Le salut est en vous/Texte entier

Traduction par inconnu.
Perrin (p. 1-389).

LE

SALUT EST EN VOUS

ou

Le Christianisme donné non comme une doctrine mystique, mais comme une morale nouvelle


AVANT-PROPOS

J’ai écrit, en 1884, un ouvrage intitulé En quoi consiste ma foi[1], dans lequel, en effet, j’exposais toutes mes croyances.

En donnant ma façon d’entendre la doctrine du Christ, je n’ai pas dit pourquoi je considère comme une hérésie cette religion officielle appelée christianisme.

Elle se sépare, selon moi, de celle du Christ par bien des divergences au nombre desquelles j’ai tout d’abord constaté la suppression du commandement qui nous interdit de nous opposer au mal par la force. Plus que tout autre, cet écart de doctrine montre avec évidence combien l’Église officielle a dénaturé les principes du Christ.

J’étais, comme tant de gens d’ailleurs, fort peu au courant de ce qui a été fait, dit ou écrit, dans les temps anciens, relativement à cette question si importante de la non-résistance au mal.

Je savais cependant ce qu’en pensaient les Pères de l’église, tels qu’Origène, Tertullien et quelques autres. Je n’ignorais pas non plus qu’il a existé et qu’il existe encore certaines sectes appelées les ménonites, les gerngutters, les quakers, qui se refusent au service militaire et n’admettent pas pour les chrétiens le port des armes. Mais je savais tout cela trop imparfaitement pour approfondir et élucider complètement ce sujet.

Comme je m’y attendais, mon livre ne fut pas autorisé par la censure russe. Cependant, grâce peut-être à ma notoriété, grâce sans doute aussi à l’intérêt qu’offraient ces questions, mon travail eut un grand succès en Russie, et de nombreuses traductions en furent faites à l’étranger. Il a même provoqué d’intéressantes communications à l’appui de ma thèse, comme aussi toute une série de critiques.

Ce choc d’idées, joint aux derniers événements historiques, a éclairé pour moi bien des points restés obscurs, et m’a conduit à de nouvelles conclusions que je formulerai plus loin.

Je dirai d’abord quelques mots sur les communications qui m’ont été faites relativement à la non-résistance au mal, je m’étendrai ensuite sur les commentaires auxquels cette question a donné lieu de la part des critiques ecclésiastiques ou laïques, et je terminerai

par les conclusions qui me paraissent découler de cette étude et des derniers événements historiques.

CHAPITRE PREMIER

LA DOCTRINE DE LA NON-RÉSISTANCE AU MAL PAR LA VIOLENCE A ÉTÉ PROFESSÉE PAR LA MINORITÉ DES HOMMES DEPUIS L’ORIGINE DU CHRISTIANISME.

Les premiers commentaires auxquels mon livre a donné lieu m’ont été adressés par les quakers américains. En m’exprimant leur parfaite conformité de vue au sujet de l’illégitimité, pour le chrétien, de toute guerre et de toute violence, les quakers m’ont communiqué d’intéressants détails sur leur secte, qui, depuis plus de deux cents ans, pratique la doctrine du Christ, relativement à la non-résistance au mal par la violence. Ils m’adressaient en même temps leurs journaux, brochures et livres traitant de cette question, indiscutable pour eux depuis nombre d’années déjà, et démontrant la fausseté de la doctrine de l’église, qui admet les exécutions et la guerre.

Après avoir prouvé, par toute une série de raisonnements, appuyés sur des textes, que la religion, basée sur la concorde et l’amour du prochain, ne saurait admettre la guerre, c’est-à-dire la mutilation et le meurtre, les quakers affirment que rien ne contribue autant à obscurcir la vérité du Christ et à l’empêcher de se répandre dans le monde que la non-reconnaissance de ce principe par des hommes qui se disent chrétiens.

« La doctrine du Christ, disent-ils, qui est entrée dans la conscience des hommes, non par le glaive et la violence, mais par la non-résistance au mal, par la résignation, l’humilité et l’amour, ne peut se répandre dans le monde que par l’exemple de la concorde et de la paix chez ses partisans.

« Le chrétien, d’après l’enseignement de Dieu lui-même, ne peut être guidé, dans ses rapports avec son prochain, que par l’amour. C’est pourquoi il ne peut exister une autorité quelconque capable de l’obliger à agir contrairement à l’enseignement de Dieu et à l’esprit même du christianisme.

« La règle de la nécessité d’état, disent-ils, ne peut forcer à trahir la loi de Dieu que ceux qui, pour les intérêts de la vie matérielle, cherchent à concilier l’inconciliable ; mais, pour le chrétien qui croit fermement que le salut est dans la pratique de la doctrine du Christ, cette nécessité ne peut avoir aucune importance. »

L’histoire des quakers et l’étude de leurs ouvrages, ceux de Fox, de Penn et surtout les livres de Dymond (1827) m’ont démontré que l’impossibilité de concilier le christianisme avec la guerre et la violence a été non seulement reconnue depuis longtemps, mais encore si nettement et si indiscutablement prouvée qu’on ne peut comprendre cette union impossible de la doctrine du Christ avec la violence qui a été prêchée et continue à être prêchée par les églises.

Outre les renseignements que j’ai reçus des quakers, j’ai reçu, vers la même époque, également d’Amérique, et sur le même sujet, des détails d’une source qui m’était absolument inconnue. Le fils de William Lloyd Harrison, le célèbre défenseur de la liberté des nègres, m’a écrit qu’il avait retrouvé dans mon livre les idées exprimées par son père en 1848, et, supposant qu’il me serait intéressant de le constater, il m’a adressé le texte d’un manifeste ou déclaration intitulée Non-Résistance et écrite par son père il y a plus de cinquante ans.

Cette déclaration a eu lieu dans les circonstances suivantes : William Lloyd Harrison, examinant en 1838, dans une Société d’Amérique pour l’établissement de la paix parmi les hommes, les moyens propres à faire cesser la guerre, arriva à cette conclusion que la paix universelle ne peut être basée que sur la reconnaissance publique du commandement de la non-résistance au mal par la violence (Saint Mathieu, V, 39) dans toutes ses conséquences, ainsi que le pratiquent les quakers, avec lesquels Harrison était en relations amicales. Étant arrivé à cette conclusion, il a composé et proposé à la Société la déclaration suivante, qui a été signée en 1838, par plusieurs de ses membres.

Déclaration de principes acceptée par les membres de la Société fondée pour l’établissement entre les hommes de la paix universelle.
Boston, 1838.

Nous, soussignés, considérons de notre devoir, par rapport à nous-mêmes et à l’œuvre chère à notre cœur, par rapport au pays dans lequel nous vivons et au monde entier, de proclamer notre foi, en exprimant les principes que nous professons, le but que nous poursuivons, et les moyens que nous avons l’intention d’employer pour arriver à une révolution bienfaisante, pacifique et générale.

Voici nos principes :

Nous ne reconnaissons aucune autorité humaine. Nous ne reconnaissons qu’un roi et législateur, qu’un juge et chef de l’humanité. Notre patrie est le monde entier ; nos compatriotes sont tous les hommes. Nous aimons tous les pays autant que le nôtre, et les droits de nos compatriotes ne nous sont pas plus chers que ceux de toute l’humanité. C’est pourquoi nous n’admettons pas que le sentiment du patriotisme puisse justifier la vengeance d’une offense ou d’un mal fait à notre peuple…

Nous reconnaissons que le peuple n’a le droit ni de se défendre des ennemis du dehors, ni de les attaquer. Nous reconnaissons encore que les individus isolés ne peuvent avoir ce droit dans leurs relations réciproques, l’unité ne pouvant avoir de droits plus grands que ceux de la collectivité. Si le gouvernement ne doit pas résister aux conquérants étrangers qui ont pour but de ravager notre patrie et de détruire nos concitoyens, de même on ne peut opposer la violence aux individus qui menacent la tranquillité et la sécurité publiques. La doctrine professée par les églises que tous les états de la terre sont établis et approuvés par Dieu, et que les autorités qui existent dans les États-Unis, en Russie, en Turquie, etc., émanent de sa volonté, est aussi stupide que blasphématoire. Cette doctrine représente notre Créateur comme un être partial, établissant et encourageant le mal. Personne ne peut affirmer que les autorités existant dans n’importe quel pays agissent vis-à-vis de leurs ennemis selon la doctrine et l’exemple du Christ. Aussi leurs actes ne peuvent-ils être agréables à Dieu. Par conséquent, ils ne peuvent pas être établis par Lui et doivent être renversés, non par la force, mais par la régénération morale des hommes.

Nous ne reconnaissons pas comme chrétiennes et légales non seulement les guerres — offensives ou défensives, — mais encore toute organisation militaire : arsenaux, forteresses, navires de guerre, armées permanentes, monuments commémoratifs de victoires, trophées, solennités guerrières, conquêtes à l’aide de la force ; enfin nous réprimons également comme antichrétienne toute loi exigeant le service militaire.

Par suite, nous considérons comme impossible pour nous, non seulement tout service actif dans l’armée, mais même toute fonction nous donnant pour mission de maintenir les hommes dans le bien sous la menace d’emprisonnement ou de condamnation à mort. Nous nous excluons donc de toutes les institutions gouvernementales, nous rejetons toute politique, et nous refusons tous les honneurs et toutes les fonctions humaines.

Ne nous reconnaissant pas le droit d’occuper des places dans les institutions gouvernementales, nous nous refusons également tout droit d’élire à ces places d’autres personnes. Nous considérons que nous n’avons pas le droit d’en appeler à la Justice pour nous faire restituer ce qui nous a été pris, et nous croyons que, loin de lui faire violence, nous sommes tenus de donner aussi notre robe à qui nous a pris notre manteau. (Saint Mathieu, V, 40.)

Nous professons que la loi criminelle de l’Ancien Testament — œil pour œil, dent pour dent — a été rapportée par Jésus-Christ, et que, d’après le Nouveau Testament, tous les fidèles doivent pardonner à leurs ennemis, dans tous les cas sans exception, et non se venger. Extorquer de l’argent par la force, emprisonner, envoyer au bagne ou exécuter, ne constitue pas évidemment le pardon, mais la vengeance.

L’histoire de l’humanité est remplie de preuves que la violence physique ne contribue pas au relèvement moral et que les mauvais penchants de l’homme ne peuvent être corrigés que par l’amour ; que le mal ne peut disparaître que par le bien ; qu’il ne faut pas compter sur la force de son bras pour se défendre contre le mal ; que la véritable force de l’homme est dans la bonté, la patience et la charité ; que seuls les pacifiques hériteront la terre, et que ceux qui auront frappé par le glaive périront par le glaive.

C’est pourquoi, autant pour garantir plus sûrement la vie, la propriété, la liberté et le bonheur des hommes que pour accomplir la volonté de Celui qui est le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, nous acceptons de tout notre cœur le principe fondamental de la non-résistance au mal par le mal, car nous croyons fermement que ce principe, qui répond à toutes les circonstances possibles de notre existence et exprime en même temps la volonté de Dieu, doit finalement triompher. Nous ne prêchons pas une doctrine révolutionnaire. L’esprit de la doctrine révolutionnaire est un esprit de vengeance, de violence et de meurtre, sans crainte de Dieu, ni respect pour la personnalité humaine. Tandis que nous, nous voulons nous pénétrer de l’esprit du Christ. Notre principe fondamental de la non-résistance au mal par le mal ne nous permet ni complots, ni émeutes, ni violences. Nous nous soumettons à toutes les règles et à toutes les exigences du gouvernement, sauf à celles qui sont contraires aux commandements de l’Évangile. Nous ne résisterons qu’en nous soumettant passivement aux punitions qui pourront nous être infligées à cause de notre doctrine. Nous supporterons toutes les attaques sans cesser, de notre côté, d’attaquer le mal partout où nous le trouverons, en haut ou en bas, dans le domaine politique, administratif ou religieux, et nous poursuivrons, par tous les moyens possibles pour nous, la fusion de tous les royaumes terrestres en un seul royaume de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous considérons comme une vérité indiscutable que tout ce qui est contraire à l’Évangile doit être anéanti sans retard. Nous croyons avec le prophète qu’il viendra un temps où les glaives seront transformés en socs de charrue et les lances en faucilles, et qu’il nous faut travailler sans retard, dans la mesure de nos forces, à la réalisation de cette prophétie. C’est pourquoi ceux qui fabriquent, vendent ou emploient des armes contribuent à des préparatifs de guerre et s’opposent par cela même au pouvoir pacifique du Fils de Dieu sur la terre.

Après avoir exposé nos principes, disons maintenant par quelle voie nous espérons arriver à notre but. Nous espérons vaincre « par la folie de la prédication ».

Nous nous efforcerons de répandre nos idées parmi tous les hommes, à quelque nation, religion ou classe de la société qu’ils appartiennent. Dans ce but nous organiserons des conférences publiques, nous répandrons des prospectus et des brochures, nous formerons des sociétés, et nous adresserons des pétitions à tous les pouvoirs publics.

En un mot, nous nous efforcerons, par tous les moyens qui nous sont accessibles, d’amener une révolution radicale dans les opinions, les sentiments et les mœurs de notre société en ce qui concerne l’illégitimité de la violence contre les ennemis intérieurs ou extérieurs. En entreprenant cette grande œuvre, nous avons parfaitement conscience que notre sincérité pourra nous mettre en butte à de cruelles épreuves. Notre mission peut nous exposer à bien des outrages et bien des souffrances, et même à la mort. Nous serons incompris, raillés et calomniés. Un orage s’élèvera contre nous. L’orgueil et le pharisianisme, l’ambition et la cruauté, les chefs d’état et les puissants, tout peut se liguer contre nous. C’est ainsi qu’on a traité le Messie que nous cherchons à imiter dans la mesure de nos forces. Mais tout cela ne nous épouvante pas. Nous ne mettons pas notre espérance dans les hommes, mais dans le Seigneur Tout-Puissant. Si nous avons refusé toute protection humaine, c’est que nous avons pour nous soutenir notre seule foi, plus puissante que tout. Nous ne nous étonnerons pas des épreuves et nous serons heureux d’avoir mérité de partager les souffrances du Christ.

Ainsi donc nous remettons nos armes à Dieu, confiants dans cette parole que celui qui abandonnera champs et maisons, frère et sœur, père et mère, femme et enfants pour suivre le Christ, recevra cent fois plus et héritera la vie éternelle.

Croyant fermement, malgré tout ce qui peut s’armer contre nous, au triomphe certain, dans le monde entier, des principes exposés dans cette déclaration, nous apposons ici nos signatures, ayant confiance en la sagesse et la conscience des hommes, mais plus encore en la puissance divine, à laquelle nous nous remettons.


À la suite de cette déclaration, Harrison a fondé la Société de la Non-Résistance et une revue intitulée : Non-Résistant, dans laquelle il développait sa doctrine dans toute sa portée et avec toutes ses conséquences, telle qu’elle a été formulée dans sa déclaration.

Des renseignements sur la destinée ultérieure de cette société et de cette revue m’ont été fournis par l’excellente biographie de W.-L. Harrison, écrite par son fils. Ni la société ni la revue n’ont eu une longue durée. La majorité des collaborateurs de Harrison dans l’œuvre de l’affranchissement des nègres, craignant de s’aliéner les partisans de cette œuvre par les principes radicaux de la revue, ont renoncé à poursuivre cette campagne, et la société et la revue n’ont pas tardé à disparaître.

La profession de foi de Harrison, d’une éloquence si puissante, aurait dû, semble-t-il, impressionner fortement le public, être connue du monde entier et devenir l’objet d’un examen approfondi. Rien de semblable ne s’est produit. Non seulement elle est inconnue en Europe, mais elle est même à peu près ignorée des Américains, qui professent cependant un culte si profond pour la mémoire de Harrison.

La même indifférence attendait un autre défenseur du principe de la non-résistance au mal par le mal, l’Américain Adin Ballou, mort récemment et qui, pendant cinquante ans, a combattu pour cette doctrine.

Pour montrer à quel point tout ce qui se rapporte à cette question est ignoré, je citerai le cas de M. Harrison fils, auteur d’une excellente biographie de son père en quatre volumes. À ma question relative aux adeptes survivants de la société Non-Résistant, il m’a répondu que cette société s’est dissoute, et que, autant qu’il le sait, il n’existe plus de partisans de cette doctrine. Or, au moment où il m’écrivait, vivait encore à Hopedale, dans le Massachusetts, Adin Ballou, qui a collaboré aux œuvres de Harrison, et qui a consacré cinquante ans de sa vie à la propagation, par la parole et par les écrits, de la doctrine de la non-résistance.

Plus tard, j’ai reçu une lettre de Wilson, le disciple et le collaborateur de Ballou, et je suis entré en relations avec Ballou lui-même. Je lui ai écrit ; il m’a répondu et m’a envoyé ses ouvrages. En voici quelques extraits :

« Jésus-Christ est mon seigneur et mon maître, » dit Ballou dans une de ses études qui montre l’inconséquence des chrétiens admettant le droit de la défense et de la guerre. « J’ai promis d’abandonner tout et de le suivre jusqu’à la mort, dans la joie ou la douleur. Mais je suis citoyen de la République démocratique des États-Unis, à laquelle j’ai promis d’être fidèle et de sacrifier ma vie, s’il le faut, pour la défense de sa constitution. Le Christ m’ordonne de faire à autrui ce que je voudrais qui me fût fait. La constitution des États-Unis exige de moi de faire à deux millions d’esclaves (alors il y avait des esclaves ; aujourd’hui on peut hardiment mettre à leur place les ouvriers) juste le contraire de ce que je voudrais qu’on me fît, c’est-à-dire aider à les maintenir en esclavage. Et cela ne m’inquiète pas ! Je continue à élire ou à me faire élire, j’aide à diriger les affaires de l’État, je suis même tout prêt à accepter quelque poste gouvernemental. Et cela ne m’empêche pas d’être chrétien ! Je continue à pratiquer ma religion, je ne trouve aucune difficulté pour remplir en même temps mes devoirs envers le Christ et envers l’État !

« Jésus-Christ me défend de résister à ceux qui commettent le mal, et de leur enlever œil pour œil, dent pour dent, sang pour sang, vie pour vie.

« L’état exige de moi juste le contraire et base sa défense contre les ennemis intérieurs ou extérieurs sur le gibet, le fusil et le glaive, et le pays est largement pourvu de potences, d’arsenaux, de navires de guerre et de soldats.

« Pas de moyens de destruction qui soient trop coûteux ! Et nous trouvons très facile de pratiquer le pardon des offenses, d’aimer nos ennemis, de bénir ceux qui nous maudissent, et de faire le bien à ceux qui nous détestent !

« Nous avons pour cela un clergé permanent qui prie pour nous, et appelle les bénédictions de Dieu sur nos saintes tueries.

« Je vois bien tout cela (la contradiction entre la doctrine et les actes), et je continue à pratiquer ma religion et à administrer le pays, et je me glorifie d’être tout ensemble un chrétien et un pieux serviteur fidèle du gouvernement. Je ne veux pas admettre cette folle conception de la non-résistance au mal ; je ne puis renoncer à ma part d’influence, et abandonner le pouvoir aux seuls hommes immoraux. La constitution dit : Le gouvernement a le droit de déclarer la guerre, — et j’en conviens, et j’approuve, et je jure d’y aider, et je ne cesse pas cependant d’être chrétien !

« La guerre aussi est un devoir chrétien ! N’est-ce pas faire œuvre de chrétien que de tuer des centaines de mille de ses semblables, de violer les femmes, de ruiner et de brûler les villes, et de commettre toutes sortes de cruautés ?

« Il est temps d’abandonner toute cette sentimentalité puérile. C’est le vrai moyen de pardonner les offenses et d’aimer nos ennemis. Pourvu que nous les fassions au nom de l’amour, rien n’est plus chrétien que ces carnages. »

Dans une autre brochure intitulée : Combien il faut d’hommes pour transformer un crime en une œuvre juste, il dit : « Un seul homme ne doit pas tuer : s’il a tué, c’est un criminel, un meurtrier. Deux, dix, cent hommes, s’ils tuent, sont encore des meurtriers. Mais l’état ou le peuple peut tuer tant qu’il veut, et ce ne sera pas un meurtre, mais une action glorieuse. Il s’agit seulement de réunir le plus de monde possible, et la tuerie de dizaines de milliers d’hommes devient une occupation innocente. Et combien faut-il d’hommes pour cela ? Voilà la question. Un individu ne peut pas voler, dévaliser, mais tout un peuple le peut.

Pourquoi un, dix, cent hommes ne doivent-ils pas enfreindre les lois de Dieu, tandis que beaucoup le peuvent ? »

Voici à présent le catéchisme de Ballou composé pour ses fidèles :

CATÉCHISME DE LA NON-RÉSISTANCE[2]

Demande. — D’où est pris le mot de non-résistance ?

Réponse. — De l’expression : Ne résiste pas au méchant. (Saint Mathieu, V, 39.)

D. — Qu’exprime ce mot ?

R. — Il exprime une haute vertu chrétienne enseignée par le Christ.

D. — Convient-il d’accepter le mot non-résistance dans son sens le plus large, c’est-à-dire qu’il signifie qu’il ne faut opposer aucune résistance au mal ?

R. — Non. Il doit être compris dans le sens précis du commandement du Christ, c’est-à-dire ne pas rendre le mal pour le mal. Il faut résister au mal par tous les moyens justes, mais non point par le mal.

D. — Par quoi voit-on que le Christ a ordonné la non-résistance dans ce sens ?

R. — Par les paroles qu’il a prononcées à ce propos : « Vous avez entendu ce qui a été dit aux anciens : Œil pour œil, dent pour dent ; et moi je vous dis : Ne résiste pas au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche, et si quelqu’un veut te faire un procès et te prendre ton manteau, donne-lui encore ta robe. »

D. — De quoi parle-t-il en disant : « Vous avez entendu ce qui a été dit ? »

R. — Des patriarches et des prophètes et de ce qu’ils ont dit, qui est contenu dans l’Ancien Testament, que les Israëlites appellent généralement la Loi et les Prophètes.

D. — À quel commandement le Christ fait-il allusion par ces paroles : « Il vous a été dit ? »

R. — Au commandement par lequel Noé, Moïse et les autres prophètes donnent le droit de faire un mal personnel à ceux qui vous ont fait du mal, afin de punir et de supprimer les mauvaises actions.

D. — Citez ces commandements.

R. — Qui aura répandu le sang de l’homme dans l’homme, son sang sera répandu. (Genèse, IX, 6.)

— Si quelqu’un frappe un homme et qu’il en meure, on le fera mourir de mort.

— Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure. (Exode, XXI, 12, 23, 24, 25.)

— On punira aussi de mort celui qui aura frappé à mort quelque personne que ce soit.

— Et quand quelque homme aura fait un outrage à son prochain, on lui fera comme il a fait.

— Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent. (Lévitique, XXIV, 17, 19, 20.)

— Et les juges s’informeront exactement, et s’il se trouve que le témoin soit un faux témoin qui ait déposé faussement contre son frère, tu lui feras comme il avait dessein de faire à son frère…

Ton œil ne l’épargnera point : mais il y aura vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. (Deutéronome, XIX, 18, 21.)

Voilà les commandements dont parle Jésus.

Noé, Moïse et les prophètes enseignent que celui qui tue, mutile ou martyrise son semblable commet le mal. Pour résister à ce mal et le supprimer, ils veulent que celui qui l’a commis soit puni de mort, de mutilation ou de quelque autre châtiment. Ils veulent opposer l’offense à l’offense, le meurtre au meurtre, la souffrance à la souffrance, le mal au mal. Mais le Christ repousse tout cela. « Je vous dis, écrit-il dans l’Évangile, ne résistez pas au méchant, ne répondez pas à l’offense par l’offense, dussiez-vous avoir à la supporter de nouveau. » Ce qui a été permis est défendu. Ayant compris quelle sorte de résistance enseignaient Noé, Moïse et les prophètes, nous savons exactement ce que signifie la non-résistance enseignée par le Christ.

D. — Les anciens admettaient-ils la résistance à l’offense par l’offense ?

R. — Oui. Mais Jésus l’a défendue. Le chrétien n’a dans aucun cas le droit de priver de la vie, ou de frapper d’une peine celui qui a fait du mal.

D. — Peut-il tuer ou blesser pour sa défense ?

R. — Non.

D. — Peut-il porter plainte en justice pour obtenir la punition de l’offenseur ?

R. — Non ; car ce qu’il fait par l’intermédiaire des autres, c’est lui qui le fait en réalité.

D. — Peut-il combattre dans l’armée contre les ennemis de l’extérieur ou les révoltés de l’intérieur ?

R. — Certes non. Il ne peut prendre aucune part à la guerre ni même à l’organisation de la guerre. Il ne peut pas se servir d’armes meurtrières. Il ne peut pas résister à l’offense par l’offense, qu’il soit seul ou réuni à d’autres, qu’il agisse par lui-même ou par d’autres.

D. — Peut-il volontairement réunir et armer des soldats pour le service de l’État ?

R. — Il ne peut rien faire de cela, s’il veut être fidèle à la loi du Christ.

D. — Peut-il bénévolement donner de l’argent pour le gouvernement, qui est soutenu par la force armée, la peine de mort et la violence ?

R. — Non, à moins que cet argent ne soit destiné à quelque objet particulier, juste en lui-même et dont le but et les moyens soient bons.

D. — Peut-il payer des impôts à un semblable gouvernement ?

R. — Non, il ne doit pas volontairement payer d’impôts ; mais il ne doit pas résister à la perception des impôts. L’impôt décrété par le gouvernement est perçu indépendamment de la volonté des contribuables. On ne peut s’y soustraire sans recourir à la violence, et le chrétien, ne pouvant employer la violence, doit abandonner sa propriété aux exactions du pouvoir.

D. — Un chrétien peut-il être électeur, juge ou agent du gouvernement ?

R. — Non, la participation aux élections, à la justice, à l’administration nous fait participer à la violence gouvernementale.

D. — Quelle est la principale vertu de la doctrine de non-résistance ?

R. — La possibilité d’extirper le mal dans sa racine, aussi bien dans notre propre cœur que dans celui de nos semblables. Cette doctrine réprouve ce qui éternise et multiplie le mal dans le monde. Celui qui attaque son prochain ou l’outrage provoque des sentiments de haine, origine de tout mal. Offenser notre prochain parce qu’il nous a offensés, sous prétexte de refouler le mal, c’est renouveler une mauvaise action, c’est réveiller ou du moins délivrer, encourager le démon que nous prétendons vouloir chasser. Satan ne peut être chassé par Satan ; le mensonge ne peut être purifié par le mensonge, et le mal ne peut être vaincu par le mal.

La véritable non-résistance est l’unique résistance au mal. Elle abat la tête du dragon. Elle détruit et fait disparaître entièrement les mauvais sentiments.

D. — Mais, si l’idée de la doctrine est juste, est-elle réalisable ?

R. — Aussi réalisable que tout bien commandé par l’Écriture sainte. Le bien, pour être accompli, dans n’importe quelle circonstance, exige des renoncements, des privations, des souffrances et, dans les cas extrêmes, le sacrifice de la vie elle-même. Mais celui qui tient à sa vie plus qu’à l’accomplissement de la volonté de Dieu est déjà mort pour la seule vie qui soit véritable. Un tel homme cherchant à sauver sa vie la perdra. Et puis en général, partout où la non-résistance demande le sacrifice d’une seule vie ou de quelque bonheur essentiel de la vie, la résistance demande des milliers de sacrifices semblables. La non-résistance conserve ; la résistance détruit.

Il est bien moins dangereux d’agir avec équité qu’avec injustice, de supporter l’offense que d’y résister par la violence. C’est plus sûr même dans notre vie actuelle. Si tous les hommes s’abstenaient de résister au mal par le mal, le bonheur régnerait sur la terre.

D. — Mais, si quelques-uns seulement agissaient ainsi, que deviendraient-ils ?

R. — Si même un seul homme agissait ainsi et que tous les autres convinssent de le crucifier, ne serait-il pas plus glorieux pour lui de mourir pour le triomphe de l’amour que de vivre et de porter la couronne de César éclaboussée par le sang des immolés ? Mais que ce soit un seul ou mille hommes qui aient décidé de ne pas résister au mal par le mal, qu’ils soient parmi les civilisés ou parmi les sauvages, ils seraient bien plus à l’abri de la violence que ceux qui s’appuient sur la violence. Le brigand, l’assassin, le fourbe les laisseraient tranquilles plutôt que ceux qui résistent par les armes. Celui qui frappe par le glaive périra par le glaive, tandis que ceux qui cherchent la paix, qui vivent fraternellement, qui pardonnent et oublient les offenses, jouissent pour la plupart de la paix pendant leur vie et sont bénis après leur mort.

Si donc tous les hommes observaient le commandement de la non-résistance, il n’y aurait plus ni offense ni crime. Si seulement ils étaient la majorité, ils établiraient bien vite le pouvoir de l’amour et de la bienveillance même sur les offenseurs, sans employer jamais la violence. S’ils n’étaient qu’une minorité importante, ils exerceraient encore une telle action moralisatrice et régénératrice sur l’humanité, que tout châtiment cruel serait rapporté ; la violence et la haine feraient place à la paix et à l’amour. S’ils n’étaient même qu’une petite minorité, ils auraient à essuyer rarement quelque chose de pire que le mépris du monde, et cependant le monde, sans s’en douter et sans en être reconnaissant, deviendrait progressivement meilleur et plus sage par suite de leur influence cachée. En admettant même que certains membres de cette minorité fussent persécutés jusqu’à la mort, ces victimes pour la vérité laisseraient après elle leur doctrine déjà sacrée par le sang du martyre.

Que la paix soit avec ceux qui cherchent la paix, et que l’amour vainqueur demeure l’héritage impérissable de toute âme qui se soumet volontairement à la loi du Christ !

Ne résiste pas au mal par la violence.

Adin Ballou.


Pendant cinquante ans Ballou a écrit et publié des livres qui ont trait surtout à la non-résistance. Dans ces œuvres, remarquables par la netteté de la pensée et la beauté du style, la question est examinée sous toutes les faces possibles. Il fait de l’observance de ce commandement un devoir pour tout chrétien qui croit à la Bible comme en une révélation divine. Il passe en revue toutes les objections habituelles, aussi bien celles qui sont tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament — comme, par exemple, l’expulsion des marchands du Temple — que celles indépendantes de l’Écriture, et il les réfute victorieusement en montrant la sagesse pratique de la non-résistance. Ainsi, tout un chapitre de son ouvrage est consacré à l’examen de cas spéciaux. Il reconnaît qu’un seul cas où la non-résistance au mal ne pourrait être admise suffirait pour prouver la fausseté de cette règle. Mais, en examinant ces occasions exceptionnelles, il démontre que c’est alors précisément qu’il est utile et sage de se conformer à ce précepte. Je dis tout cela pour bien montrer l’intérêt évident que ces travaux présentent aux chrétiens. Il semble qu’ils devraient connaître la mission de Ballou et en avoir admis ou réfuté les principes. Il n’en est rien.

