Éditions Édouard Garand (p. 41-44).

XV

BROSSARD ENCORE EN SCÈNE

Joseph, Dona Maria, et la garnison du fort La Jonquière avaient vu s’évanouir à l’horizon les silhouettes des trois raquetteurs, avant de rentrer à leurs quartiers, ils embrassèrent du regard l’immense étendue de pays qui se déroulait aux quatre points cardinaux.

— Mais voyez donc, senor, dit tout-à-coup Dona Maria, indiquant le sud de sa main mignonne : ne dirait-on pas qu’il y a là-bas des êtres humains en mouvement ?

Aussitôt tous les yeux se braquèrent dans la direction indiquée.

Il n’y avait pas à s’y tromper ; et avant une heure, Joseph saurait ce qu’étaient ces nouveaux personnages ; car ils avaient l’air de diriger leurs pas vers le fort.

— Pouvez-vous voir à quelle race ces gens appartiennent senor ? Si c’était un parti de mes compatriotes en exploration ?…

— Il est impossible de distinguer cela maintenant, mais dans une demi-heure nous serons fixés… En attendant, senorita, comme le froid est piquant, si vous entriez vous réchauffer ?… Je vous avertirai dès que j’aurai reconnu ce monde que la première vous nous avez signalé.

Dona Maria obéit. Joseph demeura sur la plate-forme du fort se promenant de long en large pour se tenir chaud.

Enfin, tout passe ; et trente minutes plus tard, Joseph avait reconnu une forte troupe de sauvages Assinibouëls. Il se rendit auprès de la jeune fille pour le lui annoncer, puis revînt au poste qu’il occupait. Tous ces peaux-rouges étaient chaussés de raquettes. Ils s’avançaient sans ordre, pêle-mêle ; quand ils arrivèrent sur la rive sud de la Saskatchewan, ils s’arrêtèrent un moment pour se masser ; puis, obéissant à la voix d’un chef ils descendirent la berge et traversèrent la rivière. Joseph essaya de les compter quoique cela fut difficile. Approximativement, il estima leur nombre à deux cents guerriers. Chose qui le surprit et lui inspira une stricte vigilance, c’est que pas une femme ni un enfant n’accompagnaient ces moricauds.

C’était évidemment un parti de guerre qui se présentait, car ils étaient trop nombreux pour un parti de chasse. Il les perdit de vue quand ils furent au bas de la rive nord, la hauteur de la berge les lui cachant et il commençait à s’étonner de ne les point voir apparaître, lorsqu’il aperçut à cinq cents verges à droite, sur la rivière, une dizaine d’indiens s’éloignant au pas de course, la tête penchée, suivant une piste : celle de Pierre et des deux Yahtchéilinis.

Puis apparurent gravissant la berge escarpée, les sauvages qui vinrent jusque sous les murs du fort.

Leurs chefs demandèrent à entrer ; ce que Joseph leur refusa.

— Je recevrai trois de vous, seulement, à condition que les guerriers Assinibouëls s’éloignent à quelque distance. Je me rappelle la tentative de vos frères l’an dernier quand ils voulurent abuser de la bonté des blancs et s’emparer d’eux et de leurs cabanes.

Les sauvages jurèrent qu’ils n’étaient pas ceux qui avaient médité la perte des Français et le prièrent de les écouter. Ils se retirèrent vers le village des Yhatchéilinis, avec lesquels ils fraternisèrent.

Durant ce temps-là, trois chefs Assinibouëls étaient reçus au fort. Ils firent de longues harangues qui tendaient à obtenir la grâce de leurs frères.

Joseph leur répondit qu’il n’était point en état de la leur accorder, qu’ils avaient monsieur le général pour père ; que celui-ci l’avait envoyé à eux, qu’il lui en rendrait compte et que ce dernier verrait ce qu’il aurait à faire, mais qu’ils pouvaient néanmoins être assurés que bien loin de leur faire subir la peine qu’ils méritaient, il porterait au contraire leur père Ononthio à leur pardonner, persuadé de la sincérité de leur repentir.

Sur ce, apparemment satisfait des paroles de Joseph, les Assinibouëls retournèrent rejoindre leurs guerriers.

Mais Joseph ne se départit pas de sa vigilance, et bien lui en prit.

