ose suivre son impulsion et passer outre.

— Pourquoi vous être montrée si cruelle ? reprend Jacques, avec cet accent charmeur qui broie les entrailles de Georgine. Me répondre de la sorte… Ce que je vous demandais était pourtant si simple, si naturel. Enfin, qu’avez-vous contre moi ?

— Monsieur ! suffoqua-t-elle. Et, abolissant le décor, son imagination, lui montrait, en une vision haïssable, Jacques et Charlotte échangeant le serment de fidélité.

— Voyez donc, fait encore le jeune homme qui se tient tête nue sous le déluge des flocons, il m’a fallu tout ce temps pour préparer la présente rencontre qui n’a rien de fortuite, je vous en donne ma parole. Il faut que je vous parle. Vous avez bien voulu approuver ma décision ; il me reste à vous l’exposer. C’est indispensable. Où pourrai-je vous voir, puisque vous avez quitté Mme Verdon ?

— Permettez-moi de vous dire que je vous trouve un peu ridicule, lance enfin Georgine avec un dédain irrité.

D’ailleurs, elle ne sait plus trop quelles paroles vont lui échapper.

— Veuillez donc vous couvrir, reprend-elle et passer votre chemin. J’ai le droit, je suppose, de circuler à mon gré par la ville et, telle que vous me voyez, je suis déjà en retard pour mon travail.

Elle allait exécuter une courbe à côté de Jacques qui prenait à dessein tout l’étroit trottoir ; mais le jeune homme prévint son geste.

— Georgine ! redit-il, du même accent suppliant.

Par prudence, il avait déployé à demi les bras.

— Écoutez-moi, en grâce ! Vous êtes chrétienne et même, vous sortez justement de l’église. Je vous y vois prier, depuis une semaine…

— Que pouvez-vous me vouloir, puisque nous sommes de parfaits étrangers l’un pour l’autre ?

— Oh ! reproche-t-il, moi qui croyais emporter au moins votre confiance lorsque je vous quittai, sur votre ordre… Enfin, à quelque titre que ce soit, accordez-moi cette entrevue que je sollicite. Si vous l’exigez, ce sera la dernière ; je ne me retrouverai plus sur votre route. Mais, par charité, donnez-moi l’occasion de vous dire ce qu’à tout prix il faut que je vous communique.

— Eh bien, faites vite, proposa-t-elle sans aménité

— Comme cela ? en pleine nature ? Je vous préviens que ce sera assez long ; du moins le pensé-je. S’il vous est impossible de me recevoir chez vous, ne le pourriez-vous faire, par exemple, chez cette excellente parente du Boulevard Crémazie, laquelle vous a déjà fidèlement remis ma lettre ?

— Enfin, dit Georgine, mon travail me réclame pour l’instant et…

— Bah ! une après-midi se rattrape.

— Pas à cette saison-ci, pour nous.

— Alors, remettons à ce soir. Moi-même, je le préférerais.

— Ce soir, je travaille.

— Vraiment ? Mais pas tous les autres soirs de la semaine, je suppose ? Ce serait inhumain.

— Eh bien, jeta-t-elle, dans une exaspération, venez demain soir, à huit heures.

… Maintenant, elle se hâtait vers le bureau, étourdie, mal contente, ne sachant au juste pourquoi elle avait cédé et son cœur battant la charge dans sa poitrine.

Qu’est-ce que Jacques pouvait bien lui vouloir ?

— Je m’y perds, murmura-t-elle, en sonnant l’ascenseur.

Quelle pouvait bien être cette décision aux trois quarts prise dont il s’obstinait à vouloir lui imposer la teneur ? D’après sa lettre, elle avait cru qu’il s’agissait de son mariage avec Charlotte ; à présent, on dirait autre chose. Peut-être comptait-il essayer de l’épouvantail du nom de Charlotte pour rentrer dans son titre de prétendant ? Cela, jamais. C’était fini, sciemment fini. S’il hésitait entre Charlotte et elle, il pourrait, demain soir, la quitter le cœur à l’aise.

— « Que me veut-il ? »

Cette inquiétante interrogation venait, à tout moment, se jeter à la traverse des occupations professionnelle de Georgine. Elle passait la main sur son front, cherchait cinq minutes une gomme placée devant elle…

— « Que peut-il bien me vouloir ? Depuis au-delà d’un an que tous rapports ont cessé, entre nous… »

Cette perspective d’une dernière entrevue avec lui finit toutefois par lui procurer une étrange satisfaction. Satisfaction tout austère. Depuis trop longtemps, l’histoire de ses relations avec Jacques restait pendante, au point que Mlle Lépée s’était fait un scrupule de savoir si, oui ou non, son ancienne compagne de bureau lui en voulait « pour quelque raison que ce fût. »

Il était vraiment temps de remettre les choses au point. Alors que, justement, elle se reprenait à vivre et à escompter l’avenir, mieux valait que les derniers copeaux du passé fussent balayés net de sa route.