Plus encore que mes rapports avec les quakers, l’œuvre de Harrison père, la société de la non-résistance qu’il a fondée, et sa déclaration, m’ont prouvé que depuis longtemps a été constatée la dérogation du christianisme d’état à la loi du Christ sur la question de la non-résistance au mal par la violence, et que beaucoup de personnes ont travaillé et travaillent encore à en démontrer l’évidence. Ballou m’a confirmé davantage encore dans cette opinion. Mais la destinée de Harrison, et surtout celle de Ballou, ignoré de tous malgré cinquante ans de travail opiniâtre et incessant, m’ont donné la conviction qu’il existe une sorte de conspiration du silence, tacite, mais formelle, contre toutes ces tentatives.

Ballou est mort en août 1890, et un journal américain, portant un titre chrétien (Religio-philosophical Journal — August 23) lui a consacré un article nécrologique.

Dans cette oraison funèbre élogieuse, il est dit que Ballou a été le chef spirituel de la communauté, qu’il a prononcé 8 à 9 000 sermons, marié mille couples et écrit près de 500 articles et études ; mais pas un mot n’est prononcé au sujet de la mission à laquelle il a consacré sa vie. Le mot même de non-résistance n’est pas mentionné.

Comme tout ce que prêchent les quakers depuis deux cents ans, comme l’œuvre de Harrison père, sa déclaration, la fondation de sa société et de sa revue, de même les travaux de Ballou semblent n’avoir jamais existé.

Comme exemple frappant de cette ignorance des ouvrages ayant pour but l’explication de la non-résistance et la confusion de ceux qui méconnaissent ce commandement, on peut citer le sort du livre du Tchèque Kheltchitsky, qui n’a été connu que tout récemment et qui n’est pas encore publié.

Peu après l’apparition de la traduction allemande de mon livre, je reçus une lettre d’un professeur de l’Université de Prague qui me faisait connaître l’existence d’un ouvrage inédit du Tchèque Kheltchitsky, du XVe siècle, intitulé Le Filet de la Foi. Dans cet ouvrage, me disait ce professeur, Kheltchitsky a exprimé, il y a quatre siècles, sur le christianisme vrai ou faux, les idées émises dans mon livre Ma Religion. Mon correspondant ajoutait que l’œuvre de Kheltchitsky allait être publiée pour la première fois, en langue tchèque, dans les mémoires de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg. N’ayant pu me procurer cet ouvrage, j’ai recherché tout ce qu’on sait de Kheltchitsky, et j’ai recueilli quelques renseignements dans un livre allemand qui m’a été communiqué par le même professeur de Prague, et dans l’Histoire de la littérature tchèque de Pypine. Voici ce que dit ce dernier :

« Le Filet de la Foi est la doctrine du Christ qui doit ramener l’homme des obscures profondeurs de l’océan de la vie et de ses mensonges. La vraie foi est dans la croyance aux paroles de Dieu, mais le temps est venu où les hommes considèrent la vraie foi comme une hérésie. C’est pourquoi la raison doit montrer en quoi consiste la vérité si quelqu’un l’ignore. La nuit l’a cachée aux hommes. Ils ne reconnaissent plus la loi véritable du Christ.

« Pour expliquer cette loi, Kheltchitsky rappelle l’organisation primitive de la société chrétienne, organisation qui serait aujourd’hui, dit-il, considérée par l’église romaine comme une affreuse hérésie.

« Cette église primitive a été l’idéal de l’organisation sociale basée sur la liberté, l’égalité et la fraternité, qui sont jusqu’à présent, selon Kheltchitsky, les fondements du christianisme. Que la société revienne à sa pure doctrine, et l’existence de rois et de papes deviendrait inutile : la loi unique de l’amour suffirait à l’ordre social.

« Historiquement, Kheltchitsky date la décadence du christianisme du temps de Constantin le Grand, que le pape Sylvestre a amené au christianisme sans le faire renoncer aux principes et aux mœurs des païens. Constantin, à son tour, a donné au pape la richesse et la puissance temporelle. Depuis, les deux pouvoirs ont uni leurs efforts et ont poursuivi seulement le développement de leur grandeur matérielle. Les docteurs, les savants et les prêtres n’ont plus songé qu’à soumettre le monde et à armer les hommes les uns contre les autres pour le meurtre et le rapt. Ils ont complètement fait disparaître la doctrine évangélique de la religion et de la vie.

Kheltchitsky repousse absolument le droit à la guerre et aux exécutions ; tout guerrier, même « chevalier », n’est qu’un assassin et un brigand…

La même chose est dite par le livre allemand, qui contient en plus quelques détails biographiques et des citations de la correspondance de Kheltchitsky.

Ayant appris ainsi en quoi consistait la doctrine de Kheltchitsky, j’ai attendu impatiemment la publication du Filet de la Foi dans les mémoires de l’Académie. Mais une année s’est passée, puis deux, puis trois, sans que l’ouvrage parût. C’est seulement en 1888 que j’ai appris que l’impression déjà commencée en a été suspendue. Je me suis procuré les épreuves de ce qui était déjà composé, et j’ai trouvé une œuvre surprenante sous tous les rapports.

Elle a été fort bien résumée par Pypine. L’idée fondamentale de Kheltchitsky est que le christianisme, s’étant uni au pouvoir sous Constantin et continuant à se développer dans ces conditions, s’est complètement corrompu et a cessé d’être le christianisme. Le titre de Filet de la Foi a été donné par Kheltchitsky à son livre, parce que, ayant pris pour épigraphe le verset de l’Évangile qui appelle les disciples à devenir pêcheurs d’hommes, il continue cette comparaison et dit : « Le Christ, par ses disciples, a pris le monde entier dans le Filet de la Foi ; mais les gros poissons ayant rompu les mailles se sont échappés, et par les trous qu’ils ont faits les petits ont aussi passé, de sorte que le filet est resté presque vide. »

Les gros poissons qui ont rompu le filet sont les gouvernants : les empereurs, les papes, les rois, qui, sans abandonner le pouvoir, ont accepté non pas le christianisme, mais son apparence.

Kheltchitsky enseigne la doctrine qu’ont enseignée et enseignent encore aujourd’hui les non-résistants, ménonites, quakers, et, dans l’ancien temps, les bogomiles, les pauluciens et bien d’autres. Il enseigne que le christianisme, qui exige de ses adeptes la résignation, la soumission, la douceur, le pardon des offenses, la présentation de la joue droite à qui a frappé la gauche, l’amour des ennemis, ne peut s’accorder avec la violence, condition essentielle du pouvoir.

Le chrétien, suivant Kheltchitsky, non seulement ne peut être chef ou soldat, mais ne peut même prendre une part quelconque à l’administration ; il ne peut être commerçant ni propriétaire d’un domaine : il ne peut être qu’artisan ou cultivateur.

Ce livre est un des rares ouvrages qui aient échappé aux autodafés, parmi ceux qui ont fustigé le christianisme officiel. C’est ce qui le rend si particulièrement intéressant.

Mais, outre son intérêt, ce livre, sous quelque rapport qu’on l’envisage, est une des plus remarquables productions de la pensée, autant par la profondeur de ses aperçus que par son ancienneté, ainsi que par l’énergie extraordinaire et la beauté de la langue populaire dans laquelle il est écrit. Et cependant ce livre demeure inédit déjà plus de quatre siècles, et continue à être ignoré, sauf des spécialistes.

Il semblerait que ces sortes d’ouvrages — ceux des quakers, de Harrison, de Ballou, de Kheltchitsky, — qui affirment et démontrent, en se basant sur l’Évangile, que ce monde comprend mal la doctrine du Christ, devraient provoquer l’intérêt, l’agitation, le bruit, les discussions, autant parmi les pasteurs que parmi les ouailles. Touchant à l’essence même de la doctrine chrétienne, ils devraient être examinés et reconnus justes, ou bien réfutés et rejetés. Il n’en est rien.

Le même fait se reproduit pour tous ces ouvrages. Des gens des opinions les plus diverses, aussi bien les croyants que — ce qui est surprenant — les libres penseurs, semblent s’être donné le mot pour les passer sous silence, et tout ce que font les hommes pour expliquer le véritable sens de la doctrine du Christ reste ignoré ou oublié.

Mais ce qui est plus surprenant encore, c’est l’obscurité dans laquelle sont restés deux ouvrages dont j’ai appris l’existence également à l’apparition de mon livre. C’est celui de Dymon On War (De la guerre) édité pour la première fois à Londres en 1824, et celui de Daniel Musser, De la non-résistance, écrit en 1864. Il est bien étonnant que ces œuvres soient restées ignorées, car, sans parler de leur valeur, elles traitent non pas tant de la théorie de la non-résistance que de son application pratique dans la vie, et du christianisme dans ses rapports avec le service militaire ; ce qui est aujourd’hui particulièrement important et intéressant à cause du service universel.

On demandera peut-être quelle doit être l’attitude du sujet dont la religion est inconciliable avec la guerre, mais de qui le gouvernement exige le service militaire ?

Cette question semble essentielle, et le service universel donne à la réponse une importance particulière. Tous ou presque tous les hommes sont chrétiens, et tous les mâles adultes sont appelés sous les drapeaux. Comment donc un homme peut-il, en qualité de chrétien, répondre à cette exigence ? Voici ce que répond Dymond :

« Son devoir est de refuser, avec douceur, mais avec fermeté, le service militaire. »

« Certains hommes, sans raisonnement bien défini, concluent, on ne sait trop pourquoi, que la responsabilité des mesures gouvernementales incombe tout entière à ceux qui gouvernent, c’est-à-dire que les gouvernants et les rois décident de ce qui est bon ou mauvais pour leurs sujets, et que le devoir de ceux-ci est seulement d’obéir. Je crois que cette manière de penser ne fait qu’obscurcir la conscience. « Je peux ne pas participer aux conseils du gouvernement, et, par conséquent, je ne suis pas responsable de ses crimes. » Il est vrai que nous ne sommes pas responsables des méfaits des dirigeants, mais nous sommes responsables de nos propres méfaits, et ceux commis par nos gouvernants deviennent les nôtres si, sachant que ce sont des méfaits, nous participons à leur accomplissement… Ceux qui croient que leur devoir est d’obéir au gouvernement, et que la responsabilité des crimes qu’ils commettent retombe tout entière sur le souverain se trompent eux-mêmes.

« On dit : « Nous soumettons nos actes à la volonté d’autres hommes, et ces actes ne peuvent être ni mauvais ni bons. Dans nos actes il ne peut y avoir ni le mérite d’une bonne action, ni la responsabilité d’une mauvaise, puisqu’ils s’accomplissent en dehors de notre volonté. »

« Il est à remarquer que ces mêmes idées sont développées dans les instructions aux soldats et qu’on les leur fait apprendre par cœur. Il y est dit que le chef seul répond des conséquences de ses ordres.

« Mais c’est inexact. L’homme ne peut pas décliner la responsabilité de ses actes. Voici pourquoi :

« Si le chef ordonne de tuer l’enfant de votre voisin, de tuer votre père, votre mère, obéirez-vous ? Et, si vous n’obéissez pas, tous les raisonnements tombent, parce que, si vous pouvez ne pas obéir dans un cas, où trouverez-vous la limite jusqu’à laquelle vous devez obéir ? Il n’y a d’autre limite que celle qui est définie par le christianisme, et elle est aussi sage que facile à garder.

« C’est pourquoi nous croyons que le devoir de tout homme qui considère la guerre comme inconciliable avec sa religion est de refuser, avec douceur mais fermeté, le service militaire. Ceux qui doivent agir ainsi se souviendront alors qu’ils accompliront un grand devoir. De leur fidélité à la religion dépend (autant que cela peut dépendre des hommes) la destinée de la paix dans l’humanité. Qu’ils professent et défendent leur conviction, non seulement par des paroles, mais, s’il le faut, par des souffrances. Si vous croyez que le Christ a réprouvé le meurtre, ne croyez ni aux raisonnements ni aux ordres des hommes qui vous commandent d’y participer. Par ce ferme refus de participer à la violence, vous mériterez la bénédiction de ceux qui écoutent ces ordres et les accomplissent, et un jour viendra où le monde vous honorera comme les artisans de la régénération humaine. »

Le livre de Musser a pour titre : Non-resistance asserted ou Kingdom of Christ and Kingdom of this world separated, 1864. (Affirmation de la Non-résistance, ou la séparation du royaume du Christ et du royaume terrestre.)

Ce livre a été écrit à l’occasion de la guerre de sécession pendant laquelle le gouvernement américain exigea le service militaire de tous les citoyens. Il a aussi une portée d’actualité par les arguments qu’il fournit au refus du service militaire. Dans son avant-propos, l’auteur dit :

« On sait qu’aux États-Unis beaucoup de personnes nient la nécessité de la guerre. On les appelle les chrétiens non résistant ou defenceless (sans défenses). Ils refusent de défendre leur pays, de porter les armes et de combattre les ennemis sur la demande du gouvernement. Jusqu’aux derniers temps cette raison religieuse a été respectée par le gouvernement, et ceux qui l’invoquaient étaient affranchis du service. Mais, au commencement de la guerre de sécession, l’opinion publique s’est indignée de cette situation. Il est naturel que les citoyens qui, pour la défense de la patrie, considéraient comme un devoir de se soumettre aux fatigues et aux dangers de la vie militaire n’aient pas vu sans colère ceux qui, tout en échappant à ces obligations, profitaient depuis longtemps, aussi bien qu’eux, de la protection et des avantages de l’état, dont ils se refusaient à prendre la défense au moment du danger. Il est même évident que cette situation avait quelque chose de monstrueux et d’inexplicable.

« Beaucoup d’orateurs et d’écrivains, dit l’auteur, se sont élevés contre la doctrine de la non-résistance, et ont cherché à en prouver la fausseté autant par le raisonnement que par les saintes Écritures. C’est logique, et, dans bien des cas, ces écrivains ont raison, lorsqu’il s’agit de ceux qui, se refusant aux fatigues du service militaire, ne refusent pas les avantages de l’état social ; mais ils n’ont pas raison quand il est question du principe même de la non-résistance. »

Avant tout, l’auteur établit pour les chrétiens le devoir de la non-résistance, par ce fait que ce commandement est exprimé par le Christ très nettement et sans équivoque possible. — « Jugez vous-mêmes s’il est juste d’obéir à l’homme plutôt qu’à Dieu, ont dit Pierre et Jean. » Aussi tout homme qui veut être chrétien n’a-t-il qu’une seule conduite à tenir lorsqu’on veut l’envoyer à la guerre, puisque le Christ a dit : « Ne résiste pas au mal par la violence. »

C’est pourquoi l’auteur considère la question de principe comme résolue. Quant à l’autre question, relative aux personnes qui, ne refusant pas les avantages que leur procure un gouvernement basé sur la violence, refusent cependant le service militaire, l’auteur l’étudie en détails et arrive à cette conclusion que le chrétien qui suit la loi du Christ, s’il refuse d’aller à la guerre, ne peut prendre aucune part à l’administration gouvernementale, au pouvoir judiciaire ni au pouvoir électif. Il ne peut, non plus, recourir à l’autorité, à la police ni à la justice pour régler ses affaires personnelles.

Plus loin, l’auteur examine les rapports qui existent entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et montre quelle est la signification de l’état pour les non-chrétiens. Il expose les objections faites à la doctrine de la non-résistance, et les réfute ; enfin il conclut ainsi : « Les chrétiens n’ont pas besoin du gouvernement, c’est pourquoi ils ne sont pas tenus de lui obéir et ne peuvent, à plus forte raison, y participer. »

Le Christ a choisi ses disciples dans le monde, dit-il. Ils n’attendent pas les satisfactions et les bonheurs terrestres ; ils attendent, au contraire, la vie éternelle. L’esprit dans lequel ils vivent les rend satisfaits et heureux, quelle que soit leur condition. Si le monde les supporte, ils sont contents ; s’il ne veut pas les laisser en paix, ils s’en vont vers d’autres contrées, car ils sont des pèlerins sur la terre et ne se fixent en aucun lieu. Ils trouvent que ce sont les morts qui doivent enterrer leurs morts ; eux ne doivent « que suivre leur maître ».

Sans examiner si la définition du devoir du chrétien par rapport à la guerre est juste ou non, définition établie dans les deux livres, on ne peut nier la possibilité pratique et l’urgence d’une solution de cette question.

Des centaines de milliers d’hommes, les quakers, les ménonites, nos doukhobortsi, nos molokan, et bien des personnes qui n’appartiennent à aucune secte définie considèrent la violence, et, par suite, le service militaire, comme inconciliable avec le christianisme. C’est pourquoi, chaque année, chez nous, en Russie, quelques conscrits refusent le service militaire, se basant sur leur conviction religieuse. — Et que fait le gouvernement ? Les libère-t-il ? — Non. — Les force-t-il à marcher et, en cas de refus, les punit-il ? — Non…

En 1818 le gouvernement a procédé ainsi. Voici un extrait du journal, que personne presque ne connaît en Russie, de Nicolas Nicolaïevitch-Mouraviev-Karsky, supprimé par la censure.


2 octobre 1818. Tiflis.

« Ce matin le commandant m’a dit qu’on avait envoyé tout récemment en Géorgie cinq paysans du gouvernement de Tambov. Ces hommes ont été levés pour l’armée, mais refusent le service. On les a déjà, à plusieurs reprises, punis du knout, et on les a fait aussi passer par les baguettes, mais ils abandonnent sans résistance leurs corps aux tortures les plus cruelles et à la mort pour ne pas être soldats. — « Laissez-nous partir, disent-ils, ne nous faites pas de mal, et nous n’en ferons à personne. Tous les hommes sont égaux et le tzar est un homme comme nous. Pourquoi lui payerions-nous l’impôt ? Pourquoi irions-nous exposer notre vie pour tuer à la guerre des hommes qui ne nous ont fait aucun mal ? Vous pouvez nous couper en morceaux, mais vous ne changerez pas nos idées. Nous ne mettrons pas la capote, et nous ne mangerons pas à la gamelle. Celui qui aura pitié de nous nous fera l’aumône ; nous n’avons rien au tzar et ne voulons rien en avoir. » Voilà ce que disent ces moujiks. Ils assurent qu’il en est beaucoup comme eux en Russie. On les a menés quatre fois devant le comité des ministres, et finalement on a décidé de s’en rapporter au souverain. Il a ordonné, pour leur correction, de les envoyer en Géorgie avec ordre au général en chef de lui adresser un rapport mensuel sur les progrès de leur conversion à des idées plus saines. »

A-t-on réussi à les soumettre ? On ne le sait pas, comme on ignore le fait lui-même sur lequel a été gardé le plus profond secret.

Ainsi agissait le gouvernement il y a 75 ans ; ainsi a-t-il agi dans la plupart des cas, toujours soigneusement cachés au peuple ; ainsi agit-il encore aujourd’hui, sauf pour les Allemands ménonites qui vivent dans le gouvernement de Kherson, dont le refus de service est respecté et qu’on fait servir dans le personnel des forestiers.

Dans les cas récents de refus du service militaire, basé sur des convictions religieuses par des hommes n’appartenant pas à la secte des ménonites, les autorités procédaient ainsi.

D’abord on emploie toutes les mesures coercitives usitées aujourd’hui pour « corriger » le récalcitrant et l’amener aux saines idées, et l’on tient secrète toute l’instruction de ces sortes d’affaires. En ce qui concerne un de ces réfractaires, je sais qu’en 1884, à Moscou, deux mois après son refus, l’affaire avait déjà donné lieu à un volumineux dossier, conservé dans le plus grand secret aux archives du ministère.

On commence généralement par envoyer le récalcitrant aux prêtres qui — à leur honte — cherchent toujours à l’amener à la soumission. Mais cette exhortation au nom du Christ de renier le Christ reste le plus souvent sans effet. On le remet alors aux gendarmes. Ceux-ci, ne trouvant généralement dans son cas aucune raison politique, le renvoient. Alors, ce sont les savants, les médecins qui s’en occupent et qui le mettent en observation dans une maison de fous. Dans toutes ces allées et venues, le malheureux, privé de liberté, subit toutes sortes d’humiliations et de souffrances, comme un criminel condamné (le fait s’est répété quatre fois). Lorsque les médecins le laissent sortir de la maison d’aliénés, commence toute une série de manœuvres occultes et perfides ayant pour but de l’empêcher de partir, pour qu’il ne porte pas le mauvais exemple à ceux qui pensent comme lui. On évite aussi de le laisser parmi les soldats ; car ils pourraient apprendre par lui que leur appel sous les drapeaux est loin d’être l’accomplissement de la loi de Dieu, comme on le leur affirme.

Le plus commode pour le gouvernement serait d’exécuter simplement le réfractaire : le bâtonner jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou le supprimer par quelque autre moyen, comme on le faisait jadis. Malheureusement il est impossible d’exécuter ouvertement un homme pour ce motif qu’il est fidèle à la doctrine que nous professons nous-mêmes. D’autre part, il est également impossible de laisser tranquille un homme qui refuse d’obéir. Alors le gouvernement s’ingénie à obliger par les souffrances cet homme à renier le Christ, ou bien il le supprime secrètement par un moyen quelconque, afin que personne ne connaisse ni son supplice ni son exemple.

On a eu recours à toutes sortes de ruses pour faire subir au réfractaire toutes sortes de tortures. Ou bien on le déporte en quelque lointaine contrée, ou on le fait passer en jugement pour violation de la discipline, ou on l’emprisonne, ou on l’incorpore dans les bataillons disciplinaires où l’on peut déjà le torturer librement, ou bien on le fait passer pour fou et on l’enferme dans un hospice. Ainsi on en a déporté un à Taschkent, c’est-à-dire qu’on a prétexté son envoi à l’armée de Taschkent ; un autre à Omsk ; un troisième a été jugé pour rébellion et emprisonné ; un quatrième enfin a été interné dans une maison d’aliénés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Partout la même chose ! Non seulement le gouvernement, mais même la majorité des gens libéraux, des libres penseurs, semble s’être donné le mot pour détourner soigneusement la tête de tout ce qui a été dit, écrit, fait et se fait encore pour révéler l’inconciliabilité de la violence dans sa forme la plus terrible, la plus grossière, la plus nette — celle du caporalisme, c’est-à-dire l’organisation du meurtre — avec la doctrine, je ne dirai pas chrétienne, mais simplement humanitaire, que la société prétend professer.

Ainsi donc les renseignements que j’ai reçus sur la question de savoir jusqu’à quel point a été expliquée depuis bien longtemps et s’explique de plus en plus la véritable signification de la doctrine du Christ, et quelle est, à l’égard de cette explication et de l’observance de la doctrine, l’attitude des classes supérieures et dirigeantes non seulement en Russie, mais encore en Europe et en Amérique, ces renseignements, dis-je, m’ont convaincu qu’il existe dans ces classes une hostilité consciente contre le véritable christianisme, et que cette hostilité se traduit principalement par la conspiration du silence dont on entoure toutes ses manifestations.


CHAPITRE II

OPINIONS DES CROYANTS ET DES LIBRES PENSEURS SUR LA NON-RÉSISTANCE AU MAL PAR LA VIOLENCE

Les commentaires auxquels mon livre a donné lieu ont produit sur moi cette même impression. J’ai deviné le désir qu’on avait de faire le silence sur les idées que j’ai tâché d’exprimer.

À son apparition, comme je m’y attendais, ce livre a été interdit. D’après la loi il eût dû être brûlé. Au lieu de cela, il a été recherché par les fonctionnaires ; on en a répandu une grande quantité de copies et d’autographies, ainsi que des traductions imprimées à l’étranger.

Et aussitôt ont paru des critiques non seulement religieuses, mais laïques, que le gouvernement a tolérées et même encouragées. De sorte que la réfutation d’un livre que personne n’aurait dû connaître a été donnée dans les académies comme thème à des ouvrages théologiques.

Les critiques de mon livre, russes ou étrangères, se divisent en deux catégories : les critiques religieuses d’écrivains qui se considèrent comme croyants, et les critiques de libres penseurs.

Je commence par les premières.

J’accuse, dans mon livre, les docteurs de l’église d’enseigner une doctrine contraire aux préceptes du Christ, clairement formulés dans le Sermon sur la Montagne, et contraire surtout au commandement de la non-résistance au mal, et d’ôter par ce fait à la doctrine du Christ toute sa portée.

Les théologiens ont admis le Sermon sur la Montagne ainsi que le commandement de la non-résistance au mal par la violence comme des révélations divines. Pourquoi donc, puisqu’ils se sont déjà décidés à discuter mon livre, ne répondent-ils pas avant tout au point principal de l’accusation ? Ils devraient dire franchement s’ils reconnaissent ou ne reconnaissent pas comme obligatoire pour les chrétiens la doctrine du Sermon sur la Montagne et le commandement de la non-résistance au mal par la violence. Au lieu de répondre comme ils le font trop souvent, que, d’une part, on ne peut certes pas nier, mais que, d’autre part, on ne peut certes pas affirmer… d’autant plus que… etc…, ils devraient répondre nettement, comme est posée la question dans mon livre. Le Christ demandait-il réellement à ses disciples de se conformer aux préceptes du Sermon sur la Montagne ? Par conséquent, le chrétien peut-il ou ne peut-il pas participer à la justice, soit comme juge, soit même comme plaignant, ce qui constitue un recours à la force ? Peut-il ou ne peut-il pas, en demeurant chrétien, participer à l’administration, c’est-à-dire employer la force contre ses semblables ? Et enfin — question plus importante et qui, avec le service universel, intéresse tout le monde aujourd’hui — le chrétien peut-il, contrairement à l’indication très nette du Christ, servir dans l’armée et commettre ainsi le meurtre ou s’y préparer ?

Ces questions sont posées clairement et franchement ; elles sembleraient appeler des réponses aussi claires et aussi franches. Mais on ne trouve rien de semblable dans toutes les critiques que mon livre a provoquées, pas plus d’ailleurs que dans toutes celles qui ont répondu aux écrits rappelant les docteurs de l’église aux véritables prescriptions de l’Évangile, écrits dont l’histoire est pleine depuis l’époque de Constantin.

À l’occasion de mon livre, on m’a reproché la fausse interprétation de tel ou tel passage de l’Écriture ; parce que je ne reconnais pas la Trinité, la Rédemption et l’immortalité de l’âme, on a parlé de mon égarement. On a parlé de beaucoup de choses, mais point de celle qui constitue pour tout chrétien la principale, la plus essentielle question de la vie : comment concilier la doctrine nettement exprimée par le Maître et contenue dans le cœur de chacun de nous — pardon, humilité, patience, amour de tous, amis ou ennemis — avec l’exigence de la guerre et de ses violences contre nos concitoyens ou l’étranger ?

Les semblants de réponse faits à cette question peuvent se grouper en cinq catégories. J’ai réuni ici non seulement tout ce que j’ai trouvé dans les critiques de mon livre, mais encore tout ce qui a été écrit sur ce sujet dans le temps passé.

Le premier genre de réponses et le plus grossier consiste dans l’affirmation hardie que la violence n’est pas en contradiction avec la doctrine du Christ ; qu’elle est autorisée et même ordonnée par l’Ancien et le Nouveau Testament.

Les réponses de ce genre émanent pour la plupart de gens qui se trouvent au sommet de la hiérarchie administrative ou religieuse, et qui sont, par conséquent, absolument certains que personne n’osera leur opposer une contradiction que d’ailleurs ils n’entendraient pas. Par suite de l’ivresse du pouvoir, ces hommes ont perdu à tel point la notion de ce qui est le christianisme (au nom duquel ils occupent leurs positions), que tout ce qui s’y trouve de réellement chrétien leur apparaît comme hérétique, tandis que tout ce qui, dans les saintes Écritures, peut être interprété dans le sens antichrétien et païen leur apparaît comme le principe même du christianisme.

À l’appui de cette affirmation que le christianisme n’est pas en contradiction avec la violence, ils invoquent, avec la plus grande hardiesse, les passages les plus équivoques de l’Ancien et du Nouveau Testament, en les interprétant dans le sens le moins chrétien, tels que l’exécution d’Ananias et de Saphira, celle de Simon le magicien, etc. Ils citent tout ce qui leur paraît justifier la violence, comme l’expulsion des marchands du temple, et ces paroles : « Je vous dis que ceux de Sodome seront traités moins rigoureusement que vous au jour du jugement. » (Mathieu, XI, 24.)

D’après la conception de ces hommes, un gouvernement chrétien n’a nullement le devoir de se guider par l’esprit de charité, de pardon des offenses et d’amour des ennemis.

Il est inutile de réfuter une pareille thèse parce que ceux qui la défendent se réfutent eux-mêmes, ou plutôt se séparent du Christ en imaginant leur propre Christ et leur propre christianisme à la place de celui au nom duquel existent et l’église et la situation qu’ils y occupent. Si tout le monde savait que l’église reconnaît un Christ vengeur, implacable et guerrier, personne ne serait partisan de cette église, et personne n’en défendrait les doctrines.

Le deuxième moyen, — un peu moins grossier — consiste à reconnaître que le Christ enseignait, il est vrai, de tendre la joue et de donner son vêtement, et que c’est là une bien haute morale ;… mais… comme il existe sur la terre une foule de malfaiteurs, on doit les tenir en respect par la force, sous peine de voir les bons, et le monde entier, périr. — J’ai trouvé pour la première fois cet argument chez Jean Chrysostome, et j’en démontre la fausseté dans mon livre Ma Religion.

Cet argument est sans valeur, parce que, si nous nous permettons de déclarer n’importe quel homme malfaiteur hors la loi (raca), nous détruisons toute la doctrine chrétienne, d’après laquelle nous sommes tous égaux et frères, comme fils d’un seul Père céleste. Et puis, si même Dieu nous avait permis la violence contre les malfaiteurs, comme il est impossible de déterminer, d’une façon absolument certaine, la distinction entre le malfaiteur et celui qui ne l’est pas, il arriverait que les hommes et les sociétés se considéreraient mutuellement comme des malfaiteurs : ce qui existe aujourd’hui. Enfin, en supposant qu’il fût possible de distinguer sûrement le malfaiteur de celui qui ne l’est pas, on ne pourrait l’emprisonner, le torturer ou l’exécuter dans une société chrétienne, parce qu’il ne s’y trouverait personne pour accomplir ces actes, puisque toute violence est interdite au chrétien.

Le troisième moyen de répondre — plus subtil que les précédents — consiste dans l’affirmation que le précepte de la non-résistance au mal par la violence est bien obligatoire pour le chrétien, mais seulement lorsque le mal ne menace que lui. Il cesse d’être une obligation lorsque le mal est dirigé contre ses semblables. Dans ce cas, non seulement le chrétien n’a pas à se conformer au précepte, mais il doit, au contraire, s’opposer à la violence par la violence. Cette affirmation est absolument arbitraire, et il est impossible d’en trouver la confirmation dans toute la doctrine du Christ. Cette interprétation fait plus que restreindre le précepte ; elle en est la négation absolue. Si tout homme a le droit d’employer la violence pour repousser un danger qui menace son semblable, la question est déplacée : il ne s’agit plus de savoir si la violence est interdite ou permise, il s’agit de savoir quelle est la définition de ce qui peut être danger pour un autre. Et si mon raisonnement particulier pouvait décider la question, je dirais qu’il n’existe pas de cas de violence qu’on ne pourrait expliquer par le danger d’autrui. On a exécuté et brûlé des sorciers ; on a exécuté des aristocrates et des girondins ; on a exécuté aussi leurs ennemis, parce que ceux qui occupaient le pouvoir les considéraient comme un danger pour la nation.