Les Assinibouëls et les Yhatchéilinis se donnèrent réciproquement le calumet de paix. Pendant cinq jours ils se régalèrent entre eux, après quoi les premiers, se voyant beaucoup plus nombreux que les derniers firent main-basse sur eux et massacrèrent tout, hors quelques femmes et enfants qu’ils emmenèrent prisonniers.

Joseph fut témoin involontaire et impuissant de cette scène sanguinaire.

Il ne pouvait risquer sept hommes contre deux cents sauvages. Il leur envoya des coups de fusils qui causèrent quelque dommage aux assaillants, mais ceux-ci ne tardèrent pas à décamper, dirigeant leurs pas vers le sud-ouest.

Qu’étaient devenus Pierre, le Renard et l’Écureuil ?

Reprenons notre récit au moment où, vivement ému, le Renard racontait à Pierre qu’une balle avait sifflé à quelques pouces de sa tête et s’était écrasée sur le roc, à côté de lui.

Le soleil inclinait alors au couchant.

— Les abords de notre grotte seront bien surveillés cette nuit, remarqua Pierre ; une sortie par là serait dangereuse, mais, à l’autre grotte, le même péril n’est pas à redouter. L’Écureuil viendra avec moi pendant que son frère veillera.

Les trois hommes avaient roulé des grosses roches à l’entrée de la première caverne, la fermant ainsi presque hermétiquement. Il n’y avait pas à craindre que l’inconnu du dehors put les renverser et s’introduire à l’intérieur de leur retraite.

Et Pierre sans plus tarder se rendit à la chambre du trésor.

Là, il expliqua au jeune Yhatchéilini ce qu’il attendait de lui.

Armés chacun d’une hachette et d’un levier de bois ils agrandirent l’ouverture qu’avait remarquée Pierre.

Une demi-heure suffit à ce travail, et les deux hommes se glissèrent dehors. Ils se trouvaient au fond de la « coulée ».

Au firmament pas une étoile ne brillait ; mais la neige permettait, grâce à sa blancheur éclatante, de relever ça et là, à leur silhouette sombre, les arbres autour d’eux.

Ils se mirent à l’œuvre et abattirent plusieurs jeunes pins. Cela fait, ils retournèrent auprès du Renard lequel rapporta que rien d’insolite n’était survenu durant leur absence.

Tandis que l’un d’eux montait la garde, les autres reposaient. Et ce, à tour de rôle jusqu’au matin.

Le déjeuner fut frugal ; comme on ne pouvait prévoir la durée de leur séjour en ce lieu, il devenait impérieux de ménager les vivres apportées du fort.

Après le repas, Pierre retourna à la seconde caverne qu’il avait baptisée, en riant : « La chambre du trésor ». Cette fois le Renard le suivait, l’Écureuil restait en faction.

Le soir, les deux hommes rentraient dans la première grotte, très fatigués, ayant travaillé durement tout le jour.

— Demain j’aurai fini, dit Pierre à ses compagnons ; et si le sort nous est favorable, nous montrerons les talons aux gaillards qui en veulent à notre peau.

Les meilleurs calculs sont parfois déjoués.

M. de Noyelles croyait finir son ouvrage au milieu du jour, comme il l’exprimait la veille, mais ce ne fut que très tard l’après-midi qu’il considéra enfin comme terminé ce qui l’avait tant occupé.

Au souper, lorsque les trois hommes étaient réunis, un coup de feu tiré entre les roches qui bouchaient l’entrée de la caverne, les fit sursauter. Ils étaient heureusement hors d’atteinte, mais ils eurent encore là un signe manifeste des intentions que nourrissaient à leur égard ceux qui les assiégeaient.

Le lendemain, les effets apportés sur les traîneaux furent portés à la chambre du trésor.

Quoique M. de Noyelles fut prêt à partir, il ne jugea pas le moment favorable et crut devoir attendre encore.

— Mais il faudra partir demain, se disait-il, en reprenant le chemin de la grotte dont l’entrée regardait les Jumelles. Nos provisions de bouche sont épuisées ; à peine avons-nous de quoi nous mettre sous la dent pour deux repas. Et puis, nos amis de La Jonquière vont s’inquiéter de notre longue absence !… Oui… il faudrait partir demain !…

Les deux Yhatchéilinis et leur maître prenaient leur repas dans le couloir qui dominait la grotte, ne voulant plus s’exposer au danger du soir précédent.

Tout-à-coup, le Renard renifla fortement et, s’approchant de Pierre :

— Chef blanc, le Renard vient de constater une nouvelle tentative du dehors pour nous faire périr. Ils veulent nous enfumer : ne sens-tu pas la fumée qui s’infiltre à travers les roches amoncelées à la porte de notre cachette ?