Si cette importante restriction, qui réduit à rien la portée du précepte, était entrée dans la pensée du Christ, elle serait formulée quelque part. Non seulement on ne la trouve ni dans les prédications ni dans la vie du Maître, mais on y trouve précisément, au contraire, un avertissement contre cette restriction aussi fausse que séduisante. Cela ressort avec une netteté particulière de la relation du raisonnement de Caïphe faisant justement cette restriction. Il reconnaît qu’il est injuste de condamner Jésus, innocent, mais il voit le danger, non pour lui, pour le peuple entier. C’est pourquoi il dit : « Il vaut mieux qu’un seul homme périsse que le peuple entier. » Le même enseignement ressort plus clairement encore des paroles dites à Pierre lors de sa tentative d’opposer la violence à la violence dirigée contre Jésus (Saint Mathieu, XXIV, 52). Pierre ne se défendait pas lui-même ; il défendait son maître divin et adoré. Cependant le Christ le lui interdit en disant : « Celui qui frappe par le glaive périra par le glaive. »

En outre, la violence pour défendre son semblable d’une autre violence n’est jamais justifiée parce que, le mal que vous voulez empêcher n’étant pas encore commis, il vous est impossible de deviner quel sera le plus grand du mal que vous allez commettre ou de celui que vous voulez arrêter. Nous exécutons un criminel pour en débarrasser la société, et rien ne nous prouve que ce criminel n’eût pas changé demain, et que son exécution ne soit une cruauté inutile. Nous emprisonnons un membre de la société, dangereux à notre avis, mais demain cet individu pourrait cesser d’être dangereux et, par suite, son emprisonnement devient inutile. Je vois un brigand poursuivre une jeune fille. J’ai dans ma main un fusil. Je le tue. Je sauve la jeune fille ; mais la mort ou la blessure du brigand est un fait certain, tandis que ce qui serait advenu à la jeune fille, je l’ignore. Quel mal immense doit résulter, et résulte en réalité, du droit reconnu aux hommes de prévenir les méfaits qui pourraient arriver ! Depuis l’inquisition jusqu’aux bombes à dynamite, les exécutions et les tortures de dizaines de milliers de criminels dits politiques sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, basées sur ce raisonnement.

La quatrième catégorie de réponses — plus subtiles encore, — consiste à affirmer que le précepte de la non-résistance au mal par le mal, loin d’être nié, est au contraire formellement reconnu comme tous les autres ; que seulement on ne doit pas lui attribuer une signification absolue, comme le font les sectaires. En faire une condition sine qua non de la vie chrétienne, à l’exemple d’Harrison, de Ballou, de Dymond, des ménonites, des schekers, et comme le font les Frères Moraves, les valdens, les albigeois, les bogomiles, les pauliciens, c’est du sectarisme borné. Ce précepte n’a ni plus ni moins de portée que tous les autres, et l’homme qui enfreint, à cause de sa faiblesse, n’importe quel commandement, y compris celui de la non-résistance, ne cesse pas d’être chrétien s’il a la foi.

Cette ruse est très habile, et bien des gens qui désirent être trompés y succombent facilement. Elle consiste à transformer la négation consciente du précepte en une infraction occasionnelle. Mais il suffit de comparer l’attitude des ministres de l’église vis-à-vis de ce précepte, et leur altitude vis-à-vis de ceux qu’ils reconnaissent réellement, pour se convaincre de la différence qu’ils en font.

Ils reconnaissent réellement, par exemple, le précepte contre la luxure ; aussi, jamais, dans aucun cas, ils n’admettent que la luxure ne soit pas un mal ; jamais ils n’indiquent de cas où le précepte contre l’adultère pourrait être enfreint, et ils enseignent toujours qu’on doit éviter les tentations de la luxure. Rien de pareil pour le précepte de la non-résistance. Tous les prêtres reconnaissent des cas où ce précepte peut être violé, et c’est dans ce sens qu’ils enseignent. Et non seulement ils n’enseignent pas d’éviter les tentations, dont la principale est le serment, mais ils le prononcent eux-mêmes. Dans aucun cas ils n’approuvent la violation d’aucun autre commandement ; tandis que, pour la non-résistance, ils professent ouvertement qu’il ne faut pas prendre cette interdiction trop à la lettre ; qu’il ne faut pas toujours s’y conformer, et qu’il y a même des circonstances, des situations qui exigent juste le contraire, c’est-à-dire où l’on doit juger, guerroyer, exécuter. De sorte que, lorsqu’il est question du précepte de la non-résistance, c’est pour enseigner, le plus souvent, comment on doit ne pas s’y conformer. L’observance de ce précepte est, disent-ils, fort difficile ; c’est l’apanage de la perfection. Comment ne serait-il pas difficile à observer, en effet, puisque sa violation, loin d’être réprouvée, est, au contraire, encouragée ; puisqu’on bénit ouvertement les tribunaux, les prisons, les canons, les fusils, l’armée, les combats. Il n’est donc pas vrai que ce commandement soit reconnu comme les autres par les ministres de l’Église.

Ils ne le reconnaissent pas, tout simplement, mais, n’osant en convenir, ils cherchent à dissimuler cette manière de voir.

Tel est le quatrième moyen de répondre.

Le cinquième moyen, le plus habile, le plus employé et le plus puissant, consiste à éviter de répondre, à feindre de considérer cette question comme déjà résolue depuis longtemps et de la façon la plus nette et la plus satisfaisante, de telle sorte qu’il n’y ait plus à en parler. Ce moyen est employé par tous les écrivains religieux trop instruits pour méconnaître les lois de la logique. Sachant qu’il est impossible d’expliquer la contradiction qui existe entre la doctrine du Christ, que nous professons en paroles, et tout notre ordre social, et qu’en en parlant on ne peut que la rendre plus évidente, ils tournent la difficulté avec plus ou moins d’habileté en ayant l’air de croire que la question de la conciliation de la doctrine chrétienne avec la violence est déjà résolue ou n’existe pas[3].

La plupart des critiques religieux qui se sont occupés de mon livre emploient ce moyen. Je pourrais citer par dizaines ces appréciations dans lesquelles, sans exception, on répète toujours la même chose. On parle de tout, sauf du sujet principal du livre. Comme exemple caractéristique de ce genre de critiques, je vais citer l’article du célèbre et subtil écrivain et prédicateur anglais Farrar, grand maître, comme tous les théologiens savants, dans l’art des détours et des réticences. Cet article a été publié dans la revue américaine Forum du mois d’octobre 1888.

Après avoir consciencieusement et rapidement résumé mon livre, Farrar dit :

« Tolstoï est arrivé à la conviction que le monde a été grossièrement trompé lorsqu’on a assuré aux hommes que la doctrine du Christ : Ne résiste pas au mal par le mal, est conciliable avec la guerre, les tribunaux, les exécutions, le divorce, le serment, le patriotisme, et en général avec la plupart des institutions de la vie sociale et politique. Il croit aujourd’hui que le royaume du Ciel existera lorsque les hommes suivront les cinq commandements du Christ, à savoir : 1o vivre en paix avec tout le monde ; 2o mener une vie pure ; 3o ne pas jurer ; 4o ne jamais résister au mal ; 5o abandonner toute frontière entre nations.

« Tolstoï, dit-il, nie la provenance divine de l’Ancien Testament, des épîtres et de tous les dogmes de l’église, tels que la Trinité, la Rédemption, la descente du Saint-Esprit et l’ordination, et ne reconnaît que les paroles et les préceptes du Christ.

« Mais une telle interprétation de la doctrine du Christ est-elle juste ? demande-t-il. Les hommes sont-ils tenus d’agir selon ce qu’enseigne Tolstoï, c’est-à-dire de se conformer aux cinq commandements du Christ ? »

À cette question essentielle, la seule qui ait poussé l’auteur à écrire cet article sur mon livre, vous vous attendez à ce qu’il vous dise que cette interprétation de la doctrine du Christ est juste, et qu’il faut s’y conformer, ou bien qu’elle est inexacte, qu’il vous le prouve et vous donne une explication plus juste des paroles que je comprends si mal. Il n’en est rien. Farrar se borne à exprimer la « conviction » que Tolstoï, quoique guidé par la sincérité la plus noble, est tombé dans l’erreur des interprétations bornées du sens de l’Évangile et de la pensée (mind) et la volonté du Christ. » En quoi consiste cette erreur ? Il ne l’explique pas ; il dit seulement :

Il m’est impossible, dans cet article, d’entrer dans la démonstration de cela, parce que j’ai déjà dépassé le nombre de feuilles qui m’a été fixé.

Et il conclut, avec une admirable tranquillité d’âme :

« Cependant, si le lecteur se sent tourmenté par la pensée qu’il doit, comme chrétien, en suivant l’exemple de Tolstoï, renoncer aux conditions habituelles de sa vie et vivre comme un manœuvre, qu’il se tranquillise et qu’il songe à la maxime : Securus judicat orbis terrarum[4].

« Sauf quelques exceptions, poursuit-il, toute la chrétienté, depuis l’époque des apôtres jusqu’à nos jours, est arrivée à la conviction que le but du Christ était de donner aux hommes un grand principe, et non de détruire les bases des institutions de toutes les sociétés humaines, qui se fondent sur la sanction divine et sur la nécessité. Si j’avais eu pour mission de prouver combien est impossible la doctrine du communisme que Tolstoï appuie sur des paradoxes divins (sic) qui ne peuvent être interprétés qu’en se basant sur des principes historiques en accord avec toutes les méthodes de la doctrine du Christ, — cela eût exigé plus de place que je n’en ai à ma disposition. »

Quel malheur, il n’avait pas de place ! Et, chose étrange, depuis quinze siècles personne n’a jamais de place pour prouver que le Christ, auquel nous croyons, n’a pas dit ce qu’il a dit. Et cependant on eût pu le faire si on l’avait voulu. — Il est vrai qu’il ne vaut pas la peine de prouver ce que tout le monde sait. Il suffit de dire : « Securus judicat orbis terrarum. »

Telle est sans exception l’argumentation de tous les croyants lettrés, qui comprennent, par conséquent, la fausseté de leur situation. Leur seule tactique consiste à s’appuyer sur l’autorité de l’église, son ancienneté et son caractère sacré, pour en imposer au lecteur, l’éloigner de la pensée de lire l’Évangile et d’approfondir par lui-même la question. Et cela réussit. — Qui pourrait supposer, en effet, que ce que répètent avec tant d’assurance et de solennité, de siècle en siècle, les archidiacres, les évêques, les archevêques, les saints synodes et les papes, n’est qu’un perfide mensonge et qu’ils calomnient le Christ dans le but de s’assurer les richesses dont ils ont besoin pour mener une vie agréable au détriment des autres. Leur fausseté est devenue tellement évidente aujourd’hui, que leur unique moyen de s’y maintenir est d’intimider le public par leur assurance et leur désinvolture.

La même chose se passe depuis quelques années dans les conseils de revision. Devant une table, on voit assis aux places d’honneur, sous le portrait en pied de l’empereur, de vieux fonctionnaires tout chamarrés de décorations, s’entretenant librement, négligemment, écrivant, ordonnant, appelant. À leurs côtés, en soutane de soie, une grande croix sur la poitrine, les cheveux blancs tombant sur l’étole, un prêtre vénérable se tient près du lutrin sur lequel reposent une croix d’or et un évangile aux coins dorés. On appelle Ivan Petrov. Un adolescent mal vêtu, sale, effrayé, s’avance, le visage décomposé, les yeux inquiets et fiévreux, et d’une voix basse et saccadée : « Je… la loi… comme chrétien… je ne puis pas… »

— Que dit-il là ? demande avec impatience le président, clignant des yeux, prêtant l’oreille et levant la tête de son livre.

— Parlez plus haut ! crie le colonel, dont les galons brillent.

— Je… Je… Comme chrétien…

Enfin, on comprend que le jeune homme refuse le service militaire parce qu’il est chrétien.

— Ne dis pas de bêtises. — Mets-toi sous la toise. Docteur, veuillez le mesurer. Bon ?

— Bon.

— Mon père, faites-lui prêter serment.

Non seulement personne n’est troublé, mais même on ne fait pas attention à ce que balbutie le piètre adolescent effrayé.

— Ils ont tous quelque chose à dire, comme si nous avions le temps de les écouter. Il reste encore tant de recrues à examiner !

Le conscrit semble vouloir ajouter quelque chose.

— C’est contraire à la loi du Christ.

— Allez, allez ! on n’a pas besoin de vous pour savoir ce qui est conforme à la loi et ce qui ne l’est pas. Allez ! marchez ! Mon père, catéchisez-le. Au suivant : Vassili Nikitine !

Et on emmène le jeune homme tout tremblant.

Et qui se doute — des gardes, de Vassili Nikitine qu’on vient d’amener et de tous ceux qui ont assisté à cette scène — que ces quelques mots sans suite, prononcés par l’adolescent et étouffés aussitôt, contiennent la vérité, tandis que les discours solennels des fonctionnaires et du prêtre, calmes et assurés, ne sont que mensonge et tromperie ?

Les articles de Farrar produisent la même impression. Il en est ainsi de tous les sermons ampoulés, les études et les livres qui se produisent aussitôt que la vérité se montre quelque part, dévoilant le mensonge régnant. Aussitôt des écrivains et des orateurs, verbeux ou habiles, élégants ou solennels, soulèvent et traitent des questions qui effleurent le sujet, mais en ayant soin de passer sous silence le sujet lui-même.

C’est là le cinquième moyen de controverse, le plus efficace pour voiler la contradiction dans laquelle le christianisme officiel s’est placé, professant la doctrine du Christ en théorie, mais la niant par la pratique.

Ceux qui cherchent à se justifier par le premier moyen, en affirmant ouvertement, brutalement que le Christ a autorisé la violence, les guerres, le meurtre, se détournent consciemment de la doctrine évangélique. Ceux qui se défendent par les deuxième, troisième et quatrième moyens s’enchevêtrent eux-mêmes dans leur contradiction, et il est facile de les convaincre de mensonge : mais les derniers, qui ne raisonnent pas, qui ne daignent pas raisonner, qui s’abritent derrière leur grandeur, qui ont l’air de croire que toutes ces questions ont été résolues depuis longtemps, par eux ou par d’autres, et ne laissent plus place au doute, ces prétendus impassibles resteront impassibles tant que les hommes seront sous l’action de la suggestion hypnotique des gouvernements et des églises. Telle a été, à l’égard de mon livre, l’attitude des théologiens, c’est-à-dire de ceux qui professent la religion chrétienne.

Ils ne pouvaient pas en avoir une autre. Ils sont liés par la contradiction dans laquelle ils se trouvent — la foi dans la divinité du Maître et la négation de ses paroles les plus claires — contradiction à laquelle ils veulent se dérober par quelque moyen que ce soit. C’est pourquoi on ne pouvait pas attendre d’eux une argumentation indépendante sur l’essence même de la question, sur les modifications des conditions de l’existence qui résulteraient de l’application de la doctrine du Christ à l’ordre des choses actuel. Je m’attendais à cette sorte de raisonnement de la part des critiques libres penseurs, qui ne sont pas liés par la foi et peuvent juger librement ; je m’attendais à voir les libres penseurs envisager le Christ non seulement comme le fondateur d’une religion de salut personnel (ainsi que le comprennent les partisans de l’Église), mais encore comme un réformateur, renversant les anciennes bases de la société, et en posant de nouvelles, réforme qui n’est pas encore complète, mais dont la réalisation se poursuit chaque jour.

Cette conception de la doctrine du Christ est celle de mon livre. À mon grand étonnement, parmi les nombreuses critiques qu’il a soulevées, il ne s’en est pas trouvé une seule, russe ou étrangère, qui ait traité le sujet à ce point de vue, c’est-à-dire en considérant la doctrine du Christ comme une doctrine philosophique, morale et sociale (selon l’expression des savants).

Les critiques laïques russes n’ont vu dans mon livre que le précepte de la non-résistance au mal, et (probablement pour la commodité de l’objection) ils ont compris ce précepte dans le sens absolu, c’est-à-dire comme l’interdiction de toute lutte contre le mal. Ils l’ont attaqué avec fureur, et ont démontré victorieusement, pendant plusieurs années, que la doctrine du Christ est fausse puisqu’elle défend de s’opposer au mal. Ils ont réfuté cette prétendue doctrine du Christ avec d’autant plus de succès qu’ils savaient bien, d’avance, que leur argumentation ne serait ni relevée ni rectifiée, puisque la censure ayant interdit le livre, interdisait également tout article en sa faveur.

Chose remarquable, chez nous, où l’on ne peut dire un mot des saintes Écritures sans que la censure n’intervienne, ce précepte du Christ, nettement et formellement exprimé (Mathieu, V, 39), a été, pendant plusieurs années, interprété faussement, critiqué, condamné et ridiculisé dans toutes les revues.

Les critiques laïques russes, ignorant visiblement ce qui a été fait relativement à l’examen de la question de la non-résistance au mal par la violence, et parfois même paraissant supposer que j’ai inventé personnellement cette règle, l’attaquaient, la faussaient et la réfutaient avec plus de chaleur encore. Ils mettaient en avant des arguments examinés et réfutés depuis longtemps sous toutes leurs faces, pour prouver que l’homme doit nécessairement défendre (par la violence) tous les faibles et tous les opprimés, et que, par suite, la doctrine de la non-résistance au mal est une doctrine immorale.

Pour les critiques russes, toute la portée de la prédication du Christ apparaît comme un prétendu empêchement volontaire d’une certaine action dirigée contre ce qu’il considérait alors comme un mal. De sorte que le principe de la non-résistance au mal par la violence a été attaqué de deux camps opposés : par les conservateurs, parce que ce principe eût empêché la résistance au mal fait par les révolutionnaires, leur persécution et leur exécution ; et par les révolutionnaires, parce que ce principe empêchait la résistance au mal fait par les conservateurs et leur renversement. Les conservateurs s’indignaient de ce que la doctrine de la non-résistance empêchait de comprimer énergiquement les éléments révolutionnaires pouvant compromettre le bien-être de la nation ; les révolutionnaires s’indignaient de ce que cette doctrine empêchait le renversement des conservateurs compromettant le bien-être de la nation. Ce qui est remarquable, c’est que les révolutionnaires attaquaient le principe de la non-résistance au mal par la violence, le plus terrible, le plus dangereux pourtant pour tout despotisme, puisque, depuis que le monde existe, toutes les violences — depuis l’inquisition jusqu’à la forteresse de Schlusselbourg[5] — se sont basées et se basent encore sur le principe contraire.

En outre, les critiques russes objectaient encore que l’application à la vie pratique du précepte de la non-résistance écarterait l’humanité de la voie de la civilisation qu’elle suit. Or la voie de civilisation que suivent les peuples européens est, à leur avis, celle précisément que doit suivre toujours toute l’humanité.

Tel est le caractère principal des critiques russes.

Les critiques étrangères étaient conçues dans le même esprit, mais différaient un peu par les objections. Elles se distinguaient des critiques russes non seulement par le fond, mais aussi par plus d’urbanité et moins de passion dans la forme.

Parlant, à propos de mon livre, de la doctrine évangélique en général, telle qu’elle est établie dans le Sermon sur la Montagne, les critiques étrangers affirmaient que cette doctrine n’est pas, à proprement parler, celle du christianisme (qui, à leur avis, est représentée par le catholicisme ou protestantisme), mais simplement une série d’utopies charmantes, mais non pratiques du charmant docteur, comme disait Renan, admissibles pour les habitants demi-sauvages qui vivaient en Galilée il y a dix-huit cents ans ou pour les demi-sauvages moujiks russes — Sutaïev, Bondarev et le mystique Tolstoï, — mais absolument inapplicables aux sociétés européennes de haute culture.

Les critiques étrangers laïques m’ont fait sentir, d’une manière très délicate et sans m’offenser, que je n’ai pu supposer l’humanité capable de se conformer à la doctrine naïve du Sermon sur la Montagne que grâce à mon manque de savoir, à mon ignorance de l’histoire et de toutes les vaines tentatives faites dans le passé pour mettre en pratique dans la vie les principes de cette doctrine. Ils m’ont fait comprendre que je méconnaissais le haut degré de civilisation auquel sont parvenues aujourd’hui les nations européennes, avec les canons Krupp, la poudre sans fumée, la colonisation de l’Afrique, l’administration de l’Irlande, le parlement, le journalisme, les grèves, les constitutions, la tour Eiffel.

C’est ainsi qu’écrivaient M. de Vogüé, M. Leroy-Beaulieu, Mathieu Arnold ; ainsi écrivaient l’auteur américain Savadje, Ingersoll, le populaire libre penseur et orateur américain, et bien d’autres.

« La doctrine du Christ n’est pas praticable parce qu’elle ne correspond pas à notre siècle industriel, » disait naïvement Ingersoll exprimant ainsi, très franchement et très nettement, l’opinion des gens instruits et raffinés sur la doctrine du Christ. Elle n’est pas pratique dans notre siècle industriel ! Comme si l’organisation de notre siècle industriel, tel qu’il existe, était sacrée et ne pouvait être modifiée. C’est comme si les ivrognes répondaient au conseil de devenir plus sobres, que ce conseil est déplacé étant donné leur état d’ivresse.

Les jugements de tous les critiques, russes ou étrangers, malgré la différence de ton et de forme, aboutissent en somme au même malentendu étrange, c’est-à-dire à ceci : que la doctrine du Christ, dont l’un des principes est la non-résistance au mal par la violence, n’est pas possible pour nous, parce qu’elle nous obligerait à changer toute notre vie.

La doctrine du Christ n’est pas possible, parce que, si elle était suivie, notre manière de vivre ne pourrait continuer. En d’autres termes, si nous avions commencé par vivre bien, comme le Christ nous l’enseigne, nous n’aurions pas pu continuer en vivant mal comme nous le faisons et comme nous y sommes habitués. Quant à la question de la non-résistance au mal, non seulement elle ne peut se raisonner, mais le seul fait d’une telle prescription dans l’Évangile est déjà une preuve suffisante de l’impossibilité de toute la doctrine.

Et cependant il semble nécessaire de donner une solution quelconque à cette question, car elle est à la base de tout notre ordre social.

La difficulté est là. Comment résoudre l’antagonisme de gens dont les uns regardent pour mal ce que les autres considèrent pour bien, et réciproquement ? Car déclarer mal ce que je regarde pour tel, malgré l’assurance de mon adversaire qui déclare que c’est un bien, ce n’est pas une réponse. Il ne peut exister que deux solutions : ou trouver un critérium véritable, indiscutable de ce qu’on appelle le mal, ou ne pas résister au mal par le mal.

La première solution a été tentée au commencement des temps historiques et, comme nous le savons, n’a donné aucun résultat satisfaisant. La deuxième solution, c’est de ne pas résister par le mal à ce que nous appelons le mal jusqu’à ce que nous ayons trouvé un critérium certain : c’est ce que le Christ nous a enseigné.

On peut trouver que cette solution n’est pas bonne ; on peut la remplacer par une autre meilleure en donnant un critérium qui fixe pour tout le monde ce qu’est le mal. On peut simplement trouver ces questions inutiles, comme le font les peuples sauvages ; mais on ne peut pas, comme les critiques versés dans l’étude de la doctrine évangélique, avoir l’air de croire que ces questions n’existent pas ou qu’elles ont été résolues par le droit reconnu à certains hommes ou à certaines classes d’hommes (surtout si nous en faisons partie) de définir le mal et d’y résister par la violence. Une telle attribution, nous le savons tous, ne résout rien, puisqu’il se trouve toujours des hommes qui se refusent à reconnaître ce droit à d’autres hommes.

Les critiques laïques de la doctrine chrétienne, ou ne comprennent rien à la question, ou basent leur argumentation sur une définition arbitraire du mal, définition qui leur paraît indiscutable. De sorte que les études sur mon livre, laïques ou religieuses, m’ont montré simplement que la plupart des hommes ne comprennent pas, non seulement la parole du Christ, mais même les questions auxquelles elle répond.


CHAPITRE III

LE CHRISTIANISME MAL COMPRIS PAR LES CROYANTS

Ainsi donc les renseignements que j’ai reçus après la publication de mon livre, tant sur la façon de comprendre la doctrine du Christ dans sa véritable signification par une minorité de penseurs, que sur les critiques religieuses et laïques qu’il a provoquées et qui nient la possibilité de comprendre la doctrine du Christ dans sa signification littérale, m’ont convaincu que, tandis que pour la minorité cette doctrine, loin de cesser d’être compréhensible, devenait de plus en plus claire, pour la majorité son sens devenait de plus en plus obscur. Cette obscurité est arrivée à un tel degré que les hommes ne comprennent plus les notions les plus simples exprimées dans l’Évangile par les paroles les plus simples.

Aujourd’hui que la lumière de la doctrine du Christ a pénétré jusqu’aux coins les plus sombres de la conscience humaine, aujourd’hui que, comme l’a dit le Christ, on crie sur les toits ce qu’il disait à l’oreille ; quand cette doctrine se mêle à toutes les manifestations de la vie familiale, économique, sociale, politique et internationale, il serait inexplicable qu’elle fût incomprise, s’il n’y avait à cela des causes spéciales.

Une de ces causes est que les croyants comme les athées sont fermement convaincus qu’ils ont compris depuis longtemps, si complètement, si positivement et si définitivement la doctrine évangélique qu’il est impossible de lui attribuer un autre sens que celui qu’ils lui donnent. Et leur fausse interprétation se fortifie par l’ancienneté de la tradition.

Le fleuve le plus abondant ne peut ajouter une goutte d’eau à un vase déjà plein.

On peut expliquer à l’homme le plus borné les choses les plus abstraites, s’il n’en a encore aucune notion ; mais on ne peut pas expliquer la chose la plus simple au plus intelligent, s’il est fermement convaincu qu’il sait parfaitement ce qu’on veut lui apprendre.

La doctrine du Christ se présente aux hommes de notre temps comme une doctrine parfaitement connue depuis longtemps jusque dans ses moindres détails, et qui ne peut pas être comprise autrement qu’elle l’est aujourd’hui.

Le christianisme est aujourd’hui pour les fidèles une révélation surnaturelle, miraculeuse, de tout ce qui est dit dans le Credo. Pour les libres penseurs il est une manifestation épuisée du besoin qu’ont les hommes de croire au surnaturel, un phénomène historique qui a trouvé son expression définitive dans le catholicisme, l’orthodoxie, le protestantisme, et qui n’a plus pour nous aucune signification pratique.

La portée de la doctrine est cachée aux croyants par l’Église, et aux libres penseurs par la science.

Parlons d’abord des premiers.

Il y a dix-huit cents ans, au milieu du monde romain, est apparue une nouvelle doctrine, étrange, ne ressemblant à aucune de celles qui l’avaient précédée, et attribuée à un homme, le Christ.

Cette doctrine était absolument neuve — aussi bien par la forme que par le fond — pour le monde juif qui l’avait vue éclore et surtout pour le monde romain où elle était prêchée et propagée.

Au milieu des règles religieuses, très compliquées dans le monde juif, — où, suivant Isaïe, il y avait règle sur règle — et de la législation romaine, poussée à un haut degré de perfection, a surgi une doctrine qui niait non seulement toutes les divinités, mais aussi toutes les institutions humaines et leur nécessité. À la place de toutes les règles des anciennes croyances, cette doctrine ne donnait qu’un modèle de perfection intérieure, de vérité et d’amour, dans la personne du Christ, et, comme conséquence de cette perfection intérieure, la perfection extérieure prédite par les prophètes : le royaume de Dieu, où tous les hommes ne sachant plus haïr seront unis par l’amour, où le lion demeurera près de l’agneau. Au lieu de menaces de châtiment pour l’infraction des règles données par les anciennes lois religieuses ou civiles, au lieu de l’attrait des récompenses pour leur observance, cette doctrine n’appelait à elle que parce qu’elle était la Vérité.

Celui qui veut savoir si cette doctrine vient de Dieu, qu’il la suive. (Jean, VII, 17.)

Vous tâchez de me faire mourir, moi qui vous dis la vérité. — Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. On ne doit obéir à Dieu que dans la vérité. Toute la doctrine sera révélée et comprise par l’esprit de la vérité. Faites ce que je vous dis, et vous saurez si ce que je vous dis, est la vérité. (Jean, VII, 32, 46.)

On n’a mis en avant aucune autre preuve de la doctrine que la vérité, l’accord de la doctrine avec la vérité. Toute la doctrine consistait dans la recherche de la vérité et son observance, dans la réalisation de plus en plus grande de la vérité et le désir de s’en rapprocher de plus en plus dans la vie pratique.

Suivant cette doctrine, ce n’est pas par des pratiques que l’homme devient un juste. Les cœurs s’élèvent à la perfection intérieure par le Christ, modèle de vérité, et à la perfection extérieure par la réalisation du royaume de Dieu. L’accomplissement de la doctrine n’est que dans la marche sur la voie indiquée, dans la recherche de la perfection intérieure par l’imitation du Christ, et de la perfection extérieure par l’établissement du royaume de Dieu. Le bonheur plus ou moins grand de l’homme dépend, d’après cette doctrine, non pas du degré de perfection qu’il pourrait atteindre, mais de sa marche plus ou moins rapide vers cette perfection.

L’élan vers la perfection du publicain Zachée, de la pécheresse, du larron sur la croix, est, suivant cette doctrine, un bonheur plus grand que l’immobile vertu du pharisien. La brebis égarée est plus chère au cœur du pasteur que quatre-vingt-dix-neuf brebis non égarées ; l’enfant prodigue, la pièce de monnaie perdue et retrouvée sont plus chers à Dieu que ce qui n’a jamais été perdu.

Toute situation, suivant cette doctrine, n’est qu’une étape dans la voie de la perfection intérieure et extérieure irréalisable. C’est pourquoi elle est sans importance. Le bonheur n’est que dans la poursuite de la perfection ; l’arrêt à n’importe quel degré est aussi l’arrêt du bonheur.

« Que la main gauche ignore ce que fait la droite. » — « Le travailleur qui a pris la charrue et qui regarde en arrière n’est pas sûr du royaume du ciel. » — « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous obéissent, cherchez à ce que votre nom soit inscrit au Ciel. » — « Soyez parfaits comme l’est votre Père céleste. » — « Cherchez le royaume de Dieu et sa vérité. »

L’accomplissement de la doctrine ne consiste que dans la marche incessante vers la possession de la vérité de plus en plus haute, de sa réalisation en soi-même de plus en plus grande, par un amour de plus en plus ardent, et, en dehors de soi, dans la réalisation de plus en plus complète du royaume de Dieu.

Il est évident que cette doctrine apparue au milieu du monde juif et du monde païen n’a pu être acceptée par la majorité des hommes, habitués à une vie toute différente de celle qu’elle exigeait. De ceux même qui l’ont acceptée, elle ne pouvait être comprise dans son entière signification parce qu’elle était contraire à toutes les anciennes conceptions de la vie.

Ce n’est qu’après une série de malentendus, d’erreurs, d’explications bornées, rectifiées et complétées par plusieurs générations, que le principe du christianisme a paru aux hommes de plus en plus clairement. La conception évangélique a influé sur celles du judaïsme et du paganisme, et le paganisme et le judaïsme ont laissé leurs traces à leur tour dans le christianisme. Mais la conception chrétienne, plus vivante, pénétrait de plus en plus le judaïsme et le paganisme expirants, et apparaissait de plus en plus nette, se débarrassant des éléments mauvais qui s’y étaient mêlés. Les hommes comprenant de plus en plus le sens chrétien, le réalisaient de plus en plus dans la vie.

Plus l’humanité vieillissait, et plus elle voyait clair dans la doctrine du Christ ; il ne peut en être autrement, d’ailleurs, pour toute doctrine sociale.

Les générations successives corrigeaient les fautes des générations précédentes et s’approchaient de plus en plus du sens véritable de la doctrine. C’est ce qui s’est passé depuis les premiers temps du christianisme. Dès le début, avaient paru des hommes affirmant que leur manière d’expliquer la doctrine était la seule exacte, et le prouvant par des phénomènes surnaturels qui venaient confirmer la justesse de leur interprétation.

C’est là la principale cause de ce que la doctrine a été d’abord mal comprise et ensuite complètement dénaturée.

On a admis que la doctrine du Christ se transmet aux hommes, non pas comme toute autre vérité, mais par une voie spéciale, surnaturelle. De sorte qu’elle est démontrée, non pas par sa logique et son accord avec les nécessités de la vie humaine, mais par le caractère miraculeux de sa transmission. Cette supposition, qui est née de la compréhension imparfaite de la doctrine, a eu pour résultat l’impossibilité de la mieux comprendre.

Cela a eu lieu dès les premiers temps, lorsqu’on interprétait la doctrine d’une manière si incomplète et souvent si fausse, comme nous le voyons dans les Évangiles et les Actes. Moins elle était comprise, plus elle apparaissait mystérieuse et plus il était nécessaire de donner des preuves extérieures de sa vérité. Le précepte : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait, » n’a pas besoin d’être démontré à l’aide de miracles et n’exige pas un acte de foi, car il est convaincant par lui-même et satisfait à la fois l’intelligence et l’instinct humain, tandis que la divinité du Christ avait besoin d’être prouvée par des miracles absolument incompréhensibles.

Plus obscure était la notion de la doctrine du Christ, plus d’éléments miraculeux s’y mêlaient ; plus le merveilleux s’y mêlait, plus elle s’écartait de son sens et devenait obscure ; plus elle s’écartait de son sens et devenait obscure, plus il fallait affirmer avec force son infaillibilité et plus elle devenait incompréhensible.

Dès les premiers temps, on peut voir, d’après les Évangiles, les Actes, les Épîtres, comment l’intelligence du sens exact de la doctrine appelait la nécessité de preuves miraculeuses.

Cela a commencé selon le livre des Actes, à la réunion dans laquelle les apôtres examinèrent, à Jérusalem, la question du baptême des non-circoncis et de ceux qui mangent les viandes sacrifiées.

La manière seule de poser la question montrait que ceux qui la traitaient ne comprenaient pas la doctrine du Christ, qui écarte toute cérémonie extérieure, ablutions, purifications, jeûne, sabbat. On lit textuellement dans l’Évangile : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui salit, mais bien ce qui sort du cœur. » C’est pourquoi la question du baptême des non-circoncis n’a pu naître que chez des hommes qui aimaient le Maître, qui sentaient la grandeur de sa doctrine, mais qui ne la comprenaient pas encore bien nettement. Aussi, une confirmation extérieure de leur interprétation leur était-elle d’autant plus nécessaire que cette interprétation était fausse. Et c’est pour résoudre cette question, qui prouvait, par la manière dont elle était posée, combien la doctrine était mal comprise, qu’ont été prononcées par cette assemblée ces paroles terribles et néfastes : « Le Saint-Esprit, et nous, nous le voulons ». Pour la première fois les apôtres affirmaient la justesse de certaines de leurs décisions d’une façon extérieure, c’est-à-dire en s’appuyant sur la participation miraculeuse du Saint-Esprit, autrement dit de Dieu. Mais l’affirmation que le Saint-Esprit, c’est-à-dire Dieu, a parlé par l’intermédiaire des apôtres devait être prouvée elle aussi ; et alors on a dit que le jour de la Pentecôte le Saint-Esprit était descendu sous forme de langues de feu sur ceux qui l’ont affirmé (dans le récit, la descente du Saint-Esprit précède cette délibération, mais les Actes ont été écrits longtemps après). Mais il fallait aussi confirmer la descente du Saint-Esprit pour ceux qui n’ont pas vu les langues de feu (quoiqu’il soit incompréhensible qu’une langue de feu allumée au-dessus de la tête d’un homme montre que ce que va dire cet homme est une vérité absolue) ; et alors il a fallu produire de nouveaux miracles : guérisons merveilleuses, résurrections, morts, enfin tous les miracles fallacieux dont est rempli le livre des Actes, et qui non seulement ne peuvent convaincre personne de la vérité de la doctrine, mais doivent, au contraire, en faire douter.

Cette manière d’affirmer la vérité avait pour conséquence d’écarter la doctrine de son sens primitif et de la rendre d’autant plus incompréhensible que s’accumulaient les récits de miracles.

C’est ce qui s’est passé dès les premiers temps, et cela a continué en augmentant toujours et en arrivant, à notre époque, aux dogmes de la transsubstantiation et de l’infaillibilité du pape, des évêques ou des Écritures, c’est-à-dire jusqu’à l’exigence d’une foi aveugle, incompréhensible jusqu’au non-sens, non pas en Dieu, ni au Christ, ni même à la doctrine, mais à une personne comme dans le catholicisme, ou à des personnes comme dans l’orthodoxie, ou en un livre comme dans le protestantisme. Plus le christianisme se répandait, plus il englobait une foule de gens non préparés, et moins on le comprenait. Plus on affirmait énergiquement l’infaillibilité de l’interprétation officielle, et moins il devenait possible de pénétrer le véritable sens de la doctrine. Déjà, à l’époque de Constantin, elle se réduisait à un résumé confirmé par le pouvoir séculier — résumé des discussions qui ont eu lieu au concile, — le symbole de la foi, où il est dit : « Je crois en ceci… en ceci… en ceci, et finalement à une église universelle, sacrée et apostolique, c’est-à-dire à l’infaillibilité des personnes qui se disent l’église. » De sorte que tout a été fait pour que l’homme ne croie plus ni à Dieu ni au Christ tels qu’ils se sont révélés, mais seulement à ce qu’ordonne de croire l’église.

Mais l’église est sacrée. L’église a été fondée par le Christ. Dieu n’a pu laisser aux hommes la liberté d’interpréter sa doctrine arbitrairement ; c’est pourquoi il a établi l’église. Toutes ces maximes sont tellement fausses et sans fondement qu’on a honte de les réfuter. Nulle part, à aucun indice (sauf l’affirmation des églises) on ne voit que Dieu ou Christ ait fondé quelque chose qui ressemble à ce que les fidèles entendent par le mot église. Il y a, dans l’Évangile, une indication contraire à l’église comme autorité extérieure, indication des plus nettes et des plus évidentes, c’est le passage où il est dit que les disciples du Christ ne doivent appeler personne maître ou père. Mais aucune mention n’est faite de l’établissement de ce que les fidèles nomment l’église.

Le mot église est employé deux fois dans l’Évangile : une fois dans le sens d’une assemblée résolvant une question douteuse, une autre fois en même temps que des paroles obscures sur la pierre, Pierre et les portes de l’enfer. De ces deux mentions du mot église n’ayant pour signification que le mot assemblée, on a déduit ce que nous comprenons aujourd’hui sous le terme église. Mais le Christ n’a pu en aucun cas fonder l’église, c’est-à-dire ce que nous comprenons aujourd’hui par ce mot, parce que rien de ce qui peut ressembler à la conception de l’église actuelle, avec ses sacrements, sa hiérarchie et surtout son affirmation de l’infaillibilité, ne se trouve ni dans les paroles du Christ ni dans la pensée des hommes de cette époque.

Ce fait que ce qui s’est formé par la suite a été nommé d’un mot que le Christ a employé dans un tout autre sens ne permet pas d’affirmer que le Christ a fondé l’unique et véritable église.

En outre, s’il avait réellement établi une institution comme l’église, sur laquelle sont basées toute la doctrine et toute la foi, il l’eût fait en termes si précis et si nets, et aurait entouré cette église unique et véritable, au lieu de miracles qui sont employés dans toutes les superstitions, de signes tellement évidents, qu’aucun doute sur sa réalité ne serait possible. Mais il n’y a rien de semblable, et comme autrefois il existe aujourd’hui différentes églises dont chacune s’intitule l’église unique et véritable.

Le catéchisme catholique dit : « L’Église est la société des fidèles établie par N.-S. Jésus-Christ, répandue sur toute la terre et soumise à l’autorité de pasteurs légitimes, principalement notre S.-P. le pape, » en comprenant par les mots pasteurs légitimes une institution humaine qui a à sa tête son pape et qui se compose de certaines personnes liées entre elles par une certaine organisation.

Le catéchisme orthodoxe dit : « L’église est une société fondée sur la terre par Jésus-Christ, réunie en un seul tout par une seule doctrine et les sacrements, sous la direction et sous l’égide de la hiérarchie établie par Dieu, » en comprenant par les mots hiérarchie établie par Dieu précisément la hiérarchie grecque, formée de telles ou telles personnes se trouvant en tels ou tels endroits.

Le catéchisme luthérien dit : « L’église est le saint christianisme ou la réunion de tous les fidèles sous le Christ, leur chef, et dans laquelle le Saint-Esprit, par l’intermédiaire de l’Évangile et des sacrements, offre, communique le salut divin, » en laissant entendre que l’Église catholique a abandonné la vraie voie, et que la tradition véritable est conservée par le luthérianisme.

Pour les catholiques, l’église divine s’incarne dans la hiérarchie romaine et le pape ; pour les orthodoxes dans la hiérarchie grecque et russe[6] ; et pour les luthériens, dans la réunion des hommes qui reconnaissent la Bible et le catéchisme de Luther.

Généralement, en parlant de l’origine du christianisme, les hommes appartenant à l’une des églises existantes emploient le mot église au singulier, comme s’il n’avait jamais existé et n’existait qu’une église. Mais c’est inexact. L’église, institution affirmant posséder la vérité indiscutable, n’est apparue qu’au moment où elle n’était plus seule, où il y en avait au moins deux.

Tant que les croyants ont été d’accord entre eux, leur société unique n’a pas eu à s’instituer en église. Ce n’est que lorsqu’ils se sont divisés en partis opposés se niant mutuellement, que chaque parti a senti la nécessité d’affirmer son orthodoxie en s’attribuant la possession exclusive de la vérité. La conception d’une église unique a été la conséquence de ce fait que chacun des deux partis en désaccord, appelant l’autre schismatique, n’a reconnu que son église comme infaillible.

Si nous savons qu’il existait une église qui, en l’année 51, a décidé d’admettre les incirconcis, c’est parce qu’il en existait une autre de judaïsants qui avait décidé de ne pas les admettre.

S’il existe aujourd’hui une église catholique affirmant son infaillibilité, c’est parce qu’il existe des églises gréco-russe, orthodoxe, protestantes, affirmant chacune sa propre infaillibilité et niant, par conséquent, les autres églises. Si bien que l’église universelle n’est qu’un terme illusoire n’ayant aucune réalité.

Ces nombreuses sociétés affirmant chacune pour son propre compte qu’elle est l’église universelle fondée par le Christ, et que les autres sont schismatiques et hérétiques, n’ont existé et n’existent réellement que comme phénomènes historiques.

Le catéchisme des églises les plus répandues : catholique, orthodoxe et protestantes, le disent ouvertement.

Le catéchisme catholique : « Quels sont ceux qui sont hors de l’église ? — Les infidèles, hérétiques et schismatiques. » Les schismatiques sont ceux qu’on appelle orthodoxes ; les protestants sont reconnus comme hérétiques. De sorte que, d’après le catéchisme catholique, il n’y a dans l’église que les catholiques.

Dans le catéchisme appelé orthodoxe, on lit : « On comprend sous le nom d’église unique du Christ seulement l’église orthodoxe qui demeure en plein accord avec l’église universelle. Quant à l’église romaine et aux autres confessions (aux luthériens et aux autres n’est pas même donné le nom d’églises), elles ne peuvent pas être comprises dans l’église universelle, puisqu’elles s’en sont séparées d’elles-mêmes.

D’après cette définition, les catholiques et les protestants sont hors l’église ; seuls, en font partie les orthodoxes.

Le catéchisme luthérien dit à son tour : « La véritable église se reconnaît à ce que la parole de Dieu y est enseignée nettement et purement sans adjonctions humaines, et que les sacrements y sont établis fidèlement d’après la doctrine du Christ. »

D’après cette définition, tous ceux qui ont ajouté quelque chose à la doctrine du Christ et des Apôtres, comme l’ont fait les églises catholique et grecque, sont hors l’église, et, seuls, les protestants en font partie. Les catholiques affirment que le Saint-Esprit s’est manifesté sans cesse dans leur hiérarchie ; les orthodoxes l’affirment également. Les ariens l’ont affirmé (avec le même droit que les églises qui règnent aujourd’hui). Toutes sortes de protestants : les luthériens, l’église réformée, les presbytériens, les méthodistes, les swedenborgiens, les mormans affirment eux aussi que le Saint-Esprit ne se manifeste que parmi eux.

Si les catholiques affirment que le Saint-Esprit, au moment du détachement des églises arienne et grecque, a abandonné ces églises schismatiques, et n’est resté que dans la seule véritable, avec les mêmes droits, les protestants de toute dénomination peuvent affirmer qu’à la séparation de leur église et de l’église catholique, le Saint-Esprit a abandonné cette dernière et est passé dans la leur. C’est ce qu’ils font d’ailleurs.

Toute église base sa foi sur la tradition ininterrompue transmise depuis le Christ et les apôtres. Effectivement, toute confession chrétienne provenant du Christ devait nécessairement arriver à la génération présente par l’intermédiaire de certaines traditions. Mais cela ne prouve pas que ces traditions soient indiscutables et excluent toutes les autres.

Toute branche de l’arbre vient de la racine sans interruption, mais il ne s’ensuit nullement que toute branche soit l’unique branche.

Chaque église présente les mêmes preuves de sa continuité dans la tradition, et les mêmes miracles à l’appui de son orthodoxie. De sorte que la définition exacte et absolue de ce qui est l’église ne peut être qu’une : L’église est une réunion d’hommes qui affirment être seuls en possession de la vérité.

Ce sont ces sociétés, transformées par la suite, avec le concours du pouvoir, en des institutions puissantes, qui ont été les obstacles principaux à la propagation de la véritable intelligence de la doctrine du Christ.

Cela ne pouvait être autrement : La particularité principale de la doctrine du Christ, celle qui la distingue de toutes les autres, c’est que ceux qui l’ont acceptée tendent de plus en plus à la comprendre et à la mettre en pratique ; tandis que l’église affirme l’intelligence définitive de la doctrine et son accomplissement.

Si étrange que cela puisse nous paraître, à nous élevés dans la fausse doctrine de l’église comme institution chrétienne, et dans son mépris pour l’hérésie, c’est précisément ce qu’on appelait hérésie qui constituait la marche dans la bonne voie, c’est-à-dire le véritable christianisme, et cela n’a cessé d’être vrai que lorsque cette marche s’arrêtait et se fixait dans l’hérésie, comme l’église dans ses formes immobiles.

Qu’est-ce en effet que l’hérésie ? — Relisez tous les ouvrages théologiques traitant ce sujet (qui se présente le premier à la définition parce que toute théologie parle de la doctrine vraie au milieu de doctrines fausses, c’est-à-dire hérétiques), et nulle part vous ne trouverez même un semblant de définition de l’hérésie.

L’argumentation sur ce sujet du savant historien du christianisme, E. de Pressensé, dans son Histoire du Dogme avec l’épigraphe : Ubi Christus, ibi Ecclesia (Paris, 1869), est un exemple de cette absence complète de toute définition du mot hérésie. Voici ce qu’il dit dans sa préface (page 3) :

« Je sais que l’on nous conteste le droit de qualifier ainsi (c’est-à-dire appeler hérésie) les tendances qui furent si vivement combattues par les premiers Pères. La désignation même d’hérésie semble une atteinte portée à la liberté de conscience et de pensée. Nous ne pouvons partager ce scrupule, car il n’irait à rien moins qu’à enlever au christianisme tout caractère distinctif… »

Et après avoir dit qu’après Constantin l’église abusait réellement de son pouvoir de considérer comme hérétiques ceux qui étaient en désaccord avec elle, et de les persécuter, il dit, en faisant l’historique des premiers temps :

« L’église est une libre association ; il y a tout profit à se séparer d’elle. La polémique contre l’erreur n’a d’autres ressources que la pensée et le sentiment. Un type doctrinal uniforme n’a pas encore été élaboré ; les divergences secondaires se produisent en Orient et en Occident avec une entière liberté ; la théologie n’est point liée à d’invariables formules. Si au sein de cette diversité apparaît un fonds commun de croyances, n’est-on pas en droit d’y voir non pas un système formulé et composé par les représentants d’une autorité d’école, mais la foi elle-même, dans son instinct le plus sûr et sa manifestation la plus spontanée ? Si cette même unanimité qui se révèle dans les croyances essentielles, se retrouve pour repousser telles ou telles tendances, ne serons-nous pas en droit de conclure que ces tendances étaient en désaccord flagrant avec les principes fondamentaux du christianisme ? Cette présomption ne se transformera-t-elle pas en certitude si nous reconnaissons dans la doctrine universellement repoussée par l’église les traits caractéristiques de l’une des religions du passé ? Pour dire que le gnosticisme ou l’ébionisme sont les formes légitimes de la pensée chrétienne, il faut dire hardiment qu’il n’y a pas de pensée chrétienne ni de caractère spécifique qui la fasse reconnaître. Sous prétexte de l’élargir, on la dissout. Personne au temps de Platon n’eût osé couvrir de son nom une doctrine qui n’eût pas fait place à la théorie des idées, et l’on eût excité les justes moqueries de la Grèce en voulant faire d’Épicure ou de Zenon un disciple de l’Académie. Reconnaissons donc que, s’il existe une religion ou une doctrine qui s’appelle christianisme, elle peut avoir ses hérésies. »

Toute l’argumentation de l’auteur revient à dire que tout raisonnement en désaccord avec les dogmes qu’on professe à une époque quelconque, est une hérésie. Mais à une époque et dans un lieu quelconque les hommes professaient bien quelque chose, et cette confession de quelque chose, quelque part, à une époque quelconque, peut ne pas être le critérium de la vérité.

Toute prétendue hérésie, qui ne reconnaît comme vrai que ce qu’elle enseigne, peut en trouver une explication dans l’histoire de l’église, s’emparer pour son compte de tous les arguments de Pressensé, et considérer sa foi comme le seul christianisme véritable : ce qu’ont fait et ce que font toutes les hérésies. Tout est ramené à Ubi Christus, ibi ecclesia, et Christus est là où nous sommes.

L’unique définition de l’hérésie (le mot αἵρεσις veut dire partie) est le nom donné par une réunion d’hommes à toute argumentation qui réfute une partie de la doctrine professée par cette société. La signification plus particulière qu’on donne souvent au mot hérésie est celle d’une opinion qui renverse la doctrine qui est établie par l’église et soutenue par le pouvoir temporel.

Il existe un important ouvrage, remarquable, mais peu connu, de Godfrid Arnold (Unpartheyische Kirchen und Ketzer-Historie 1729), qui traite de ce sujet et qui montre l’illégitimité, l’arbitraire, le non-sens et la cruauté de ce mot hérésie dans le sens de réprobation. Ce livre est un essai de description historique du christianisme, sous forme d’histoire des hérésies.

Dans l’introduction, l’auteur pose une série de points : 1o de ceux qui font les hérétiques ; 2o de ceux dont on a fait des hérétiques ; 3o des sujets d’hérésie ; 4o des moyens de faire des hérétiques ; 5o du but et des conséquences de l’excitation à l’hérésie. Chacun de ces points donne lieu encore à de nombreuses questions auxquelles l’auteur répond par des citations de théologiens célèbres, mais en laissant au lecteur le soin de tirer lui-même la conclusion de l’ensemble de son livre.

Comme exemple de ces questions renfermant en elles en partie les réponses, je vais citer les suivantes. Dans le quatrième point, relatif aux moyens de faire des hérétiques, on trouve cette demande (la 7e) : « Est-ce que toute l’histoire ne montre pas que les plus grands maîtres faiseurs d’hérétiques ont été précisément ces savants auxquels le Père a caché ses mystères, c’est-à-dire les hypocrites, les pharisiens et les juristes, ou bien des hommes absolument sans foi et sans morale ? » — Questions 20 et 21 : « Est-ce que, aux époques corrompues du christianisme, les hypocrites et les jaloux n’ont pas rejeté ces hommes particulièrement doués de Dieu, qui, à l’époque du christianisme pur, eussent été hautement honorés ? Et, par contre, ces hommes qui, pendant la décadence du christianisme, se sont élevés eux-mêmes au-dessus des autres et se sont déclarés les propagateurs du christianisme pur, n’eûssent-ils pas été, au temps des apôtres et des disciples du Christ, reconnus pour hérétiques et antichrétiens éhontés ? »

En exprimant entre autres choses, dans ces questions, l’idée que l’expression verbale de la foi, exigée par l’église et dont tout écart était considéré comme une hérésie, n’a jamais pu contenir complètement la conception même du croyant, et que, par suite, cette exigence de l’expression de la foi par certaines paroles provoquait des hérésies, il dit (question 21) : « Et si les actes et les pensées de Dieu apparaissent à l’homme si grands et si profonds qu’il ne puisse trouver de paroles correspondantes pour les exprimer, doit-on le regarder comme hérétique parce qu’il ne peut traduire exactement ce qu’il sent ? » Et dans la question 33 : « Et n’est-ce pas pour cette cause que dans les premiers temps du christianisme il n’y avait pas d’hérésies, puisque les hommes se jugeaient les uns les autres non sur des paroles, mais suivant le cœur et les actes, ayant pleine liberté d’exprimer leur pensée sans crainte d’être accusés d’hérésie ? » — « L’église n’employait-elle pas le moyen le plus facile et le plus ordinaire, dit-il dans sa 31e question, en rendant suspects les gens dont le clergé voulait se défaire, et en jetant sur eux le manteau de l’hérésie ? »

« Bien qu’il soit vrai, dit-il plus loin, que ceux qu’on appelait hérétiques péchaient et se trompaient aussi, il est non moins vrai et non moins évident, par les innombrables exemples cités ici (c’est-à-dire dans l’histoire de l’église et des hérésies), qu’il n’était pas un homme sincère et consciencieux d’une certaine influence qui, par jalousie ou pour toute autre cause, ne fût perdu par les partisans de l’église. »

C’est ainsi que, il y a près de deux siècles, on comprenait déjà la signification du mot hérésie, et cependant c’est la même opinion qui règne encore jusqu’à présent. D’ailleurs, cette opinion ne peut pas ne pas exister tant qu’existera l’église. L’hérésie est le revers de l’église. Là où existe l’église doit exister l’hérésie. L’église est une société d’hommes qui prétendent posséder la vérité absolue ; l’hérésie est l’opinion de ceux qui ne reconnaissent pas l’indiscutabilité de cette vérité.

L’hérésie est la manifestation du mouvement, une révolte contre l’inertie des principes de l’église, un essai de conception vivante de la doctrine. Tout pas en avant vers l’intelligence et la réalisation de la doctrine a été fait par des hérétiques : Tertullien et Origène, saint Augustin et Luther, Huss et Savonarole, Kheltchitsky et d’autres ont été des hérétiques. Cela ne pouvait pas être autrement.

Le disciple du Christ, dont la doctrine consiste dans la pénétration progressive de la pensée évangélique, dans son observance de plus en plus grande, dans la marche vers la perfection, ne peut pas, précisément parce qu’il est disciple du Christ, affirmer, pour son compte ou pour celui d’un autre, qu’il comprend complètement la doctrine du Christ et qu’il l’observe. Encore moins peut-il l’affirmer au nom de toute une assemblée.

À quelque degré d’entendement et de perfection qu’il soit parvenu, le disciple du Christ sent toujours l’insuffisance de son entendement et de son observance, et tend toujours vers une pénétration et une observance de plus en plus grandes. Voilà pourquoi l’affirmation — en son nom ou au nom d’une société — que nous nous trouvons en possession de l’entendement complet et de l’observance parfaite de la doctrine du Christ serait un renoncement à l’esprit de cette doctrine même.

Si étrange que cela paraisse, toute église, comme église, a toujours été et ne peut pas ne pas être une institution non seulement étrangère, mais directement opposée à la doctrine du Christ. Ce n’est pas sans motif que Voltaire l’a appelée l’infâme. Ce n’est pas sans motif que toutes ou presque toutes les prétendues sectes chrétiennes ont reconnu et reconnaissent l’église dans la grande pécheresse que prédit l’Apocalypse. Ce n’est pas sans motif que l’histoire de l’église est l’histoire des plus grandes cruautés et des pires horreurs.

Les églises, comme églises, ne sont pas des institutions qui ont à leur base un principe chrétien, même quelque peu dévié de la voie droite, comme le pensent nombre de personnes. Les églises, comme sociétés affirmant leur infaillibilité, sont des institutions antichrétiennes. Non seulement il n’y a rien de commun entre les églises et le christianisme, sauf le nom, mais leurs principes sont absolument opposés et hostiles. Les unes représentent l’orgueil, la violence, la sanction arbitraire, l’immobilité et la mort ; l’autre, l’humilité, la pénitence, la soumission, le mouvement et la vie.

On ne peut pas servir en même temps ces deux maîtres : il faut choisir l’un ou l’autre.

Les serviteurs des églises de toutes confessions cherchent, surtout en ces derniers temps, à se présenter comme les partisans du progrès dans le christianisme. Ils font des concessions, veulent corriger les abus qui se sont introduits dans l’église et disent qu’on ne peut pas nier, à cause de ces abus, le principe même de l’église chrétienne qui peut, seule, unir tous en un seul tout, et être l’intermédiaire entre les hommes et Dieu. Mais cela est faux. Non seulement les églises n’ont jamais uni personne, mais elles ont toujours été une des causes principales du désaccord entre les hommes, de la haine, des guerres, des discordes, des inquisitions, des Saint-Barthélemy, etc., et jamais les églises n’ont servi d’intermédiaire entre les hommes et Dieu, ce qui est d’ailleurs inutile et défendu par le Christ, qui a révélé sa doctrine directement à tout homme. Elles mettent, au contraire, des formes mortes à la place de Dieu, et loin de le montrer aux hommes, elles le voilent. Nées de l’ignorance et maintenant cette ignorance par leur immobilité, les églises ne peuvent pas ne pas persécuter tout entendement juste de la doctrine. Elles cherchent à la cacher, mais c’est impossible ; car tout progrès sur la voie désignée par le Christ détruit leur puissance.

Lorsque vous entendez ou lisez les sermons ou les articles dans lesquels les écrivains religieux des temps nouveaux et de toutes les confessions parlent de vertu et de vérité chrétienne, lorsque vous entendez ou lisez cette argumentation habile, ces exhortations, ces professions élaborées par des siècles et qui parfois ressemblent à de la sincérité, vous êtes prêts à douter que les églises aient pu être hostiles au christianisme. « Mais il est impossible que des hommes comme Chrysostome, Fénelon, Botler et d’autres prédicateurs du christianisme lui soient hostiles. » Vous êtes tentés de dire : « Les églises ont pu s’écarter du christianisme, tomber dans l’erreur, mais elles ne peuvent pas lui être hostiles. » Mais, lorsque vous examinez le fruit pour juger l’arbre, ainsi que le Christ l’a enseigné, et que vous voyez que les fruits ont été mauvais, que la corruption du christianisme a été la conséquence de leur action, vous ne pouvez pas ne pas reconnaître que, si bons qu’aient été les hommes, l’œuvre de l’église à laquelle ils ont coopéré n’a pas été œuvre vraiment chrétienne. La bonté et le mérite de tous ces serviteurs des églises ont été les vertus des hommes, non les vertus de l’œuvre qu’ils servaient. Tous ces hommes bons, comme François d’Assise et François de Sales, comme notre Tikhon Zadonsky, Thomas A Kempis, etc., étaient bons malgré leurs services à une œuvre hostile au christianisme, et ils seraient encore meilleurs et plus dignes s’ils n’étaient pas tombés dans l’erreur qu’ils servaient.

Mais pourquoi parler du passé, juger le passé, qui peut être mal ou peu connu ? Les églises avec leurs principes et leurs actions ne sont pas choses du passé ; les églises sont devant nous aujourd’hui, et nous pouvons les juger d’après leurs actes et leur action sur les hommes.

En quoi consiste donc aujourd’hui l’action des églises ? Comment influent-elles sur les hommes ? Que font les églises chez nous, chez les catholiques et chez les protestants de toutes confessions ? Quelles sont les conséquences de leur action ?

L’action de notre église russe, appelée orthodoxe, est visible pour tous. C’est un grand fait qu’on ne peut cacher et qu’on ne peut discuter.

En quoi consiste l’action de cette église russe, de cette immense institution animée d’une vie intense et composée d’une armée d’un demi-million d’hommes qui coûtent au peuple des dizaines de millions ?

L’action de cette église consiste à inspirer par tous les moyens possibles, aux cent millions d’hommes de la nation russe, les croyances surannées qui ont été professées jadis par des hommes absolument étrangers à notre peuple, auxquelles personne n’a plus foi, pas même souvent ceux qui ont pour mission de les protéger.

Pénétrer le peuple de ces formules du clergé byzantin sur la Trinité, la mère de Dieu, les sacrements, la grâce, qui n’ont plus aucun sens pour les hommes de notre temps, constitue une partie de l’action de l’église russe. L’autre partie de son action est l’appui fourni à l’idolâtrie, dans le sens propre du mot : vénération des saintes reliques et des saintes images, et sacrifices qu’on leur fait pour en obtenir la réalisation de ses désirs. Je ne parlerai pas de ce que dit et écrit le clergé russe, avec une nuance d’érudition et de libéralisme, dans les revues religieuses, mais je parlerai de ce que le clergé fait réellement sur l’immense étendue de la terre russe, au milieu d’un peuple de cent millions d’âmes. Qu’est-ce qu’on enseigne au peuple avec intensité et partout avec le même zèle ? Qu’est-ce qu’on exige de lui en vertu de la prétendue foi chrétienne ?

Je commencerai par le commencement, par la naissance de l’enfant. À la naissance de l’enfant on enseigne qu’il faut faire une prière sur le nouveau-né et sur la mère pour les purifier, car sans cette prière cette mère est impure. À cet effet, le prêtre prend dans ses bras l’enfant, et prononce des paroles sacramentelles devant les images des saints, que, dans le peuple, on appelle franchement des dieux. Il purifie ainsi la mère. Puis on inculque aux parents, on exige même d’eux, sous la menace de punitions, de baptiser absolument l’enfant, c’est-à-dire de le faire plonger par le prêtre dans l’eau, trois fois de suite, avec lecture de paroles incompréhensibles accompagnées d’actes encore plus incompréhensibles : onction de différentes parties du corps, coupe de cheveux ; les parrains soufflent et crachent contre le démon imaginaire. Tout cela doit purifier l’enfant et en faire un chrétien. Puis on enseigne aux parents qu’il faut faire communier l’enfant, c’est-à-dire lui faire avaler, sous forme de pain et de vin, une parcelle du corps du Christ, ce qui aura pour conséquence de faire entrer en lui toute la grâce divine, etc. Puis on enseigne qu’à mesure qu’il avancera en âge, il faudra lui apprendre à prier. Prier veut dire se placer directement devant la planche où sont dessinés les visages du Christ, de la sainte Vierge ou des saints, les doigts joints d’une certaine façon, toucher son front, ses épaules, son abdomen, et prononcer des paroles slavonnes dont les plus employées sont : « sainte Vierge…, Vierge, réjouis-toi. » etc. Puis on enseigne qu’à la vue d’une église ou d’une sainte image il faut faire ce même signe de croix. Puis on enseigne que pendant les fêtes (les fêtes sont le jour où le Christ est né, quoique personne ne connaisse la date de cet événement, le jour où il a été circoncis, le jour où la sainte Vierge est morte, le jour où la croix a été apportée, où la sainte image a été apportée, le jour où l’innocent a vu l’apparition, etc.), pendant les fêtes il faut revêtir ses meilleurs habits, aller à l’église, acheter des cierges, les poser devant les images des saints, donner des petits billets et des commémorations, et des petits pains dans lesquels on coupe des triangles, puis prier plusieurs fois pour la santé et pour le bonheur du tsar et des archevêques, et pour soi-même et pour ses affaires, puis baiser la croix et la main du prêtre.