C’était vrai, et, devant la fumée qui se faisait plus épaisse et plus âcre, nos trois amis durent fuir. Mais le boyau qui reliait les deux grottes était plutôt comme la cheminée d’une fournaise, et la fumée s’y engouffrait, forçant toujours à reculer les trois êtres qui l’habitaient. Elle les suivit jusqu’à la grotte contenant la pépite, mais là, elle monta en capricieuses spirales et s’échappa par quelques fissures de la voûte.

— Nous allons déjeuner dans ce lieu pour la dernière fois, dit Pierre, le matin ; car nous partirons d’ici dans une demi-heure.

Il revenait de la « coulée » et son visage rayonnait de joie.

Le lecteur a probablement deviné quels étaient les ennemis des trois hommes enfermés dans le souterrain de La Pipe ?

Nous avons dit que les Assinibouëls en traversant la rivière en face du fort avaient détaché quelques-uns des leurs sur la piste encore fraîche de Pierre.

Cette meute suivait Brossard adopté par cette tribu de peaux-cuivrées. Le drôle s’était dit en apercevant les traces des trois raquetteurs, que M. de la Vérendrie ou M. de Noyelles, voire les deux avaient dû passer par là, se rendant à la fameuse cachette mentionnée dans les papiers de l’amulette.

Il n’avait pas tardé à se rapprocher et à reconnaître M. de Noyelles et ses aides.

Il les laissa continuer leur marche, voulant découvrir leur secret. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la grotte il se dit qu’enfin il les tenait !

C’est lui qui envoya deux balles, l’une au Renard, l’autre dans la porte, le soir, au moment du repas des hommes qu’il traquait ; c’est lui encore qui fit un brasier immense à l’entrée de la grotte pour asphyxier ceux qu’il y savait enfermés.

Mais ses desseins ne devaient aboutir à rien.

Un matin, le cinquième depuis qu’il poursuivait Pierre, il vit à l’est un panache de fumée épaisse qui soufflait de l’ouest. Ne comprenant pas exactement ce que cela signifiait, mais ayant un vague pressentiment que la grotte recélait une issue autre que l’entrée surveillée par ses Assinibouëls, et que la fumée avait suivie cette voie, il voulut s’assurer du fait par lui-même.

Il rassembla quelques hommes et s’élança vers l’endroit d’où la fumée sortait, à l’autre bout de La Pipe.

Comme il s’arrêtait à la petite sapinière décrite sur la seconde carte de l’amulette, il aperçut une chose étrange qu’il reconnut bientôt.

Poussant un juron de rage, il redoubla de vitesse, mais il était écrit qu’il serait en retard.

Un grand traîneau muni de trois patins, deux à l’avant et l’autre à l’arrière, formant gouvernail, venait de sortir de la « coulée », tiré par Pierre et ses aides.

Ce traîneau singulier avait un mât dont la voile, — une voile carrée, — était composée des couvertures de laine apportées par M. de Noyelles pour se garantir du froid, le soir.

Cette voile mesurait dix pieds de large par douze de hauteur.

Aussitôt hors de la « coulée », les trois hommes prirent place sur le traîneau, Pierre à la barre, et le Renard et son frère sur le gaillard d’avant, c’est à dire chacun sur un patin.

En entendant le cri de Brossard, les gens du voilier à patins tournèrent la tête et reconnurent le misérable qui en voulait à leur vie et à leur or.

La voile s’enfla et le traîneau s’ébranla.

Brossard et ses hommes arrivaient.

— Dieu nous soit en aide ! murmura de Noyelles.

Et il fit le signe de la croix.

Mais le vent augmenta et Pierre eut la satisfaction de voir son travail couronné de succès ; le traineau, maintenant bien enlevé, glissait sur la surface durcie de la neige, comme un oiseau qui rase la cime des vagues.

Chaque instant voyait sa vitesse s’accroître jusqu’à son plus haut degré.

Les deux Yhatchéilinis se tenaient solidement cramponnés à leur poste, probablement un peu effrayés de cette allure rapide qu’ils n’avaient jamais éprouvée auparavant.

Pierre, calme et souriant, gouvernait bien.

Ils étaient sauvés !

Il va sans dire que l’or qu’ils allaient chercher n’avait pas été abandonné à La Pipe.