Outre ces prières, on enseigne encore qu’il faut, au moins une fois par an, communier. Communier veut dire aller à l’église et raconter ses péchés au prêtre, en supposant que cet aveu à un étranger vous purifie complètement : et puis manger sur une petite cuiller un morceau de pain avec du vin, ce qui purifie davantage.

Puis on enseigne que, si l’homme et la femme veulent que leur union charnelle soit sainte, ils doivent se rendre à l’église, se mettre sur la tête des couronnes en métal, boire une boisson, tourner trois fois autour d’une table avec accompagnement de chants, et qu’alors l’union charnelle de l’homme et de la femme deviendra sainte et toute différente des autres.

Dans la vie on enseigne les règles suivantes : Ne pas manger de viande ni boire de lait certains jours ; assister aux offices, et prier pour les morts, à certains autres ; faire des invitations au prêtre pendant les fêtes et lui donner de l’argent, et retirer de l’église, plusieurs fois par an, la planche aux images, et la porter sur des serviettes à travers champs et dans les maisons. Enfin, on enseigne à l’homme l’obligation de manger, au moment de mourir, sur une petite cuiller le pain avec le vin, et, ce qui vaut mieux encore s’il en a le temps, de s’enduire d’huile. Cela lui garantit le bonheur dans la vie future. Après la mort on enseigne aux parents du défunt que, pour le salut de son âme, il est utile de lui mettre entre les mains un papier sur lequel est imprimée une prière ; il est utile aussi de lire sur le corps du mort un certain livre et de prononcer son nom à l’église, certains jours.

C’est en cela que consiste la foi obligatoire. Mais, si quelqu’un veut prendre particulièrement souci de son âme, on enseigne que, selon cette croyance, la garantie la plus certaine du bonheur de l’âme dans l’autre monde est de donner de l’argent pour les églises et les couvents, ce qui oblige les hommes saints à prier pour le donateur. Sont encore salutaires d’après cette croyance les pèlerinages aux couvents et le baisement des images miraculeuses et des reliques.

Suivant cette croyance, les images miraculeuses concentrent en elles une force, une grâce et une sainteté particulières, et leur attouchement, leur baisement, la pose de cierges et les prosternations devant elles aident beaucoup au salut, de même que les messes commandées en leur honneur.

Et c’est cette croyance et non une autre, cette croyance appelée orthodoxe, c’est-à-dire la vraie foi, qui est enseignée au peuple comme le christianisme, depuis de longs siècles, et encore aujourd’hui.

Et qu’on ne dise pas que les prêtres orthodoxes comprennent autrement le sens de la doctrine et que ce sont là d’anciennes formes qu’on ne croit pas nécessaire de détruire. Ce n’est pas vrai. Dans toute la Russie aujourd’hui, cette foi seule est enseignée, par tout le clergé russe, avec un zèle particulier. Il n’y a pas autre chose. On écrit et on parle d’autre chose dans les capitales, mais, au milieu des cent millions d’âmes du peuple, on ne fait que cela, on n’enseigne que cela. Les ministres de l’église discutent entre eux cette autre chose, mais ils n’enseignent que cela.

Ces prosternations devant les reliques et les images saintes font partie de la théologie, du catéchisme. On les enseigne théoriquement et pratiquement au peuple, avec apparat, solennité, autorité, violence ; en l’hypnotisant on le force à y croire, et on préserve jalousement cette foi de toute tentative d’affranchissement du peuple de ces superstitions de sauvages.

Comme je l’ai dit à propos de mon livre, la doctrine du Christ et ses propres paroles relativement à la non-résistance au mal par la violence ont été devant moi, pendant de longues années, l’objet de railleries, de plaisanteries de foire ; et non seulement les ministres de l’Église ne s’opposaient pas à ces blasphèmes, mais ils les encourageaient. Essayez donc de parler sans respect de l’idole ridicule que des gens ivres promènent à Moscou, d’une façon sacrilège, sous le nom d’icône d’Iver. Un cri d’indignation s’élèvera parmi ces mêmes ministres de l’église orthodoxe. On prêche seulement le culte extérieur de l’idolâtrie. Et qu’on ne dise pas que l’un n’empêche pas l’autre ; que cela doit se faire et que ceci ne doit pas être abandonné. « Toutes les choses qu’ils vous disent d’observer, observez-les et les faites, mais non point les œuvres, parce qu’ils disent et ne font point. » (Saint Mathieu, XIII, 3). Cela a été dit des pharisiens qui observent toutes les règles extérieures de la religion, c’est pourquoi les paroles : « Observez ce qu’ils vous disent d’observer » se rapportent aux actes de charité et de bienfaisance, tandis que les paroles : « mais non point leurs œuvres, parce qu’ils disent et ne font point » se rapportent à leur accomplissement des cérémonies et au non-accomplissement des œuvres de Dieu. Ces paroles ont le sens directement opposé à celui que voudraient leur attribuer les ministres de l’église, qui les interprètent comme un ordre d’accomplir les cérémonies. Le culte extérieur et le culte du bien et de la vérité se concilient difficilement et s’excluent mutuellement le plus souvent. Il en était ainsi chez les pharisiens, et c’est ce qui se passe encore aujourd’hui chez les chrétiens de l’église officielle.

Si l’homme ne peut obtenir son salut par l’expiation, les sacrements et les prières, les bonnes actions ne lui sont plus nécessaires.

Le Sermon sur la Montagne ou le Symbole de la Foi : On ne peut croire à l’un ou à l’autre ; et les partisans de l’église ont choisi le dernier. Le Symbole de la Foi est enseigné et lu comme prière dans les églises, tandis que le Sermon sur la Montagne est exclu même des lectures évangéliques dans les églises, de sorte que les fidèles ne l’entendent jamais, sauf les jours où l’Évangile est lu tout entier. Et cela ne peut être autrement. Des hommes croyant à un Dieu méchant et insensé qui a maudit la race humaine et qui a voué son fils au sacrifice, et une partie des hommes à une torture éternelle, ne peuvent pas croire à un Dieu d’amour. L’homme qui croit en Dieu-Christ jugeant et punissant avec éclat les vivants et les morts, ne peut croire en un Christ qui ordonne de tendre la joue à l’offenseur, de ne pas juger, de pardonner, et d’aimer ses ennemis. L’homme qui croit au caractère divin de l’Ancien Testament et à la sainteté de David qui, sur son lit de mort, lègue la mission de tuer le vieillard qui l’a offensé et qu’il n’a pu tuer lui-même, étant lié par un serment (Rois, II, 8) et bien d’autres vilenies dont est plein l’Ancien Testament, ne peut pas croire en la morale du Christ. L’homme qui croit en la doctrine et aux sermons de l’église relativement à la conciliation du christianisme avec les exécutions et la guerre, ne peut plus croire à la fraternité de tous les hommes.

Et surtout l’homme qui croit au salut par l’expiation ou les sacrements ne peut plus tendre tous ses efforts vers l’observance de la doctrine morale du Christ.

L’homme à qui l’église a appris cette doctrine sacrilège qu’il ne peut trouver le salut en lui, et qu’il existe un autre moyen de l’obtenir, recourra nécessairement à ce moyen et non pas à sa propre force, à laquelle il ne peut se confier sans péché, lui assure-t-on. La doctrine de l’église, quelle qu’elle soit, avec ses expiations et ses sacrements, exclut la doctrine du Christ (surtout l’église orthodoxe avec son idolâtrie).

« Mais, objectera-t-on, le peuple a toujours cru et croit encore de cette façon. Toute l’histoire du peuple russe le prouve. On ne peut lui ôter ses traditions. » C’est là une fausseté. Le peuple a professé réellement jadis quelque chose de semblable à ce que professe aujourd’hui l’église, mais ce n’était pas du tout pour la même chose. À côté de cette idolâtrie des images, de reliques, il y eut toujours dans le peuple une intelligence profondément morale du christianisme qui n’a jamais existé dans l’église et ne se rencontre que chez ses meilleurs représentants). Mais le peuple, malgré tous les obstacles qui lui ont été opposés dans ce sens par l’état et par l’église, a déjà traversé depuis longtemps l’étape grossière de cette conception. Ce qui le montre d’ailleurs, c’est le développement spontané et général des sectes rationalistes dont fourmille aujourd’hui la Russie, et contre lesquelles luttent, avec si peu de succès les ministres de l’église. Le peuple marche en avant dans la pénétration du code moral et vivant du christianisme. Et c’est alors qu’apparaît l’église, non pas pour apporter son appui à ce mouvement, mais pour inculquer davantage au peuple un paganisme suranné aux formes pétrifiées, et le repousser de nouveau dans cette nuit d’où il cherche si péniblement à sortir. « Nous n’enseignons au peuple rien de nouveau, mais seulement ce qu’il croit et dans une forme plus parfaite, » disent les ministres de l’église. Ce procédé ressemble à celui qui consisterait à lier un poussin qui grandit et à l’enfermer dans la coquille d’où il est sorti.

La première question, le premier doute qui se présente au Russe lorsqu’il commence à réfléchir, est relatif aux images miraculeuses et surtout aux reliques : Est-il vrai qu’elles soient incorruptibles et qu’elles produisent des miracles ? Des centaines et des milliers d’hommes se posent cette question, mais ils s’arrêtent devant la solution, surtout à cause de ce fait que les archevêques, les métropolitains et tous les hommes haut placés baisent ces reliques et ces images miraculeuses. Demandez aux archevêques et aux grands personnages pourquoi ils le font, ils vous répondront que c’est pour prêcher l’exemple au peuple. — Et le peuple le fait parce qu’ils le font.

L’église russe, malgré le vernis superficiel de modernité et de raffinement du caractère sacré que ses membres commencent aujourd’hui à introduire dans leurs ouvrages, articles, revues religieuses et sermons, n’a pour but que de tenir le peuple dans une idolâtrie sauvage et grossière, et de répandre la superstition et l’ignorance en obscurcissant l’intelligence de la doctrine évangélique, qui vit dans le peuple à côté de la superstition.

Je me souviens d’avoir assisté un jour, dans la librairie du couvent Optine, au choix que faisait un vieux moujik illettré, de livres religieux pour son fils. Un moine lui recommandait l’histoire des reliques, des fêtes, des apparitions d’images, le livre des psaumes, etc. Je demandai au vieux s’il avait un évangile. — Non. — Donnez-lui donc un évangile en russe, dis-je au moine. — Ça ne leur va pas. me répondit-il.

Voilà en quelques mots toute l’action de notre église.

Mais cela se passe ainsi seulement dans la barbare Russie, objectera un lecteur européen ou américain. Et cette opinion sera juste, mais seulement autant qu’elle n’aura en vue qu’un gouvernement qui aide l’église à accomplir en Russie sa mission démoralisatrice et abrutissante.

Il est vrai que nulle part en Europe il n’existe un gouvernement aussi despotique et qui concorde aussi bien avec l’église actuelle. Aussi la participation du pouvoir à la démoralisation du peuple russe est-elle des plus grandes. Mais il serait injuste de croire que l’église russe se distingue par quelque chose de n’importe quelle autre église, dans son influence sur le peuple.

Les églises sont partout les mêmes, et si les églises catholique, anglicane, luthérienne, n’ont pas sous la main un gouvernement aussi docile, ce n’est pas faute de le désirer.

Une église, quelle qu’elle soit, ne peut pas ne pas tendre au même but que l’église russe, c’est-à-dire voiler le sens véritable de la doctrine du Christ et la remplacer par un enseignement qui n’engage à rien et surtout justifie l’existence de bonzes nourris aux dépens du peuple.

Est-ce que le catholicisme a fait jamais autrement quand il défend de lire l’Évangile, quand il exige d’une soumission aveugle aux chefs de l’église et au pape infaillible ? Est-ce que le catholicisme enseigne autre chose que ce qu’enseigne l’église russe ? Le même culte extérieur, les mêmes reliques, miracles et statues miraculeuses, Notre-Dame et les processions, les mêmes raisonnements ampoulés et nuageux sur le christianisme dans les livres et dans les sermons : en réalité, les mêmes encouragements à l’idolâtrie la plus grossière.

Et la même chose ne se passe-t-elle pas dans les églises anglicane, luthérienne et dans tout protestantisme formé en église ? les mêmes exigences de foi dans les dogmes exprimés au ive siècle et qui ont perdu tout sens pour les hommes de notre époque, les mêmes pratiques idolâtres, si ce n’est devant les reliques et les icônes, du moins devant le jour du sabbat et devant la lettre de la Bible. Toujours la même tendance à cacher les exigences véritables du christianisme, et à les remplacer par un culte extérieur et le cant, qui n’oblige à rien, ainsi que le définissent très bien les Anglais, qui y sont particulièrement soumis. Dans le protestantisme cette tendance est surtout remarquable parce qu’il n’a pas le prétexte de l’ancienneté. Et la même chose ne se produit-elle pas dans le calvinisme régénéré, l’évangélisme qui a produit l’armée du salut ?

De même que les diverses doctrines d’église sont semblables par rapport à la doctrine du Christ, de même sont semblables leurs procédés.

Leur situation est telle qu’elles ne peuvent pas ne pas employer tous leurs efforts à cacher la doctrine du Christ, du nom duquel elles se servent. L’incompatibilité de toutes les confessions d’église avec la doctrine du Christ est, en effet, telle qu’il faut des efforts particuliers pour la dissimuler aux hommes. Quelle est, en effet, la situation de tout adulte, je ne dis pas instruit, mais qui s’est assimilé superficiellement les notions qui flottent dans l’air sur la géologie, la physique, la chimie, la cosmographie et l’histoire, lorsque, pour la première fois, il examine avec conscience les croyances qui lui ont été inculquées dans son enfance et que les églises ont consacrées ? Quelles croyances ! Dieu a créé le monde en six jours, la lumière avant le soleil, Noé a entassé toutes les bêtes dans son arche, etc., Jésus est Dieu-le-Fils qui a créé tout temporairement, il est descendu sur la terre à cause du péché d’Adam, il a ressuscité, s’est enlevé au ciel où il siège à la droite du Père, et il reviendra sur des nuages juger le monde, etc.

Toutes ces notions élaborées par les hommes du ive siècle, et qui avaient pour eux, à cette époque, un certain sens, n’en ont plus aucun aujourd’hui. Les hommes de notre temps peuvent répéter des lèvres ces paroles, mais ils ne peuvent pas y croire parce que des affirmations telles que : Dieu vit au ciel ; le ciel s’est ouvert, et une voix en est descendue et a dit quelque chose ; le Christ est ressuscité et s’est envolé quelque part au ciel, et il reviendra sur des nuées, etc., n’ont aucun sens pour nous.

L’homme qui considérait le ciel comme une voûte solide et limitée pouvait croire ou ne pas croire que Dieu a créé le ciel, qu’il s’est ouvert, que le Christ s’y est enlevé ; mais pour nous quel sens peut avoir tout cela ? Les hommes de notre époque peuvent seulement croire qu’il faut croire, et c’est ce qu’ils font. Et cependant ils ne peuvent pas croire à ce qui n’a pas de sens pour eux.

Mais, si toutes ces expressions doivent avoir un sens allégorique, nous savons premièrement que les partisans de l’église ne sont pas d’accord à leur sujet et que la majorité insiste sur l’entendement des saintes Écritures dans leur sens littéral, et, en second lieu, que toutes ces interprétations, très différentes les unes des autres, ne s’appuient sur rien.

Mais, même si les hommes voulaient s’efforcer de croire à la doctrine des églises telle qu’elle est enseignée, la diffusion de l’instruction et de l’Évangile opposeraient à leur croyance un obstacle infranchissable.

Il suffirait à l’homme de notre époque d’acheter pour trois sous un évangile et d’y lire les paroles si nettes du Christ, paroles qui n’appellent aucun commentaire, comme celles à la Samaritaine, disant que le Père a besoin de fidèles, non pas à Jérusalem, ni à cette montagne ni à cette autre, mais de fidèles dans l’esprit et la vérité, ou comme celles qui affirment que le chrétien doit prier, non comme un païen dans un temple, mais en secret dans son réduit, et que le disciple du Christ ne doit appeler personne père ou maître ; il suffirait de lire ces paroles pour se convaincre indiscutablement que les pasteurs d’églises, qui s’intitulent eux-mêmes maîtres contrairement à la doctrine du Christ, et qui discutent entre eux, n’ont aucune autorité, et que ce qu’ils enseignent n’est pas le christianisme.

Plus encore : si l’homme moderne continuait à croire aux miracles et à ne pas lire l’Évangile, ses seules relations avec les hommes des autres croyances, relations devenues si faciles à notre époque, le feraient douter de la vérité de sa foi. Il était facile, à un homme qui ne pouvait pas voir ses semblables d’une autre confession, de croire que la sienne était la seule véritable ; tandis qu’il suffit à un homme qui réfléchit, pour douter de sa foi, d’être mis en relations avec d’autres hommes, bons ou mauvais, des autres confessions, qui discutent et condamnent réciproquement leurs croyances. En notre temps, seul l’homme absolument ignorant ou indifférent à toutes les questions de la vie éclairées par la religion peut demeurer dans sa foi d’église.

Aussi que de ruses et d’efforts les églises ne doivent-elles pas dépenser, pour que, malgré ces conditions défavorables à la foi, elles puissent encore construire des temples, chanter des messes, prêcher, enseigner, faire des prosélytes, et surtout être grassement payées pour cela, dans la personne de tous leurs prêtres, pasteurs, intendants, superintendants, abbés, archidiacres, évêques et archevêques.

Des efforts immenses, surhumains, y sont nécessaires, et c’est ce que font les églises avec une énergie de plus en plus grande. Chez nous, en Russie (sans parler des autres moyens), on emploie simplement la violence brutale du pouvoir soumis à l’église. Les hommes qui se dispensent des pratiques extérieures du culte et ne s’en cachent pas, on les punit sans autre forme ou bien on les dépouille de leurs droits. Par contre, les hommes qui pratiquent toutes les formes extérieures de la foi sont récompensés et acquièrent de nouveaux droits.

Ainsi agissent les orthodoxes ; mais toutes les églises sans exception emploient dans ce but tous les moyens, dont le principal aujourd’hui est ce qu’on appelle l’hypnotisation.

On met en œuvre tous les arts, depuis l’architecture jusqu’à la poésie, pour influer sur l’âme et endormir l’intelligence, — et cette influence est continue. Cette nécessité d’hypnotiser les hommes peut être particulièrement remarquée dans l’armée du salut, qui emploie des moyens nouveaux auxquels nous ne sommes pas encore habitués, comme les trompes, les tambours, les chants, les drapeaux, les costumes, les processions, les danses, les larmes et d’autres moyens dramatiques.

Mais cela ne nous frappe que parce que ce sont des procédés nouveaux. Est-ce que les anciens procédés des temples, avec leur éclairage particulier, l’éclat des dorures, les cierges, les chœurs, les orgues, les cloches, les chasubles, les prédicateurs larmoyants, etc., n’étaient pas analogues ?

Mais, malgré toute la puissance de cette hypnotisation, ce n’est pas en cela que consiste l’action la plus funeste de l’église. Elle est dans sa tendance à tromper les enfants, ces mêmes enfants dont le Christ a dit : « Malheur à qui tentera un seul de ces petits ! » Dès le premier éveil de sa conscience, on commence à mentir à l’enfant ; on lui enseigne solennellement des choses auxquelles ses éducateurs eux-mêmes ne croient pas, et on le fait avec tant d’habileté et de constance que ces croyances deviennent pour lui, par l’habitude, une seconde nature. On a soin de le tromper sur la question la plus importante de la vie et, lorsque ce mensonge est si profondément enraciné dans son esprit qu’il est impossible de l’en arracher, on ouvre à l’enfant le monde de la science et de la réalité, qui ne peuvent aucunement se concilier avec les croyances qu’on lui a inculquées, et on lui laisse le soin de se débrouiller comme il pourra au milieu de ces contradictions.

Si l’on s’était donné pour problème d’égarer la saine intelligence de l’homme pour qu’il ne puisse sortir de la contradiction des deux conceptions opposées qu’on lui a inculquées dès son enfance, on n’aurait pu inventer rien de plus puissant que le système d’éducation adopté dans notre société soi-disant chrétienne.

Ce que les églises font des hommes est terrible, mais, si on examine bien leur situation, on reconnaît qu’elles ne peuvent agir autrement. Il y a un dilemme posé devant les églises : le Sermon sur la Montagne ou le Symbole de Nicée. L’un exclut l’autre. — Si l’homme croit sincèrement au Sermon sur la Montagne, le Symbole de Nicée perd fatalement pour lui tout sens et toute valeur, et, avec le Symbole de Nicée, l’église et ses représentants. Et, s’il croit au Symbole de Nicée, c’est-à-dire à l’église, c’est-à-dire à ceux qui s’intitulent ses représentants, le Sermon sur la Montagne devient pour lui inutile. C’est pourquoi les églises ne peuvent pas ne pas faire tous les efforts imaginables pour obscurcir le sens du Sermon sur la Montagne et attirer les hommes à elles. — Ce n’est que grâce à cette action intensive des églises, dans ce sens, que leur influence a pu se maintenir jusqu’ici. — Que, pour le moment le plus court, l’église arrête cette influence sur la masse par l’hypnotisation, et sur les enfants par le mensonge, et les hommes comprendraient aussitôt la doctrine évangélique, et l’intelligence de cette doctrine anéantirait les églises et leur influence. Et c’est pourquoi les églises n’arrêtent pas un instant leur action. Et c’est cette action qui fait que la plupart des hommes prétendus chrétiens ne comprennent pas la doctrine du Christ.


CHAPITRE IV

LE CHRISTIANISME MAL COMPRIS PAR LES HOMMES DE SCIENCE

Je parlerai maintenant d’une autre prétendue conception du christianisme qui empêche d’en saisir le sens véritable, la conception scientifique.

Les partisans de l’église ont donné au christianisme une interprétation qu’ils considèrent comme la seule véritable.

Les hommes de science examinent le christianisme tel qu’il est professé par les diverses églises, et, supposant qu’elles en donnent la signification complète, le considèrent comme une doctrine religieuse qui a fait son temps.

Pour bien comprendre combien il est impossible, avec cette opinion, de pénétrer la doctrine du Christ, il est indispensable de connaître la place qu’ont occupée et occupent en réalité toutes les religions en général et le christianisme en particulier, dans la vie de l’humanité, ainsi que la portée que lui attribue la science.

De même que l’individu isolé ne peut vivre sans se faire une idée de sa raison d’être et sans subordonner ses actions, inconsciemment parfois, au but qu’il donne à son existence, de même les groupes d’hommes vivant dans des conditions égales, comme les nations, ne peuvent pas ne pas donner une raison déterminante à leurs vues communes et aux efforts qui en sont la conséquence. De même que l’homme isolé, quand il avance en âge, change nécessairement sa conception de la vie et trouve à son existence un sens qu’il n’avait pas aperçu étant enfant, de même les sociétés, les nations changent nécessairement, suivant leur âge, leur conception de la vie et l’action qui en découle.

La différence entre l’individu et l’humanité, c’est que l’individu peut profiter des indications des hommes qui ont vécu avant lui et ont déjà passé l’âge dans lequel il entre, tandis que l’humanité ne peut recevoir ces indications, parce qu’elle marche dans une voie encore inexplorée, et qu’elle n’a pas à qui demander comment elle doit comprendre la vie et agir, dans les nouvelles conditions où elle se trouve et où personne ne s’est encore jamais trouvé.

Cependant, comme le père de famille ne peut continuer à comprendre la vie ainsi qu’il la comprenait étant enfant, de même l’humanité, après divers changements : densité de la population, relations établies entre les nations, perfectionnement des moyens de lutter contre la nature, accumulation du savoir, ne peut continuer à comprendre la vie comme précédemment. Il lui faut une nouvelle conception de l’existence, conception d’où résulte l’activité nouvelle concordant à ce nouvel état dans lequel elle est entrée.

C’est à cette nécessité que répond la faculté particulière de l’humanité d’enfanter des hommes qui viennent donner à toute la vie humaine un nouveau sens, d’où résulte une action toute différente de l’ancienne. L’établissement de ces nouvelles conceptions et de l’action nouvelle qui en est le résultat est ce qu’on appelle religion.

C’est pourquoi la religion n’est pas, comme le pense la science, un phénomène qui a jadis accompagné le développement de l’humanité et qui ne s’est plus renouvelé, mais bien un phénomène propre à la vie humaine et absolument naturel à l’humanité aujourd’hui encore, comme en tout autre temps. En second lieu, la religion étant toujours la définition de l’action dans l’avenir et non dans le passé, il est évident que l’étude des phénomènes passés ne peut, en aucun cas, embrasser tout le sens de la religion.

L’essence de toute doctrine religieuse n’est pas dans le désir d’une expression symbolique des forces de la nature, ni dans la terreur qu’inspirent ces forces, ni dans un besoin du merveilleux, ni dans les formes extérieures où elle se manifeste, comme le croient les hommes de la science.

L’essence de la religion est dans la faculté qu’ont les hommes de prophétiser et d’indiquer la voie que doit suivre l’humanité dans une direction autre que celle suivie anciennement, et d’où résulte une tout autre action de l’humanité dans l’avenir.

Cette faculté de prévoir la voie de l’humanité est propre plus ou moins à tous les hommes, mais toujours, dans tous les temps, il y a eu des hommes chez lesquels elle s’est manifestée avec une force particulière, et qui, exprimant nettement et exactement ce que sentaient vaguement tous les hommes, établissaient une nouvelle conception de la vie, d’où résultait une nouvelle action pour plusieurs siècles ou milliers d’années.

Nous connaissons trois de ces conceptions de la vie. Deux sont déjà passées par l’humanité, et nous traversons aujourd’hui la troisième dans le christianisme. Ces conceptions sont au nombre de trois, et seulement au nombre de trois, non pas parce que nous en avons arbitrairement réuni plusieurs, mais parce que les actes de tous les hommes ont toujours à leur principe une de ces trois conceptions de vie, et que nous ne pouvons comprendre la vie que par ces trois moyens.

Ces trois conceptions sont les suivantes :

1o Vie personnelle ou animale ; 2o vie sociale ou païenne ; 3o vie universelle ou divine.

D’après la première conception, la vie de l’homme est comprise dans sa seule personnalité ; le but de sa vie est la satisfaction de la volonté de cette personnalité. D’après la deuxième conception, la vie de l’homme est comprise non seulement dans sa seule personnalité, mais dans un ensemble et dans une gradation de personnalités : la famille, la tribu, la race, l’état. Le but de la vie consiste dans la satisfaction de la volonté de cet ensemble de personnalités. D’après la troisième conception, la vie de l’homme n’est comprise ni dans sa personnalité ni dans un ensemble et une gradation de personnalités, mais dans le principe et la source de la vie : Dieu.

Ces trois conceptions de la vie servent de base à toutes les religions qui existent ou ont existé.

Le sauvage ne reconnaît la vie qu’en lui, dans ses besoins personnels ; le bonheur de sa vie est concentré en lui seul. Le bonheur le plus grand pour lui est la satisfaction la plus complète de ses appétits. Le mobile de sa vie est son plaisir personnel. Sa religion consiste à se rendre la divinité favorable, et à se prosterner devant des dieux imaginaires qu’il ne suppose que dans un but personnel.

Le païen social reconnaît déjà la vie non pas en lui seul, mais dans un ensemble d’individus : la famille, la tribu, la race, l’état, — et sacrifie à cet ensemble son propre bonheur. Le mobile de sa vie est la gloire. Sa religion consiste dans la glorification des chefs de groupes : ancêtres, chefs de tribus, souverains, — et dans l’adoration des dieux qui protègent exclusivement sa famille, sa tribu, son peuple, son état[7].

L’homme de la conception divine de la vie reconnaît déjà la vie non pas dans sa personnalité ou dans une association de personnalités (famille, tribu, peuple, patrie ou état), mais dans la source de la vie éternelle, en Dieu, et, pour accomplir la volonté de Dieu, il sacrifie son bonheur personnel, familial et social. Le mobile de sa vie est l’amour, et sa religion est l’adoration du principe de tout : Dieu.

Toute la vie historique de l’humanité n’est autre chose qu’un passage graduel de la conception de la vie personnelle animale à la conception sociale, et de celle-ci à la conception divine. Toute l’histoire des peuples anciens, qui a duré des milliers d’années et se termine par l’histoire de Rome, est l’histoire du remplacement de la conception animale personnelle par la conception sociale et nationale. L’histoire du monde, depuis l’époque de la Rome impériale et de l’apparition du christianisme, est l’histoire, que nous traversons encore aujourd’hui, du remplacement de la conception nationale par la conception divine.

C’est cette dernière conception (et la doctrine chrétienne qui en découle) qui dirige toute notre vie et qui est à la base de toute notre action, aussi bien pratique que scientifique. Les hommes de la prétendue science, l’étudiant seulement d’après ses manifestations extérieures, la considèrent comme quelque chose de suranné, n’ayant plus de valeur aujourd’hui pour nous.

D’après ces hommes de science, cette doctrine, qui consiste seulement dans ses dogmes — la Trinité, la Rédemption, — dans ses miracles, son église, ses sacrements, etc, n’est qu’une des nombreuses religions que l’humanité a fait naître, et elle finit son temps aujourd’hui, après avoir joué son rôle dans l’histoire, disparaissant devant la lumière de la science et de la civilisation.

Or il arrive, ce qui a lieu dans la majorité des cas et devient une source de grossières erreurs, que les hommes d’un degré intellectuel inférieur rencontrent des phénomènes d’un ordre supérieur, et que, au lieu de se placer à un point de vue assez élevé pour les juger sainement, ils les expliquent à leur point de vue inférieur, et cela, avec d’autant plus de hardiesse qu’ils ne comprennent pas ce dont ils parlent.

Pour le plus grand nombre des savants, qui examinent la doctrine morale vivante du Christ au point de vue inférieur de la conception sociale de la vie, cette doctrine n’est qu’une sorte d’amalgame sans cohésion d’ascétisme indou, de doctrines stoïques et néo-platoniciennes et de rêveries antisociales utopiques qui n’ont pas de portée sérieuse pour notre époque ; et tout se concentre pour eux dans les manifestations extérieures : le catholicisme, le protestantisme, les dogmes, la lutte contre le pouvoir séculier. En définissant la signification du christianisme d’après de pareilles manifestations, ils ressemblent à des sourds qui jugeraient de la valeur et de la portée de la musique d’après les mouvements des musiciens.

Il s’ensuit que tous ces hommes, en commençant par Kant, Strauss, Spencer et Renan, sans comprendre le sens des paroles du Christ, sans comprendre pourquoi elles ont été dites, ne comprenant même pas la question à laquelle elles servent de réponse, ne se donnant pas la peine d’en pénétrer le sens, nient simplement, lorsqu’ils sont mal disposés, que la doctrine ait un sens raisonnable. Et, lorsqu’ils daignent être bienveillants, ils la corrigent du haut de leur sagesse, en supposant que le Christ voulait dire précisément ce qu’ils pensent, mais qu’il n’a pas su le faire. Ils traitent la doctrine comme les présomptueux les paroles d’interlocuteurs qu’ils considèrent comme inférieurs, disant : « Mais en réalité vous avez voulu dire ceci et cela. » Et leurs rectifications ont toujours pour but de ramener la conception supérieure divine à la conception inférieure sociale.

On dit généralement que la doctrine morale du christianisme est bonne, mais exagérée. Pour qu’elle devienne praticable, il faut en retrancher tout le superflu qui ne se concilie pas avec les conditions de notre existence. « Car la doctrine qui demande trop est irréalisable et ne vaut pas celle qui n’exige des hommes que le possible, compatible avec leurs forces, » pensent et affirment les savants commentateurs du christianisme, en répétant ce qu’affirmaient et ne pouvaient pas ne pas affirmer ceux qui, ne le comprenant pas, ont crucifié le Maître : les juifs.

Devant le jugement des savants de notre époque la loi juive : dent pour dent, œil pour œil, c’est-à-dire la loi du juste châtiment connue de l’humanité depuis 5000 ans, est plus raisonnable que la loi de l’amour, que le Christ lui a substituée il y a 1800 ans.

Ils trouvent que tout ce qui a été fait par les hommes qui ont compris directement la doctrine du Christ et qui ont vécu suivant cette conception, tout ce qu’ont fait et dit tous les véritables chrétiens, tous les militants de la doctrine évangélique, tout ce qui transforme aujourd’hui le monde sous le souffle du socialisme et du communisme, tout cela est une exagération qui ne mérite pas qu’on en parle.

Les hommes instruits pendant dix-huit siècles dans le christianisme se sont convaincus, en la personne de leurs représentants autorisés, les savants, que la doctrine chrétienne est une doctrine de dogmes. Quant à son application pratique, c’est un malentendu, une exagération qui compromet les véritables et légitimes exigences de la morale humaine ; et cette doctrine de justice qu’a repoussée le Christ et qu’il a remplacée par la sienne propre nous satisfait bien mieux.

Le précepte de la non-résistance au mal par la violence semble aux savants une exagération et même un non-sens. Il vaut mieux le rejeter, pensent-ils, sans s’apercevoir qu’ils ne discutent pas la doctrine du Christ, mais bien ce qu’ils croient être la doctrine du Christ.

Ils ne remarquent pas que dire que le précepte de la non-résistance au mal par la violence est une exagération de la doctrine du Christ équivaut à dire que, dans la définition du cercle, l’affirmation de l’égalité des rayons est une exagération. Ils font ce que ferait un homme qui, n’ayant aucune notion de ce qu’est le cercle, affirmerait qu’il est exagéré de dire que tous les points de la circonférence sont également éloignés du centre. Conseiller de rejeter ou de tempérer l’axiome de l’égalité des rayons du cercle, c’est ne pas comprendre ce qu’est le cercle. Conseiller de rejeter ou de tempérer, dans la doctrine du Christ, le précepte de la non-résistance au mal par la violence, c’est ne pas comprendre la doctrine.

Et ceux qui le font ne la comprennent réellement pas. Ils ne comprennent pas que cette doctrine est la mise en pratique d’une nouvelle conception de la vie, conception répondant à la nouvelle phase dans laquelle l’humanité est entrée il y a déjà 1800 ans, et que c’est la définition de la vie nouvelle qui en résulte.

Ils ne conviennent pas que le Christ a voulu dire ce qu’il a dit ; ou bien ils supposent que c’est par entraînement, par défaut de raisonnement et de culture, qu’il a dit ce qui se trouve dans le Sermon sur la Montagne et en d’autres endroits[8].

C’est pourquoi je vous dis : Ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez ; ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus : la vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?

Considérez les oiseaux du ciel ; car ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’assemblent dans des greniers ; et cependant votre Père céleste les nourrit ; n’êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu’eux ?

Et qui est celui d’entre vous qui puisse, par son souci, ajouter une coudée à sa taille ?

Et pourquoi êtes-vous en souci du vêtement. Apprenez comment croissent les lys des champs ; ils ne travaillent ni ne filent.

Cependant je vous dis que Salomon, même dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux.

Si donc Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui sur pied et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas beaucoup plutôt, ô gens de petite foi ?

Ne soyez donc point en souci, disant : Que mangerons-nous ? ou que boirons-nous ? ou de quoi serons-nous vêtus ?

Vu que les païens recherchent toutes ces choses ; car votre Père céleste connaît que vous avez besoin de toutes ces choses.

Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice ; et toutes ces choses vous seront données par surcroît.

Ne soyez donc point en souci pour le lendemain ; car le lendemain prendra soin de ce qui le regarde : à chaque jour suffit sa peine.

(Saint Mathieu, VI, 25, 34.)

Vendez ce que vous avez, et donnez-en l’aumône ; faites-vous des bourses qui ne s’envieillissent point, et un trésor dans les cieux qui ne défaille jamais, d’où le larron n’approche point et où la teigne ne gâte rien. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur.

(Saint Luc, XII, 83, 34.)

Vends ton bien, et suis-moi ; qui n’abandonne pas père et mère, enfants et frères, champ et maison, ne peut être mon disciple.

Renie-toi, prends ta croix pour chaque jour, et suis-moi. Ma nourriture consiste à accomplir la volonté de Celui qui m’a envoyé, et à accomplir son œuvre. Ce n’est pas ma volonté qui sera, mais la Tienne ; ce n’est pas ce que je veux, mais ce que tu veux, et ce n’est pas comme je veux, mais comme tu veux. La vie consiste à accomplir non pas sa volonté, mais la volonté de Dieu.

Ces maximes semblent aux hommes en place, qui n’ont de la vie qu’une conception inférieure, comme l’expression d’une sorte d’entraînement enthousiaste sans application possible dans la pratique. Et cependant elles résultent aussi rigoureusement de la conception chrétienne que le précepte de l’abandon du travail à la communauté ou du sacrifice de la vie pour la défense de la patrie résulte de la conception sociale.

L’homme attaché à la conception sociale de la vie peut dire au sauvage : « Reviens à toi, réfléchis ; la vie de ta personnalité ne peut être la vie véritable, car elle est misérable et éphémère. Seuls, le groupement et la gradation se perpétuent, famille, tribu, race, état, et c’est pourquoi tu dois sacrifier ta personnalité à l’existence de ce groupement » ; de même la doctrine chrétienne dit à l’homme de la conception sociale : « Repentez-vous, μετανοετε, c’est-à-dire revenez à vous, sinon vous périrez. Revenez à vous et comprenez que la vie dont vous vivez n’est pas la véritable vie, que la vie de la famille, de la société, de l’état, n’est pas le Salut. La vie véritable, sage, n’est possible pour l’homme que s’il participe dans une certaine mesure, non pas à la vie de la famille ou de l’état, mais à la vie du Père. » Telle est indiscutablement la conception chrétienne qui apparaît dans chaque maxime de l’Évangile.

On peut ne pas partager cette opinion, on peut la nier, prouver son inexactitude, mais il est impossible de juger une doctrine sans avoir pénétré la conception d’où elle découle. Et d’autant plus est-il impossible de juger une thèse d’ordre supérieur en se plaçant à un point de vue inférieur : juger du clocher en regardant les fondations. Et c’est précisément ce que font nos savants. Et ils le font parce qu’ils se trouvent dans une erreur semblable à celle des fidèles de l’église, se croyant en possession de tels procédés d’investigation qu’il suffit de les appliquer, et qu’aucun doute ne peut s’élever sur le résultat de leur examen.

Cette possession d’un procédé prétendu infaillible constitue le principal obstacle à l’intelligence de la doctrine chrétienne par les athées et les soi-disant savants dont l’opinion sert de guide à la grande majorité des incrédules, sensés instruits. C’est de cette prétendue interprétation que résultent toutes les erreurs des savants relativement à la doctrine chrétienne, et particulièrement deux malentendus étranges qui, plus que toute autre chose, empêchent de la comprendre.

Un de ces malentendus est que la doctrine chrétienne est irréalisable ; c’est pourquoi ou bien elle n’est pas obligatoire du tout, c’est-à-dire ne doit pas servir de guide, ou bien elle doit être modifiée, tempérée jusqu’aux limites où son observance est possible dans notre ordre de choses. Le deuxième malentendu consiste en ce que cette doctrine, qui commande d’aimer et de servir Dieu, est peu claire, mystique et n’a pas d’objet défini d’amour ; que, par conséquent, elle doit être remplacée par la doctrine plus exacte et plus compréhensible d’aimer et de servir l’humanité.

Le premier malentendu relatif à l’impossibilité de pratiquer la doctrine chrétienne vient de ce que les hommes de la conception sociale de la vie, ne comprenant pas le motif qui guide les partisans de la doctrine chrétienne, et considérant l’indication de la perfection comme une règle de la vie, pensent et disent qu’il est impossible de suivre la doctrine du Christ parce que l’exécution complète des exigences de cette doctrine détruirait la vie. « Si un homme accomplissait ce que prêche le Christ, il détruirait sa vie ; et si tous les hommes l’accomplissaient, toute l’espèce humaine cesserait d’exister, » disent-ils.

« Ne te soucie pas du lendemain, de ce que tu mangeras, de ce que tu boiras et de la manière dont tu t’habilleras, » dit le Christ. « Sans défendre sa vie, sans résister au mal par la violence, en donnant sa vie pour son prochain et en observant la chasteté absolue, l’homme et l’humanité ne pourraient pas exister, » pensent-ils et disent-ils.

Et ils ont absolument raison s’ils considèrent les indications de perfection données par la doctrine du Christ comme des règles que chacun doit observer, de même que dans la doctrine sociale chacun doit observer les règles de payement d’impôts, de participation à la justice, etc.

Le malentendu consiste précisément en ce que la doctrine du Christ dirige les hommes par un autre moyen que les doctrines basées sur la conception de la vie inférieure. Les doctrines sociales dirigent seulement par des règles et des lois auxquelles il faut se soumettre exactement. La doctrine du Christ guide les hommes en leur montrant cette perfection infinie du Père céleste, perfection vers laquelle tout homme peut tendre librement, à quelque degré d’imperfection qu’il se trouve.

Le malentendu des hommes qui jugent la doctrine chrétienne au point de vue social consiste en ce que, supposant que la perfection indiquée par le Christ peut être atteinte complètement, ils se demandent (comme ils se demandent en supposant que les lois sociales seront observées) : « Qu’adviendra-t-il quand cela sera réalisé ? » Cette supposition est fausse, car la perfection indiquée aux chrétiens est infinie et ne peut jamais être atteinte. Le Christ donne sa doctrine, sachant que la perfection absolue ne sera jamais atteinte, mais que la tendance vers cette perfection absolue et infinie augmentera sans cesse le bonheur des hommes, et que, par suite, ce bonheur peut être indéfiniment augmenté.

Le Christ enseigne non pas aux anges, mais aux hommes vivant et se mouvant d’une vie animale. À cette force animale du mouvement, le Christ applique pour ainsi dire une nouvelle force — la conscience de la perfection divine — et dirige ainsi la marche de la vie sur la résultante de ces deux forces.

Croire que la vie de l’homme s’engagera dans la direction indiquée par le Christ, c’est comme si on croyait qu’un batelier qui, pour traverser un fleuve rapide, dirige sa marche presque directement contre le courant, naviguera dans cette direction.

Le Christ reconnaît l’existence des deux côtés du parallélogramme, des deux forces éternelles, impérissables, dont se compose la vie de l’homme ; la force de la nature animale et la force de la conscience, c’est-à-dire qu’il est enfant de Dieu. Ne parlant pas de la force animale qui, s’affirmant d’elle-même, reste toujours égale à elle-même et est en dehors de la volonté de l’homme, le Christ ne parle que de la force divine, appelant l’homme à la plus grande conscience de cette force, à son plus complet affranchissement et à son plus grand développement.

Dans l’affranchissement et l’augmentation de cette force consiste, d’après la doctrine du Christ, la véritable vie de l’homme. D’après les doctrines qui l’ont précédée, la véritable vie était dans l’accomplissement des règles, des lois ; tandis que, d’après la doctrine du Christ, elle consiste dans la poursuite de la perfection divine donnée comme but et dont tout homme a conscience de porter en lui le principe, et dans l’assimilation de plus en plus complète de la volonté humaine avec la volonté de Dieu, assimilation vers laquelle l’homme tend et qui serait l’anéantissement de la vie que nous connaissons.

La perfection divine est l’asymptote de la vie humaine ; c’est vers elle que l’humanité tend toujours : elle peut s’en rapprocher, mais ne peut l’atteindre que dans l’infini.

La doctrine du Christ ne paraît exclure la possibilité de la vie que si l’on prend pour une règle ce qui n’est que l’indication d’un idéal. C’est dans ce cas seulement que les préceptes du Christ semblent inconciliables avec les nécessités de la vie, tandis qu’au contraire ils donnent seuls la possibilité d’une vie juste.

« On ne doit pas demander trop, disent d’ordinaire les hommes en discutant les exigences de la doctrine chrétienne. On ne peut pas ne pas se soucier du tout de l’avenir, comme cela est dit dans l’Évangile, mais il faut seulement ne pas trop s’en soucier ; on ne peut pas donner tout aux pauvres, mais il faut leur donner dans une certaine mesure ; on ne peut pas garder une chasteté absolue, mais il faut fuir la débauche ; il ne faut pas abandonner sa femme et ses enfants, mais il ne faut pas non plus avoir pour eux un amour trop exclusif, etc. »

Parler ainsi, c’est comme si l’on disait à un homme qui traverse un fleuve rapide en allant contre le courant, qu’on ne doit pas se diriger ainsi, mais bien en droite ligne vers le point de la rive qu’on veut atteindre.

La doctrine du Christ se distingue des anciennes doctrines en ce qu’elle dirige les hommes non par des règles extérieures, mais par la conscience qu’ils ont de la possibilité d’atteindre à la perfection divine. Et l’âme humaine contient non pas des règles modérées de justice et de philanthropie, mais l’idéal de la perfection divine, complète et infinie. Seule la recherche de cette perfection porte la direction de la vie humaine de l’état animal à l’état divin, autant que cela est possible humainement.

Pour arriver à l’endroit vers lequel on tend, il faut se diriger de toutes ses forces vers un point bien plus élevé.

Rabaisser l’idéal, c’est non seulement diminuer nos chances d’arriver à la perfection, mais encore détruire l’idéal lui-même. L’idéal qui nous attire n’est pas inventé par quelqu’un ; chaque homme le porte en son cœur. Seul cet idéal de perfection absolue et infinie nous séduit et nous attire. Une perfection possible perdrait toute influence sur l’âme humaine.

La doctrine du Christ n’a de puissance que parce qu’elle demande la perfection absolue, c’est-à dire l’identification avec la volonté de Dieu, du souffle divin qui se trouve dans l’âme de tout homme, identification du fils avec le Père. Affranchir de l’animal le fils de Dieu qui vit en chaque homme et le rapprocher du Père, là seulement est la vie, d’après la doctrine du Christ.

L’existence de l’animal seul dans l’homme n’est pas la vie humaine. La vie selon la seule volonté de Dieu n’est pas non plus la vie humaine. La vie humaine est le composé de la vie divine et de la vie animale, et plus cet ensemble se rapproche de la vie divine, plus il y a vie.

La vie selon la doctrine chrétienne est la marche vers la perfection divine. Aucun état, suivant cette doctrine, ne peut être ni plus haut ni plus bas qu’un autre. Tout état n’est qu’une étape vers la perfection irréalisable et, par suite, ne constitue pas par lui-même un degré plus ou moins élevé de la vie. L’augmentation de la vie n’est qu’une accélération du mouvement vers la perfection. C’est pourquoi l’élan vers la perfection du publicain Zachée, de la pécheresse, du larron sur la croix constitue un degré plus élevé de la vie que l’impeccabilité immobile du pharisien. C’est pourquoi il ne peut y avoir de règles obligatoires pour cette doctrine. L’homme placé à un degré inférieur, marchant vers la perfection, a une conduite plus morale, meilleure, observe mieux la doctrine que l’homme placé à un degré bien plus élevé, mais qui ne marche pas vers la perfection.

C’est dans ce sens que la brebis égarée est plus chère au Père que les autres ; que l’enfant prodigue, la pièce de monnaie perdue et retrouvée sont plus chers que ceux qu’on n’a jamais crus perdus.

L’accomplissement de la doctrine est dans le mouvement du moi vers Dieu. Il est évident qu’il ne peut avoir ni lois ni règles déterminées. Tous degrés de perfection ou d’imperfection sont égaux devant cette doctrine, dont l’accomplissement n’est constitué par l’observance d’aucune loi ; c’est pourquoi il ne peut y avoir de règles ou de lois obligatoires.

De cette différence radicale entre la doctrine du Christ et toutes celles qui l’ont précédée, basées sur la conception sociale de la vie, résulte aussi la différence entre les lois sociales et les préceptes chrétiens. Les lois sociales sont, pour la plupart, positives, recommandant certains actes, justifiant et absolvant les hommes. Tandis que les préceptes chrétiens (le commandement de l’amour n’en est pas un dans le sens propre du mot, mais l’expression du sens même de la doctrine), les cinq commandements du Sermon sur la Montagne, sont tous négatifs et n’indiquent que ce que, à un certain degré de développement de l’humanité, les hommes doivent déjà ne pas faire. Ces préceptes sont en quelque sorte comme des points de ralliement sur la voie infinie de la perfection vers laquelle marche l’humanité, et les degrés de perfectionnement accessibles à une certaine période de développement.

Dans le Sermon sur la Montagne, le Christ a montré à la fois l’idéal éternel auquel les hommes doivent tendre, et les degrés qu’ils peuvent déjà atteindre à notre époque.

L’idéal, c’est ne pas désirer faire du mal, ne pas provoquer la malveillance, ne détester personne. Quant au précepte indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut pas descendre pour atteindre cet idéal, il est dans l’interdiction d’offenser les hommes par la parole. Et c’est là le premier commandement.

L’idéal est la chasteté absolue, même dans la pensée. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut descendre, c’est la pureté de la vie conjugale, l’éloignement de la débauche. Et c’est là le deuxième commandement.

L’idéal, c’est de ne pas s’inquiéter de l’avenir, de vivre pour l’heure présente. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut pas descendre, c’est de ne pas jurer, de ne rien promettre pour l’avenir. Et c’est là le troisième commandement.

L’idéal est de ne jamais employer la violence dans aucun but. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut pas descendre, c’est de ne pas rendre le mal pour le mal, de souffrir l’offense, de donner son vêtement. Et c’est là le quatrième commandement.

L’idéal est d’aimer ceux qui nous haïssent. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut descendre, c’est de ne pas faire de mal à ses ennemis, en dire du bien, ne pas faire de différence entre eux et les amis. Et c’est là le cinquième commandement.

Tous ces commandements sont des indications de ce que, sur la voie de la perfection, nous devons déjà ne plus faire, de ce que nous devons déjà maintenant nous efforcer de transformer peu à peu en habitudes instinctives ; mais, loin de composer la doctrine du Christ et de la contenir tout entière, ils forment seulement une des étapes innombrables sur le chemin de la perfection. Ils doivent être suivis de commandement de plus en plus supérieurs.

C’est pourquoi il appartient à la doctrine chrétienne de formuler des exigences plus hautes que celles qui sont exprimées par ces commandements, et nullement de les diminuer, comme le pensent les hommes qui jugent cette doctrine au point de vue de la conception sociale de la vie.

Tel est le premier malentendu des savants relativement à la portée et au but de la doctrine chrétienne. L’autre, provenant de la même source, consiste dans le remplacement de l’obligation chrétienne d’aimer et de servir les hommes pour l’amour de Dieu, par l’obligation de les aimer et de les servir pour l’amour de l’humanité.

La doctrine chrétienne d’aimer et de servir Dieu, et (seulement comme conséquence de cet amour et de ce service) aimer et servir son prochain, paraît aux savants peu claire, mystique et arbitraire, et ils repoussent absolument l’obligation d’aimer et de servir Dieu, estimant que la doctrine qui enseigne seulement l’amour de l’humanité est bien plus nette, solide et raisonnable.

Les savants enseignent théoriquement que la vie consciente et bonne est celle qui est consacrée au service de toute l’humanité ; c’est là pour eux le sens de la doctrine chrétienne ; c’est à cela que se réduit l’enseignement du Christ. Ils cherchent la confirmation de leur doctrine dans celle de l’Évangile, supposant que les deux n’en font qu’une.

Cette opinion est complètement erronée. La doctrine chrétienne et celle des positivistes, des communistes et de tous les apôtres de la fraternité universelle basée sur l’intérêt général, n’ont rien de commun entre elles et se distinguent l’une de l’autre, surtout par ce fait que la doctrine chrétienne a des bases fermes et nettes dans l’âme humaine, tandis que la doctrine de l’amour pour l’humanité est seulement une déduction théorique par analogie.

La doctrine de l’amour pour l’humanité seule se base sur la conception sociale de la vie.

L’essence de la conception sociale de la vie consiste dans le remplacement du sens de la vie personnelle par celui de la vie du groupe : famille, tribu, race, état. Ce phénomène s’est accompli et s’accomplit facilement et naturellement aux premiers degrés, c’est-à-dire dans la famille ou la tribu ; mais dans la race ou le peuple il est déjà plus difficile et demande une éducation particulière ; enfin, il trouve son extrême limite dans l’état.

S’aimer soi-même est naturel, et chacun s’aime sans avoir besoin d’y être encouragé ; aimer sa tribu, dont on reçoit aide et protection ; aimer sa femme, la joie et le secours de la vie ; aimer ses enfants, consolation et espoir de la vie, et ses parents, dont on a reçu l’existence et l’éducation, tout cela est naturel, et cet amour, quoique bien moins puissant que l’amour de soi, se rencontre fréquemment.

Aimer pour soi, pour sa fierté, sa race, son peuple, sans être déjà aussi naturel, est encore fréquent.

L’amour de la nation, ce groupe de même origine, de même langue, de même religion, est encore possible, quoique ce sentiment soit loin d’être aussi fort, non seulement que l’amour pour soi, mais même pour sa famille, sa race. Mais l’amour pour l’état, comme la Turquie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, est déjà une chose presque impossible, et, malgré l’éducation dirigée dans ce sens, cet amour n’est que supposé et n’existe pas en réalité. À ce groupement s’arrête déjà pour l’homme la possibilité de transporter sa conscience, et d’éprouver pour cette fiction un sentiment direct ; tandis que les positivistes et tous les apôtres de la fraternité scientifique, sans prendre en considération la diminution du sentiment à mesure que s’étend l’objet d’affection, continuent à raisonner théoriquement et vont plus loin encore dans cette voie.

« Si, disent-ils, il y a intérêt pour l’individu à étendre son moi à la famille, à la tribu, au peuple, à l’état, il y a un intérêt bien plus grand encore à l’étendre à l’ensemble de l’humanité, de telle sorte que tout le monde vive pour l’humanité, comme chacun vit pour la famille, pour l’état. »

Théoriquement c’est logique, en effet.

Puisqu’on a transporté l’amour de la personnalité dans la famille, de celle-ci dans la race, puis dans le peuple, l’état, il serait absolument logique que les hommes, pour éviter les luttes et les malheurs résultant des divisions de l’humanité en peuples et en états, transportassent leur amour sur toute l’humanité. Il semblerait que ce fût plus naturel, et les théoriciens le prêchent sans remarquer que l’amour est un sentiment qu’on peut avoir, mais qu’on ne peut pas prêcher, et que, en outre, l’amour doit avoir un objet, tandis que l’humanité n’en est pas un. Ce n’est qu’une fiction.

La famille, la tribu, l’état même ne sont pas inventés par les hommes ; ces institutions se sont formées d’elles-mêmes comme les essaims d’abeilles ou les sociétés de fourmis, et ont une existence réelle. L’homme qui aime, pour sa personnalité animale, la famille, sait qu’il aime Anne, Marie, Jean, Pierre, etc. L’homme qui aime sa race et qui en est fier sait qu’il aime tous les guelfes ou tous les gibelins. Celui qui aime l’état sait qu’il aime la France, des bords du Rhin aux Pyrénées, et sa principale ville Paris, et son histoire, etc. Mais qu’aime l’homme qui aime l’humanité ? Il y a des états, des peuples ; il y a la conception abstraite de l’homme, mais l’humanité comme conception concrète n’existe pas et ne peut pas exister.

L’humanité ? Où sont les limites de l’humanité ? Où finit-elle ? Où commence-t-elle ? Est-ce que l’humanité s’arrête au sauvage, à l’idiot, à l’alcoolique, au fou exclusivement ? Si nous traçons une ligne qui limite l’humanité en excluant les représentants inférieurs de l’espèce humaine, où tracerons-nous cette ligne ? Exclurons-nous les nègres, comme font les Américains ? et les Indous, comme certains Anglais ? et les Juifs, comme beaucoup d’autres ? Et si nous y englobons tous les hommes sans exception, pourquoi admettrons-nous seulement les hommes et non pas les animaux supérieurs, dont beaucoup sont plus développés que les représentants inférieurs de l’espèce humaine ?

Nous ne connaissons pas l’humanité comme un objet extérieur ; nous ignorons ses limites. L’humanité est une fiction : on ne peut pas l’aimer. Il serait très avantageux, il est vrai, que les hommes pussent aimer l’humanité autant qu’ils aiment la famille. Il serait très profitable de remplacer, comme le désirent les communistes, la concurrence entre les hommes par une organisation communale, ou la propriété individuelle par la propriété universelle, pour que chacun pût travailler pour tous, et tous pour chacun ; seulement il n’y a pour cela aucun motif. Les positivistes, les communistes et tous les apôtres de la fraternité scientifique prêchent l’extension, à l’humanité tout entière, de l’amour que les hommes éprouvent pour eux-mêmes, pour leur famille et pour l’état ; ils oublient que cet amour qu’ils prêchent est un amour personnel, qui a pu en grandissant comprendre la famille, puis s’élargir davantage et aller jusqu’à l’amour d’une patrie naturelle, mais qui disparaît complètement en présence d’un état artificiel comme l’Autriche, l’Angleterre, la Turquie, et que nous ne pouvons pas même nous représenter lorsqu’il s’agit de toute l’humanité, conception absolument mystique.

« L’homme s’aime lui-même, sa personnalité animale ; il aime sa famille, il aime même sa patrie. Pourquoi n’aimerait-il pas également toute l’humanité ? Comme ce serait beau ! Justement le christianisme l’enseigne aussi. » Ainsi pensent les partisans de la fraternité positiviste, communiste et socialiste. En effet, ce serait très beau, mais cela ne peut pas être, parce que l’amour basé sur la conception personnelle et sociale de la vie ne peut pas aller plus loin que l’amour pour la patrie.

L’erreur du raisonnement consiste en ce que la conception sociale de la vie, sur laquelle est basé l’amour pour la famille et la patrie, se fonde elle-même sur l’amour de la personnalité, et que cet amour s’étendant de la personnalité à la famille, à la race, à la nation, s’affaiblit de plus en plus et arrive, dans l’amour pour l’état, à son extrême limite.

La nécessité d’élargir le domaine de l’amour est indiscutable, mais en même temps cette nécessité détruit en fait la possibilité de l’amour, et prouve l’insuffisance de l’amour personnel humain.

Et c’est alors que les apôtres de la fraternité positiviste, communiste, socialiste, proposent, pour parer à cette banqueroute de l’amour humain, l’amour chrétien, mais seulement dans ces conséquences et non dans ces causes. Ils proposent l’amour pour la seule humanité sans l’amour pour Dieu.

Mais cet amour ne peut exister ; il n’a aucune raison d’être. L’amour chrétien résulte uniquement de la conception chrétienne de la vie, conception d’après laquelle le but essentiel de la vie est d’aimer et servir Dieu.

Par une marche naturelle, la conception sociale de la vie a conduit les hommes, de l’amour de soi, de la famille, de la race, de la nation, de la patrie, à la conscience de la nécessité de l’amour pour l’humanité, qui n’a pas de limites et se confond avec tout ce qui vit. Cette nécessité d’aimer quelque chose qui ne provoque chez l’homme aucun sentiment, a fait surgir une contradiction que la conception sociale de la vie ne peut résoudre.

Seule la doctrine évangélique dans toute sa signification la résout en donnant à la vie un nouveau sens. Le christianisme reconnaît aussi bien l’amour pour soi que l’amour pour la famille, pour la nation et pour l’humanité, et non seulement pour l’humanité, mais pour tout ce qui vit. Mais l’objet de cet amour, l’homme ne le trouve pas en dehors de lui, dans le groupement des personnalités : famille, race, patrie, humanité, ni dans le monde extérieur ; il le trouve en lui même, en sa personnalité divine dont l’essence est cet amour.

Ce qui distingue la doctrine chrétienne de celles qui l’ont précédée, c’est que l’ancienne doctrine sociale disait : Vis contrairement à ta nature (en comprenant par là la nature animale seule) ; soumets-la à la loi extérieure de la famille, de la société, de l’état. Tandis que le christianisme dit : Vis selon ta nature (en comprenant seulement la nature divine) ; ne la soumets à rien, ni à la nature animale ni à celle des autres, et tu arriveras justement à ce que tu recherches en soumettant aux lois extérieures ta nature extérieure.

La doctrine chrétienne ramène l’homme à la conscience primitive de son moi, non de son moi animal, mais de son moi divin, de l’étincelle divine, de son moi fils de Dieu, aussi Dieu que le Père, mais enfermé dans une enveloppe animale. Et la conscience d’être le fils de Dieu, dont l’essence est l’amour, satisfait à la nécessité d’élargir le domaine de l’amour, nécessité à laquelle a été amené l’homme de la conception sociale. Pour ce dernier, le salut de la personnalité exige en effet l’élargissement de plus en plus grand du domaine de l’amour ; l’amour est une nécessité par rapport à certains objets : soi, la famille, la société, l’humanité. Avec la conception chrétienne de la vie, l’amour n’est pas une nécessité et ne s’exerce sur rien, c’est une faculté essentielle de l’âme humaine. L’homme aime, non pas parce que c’est son intérêt d’aimer celui-ci ou celui-là, mais parce que l’amour est l’essence de son âme, parce qu’il ne peut pas ne pas aimer.

La doctrine chrétienne apprend à l’homme que l’essence de son âme est l’amour, que son bonheur n’est pas d’aimer telle ou telle entité, mais bien le principe de tout, Dieu, qu’il a conscience de contenir en lui. C’est pourquoi il aimera tous et tout. C’est là qu’est la différence fondamentale entre la doctrine chrétienne et la doctrine des positivistes et de tous les théoriciens de la fraternité universelle non chrétienne.

Tels sont les deux malentendus principaux à l’égard du christianisme, desquels résultent la plupart des raisonnements faux dont il est l’objet. Le premier consiste à croire que la doctrine du Christ donne aux hommes, comme les doctrines qui l’ont précédée, des règles qu’ils doivent observer, et que ces règles sont impraticables ; le deuxième, que toute la philosophie du Christianisme se réduit à faire une seule famille de l’humanité entière, et qu’on peut obtenir ce résultat simplement par l’amour pour l’humanité, débarrassé de l’amour pour Dieu.

Enfin, l’opinion erronée des savants que le surnaturel est l’essence du christianisme, et que sa doctrine est impraticable, a été encore une des causes de ce que les hommes de notre temps ne comprennent pas le christianisme.



CHAPITRE V

CONTRADICTION ENTRE NOTRE VIE ET LA CONSCIENCE CHRÉTIENNE

L’inintelligence de la doctrine du Christ par les hommes a des causes diverses. L’une d’elles est que les hommes croient l’avoir comprise lorsque, comme les fidèles de l’église, ils ont admis sa révélation surnaturelle, ou lorsque, comme les savants, ils se sont bornés à l’étude des phénomènes extérieurs par lesquels elle s’est manifestée. Une autre de ces causes est dans la conviction qu’elle est impraticable et peut être remplacée par la doctrine de l’amour pour l’humanité. Mais la principale de ces causes, celle qui est la source de tous les malentendus, consiste dans l’opinion que le christianisme est une doctrine qu’on peut accepter ou rejeter sans changer de vie.

Les hommes, habitués à l’ordre de choses actuel, qui y sont attachés et craignent de le modifier, cherchent à comprendre la doctrine comme un ensemble de révélations et de règles qu’on peut accepter sans changer de vie. Tandis que le christianisme n’est pas seulement une doctrine donnant des règles qu’on doit suivre, mais bien une explication nouvelle du sens de la vie, une définition de l’action humaine absolument différente de l’ancienne, puisque l’humanité est entrée dans une nouvelle période.

La vie de l’humanité se modifie, comme la vie de l’individu, en passant par différents âges : chaque âge a de la vie une conception correspondante, que les hommes s’assimilent infailliblement. Ceux qui ne l’assimilent pas par la raison se l’assimilent inconsciemment. Ce qui a lieu pour le changement de vues sur la vie des individus a lieu également pour le changement de vues sur la vie des peuples et de toute l’humanité. Si le père de famille continuait à se guider sur la conception de la vie qu’il avait étant enfant, sa vie deviendrait si difficile qu’il rechercherait de lui-même une autre conception, et qu’il accepterait volontiers celle qui correspond à son âge.

C’est ce qui se passe aujourd’hui dans l’humanité, à l’époque que nous traversons, époque de transition entre la conception païenne de la vie et la conception chrétienne. L’homme social de notre temps est amené par la vie même à la nécessité de rejeter la conception païenne de la vie, impropre à l’âge actuel de l’humanité, et à se soumettre aux exigences de la doctrine chrétienne dont les vérités, si corrompues et si mal interprétées qu’elles soient, lui sont cependant connues et seules lui offrent la solution des contradictions qui l’enserrent.

Si l’homme de la conception sociale regarde les exigences du christianisme comme étranges et même dangereuses, aussi étranges, incompréhensibles et dangereuses paraissaient au sauvage des temps anciens les exigences de la doctrine sociale, lorsqu’il ne les comprenait pas encore et n’en pouvait prévoir les conséquences.

« Il est insensé, disait-il, de sacrifier sa tranquillité ou sa vie pour la défense de quelque chose d’incompréhensible, d’intangible et de conventionnel : la famille, la race, la patrie, — et surtout il est dangereux de se mettre à la merci d’un pouvoir étranger. »

Mais le temps vint où le sauvage comprit, quoique vaguement, la valeur de la vie sociale et de son moteur principal, l’approbation ou la réprobation sociale : la gloire, — et où, d’autre part, les difficultés de sa vie personnelle devinrent telles qu’il ne put continuer à croire en la valeur de son ancienne conception de la vie et qu’il dut accepter la doctrine sociale et s’y soumettre.

La même chose se répète aujourd’hui avec l’homme social.

« Il est insensé, dit-il, de sacrifier son bonheur, celui de sa famille, de sa patrie, pour satisfaire aux exigences de quelques lois, supérieures, mais incompatibles avec le sentiment le meilleur, le plus naturel, l’amour de soi, de sa famille, de sa race, de sa patrie, — et surtout il est dangereux d’abandonner la garantie de la vie qu’assure l’organisation sociale. »

Mais le temps vient où la vague conscience de la loi supérieure de l’amour de Dieu et du prochain, et les souffrances résultant des contradictions de la vie, forcent l’homme à rejeter la conception sociale, et à accepter celle qui lui est proposée, qui résout toutes les contradictions et remédie à toutes les souffrances, la conception chrétienne de la vie. Et ce temps est arrivé.

Nous qui avons subi, il y a déjà des milliers d’années, la transition de la conception animale de la vie à la conception sociale, nous croyons que cette transition était alors nécessaire, naturelle, tandis que celle-ci, dans laquelle nous nous trouvons depuis 1800 ans, nous paraît arbitraire, artificielle et effrayante. Mais cela nous semble ainsi seulement parce que la première transition est déjà accomplie, et que les mœurs qu’elle a fait naître nous sont devenues habituelles, tandis que la transition actuelle n’est pas encore terminée et que nous devons la poursuivre consciemment.

Des siècles, des milliers d’années ont passé avant que la conception sociale ait pénétré dans la conscience des hommes. Elle a passé par diverses formes et est entrée aujourd’hui dans le domaine de l’inconscience par l’hérédité, l’éducation, l’habitude. C’est pourquoi elle nous semble naturelle. Mais il y a cinq mille ans, elle paraissait aux hommes aussi peu naturelle et aussi effrayante que la doctrine chrétienne, dans son véritable sens, le leur semble aujourd’hui.

Il nous semble aujourd’hui que les exigences du christianisme, la fraternité universelle, la suppression des nationalités, la suppression de la propriété, le précepte si étrange de la non-résistance au mal par la violence, sont inacceptables. Mais elles semblaient aussi inacceptables, il y a des milliers d’années, toutes les exigences de la vie sociale, même celles de la vie familiale telles que l’obligation pour les parents de nourrir leurs enfants, et pour les jeunes de nourrir les vieux, l’obligation pour les époux d’être fidèles l’un à l’autre. Plus étranges encore, insensées même, semblaient les exigences sociales diverses, comme l’obligation pour les citoyens de se soumettre au pouvoir, de payer les impôts, de faire la guerre pour la défense de la patrie, etc. Toutes ces exigences nous paraissent aujourd’hui simples, compréhensibles, naturelles, et nous n’y voyons rien de mystique ou d’effrayant. Cependant, il y a cinq ou trois mille ans, elles semblaient inadmissibles.

La conception sociale servait justement de base aux religions parce que, à l’époque où elle a été proposée aux hommes, elle leur paraissait absolument incompréhensible, mystique et surnaturelle. Aujourd’hui, ayant traversé cette phase de la vie humaine, nous comprenons les causes rationnelles du groupement humain en familles, communautés, états ; mais, dans l’antiquité, la nécessité de pareilles réunions a été présentée au nom du surnaturel et confirmée par lui.

Les religions patriarcales divinisaient la famille, la race, le peuple ; les religions sociales divinisaient les rois, les États. Même aujourd’hui la plupart des ignorants — comme nos paysans qui appellent le tsar un Dieu terrestre — se soumettent aux lois sociales, non pas d’après la conscience raisonnée de leur nécessité, non pas parce qu’ils ont une idée de l’état, mais par un sentiment religieux.

De même aujourd’hui la doctrine du Christ apparaît sous l’aspect d’une religion surnaturelle, alors qu’en réalité elle n’a rien de mystérieux, de mystique, de surnaturel. C’est simplement une doctrine de la vie correspondant au degré de développement de l’âge dans lequel se trouve l’humanité, et qui, par conséquent, doit forcément être acceptée par elle.

Le temps viendra — il vient déjà — où les principes chrétiens de la vie, — fraternité, égalité, communauté des biens, la non-résistance au mal par la violence — paraîtront aussi simples et aussi naturels que nous le semblent aujourd’hui les principes de la vie familiale et sociale.

Ni l’homme ni l’humanité ne peuvent revenir en arrière. Les conceptions familiale et sociale sont des phases traversées par les hommes ; il leur faut marcher en avant et s’assimiler la conception suivante, supérieure ; ce qui a lieu actuellement.

Ce mouvement s’accomplit de deux côtés à la fois : consciemment, par suite de causes morales ; inconsciemment, par suite de causes matérielles.

De même qu’un individu isolé ne change pas son existence seulement pour des raisons morales, mais que, le plus souvent, il continue à vivre comme par le passé malgré le nouveau sens et le nouveau but dévoilés par la raison, et ne modifie sa vie que lorsqu’elle est devenue absolument contraire à sa conscience et, par suite, intolérable, de même, l’humanité ayant appris par ses guides religieux le nouveau sens de la vie, les nouveaux buts qu’elle doit atteindre, continue longtemps encore après cette initiation à vivre comme par le passé et n’est amenée à accepter la conception nouvelle que par l’impossibilité de continuer l’ancienne vie.

Malgré l’obligation de modifier la vie, obligation formulée par les guides religieux, reconnue par les hommes les plus intelligents, et déjà entrée dans la conscience, la majorité des hommes, tout en ayant un respect religieux pour ces guides, c’est-à-dire la foi dans leur doctrine, continuent à se diriger dans cette vie plus compliquée, par les principes de l’ancienne doctrine, comme ferait le père de famille qui, tout en sachant comment il faut vivre à son âge, continuerait par habitude et par légèreté à vivre de son existence d’enfant.

C’est ce qui a lieu dans la période de transition de l’humanité d’un âge à un autre que nous traversons en ce moment. L’humanité est sortie de l’âge social et entrée dans un nouveau. Elle connaît la doctrine qui doit servir de base à ce nouvel âge, mais elle continue par inertie à conserver les anciennes formes de la vie. De cet antagonisme de la nouvelle conception avec la pratique de la vie résulte une série de contradictions et de souffrances qui empoisonnent notre existence et exigent sa modification.

Il suffit en effet de comparer seulement la pratique avec sa théorie pour s’effrayer devant la contradiction flagrante des conditions de notre existence et de notre conscience.

Toute notre vie est en contradiction constante avec tout ce que nous savons et tout ce que nous considérons comme nécessaire et obligatoire. Cette contradiction est dans tout, et dans la vie économique, et dans la vie politique, et dans la vie internationale. Comme si nous avions oublié ce que nous savons, et écarté provisoirement ce que nous croyons juste, nous faisons tout le contraire de ce que nous demandent notre raison et notre bon sens.

Nous nous guidons, dans nos rapports économiques, sociaux et internationaux, sur les principes qui étaient bons pour les hommes il y a 3000 et 5000 ans, et qui sont en contradiction directe autant avec notre conscience actuelle qu’avec les conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui.

L’homme de l’antiquité pouvait vivre tranquillement au milieu d’une organisation sociale où les hommes étaient divisés en maîtres et en esclaves, puisqu’ils croyaient que cette division venait de Dieu et qu’il n’en pouvait être autrement. Mais une division semblable est-elle possible à notre époque ?

L’homme de l’antiquité pouvait estimer comme son droit de jouir des biens de ce monde au détriment des autres hommes, en les faisant souffrir de générations en générations, parce qu’ils croyaient que les hommes appartiennent à diverses origines, nobles ou viles, descendance de Japhet ou de Cham. Non seulement les plus grands sages du monde, les éducateurs de l’humanité, Platon, Aristote, etc., justifiaient l’esclavage et démontraient sa légitimité, mais même, il y a trois siècles, les hommes qui ont décrit la société imaginaire de l’avenir, l’Utopie, ne pouvaient se la représenter sans esclaves. Les hommes de l’antiquité et même du moyen âge croyaient que les hommes ne sont pas égaux, que les véritables hommes étaient seulement les Perses, seulement les Grecs, seulement les Romains, seulement les Français ; mais nous, nous ne pouvons plus croire cela, — et ces hommes qui, à notre époque, se donnent tant de mal pour défendre l’aristocratie et le patriotisme, ne peuvent pas croire ce qu’ils disent.

Nous savons tous, et nous ne pouvons pas ne pas savoir, quand même nous n’aurions jamais rien entendu ni lu sur cette idée, quand même nous ne l’aurions jamais exprimée nous-mêmes en nous imprégnant de ce sentiment qui flotte dans l’air chrétien, — nous savons de tout notre cœur, et nous ne pouvons pas ne pas savoir, que nous sommes tous fils d’un seul Père, quelque lieu que nous habitions, quelque langue que nous parlions ; que nous sommes tous frères et tous justiciables de la seule loi de l’amour mis dans notre cœur par notre Père commun.

Quels que soient les idées et le degré d’instruction d’un homme de notre époque, un libéral instruit de n’importe quelle nuance, un philosophe de n’importe quel système, un savant, un économiste de n’importe quelle école, même un croyant ignorant de n’importe quelle confession, chaque homme sait que tous les hommes ont les mêmes droits à la vie et aux jouissances de ce monde, que tous les hommes, ni pires ni meilleurs les uns que les autres, sont égaux. Chacun sait cela d’une manière absolue, fermement. Et cependant non seulement chacun voit autour de lui la division des hommes en deux castes, l’une peinant, souffrant, misérable, opprimée, l’autre oisive, dominatrice, vivant dans le luxe et dans les fêtes ; mais encore, volontairement ou non, chacun participe d’un côté ou de l’autre au maintien de ces divisions que sa conscience condamne, car il ne peut pas ne pas souffrir de cette contradiction et du concours qu’il apporte à cette organisation.

Qu’il soit maître ou esclave, l’homme moderne ne peut pas ne pas ressentir la contradiction constante, aiguë, entre sa conscience et la réalité, et connaître les souffrances qui en résultent.

La masse laborieuse, la grande majorité des hommes, supportant la peine et les privations sans fin et sans raison, qui absorbent toute la vie, souffre encore plus de cette contradiction flagrante entre ce qui est et ce qui devrait être, selon ce qu’ils professent eux-mêmes et ce que professent ceux qui les ont réduits à cet état.

Ils savent qu’ils sont dans l’esclavage et condamnés à la misère et aux ténèbres, pour les plaisirs de la minorité qui les asservit. Ils le savent et le disent. Et cette conscience non seulement accroît leur souffrance, mais encore en est la principale source.

L’esclave antique savait qu’il était esclave de par la nature, tandis que notre ouvrier, se sentant esclave, sait qu’il ne devrait pas l’être, et c’est pourquoi il souffre le supplice de Tantale, toujours désirant et n’obtenant jamais non seulement ce qui pourrait lui être accordé, mais même ce qui lui est dû. Les souffrances des classes ouvrières provenant de la contradiction entre ce qui est et ce qui devrait être, se décuplent par la jalousie et la haine qui résultent de la conscience de cet état de choses.

L’ouvrier de notre époque, si même son travail était beaucoup moins pénible que celui de l’esclave antique, si même il obtenait la journée de huit heures et le salaire de quinze francs par jour, ne cesserait pas de souffrir, parce que, en fabriquant des objets dont il n’aura pas la jouissance, il travaille non pas pour lui et volontairement, mais par nécessité, pour la satisfaction des riches et des oisifs, et au profit d’un seul capitaliste (possesseur de fabrique ou d’usine). Il sait que cela se passe dans un monde où est reconnue la maxime scientifique que seul le travail est la richesse, et que bénéficier du travail d’autrui est une injustice, un délit puni par les lois, dans un monde qui professe la doctrine du Christ, suivant laquelle nous sommes tous frères et qui ne reconnaît d’autre mérite à l’homme que de venir en aide à son prochain, — au lieu de l’exploiter.

Il sait tout cela et ne peut pas ne pas souffrir de cette contradiction flagrante entre ce qui est et ce qui devrait être.

« D’après toutes les données et d’après tout ce que je sais de ce qui se professe dans le monde, se dit le travailleur, je devrais être libre, aimé, égal à tous les autres hommes, et je suis esclave, humilié, haï. »

Et il hait, lui aussi, il cherche le moyen de sortir de sa situation, de se débarrasser de l’ennemi qui l’opprime et de l’opprimer à son tour.

On dit : « Les ouvriers ont tort de vouloir se mettre à la place du capitaliste, le pauvre à la place du riche. » C’est faux. Le travailleur et le pauvre seraient injustes s’ils le voulaient dans le monde où les esclaves et les maîtres, les pauvres et les riches sont reconnus comme venant de Dieu ; mais ils le veulent dans un monde où l’on professe la doctrine évangélique, dont le premier principe est que tous les hommes sont les enfants de Dieu, d’où résultent la fraternité et l’égalité de tous. Et malgré tous les efforts des hommes, il n’est pas possible de cacher qu’une des premières conditions de la vie chrétienne est l’amour non en paroles, mais en fait.

L’homme de la classe qu’on appelle instruite souffre encore davantage des contradictions de sa vie. Tout membre de cette classe, s’il croit en quelque chose, c’est sinon en la fraternité des hommes, du moins en un sentiment d’humanité, ou en la justice, ou en la science ; et il sait aussi que toute sa vie est établie sur des principes directement opposés à tout cela, à tous les principes et du christianisme, et de l’humanité, et de la justice, et de la science.

Il sait que toutes les habitudes au milieu desquelles il a été élevé et dont l’abandon lui serait cruel, ne peuvent être satisfaites que par un travail pénible, souvent fatal aux ouvriers opprimés, c’est-à-dire par le viol le plus évident, le plus grossier, de ces mêmes principes de christianisme, d’humanité, de justice, et même de science (et j’omets les exigences de l’économie politique) qu’il professe. Il enseigne des principes de fraternité, d’humanité, de justice, de science, et non seulement il vit de telle sorte qu’il est obligé de recourir à cette oppression du travailleur qu’il réprouve, mais encore toute sa vie repose sur le bénéfice de cette oppression, et il dirige toute son action vers le maintien de cet état de choses absolument contraire à tout ce qu’il professe.

Nous sommes tous frères, — et cependant, chaque matin, ce frère ou cette sœur va vider mon vase de nuit. Nous sommes tous frères, — et cependant il me faut chaque jour un cigare, du sucre, une glace et d’autres objets à la fabrication desquels mes frères et mes sœurs, qui sont mes égaux, ont sacrifié et sacrifient leur santé ; et moi je me sers de ces objets et même je les exige. Nous sommes tous frères, — et cependant je gagne ma vie dans une banque, dans une maison de commerce, dans un magasin qui ont pour résultat de rendre plus coûteuses toutes les marchandises nécessaires à mes frères. Nous sommes tous frères, — et cependant je vis du traitement qui m’est alloué pour interroger, juger, condamner le voleur ou la prostituée dont l’existence résulte de toute l’organisation de ma vie et qu’on ne doit, comme je le sais, ni condamner ni punir. Nous sommes tous frères, — et je vis du traitement qui m’est alloué pour percevoir des impôts de travailleurs besogneux et les employer au bien-être des oisifs et des riches. Nous sommes tous frères, — et je reçois un traitement pour prêcher aux hommes une prétendue foi chrétienne à laquelle je ne crois pas moi-même et qui les empêche de connaître la véritable ; je reçois un traitement comme prêtre, évêque, pour tromper les hommes dans la question la plus essentielle pour eux. Nous sommes frères, mais je ne fournis au pauvre que pour de l’argent mon travail de pédagogue, de médecin, de littérateur. Nous sommes tous frères, — et je reçois un traitement pour me préparer à l’assassinat ; j’apprends à assassiner, je fabrique des armes, de la poudre, je construis des forteresses.

Toute la vie de nos classes supérieures est une constante contradiction, d’autant plus douloureuse pour un homme que sa conscience est plus sensible et plus haute.

L’homme doué d’une conscience impressionnable ne peut pas ne pas souffrir d’une pareille vie. Le seul moyen de se débarrasser de cette souffrance est d’imposer silence à sa conscience ; mais, si quelques-uns y réussissent, ils ne réussissent pas à imposer silence à leur peur.

Les hommes des classes supérieures oppressives, dont la conscience est peu impressionnable ou qui ont su la faire taire, s’ils n’en souffrent pas, souffrent de la peur ou de la haine, et ils ne peuvent pas ne pas souffrir. Ils connaissent toute la haine que nourrissent contre eux les classes laborieuses ; ils n’ignorent pas que les ouvriers se savent trompés et exploités et qu’ils commencent à s’organiser pour secouer l’oppression, et se venger des oppresseurs. Les classes supérieures voient les associations, les grèves, les 1er mai, et sentent le danger qui les menace, et cette peur empoisonne leur vie et se transforme en un sentiment de défense et de haine. Elles savent que, si elles faiblissent un instant dans la lutte contre les esclaves opprimés, elles périront parce que les esclaves sont exaspérés, et que chaque jour d’oppression augmente cette exaspération. Les oppresseurs, même s’ils le voulaient, ne pourraient pas mettre un terme à l’oppression. Ils savent qu’ils périront eux-mêmes non seulement dès qu’ils cesseront d’être oppresseurs, mais même dès qu’ils faibliront. Aussi ne faiblissent-ils pas, malgré leurs prétendus soucis du bien-être de l’ouvrier, de la journée de huit heures, de la réglementation du travail des enfants et des femmes, des caisses de retraites et des récompenses. Tout cela est supercherie ou bien souci de laisser à l’esclave la force de travailler ; mais l’esclave reste esclave, et le maître, qui ne peut s’en passer, est moins disposé que jamais à l’affranchir.

Les classes dirigeantes se trouvent vis-à-vis des classes laborieuses dans la situation d’un homme qui aurait terrassé son adversaire et ne lâcherait pas, non pas tant parce qu’il ne veut pas le lâcher que parce qu’un instant de liberté laissé à son ennemi irrité et armé d’un couteau suffirait pour qu’il soit égorgé lui-même.

C’est pourquoi, qu’elles soient impressionnables ou non, nos classes aisées ne peuvent pas, comme les anciens qui croyaient en leur droit, jouir des avantages dont elles ont spolié le pauvre. Toute leur vie et tous leurs plaisirs sont troublés par le remords ou par la peur.


Telle est la contradiction économique. Plus frappante encore est la contradiction politique.

Tous les hommes sont élevés avant tout dans l’habitude de l’obéissance aux lois. Toute la vie de notre époque est établie sur ces lois. L’homme se marie, divorce, élève ses enfants, professe même une croyance (dans bien des pays) conformément à la loi. Quelle est donc cette loi sur laquelle repose toute notre existence ? Les hommes y croient-ils ? La considèrent-ils comme vraie ? Nullement. Le plus souvent, les hommes de notre époque ne croient pas à la justice de cette loi, ils la méprisent et pourtant s’y soumettent. On comprend que les hommes de l’antiquité se soient soumis à leur loi ; ils croyaient absolument que leur loi (qui d’ordinaire était aussi religieuse) était l’unique, la véritable, celle à laquelle tous les hommes devaient se soumettre. Mais nous ? Nous savons pertinemment que la loi de notre état est, non point la seule, l’éternelle loi, mais seulement une loi comme les autres si nombreuses des différents états, également imparfaite et souvent même nettement fausse et injuste. On comprend que les juifs aient obéi à leurs lois lorsqu’ils ne doutaient pas que Dieu les eût écrites de son doigt ; on le comprend des Romains qui croyaient qu’elles avaient été dictées par la nymphe Égérie. On comprend même l’obéissance aux lois lorsqu’on croyait que les souverains qui les ont données étaient les représentants de Dieu sur la terre, ou que les assemblées législatives qui les ont élaborées ont été animées du désir et ont eu la possibilité de les faire aussi bonnes que possible. Mais nous savons bien tous comment se confectionnent ces lois. Nous avons été tous dans les coulisses ; nous savons qu’elles sont enfantées par la cupidité, par la fourberie, par la lutte des partis ; qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de justice véritable. C’est pourquoi les hommes de notre époque ne peuvent pas croire que la soumission aux lois sociales et politiques satisfasse aux exigences de la raison et de la nature humaines. Les hommes savent depuis longtemps déjà qu’il est déraisonnable de se soumettre à une loi dont la vérité est douteuse, et, par suite, ils ne peuvent pas ne pas souffrir en se soumettant à une loi dont ils ne reconnaissent pas la sagesse et le caractère obligatoire.

L’homme ne peut pas ne pas souffrir lorsque toute sa vie est réglée d’avance par des lois auxquelles il doit obéir sous menace de châtiment, bien que ne croyant pas à leur sagesse et à leur justice, et souvent même ayant nettement conscience de leur cruauté et de leur caractère artificiel.

Nous reconnaissons l’inutilité des douanes et des droits d’entrée, mais nous sommes obligés de les payer. Nous reconnaissons l’inutilité des listes civiles et de bien d’autres dépenses gouvernementales ; nous regardons comme nuisibles les enseignements de l’église, et nous devons participer au maintien de ces institutions. Nous reconnaissons comme cruelles et injustes les condamnations prononcées par les tribunaux, et nous sommes forcés de participer à cette justice. Nous reconnaissons comme irrégulière et funeste la distribution de la propriété rurale, et nous devons nous y soumettre. Nous ne reconnaissons pas la nécessité de l’armée et de la guerre, et nous devons supporter de terribles charges pour l’entretien des troupes et les frais de la guerre.

Mais cette contradiction est encore peu de chose comparée à celle qui se dresse devant les hommes dans leurs relations internationales et qui, sous la menace de la perte de la raison et de la vie humaine, exige une solution. C’est la contradiction entre la conscience chrétienne et la guerre.

Nous tous, peuples chrétiens, qui vivons de la même vie spirituelle, de sorte que toute pensée généreuse, féconde, naissant à un bout du monde, se communique aussitôt à toute l’humanité chrétienne et provoque partout le même sentiment de joie et de fierté en dépit des nationalités ; nous qui aimons le penseur, le philanthrope, le poète, le savant étranger, nous qui sommes fiers de l’exploit de Damiens comme s’il était nôtre ; nous qui aimons simplement les étrangers, les Français, les Allemands, les Américains, les Anglais ; nous qui estimons leurs qualités, qui sommes heureux de les rencontrer, qui les accueillons avec plaisir, qui non seulement ne pouvons pas considérer comme un acte héroïque la guerre contre eux, mais qui même ne pouvons pas penser sans terreur qu’un désaccord aussi grave puisse éclater entre eux et nous, nous sommes tous appelés à participer à la tuerie qui doit s’accomplir inévitablement sinon aujourd’hui, demain.

On comprend que les Juifs, les Grecs, les Romains aient défendu leur indépendance par l’assassinat, et par l’assassinat soumis les autres peuples, parce que chacun d’eux croyait fermement être le seul peuple élu, bon, aimé de Dieu, tandis que les autres n’étaient que des philistins ou des barbares. Les hommes du moyen âge, et même ceux de la fin du siècle dernier et du commencement de celui-ci, pouvaient encore avoir la même croyance. Mais nous, malgré toutes les excitations, nous ne pouvons plus l’avoir. Et cette contradiction est si terrible à notre époque, qu’il nous est impossible de vivre sans y trouver une solution.

« Nos temps sont riches en contradictions de toutes sortes, écrit dans son savant Mémoire le professeur de droit international, comte Komarovsky ; la presse de tous les pays nous parle sur tous les tons de la nécessité de la paix pour les peuples, et la désire ardemment. Les membres des gouvernements le déclarent aussi, de même que les organes officiels et les particuliers ; on en parle dans les chambres de députés, dans les correspondances diplomatiques et même dans les traités qu’on conclut. La paix est dans toutes les bouches, et cependant les gouvernements augmentent chaque année leurs armements, introduisent de nouveaux impôts, font des emprunts et élèvent outre mesure leurs dettes, laissant aux générations à venir le soin de réparer toutes les erreurs de notre politique insensée. Quel contraste lamentable entre les paroles et les actions ! Et que font les gouvernements pour se justifier de leurs armements et du déficit de leurs budgets ? Ils mettent absolument tout sur le compte exclusif de la défense ! Mais voici le point obscur, ce qu’aucun homme impartial ne peut ni ne pourra comprendre : d’où viendra l’attaque si, dans leur politique, toutes les grandes puissances ne visent unanimement qu’à la défense ? Cependant il est évident que chacune de ces puissances est à tout moment prête à attaquer les autres. Voilà ce qui cause une méfiance générale, ainsi que les efforts surhumains de chaque état pour surpasser en forces militaires tous les autres : c’est à qui présentera sur le champ de bataille la masse la plus imposante.

Une telle rivalité est par elle-même le plus grand danger de guerre : les peuples ne peuvent prolonger cet état de choses à l’infini et ils devront tôt ou tard préférer la guerre à la tension dans laquelle ils vivent à présent et à cette ruine qui les menace. Alors le prétexte le plus futile suffira pour embraser du feu de la guerre toute l’Europe d’un bout à l’autre. Et c’est en vain que l’on espère nous guérir par cette crise des calamités politiques et économiques qui nous accablent. L’expérience des dernières guerres nous a montré assez que chacune d’elles a rendu la haine entre les peuples plus profonde, le poids du militarisme plus insupportable, et l’état politique et économique de l’Europe plus triste et plus troublé. »

« L’Europe moderne tient sous les armes une armée de neuf millions d’hommes, écrit à son tour Enrico Ferri, et environ quinze millions d’armée de réserve, pour dépenser par an quatre milliards de francs. S’armant de plus en plus, elle épuise toutes les sources du bien-être social et individuel et elle pourrait être facilement comparée à un homme qui, pour s’assurer des armes, se condamne à l’anémie, perdant les forces dont il a besoin pour se servir des armes qu’il s’est procurées et sous le poids desquelles il finit par succomber. »

La même chose est dite par Charles Booth, dans son discours lu à Londres à l’Association pour la réforme et la codification de la loi des nationalités, le 26 juillet 1887. Après avoir indiqué le même chiffre de neuf millions d’hommes d’armée active et de dix-sept millions de réserve, et les dépenses énormes des gouvernements pour l’entretien et l’armement de ces armées, il ajoute :

« Ces chiffres ne représentent qu’une infime partie de la dépense réelle, car, outre ces dépenses connues du budget de la guerre des diverses nations, nous devons aussi tenir compte des pertes incalculables causées à la société par l’absorption d’une quantité aussi considérable d’hommes qui, choisis parmi les plus vigoureux, sont enlevés à l’industrie et à tout autre travail, ainsi que des intérêts énormes des sommes dépensées en préparatifs militaires qui ne rapportent rien. La conséquence inévitable de ces dépenses de guerre et des préparatifs militaires est l’augmentation progressive des dettes d’état. La plupart des dettes des états d’Europe ont été faites en vue de la guerre. Leur total s’élève à quatre milliards de livres, ou cent milliards de francs, et ces dettes augmentent encore chaque année. »

Le même Komarovsky dit dans un autre endroit :

« Nous vivons en des temps pénibles. On entend partout des plaintes relatives à l’arrêt du commerce et de l’industrie, et en général à la mauvaise situation économique ; on fait ressortir les conditions pénibles de la vie des classes ouvrières et l’appauvrissement des masses. On invente partout de nouveaux impôts, et l’oppression financière des nations est sans bornes. Si nous jetons un regard sur les budgets des états d’Europe pendant ces derniers cent ans, ce qui nous frappera avant tout, c’est leur augmentation progressive et rapide. Par quoi pouvons-nous expliquer ce phénomène extraordinaire qui menace tôt ou tard les états d’une banqueroute inévitable ?

« Cela provient certainement des dépenses pour l’entretien des armées qui engloutissent le tiers ou même la moitié du budget de tous les états d’Europe. Le plus triste est qu’on ne voit pas de fin à cette augmentation des budgets et à l’appauvrissement des masses. Qu’est-ce que le socialisme, sinon une protestation contre cette situation extrêmement anormale dans laquelle se trouve la plus grande partie de la population de notre continent ? »

« Nous nous ruinons, dit Frédéric Passy dans son mémoire au dernier Congrès universel de la Paix, à Londres (1890), nous nous ruinons à préparer les moyens de prendre part aux folles tueries de l’avenir, ou à payer les intérêts des dettes laissées par les folles et coupables tueries du passé. Et, comme le disait récemment un de nos poètes et de nos journalistes, nous mourons de faim pour pouvoir nous tuer. »

Parlant plus loin de la manière dont on envisage cette question en France, il ajoute : « Nous croyons que, cent ans après la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, le temps est venu de reconnaître les droits des nations et de renoncer pour toujours à toutes ces entreprises de mensonge et de violence qui, sous le nom de conquêtes, sont de véritables crimes de lèse-humanité et qui, malgré ce qu’en pensent l’ambition des souverains et l’orgueil des peuples, affaiblissent même ceux qui triomphent. »

« L’éducation religieuse de notre pays me surprend, a dit sir Wilfred Landon au même congrès. Le garçon va à l’école du dimanche, et on lui dit : « Cher enfant, tu dois aimer tes ennemis. Si un camarade te frappe, tu ne dois pas te venger, mais chercher par la douceur à l’amener à de meilleurs sentiments. » C’est bien. Le garçon fréquente l’école du dimanche jusqu’à 14 ou 15 ans ; puis ses amis le font entrer dans l’armée. Qu’y fera-t-il ? Il doit non pas aimer l’ennemi, mais au contraire le percer de sa baïonnette aussitôt qu’il se trouvera en face de lui. Telle est l’instruction religieuse dans ce pays. Je ne crois pas que ce soit la meilleure manière d’obéir aux commandements de la religion. Je crois que s’il est bon pour un jeune garçon d’aimer son ennemi, cela est également bon pour un adulte… »

« Il y a en Europe, dit M. F. Wilson, 28 millions de gens armés pour résoudre les questions non par la discussion, mais par le meurtre. Tel est le moyen de discuter en usage chez les nations chrétiennes. Ce moyen est en même temps fort coûteux, car, d’après les statistiques que j’ai consultées, les nations de l’Europe ont dépensé depuis 1872 la somme incroyable de 60 milliards en vue de préparer la solution des questions au moyen de l’entr’égorgement. Il me semble donc que dans cet ordre d’idées on doit accepter l’un des deux termes de ce dilemme : ou bien le christianisme n’a pas réussi (is a failure), ou bien ceux qui se sont donné la mission de l’interpréter l’ont mal compris. Tant que nos cuirassés ne seront pas désarmés et nos armées licenciées, nous n’aurons pas le droit de nous appeler une nation chrétienne. »

Dans un entretien au sujet de l’obligation pour les pasteurs chrétiens de la propagande contre la guerre, M. G.-D. Bartlett a dit entre autres choses : « Si je comprends tant soit peu les saintes Écritures, j’affirme que les hommes ne font que jouer au christianisme en ne tenant pas compte de la guerre. Cependant, durant toute ma longue existence, c’est à peine si j’ai entendu une demi-douzaine de fois nos pasteurs prêcher la paix universelle. J’ai dit, il y a vingt ans, que la guerre est inconciliable avec le christianisme. On m’a regardé comme un fanatique insensé. L’idée qu’on peut vivre sans la guerre a été accueillie comme une faiblesse impardonnable, une folie. »

Le prêtre catholique Defourny s’est exprimé dans le même sens. « Un des premiers préceptes de la loi éternelle, brillant dans la conscience des hommes, est celui qui défend d’ôter la vie à son semblable, de verser le sang humain sans juste cause ou sans y être contraint par la nécessité. C’est un de ceux qui sont gravés le plus profondément dans le cœur de l’homme… Mais s’il s’agit de la guerre, c’est-à-dire de l’effusion du sang humain par torrents, les hommes d’à présent ne s’inquiètent plus de la juste cause. Ceux qui y prennent part ne songent plus à se demander si ces meurtres innombrables sont justifiés ou non, c’est-à-dire si les guerres, ou ce qu’on appelle de ce nom, sont justes ou iniques, légales ou illégales, licites ou criminelles ; si en maniant le feu qui dévore les biens, et l’arme qui détruit les vies humaines, ils violent ou non cette loi primordiale qui défend l’homicide, le meurtre, le pillage et l’incendie sans juste cause. Leur conscience est muette là-dessus… La guerre pour eux a cessé d’être un acte relevant de la morale. Ils n’ont pas d’autre joie, dans les fatigues et les périls des camps, que celle d’être vainqueurs, pas d’autre tristesse que celle d’être vaincus…

« Il y a longtemps qu’un puissant génie vous a dit ces paroles devenues proverbiales : « Ôtez la justice, que sont les empires, sinon de grandes sociétés de brigands ? » Et les compagnies de brigands ne sont-elles pas elles-mêmes de petits empires ? Les brigands aussi ont certaines lois ou conventions d’après lesquelles ils se régissent. Là aussi on se bat pour la conquête du butin et pour le point d’honneur de la bande… Aussi, messieurs, ma confiance est grande en vous demandant d’adopter le principe de l’institution proposée (il s’agit de l’institution d’un tribunal d’arbitrage international) afin que les nations européennes cessent d’être des nations de larrons, et les armées des troupes de brigands et de pirates, je dois ajouter : et d’esclaves… Les armées sont des troupeaux d’esclaves, esclaves d’un ou deux gouvernants, d’un ou deux ministres qui disposent d’eux tyranniquement, sans autre garantie qu’une responsabilité qui est purement nominale, nous le savons… Ce qui caractérise l’esclave, c’est qu’il est entre les mains de son maître comme une chose, un outil, et non plus un homme. Ainsi en est-il du soldat, de l’officier, du général, marchant au sang et au feu sans souci de la justice, par la volonté arbitraire des ministres dans les conditions exposées. Ainsi l’esclavage militaire existe, et c’est le pire des esclavages, aujourd’hui surtout qu’il met, par la conscription, la chaîne au cou de tous les hommes libres et forts des nations, pour en faire des outils de meurtre, des tueurs de profession, des bouchers de chair humaine, car tel est le seul opus servile en vue duquel ils sont enchaînés et dressés.

« Les gouvernants, au nombre de deux ou trois, un peu plus, un peu moins, réunis dans un cabinet secret, délibérant sans registres et sans procès-verbal destiné à la publicité, parlant sans responsabilité possible… pourraient-ils ordonner ainsi des massacres si la conscience n’était pas éteinte ? »

« Les protestations contre les armements ruineux pour les peuples n’ont pas commencé à notre époque, dit M. E.-G. Moneta. Écoutez ce qu’a écrit Montesquieu dans son temps : « La France (on pourrait aujourd’hui dire l’Europe) périra par le militarisme. Une nouvelle maladie s’est répandue en Europe. Elle a atteint les rois et les force à entretenir des armées innombrables. Cette maladie est infectieuse et, par suite, contagieuse parce que, aussitôt qu’un état augmente son armée, les autres en font autant. De sorte qu’il n’en résulte rien autre chose que la perte de tous. Chaque gouvernement entretient autant de soldats qu’il pourrait en entretenir si son peuple était menacé d’extermination, et les hommes appellent paix cet état de tension de tous contre tous. C’est pourquoi l’Europe est tellement ruinée que, si les particuliers étaient dans la situation des gouvernements de cette partie du monde, les plus riches d’entre eux n’auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres en possédant les richesses et le commerce du monde entier. »

« Cela a été écrit il y a presque cent cinquante ans. Le tableau semble fait d’aujourd’hui. Seul le régime gouvernemental a changé. Au temps de Montesquieu on disait que la cause de l’entretien d’armées nombreuses était dans l’absolutisme des rois, qui faisaient la guerre dans l’espoir d’augmenter par les conquêtes leurs propriétés particulières et leur gloire.

« Évidemment la folie des souverains a gagné les classes dirigeantes. Maintenant on ne fait plus la guerre parce qu’un roi a manqué de courtoisie envers la maîtresse d’un autre, comme cela a eu lieu sous Louis XIV. Mais, en exagérant le sentiment honorable et naturel de dignité nationale et de patriotisme, et en excitant l’opinion publique d’une nation contre une autre, on arrive à ce point qu’il a suffi de dire (bien que la nouvelle fût même inexacte) que l’ambassadeur de notre pays n’a pas été reçu par le chef d’un autre état, pour qu’éclate la plus terrible, la plus effroyable des guerres. L’Europe maintient à présent sous les armes plus de soldats que pendant les grandes guerres de Napoléon.

« Tous les citoyens, sauf de rares exceptions, sont forcés, sur notre continent, de passer plusieurs années de leur vie dans les casernes. On construit des forteresses, des arsenaux, des navires ; on fabrique sans cesse des armes qui seront, dans un temps très court, remplacées par d’autres, parce que la science, qui devrait toujours avoir pour but le bien de l’humanité, concourt malheureusement à l’œuvre de destruction, invente constamment de nouveaux moyens de tuer de grandes quantités d’hommes dans le temps le plus court.

« Et pour entretenir tant de soldats, et faire d’aussi grands préparatifs de carnage, on dépense chaque année des centaines de millions, c’est-à-dire des sommes qui suffiraient à l’éducation du peuple et à l’accomplissement des travaux d’utilité publique les plus grandioses et qui donneraient la possibilité de résoudre pacifiquement la question sociale.

« L’Europe, par suite, se trouve, sous ce rapport, malgré toutes nos conquêtes scientifiques, dans la même situation qu’au temps le plus mauvais et le plus barbare du moyen âge. Tout le monde se plaint de cet état qui n’est ni la guerre ni la paix, et tout le monde voudrait en sortir. Les chefs d’état affirment tous qu’ils veulent la paix, et ils rivalisent en déclarations les plus solennellement pacifiques. Mais le même jour, ou le lendemain, ils présentent aux parlements des projets de loi pour l’augmentation des effectifs, en disant qu’ils prennent des mesures préventives précisément en vue de garantir la paix.

« Mais ce n’est pas cette paix-là que nous préférons, et les nations ne s’illusionnent pas. La véritable paix est basée sur la confiance réciproque, tandis que ces formidables armements décèlent entre les États, sinon une hostilité déclarée, du moins une défiance cachée. Que dirions-nous d’un homme qui, voulant déclarer ses sentiments amicaux à son voisin, l’inviterait à examiner les questions qui les divisent un revolver à la main.

« C’est cette contradiction flagrante entre les déclarations pacifiques et la politique militaire des gouvernements que tous les bons citoyens voudraient faire cesser, coûte que coûte. »

On s’étonne de ce que 60,000 suicides se produisent par an en Europe, et ce chiffre contient seulement les cas connus et notés, et la Russie et la Turquie exceptées. Il faudrait, au contraire, s’étonner qu’il y en ait si peu. Tout homme de notre époque, si on pénètre la contradiction entre sa conscience et sa vie, se trouve dans la situation la plus cruelle. Sans parler de toutes les autres contradictions entre la vie réelle et la conscience qui remplissent l’existence de l’homme moderne, il suffirait de cet état de paix armée permanente et de sa religion chrétienne pour que l’homme désespère, doute de la raison humaine et renonce à la vie dans ce monde insensé et barbare. Cette contradiction, quintessence de toutes les autres, est si terrible que vivre en y participant n’est possible que si on ne pense pas, si on peut oublier.

Comment ! nous tous, chrétiens, non seulement nous professons l’amour du prochain, mais encore nous vivons réellement d’une vie commune, d’une vie dont le pouls bat d’un seul mouvement ; nous nous entr’aidons, nous nous instruisons les uns les autres de plus en plus pour le bonheur commun, nous nous rapprochons avec amour ! — dans ce rapprochement est le sens de toute la vie ; — et demain quelque chef d’état affolé dira une bêtise quelconque, un autre y répondra par une autre bêtise, et j’irai, moi, m’exposer à la mort, pour tuer des hommes qui non seulement ne m’ont rien fait, mais que j’aime ! — Et ce n’est pas une probabilité lointaine, mais une certitude inévitable à laquelle nous nous préparons tous.

Il suffit d’en avoir nettement conscience pour en devenir fou ou se suicider. Et c’est ce qui arrive, et même surtout parmi les militaires.

Il suffit de revenir à soi un instant pour être acculé à la nécessité d’une pareille fin.

Ce n’est que par cela qu’on peut expliquer l’intensité terrible avec laquelle l’homme moderne cherche à s’abrutir par le vin, le tabac, l’opium, le jeu, la lecture des journaux, les voyages et toutes sortes de plaisirs et de spectacles. On s’y livre comme à une occupation sérieuse et importante, et c’en est une en effet. S’il n’y avait pas de moyen extérieur d’abrutissement, la moitié du genre humain se brûlerait la cervelle immédiatement, car vivre en contradiction avec sa raison est la situation la plus intolérable. Et tous les hommes de notre époque se trouvent dans cette situation ; tous vivent dans une contradiction constante et flagrante entre leur conscience et leur vie. Ces contradictions sont aussi bien économiques que politiques, mais la plus saillante est dans la conscience de la loi chrétienne de la fraternité des hommes, et, en même temps, de la nécessité que fait aux hommes le service militaire universel, la nécessité d’être prêt à la haine, au meurtre, d’être en même temps chrétien et gladiateur.



CHAPITRE VI

LES HOMMES DE NOTRE MONDE ET LA GUERRE

La solution des contradictions entre la vie et la conscience est possible par deux voies. Changer la vie ou changer la conscience. Et il semblerait qu’il ne peut y avoir de doute sur le choix.

L’homme peut cesser de faire ce qu’il croit mauvais, mais il ne peut pas cesser de trouver mauvais ce qui est mauvais.

De même toute l’humanité peut cesser de faire ce qu’elle considère comme mauvais, mais elle ne peut, non seulement changer, mais même arrêter pour un temps le progrès de la conscience, chaque jour plus nette et plus répandue, de ce qui est mauvais, et, par suite, ne doit pas exister. C’est pourquoi, pour l’humanité chrétienne de notre époque, semblerait inévitable la nécessité de renier les formes païennes qu’elle condamne, et de prendre pour base de sa vie les principes chrétiens qu’elle reconnaît.

Il en serait ainsi s’il n’y avait pas la loi d’inertie, aussi immuable dans la vie des hommes et des peuples que dans les objets inanimés, et qui s’exprime pour les hommes par la loi psychologique si bien formulée en ces paroles de l’Évangile : « Et ils n’ont pas marché vers la lumière parce que leurs actions étaient mauvaises. Cette loi consiste en ce que la majorité des hommes pensent, non pas en vue de connaître la vérité, mais pour se persuader qu’ils sont dans la vérité, pour se convaincre que la vie qu’ils mènent et qui leur est agréable, à laquelle ils sont habitués, est précisément celle qui concorde avec la vérité.

L’esclavage a été contraire à tous les principes moraux que prêchaient Platon et Aristote, et cependant ni l’un ni l’autre ne s’en est aperçu, parce que la suppression de l’esclavage aurait détruit toute l’organisation de la vie à laquelle ils étaient habitués. C’est ce qui se passe à notre époque.

La division des hommes en deux castes, de même que la violence politique et militaire, est contraire à tous les principes moraux que professe notre société, et cependant les hommes instruits de l’avant-garde de notre temps semblent ne pas s’en apercevoir.

Les hommes instruits modernes, sinon tous, du moins le plus grand nombre, s’efforcent inconsciemment de retenir l’ancienne conception sociale de la vie, qui justifie leur position, et de cacher à eux-mêmes et aux autres l’insuffisance de cette conception et surtout la nécessité d’adopter la conception chrétienne qui détruit tout l’ordre de choses actuel. Ils cherchent à maintenir le régime basé sur la conception sociale de la vie, mais ils n’y croient pas eux-mêmes parce qu’elle est surannée et qu’on ne peut plus y croire.

Toute la littérature philosophique, politique et artistique de notre époque est frappante sous ce rapport. Quelles richesses d’idées, de formes, de couleurs ! quelle érudition et quel art, et en même temps quelle absence de thèses sérieuses, quelle timidité devant l’expression de toute pensée exacte ! Des subtilités, des allégories, des plaisanteries, les conceptions les plus vastes, et rien de simple, de net, se rapportant au sujet traité, c’est-à-dire à la question de la vie. Plus encore : on écrit et on raconte des inutilités gracieuses ou de franches polissonneries, on débite des stupidités, on soutient les paradoxes les plus raffinés qui ramènent les hommes à la sauvagerie primitive, aux principes de la vie non seulement païenne, mais même animale, que nous avons traversée, il y a 5000 ans.

D’ailleurs cela ne peut pas être autrement. En se détournant de la conception chrétienne de la vie, qui détruit l’ordre de choses seulement habituel pour les uns, habituel et avantageux pour les autres, les hommes ne peuvent pas ne pas revenir à la conception païenne et aux doctrines qui en découlent. On prêche de notre temps non seulement le patriotisme et l’aristocratisme comme il y a deux mille ans, mais encore l’épicurisme le plus grossier, la bestialité, avec cette seule différence que les hommes qui l’ont prêchée jadis y croyaient, tandis qu’aujourd’hui les prédicateurs ne croient pas en ce qu’ils disent et n’y peuvent croire parce que cela n’a plus de sens. On ne peut pas rester en place quand le sol est en mouvement : si on n’avance pas, on recule, et, chose étrange et terrible, les hommes instruits de notre époque, ceux qui marchent à l’avant-garde, par leurs raisonnements spéciaux, entraînent la société en arrière, pas même vers l’état païen, mais vers l’état de barbarie primitive.

On ne peut mieux voir ces tendances des hommes éclairés de notre époque qu’à leur attitude en présence du phénomène par lequel s’est manifestée toute l’insuffisance de la conception sociale de la vie : la guerre, l’armement général et le service universel.

Le manque de netteté — si ce n’est pas de bonne foi — dans l’attitude des hommes éclairés en face de ce phénomène est frappant. Cette attitude se manifeste de trois façons : les uns considèrent ce phénomène comme quelque chose d’occasionnel produit par la situation politique de l’Europe, et susceptible d’être amélioré sans changements dans l’ordre intérieur de la vie des peuples, mais par de simples mesures extérieures, internationales et diplomatiques ; les autres regardent ce phénomène comme quelque chose de terrible et d’atroce, mais aussi inévitable et aussi fatal que la maladie ou la mort ; les troisièmes considèrent la guerre avec tranquillité et sang-froid, comme un phénomène nécessaire, bienfaisant et, par conséquent, désirable.

Les hommes traitent ce sujet différemment, mais les uns comme les autres parlent de la guerre comme d’un événement qui ne dépend aucunement de la volonté des hommes, qui y participent pourtant, et, par suite, ils n’admettent pas la question qui se présente naturellement à quiconque a son bon sens : est-ce que, moi, je dois y prendre part ? À leur avis, ce genre de questions n’existe même pas, et tout homme, quelle que soit son opinion personnelle sur la guerre, doit servilement se soumettre aux exigences du pouvoir.

L’attitude des premiers, de ceux qui croient à la possibilité d’éviter la guerre par des mesures internationales et diplomatiques, se montre fort bien dans les résolutions du dernier Congrès universel de la paix, à Londres, et dans les articles et les lettres écrits sur la guerre par des écrivains célèbres et réunis dans le numéro 8 de la Revue des Revues, 1891. Voici les résultats du Congrès : Ayant réuni de tous les points du globe les opinions verbales ou écrites des savants, le Congrès, dans ses travaux, commencés par un office religieux à la cathédrale et terminés par un banquet suivi de divers toasts, a entendu pendant cinq jours de nombreux discours, et est arrivé aux résolutions suivantes :

Résolution 1. Le Congrès affirme que la fraternité entre les hommes implique comme conséquence nécessaire une fraternité entre les nations, dans laquelle les vrais intérêts de chacune sont reconnus identiques. Le Congrès est convaincu que la vraie base d’une paix durable consiste dans l’application de ce grand principe par les peuples, dans toutes leurs relations mutuelles.

2. Le Congrès reconnaît l’influence importante que le christianisme exerce sur le progrès moral et politique de l’humanité, et rappelle avec instance, aux ministres de l’Évangile et autres personnes s’occupant d’éducation religieuse, la nécessité de répandre ces principes de paix et de bonne volonté qui sont la base des enseignements de Jésus-Christ, des philosophes et des moralistes ; et le Congrès recommande que chaque année on fasse choix du troisième dimanche du mois de décembre pour une déclaration spéciale de ces principes.

3. Le Congrès émet l’opinion que les professeurs d’histoire devraient appeler l’attention de la jeunesse sur les maux terribles infligés à l’humanité, à toutes les époques, par la guerre, et sur le fait, que presque toutes les guerres ont été déchaînées, en général, pour des raisons tout à fait insignifiantes.

4. Le Congrès proteste contre l’emploi des exercices militaires donnés comme exercices physiques dans les écoles, et suggère la formation de brigades de sauvetage plutôt que de celles ayant un caractère quasi militaire. Et il insiste sur l’utilité de faire sentir aux corps d’examinateurs qui sont chargés de formuler les questions pour les examens, la nécessité de diriger l’esprit des enfants vers les principes de paix.

5. Le Congrès est d’avis que la doctrine des droits imprescriptibles de l’homme exige que les races indigènes et faibles soient défendues dans leur territoire, leur liberté et leurs propriétés contre toute injustice ou abus lorsqu’elles se trouvent en contact avec les peuples civilisés, et qu’elles soient garanties contre les vices si prévalants chez les nations soi-disant avancées. Il affirme, en outre, sa conviction que les nations devraient agir de concert pour atteindre ce but. Le Congrès désire exprimer sa cordiale appréciation des conclusions de la Conférence antiesclavagiste, tenue récemment à Bruxelles, sur l’amélioration de la condition des populations africaines.

6. Le Congrès est convaincu que les préjugés militaires et les traditions qui sont encore enracinés profondément dans certaines nations, ainsi que les déclarations exagérées que font, dans les assemblées législatives et dans les organes de la presse, certains meneurs de l’opinion publique, sont très fréquemment la cause indirecte des guerres. Le Congrès émet donc le vœu qu’on coupe court à ces erreurs en publiant des faits exacts et des informations qui dissiperaient des malentendus qui se glissent entre les nations. Le Congrès recommande aussi à la Conférence interparlementaire d’examiner attentivement s’il ne conviendrait pas de créer un journal international destiné à répondre au besoin ci-dessus exprimé.

7. Le Congrès propose à la Conférence interparlementaire de recommander à ses membres la défense, devant leurs Parlements respectifs, des projets d’unification des poids et mesures, des monnaies, des différents tarifs de règlements postaux et télégraphiques, des voies de transport, etc. ; cette unification devant constituer une véritable union commerciale, industrielle et scientifique des peuples.

8. Le Congrès, en vue de l’énorme influence morale et sociale de la femme, engage chaque femme comme épouse, mère, sœur, citoyenne, à encourager tout ce qui tend à assurer la paix ; car, sinon, elle encourt une grande responsabilité dans la continuation de l’état de guerre et de militarisme qui non seulement désole, mais aussi corrompt la vie des nations. Afin de concentrer et d’appliquer cette influence d’une manière pratique, le Congrès engage les femmes à se joindre aux sociétés pour la propagation de la paix internationale.

9. Le Congrès exprime l’espoir que l’Association pour la Réforme financière et d’autres sociétés du même genre, en Europe et en Amérique, s’unissent pour convoquer à une date prochaine une Conférence pour examiner les meilleurs moyens d’établir des relations commerciales équitables entre les états par la réduction des droits d’importation, comme un premier pas vers le libre-échange. Le Congrès croit pouvoir affirmer que le monde civilisé désire la Paix, et attend impatiemment le moment de voir cesser les armements, qui, faits à titre de défense, deviennent à leur tour un danger, en maintenant la défiance réciproque, et sont en même temps la cause de ce malaise économique général, qui empêche d’aborder dans des conditions satisfaisantes les questions qui devraient primer toutes les autres, celles du travail et de la misère.

10. Le Congrès, reconnaissant qu’un désarmement général serait la meilleure garantie de la Paix et conduirait à résoudre au point de vue des intérêts généraux les questions qui à présent divisent les états, émet le vœu qu’un Congrès de représentants de tous les états de l’Europe soit le plus tôt possible réuni, afin d’aviser aux moyens de réaliser un désarmement graduel général, que l’on entrevoit déjà comme possible.

11. Le Congrès, attendu que la timidité d’un seul gouvernement pourrait suffire à retarder indéfiniment la convocation du Congrès ci-dessus indiqué, est d’avis que le gouvernement qui, le premier, se résoudra à renvoyer dans leurs foyers un nombre notable de soldats aura rendu un des plus grands services à l’Europe et à l’humanité, parce qu’il obligera les autres gouvernements, poussés par l’opinion publique, à suivre son exemple, et, par la force morale de ce fait acquis, il aura augmenté, au lieu de diminuer, les conditions de sa défense nationale.

12. Le Congrès, considérant que la question du désarmement aussi bien que celle de la Paix en général dépendent de l’opinion publique, recommande aux sociétés pour la Paix, représentées ici, et aussi à tous les amis de la Paix, de se livrer à une propagande active dans le public, spécialement pendant les périodes d’élections parlementaires, afin que les électeurs donnent leurs votes aux candidats qui auront fait entrer dans leur programme la Paix, le Désarmement et l’Arbitrage.

13. Le Congrès félicite les amis de la Paix de la résolution adoptée par la Conférence américaine internationale (à l’exception des représentants du Mexique), à Washington, au mois d’avril dernier, par laquelle il a été recommandé que l’arbitrage devînt obligatoire dans toutes les contestations ayant trait à des privilèges diplomatiques ou consulaires, à des frontières ou limites, territoires, indemnités, droit de navigation, ou concernant la validité, la confection et la mise en vigueur de traités et dans tous les autres cas, quelles qu’en soient l’origine, la nature ou l’occasion, excepté ceux qui, au jugement de l’une des nations quelconques, parties à la contestation, pourraient mettre en péril l’indépendance de cette nation.

14. Le Congrès recommande respectueusement cette résolution à l’attention des hommes d’état d’Europe et d’Amérique et exprime l’ardent désir que des traités dans des termes semblables soient promptement signés par les autres nations du monde, de façon à prévenir toutes causes de conflits futurs entre elles, et, en même temps, à servir d’exemple pour les autres états.

15. Le Congrès exprime sa satisfaction de l’adoption par le sénat espagnol, le 16 juin dernier, d’un projet de loi autorisant le gouvernement à négocier des traités généraux ou spéciaux d’arbitrage, pour le règlement de tous différends, à l’exception de ceux ayant trait à l’indépendance ou à l’administration intérieure des états en cause. Il exprime aussi sa satisfaction de l’adoption de résolutions tendant au même but par le Storthing norvégien le 6 mars dernier, et par la Chambre italienne le 11 juillet courant.

16. Le Congrès demande qu’un Comité de cinq membres soit formé pour préparer en son nom une adresse ou communication aux principales organisations religieuses, politiques, commerciales, du travail et de la paix, de toutes les nations civilisées, pour leur demander de faire parvenir des pétitions aux gouvernements de leurs pays respectifs, les priant de prendre des mesures nécessaires à la constitution de tribunaux convenables appelés à trancher les questions internationales, et éviter ainsi de recourir à la guerre.

17. Considérant : 1o que le but poursuivi par toutes les sociétés de la Paix est l’établissement de l’ordre juridique entre les nations ; 2o que la neutralisation garantie par des traités internationaux constitue un acheminement vers cet état juridique et diminue le nombre des lieux où la guerre pourra être faite ;

Le Congrès recommande une extension de plus en plus grande du régime de la neutralisation ;

Et il émet le vœu : 1o que tous les traités qui assurent présentement à certains états les avantages de la neutralité restent en vigueur, ou, le cas échéant, soient amendés, de manière à rendre la neutralité plus effective, soit en étendant la neutralisation à la totalité de l’état dont une partie seulement serait neutralisée, soit en ordonnant la démolition de forteresses, qui constituent plutôt un péril qu’une garantie pour la neutralité ; 2o que de nouveaux traités, pourvu qu’ils soient conformes à la volonté des populations qu’ils concernent, soient conclus pour établir la neutralité d’autres états.

18. La section du Comité a proposé :

I. Que les réunions ultérieures du Congrès de la Paix soient fixées soit avant la réunion même de la Conférence internationale annuelle, soit aussitôt après et dans la même ville ;

II. Que la question du choix de l’emblème international de la paix soit remise à une date indéterminée ;

III. Que les résolutions suivantes soient prises :

a. Adresser un témoignage de satisfaction à l’Église presbytérienne des États-Unis pour sa proposition officielle, aux représentants supérieurs de toute société religieuse de confession chrétienne, de se réunir pour examiner en commun les moyens propres à remplacer la guerre par un arbitrage international ;

b. Adresser au nom du Congrès un hommage respectueux à la mémoire d’Aurelio Safi, le grand juriste italien, membre du comité de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté ;

IV. Que les mémoires du Congrès, signés du président, soient transmis autant que possible aux chefs de tous les pays civilisés, par des députations autorisées ;

V. Que le Comité d’organisation soit autorisé à faire les corrections nécessaires dans les documents et procès-verbaux adoptés ;

VI. Que les résolutions suivantes soient prises :

a. Le Congrès exprime sa reconnaissance aux présidents de ses diverses séances ;

b. Au président, aux secrétaires et aux membres de son bureau ;

c. Aux membres de ses diverses sections ;

d. Au révérend Scott Holland, au révérend docteur Ruen Thomas, et au révérend S. Morgan Gibbon pour leurs discours avant l’ouverture du Congrès, ainsi qu’au clergé de la cathédrale de Saint-Paul, de City Temple et de l’église de Stamford Hill pour avoir prêté cet édifice au Congrès ;

e. De présenter une adresse de reconnaissance à Sa Majesté pour avoir autorisé les membres du Congrès à visiter le palais de Windsor ;

f. De remercier également le lord maire et son épouse, ainsi que M. Passmore Edwards et les autres personnes qui ont accordé leur hospitalité aux membres du Congrès.

19. Le Congrès exprime sa reconnaissance à Dieu, pour l’accord remarquable qui n’a cessé de régner, durant ses séances, parmi tant d’hommes et de femmes de nationalités et de confessions diverses, réunis pour un travail commun et pour l’heureuse fin des travaux du Congrès.

Le Congrès exprime sa ferme et inébranlable foi dans le triomphe final de la Paix, et dans les principes qui ont été défendus à ses séances.


L’idée fondamentale du Congrès est la nécessité : premièrement de répandre parmi les hommes, par tous les moyens, la conviction que la guerre est absolument contraire à leur intérêt, et que la paix est un grand bienfait ; deuxièmement, d’agir sur les gouvernements pour leur démontrer les avantages que présentent sur la guerre les tribunaux d’arbitrage et, par suite, l’intérêt et la nécessité du désarmement.

Pour atteindre le premier but, le Congrès s’adresse aux professeurs d’histoire, aux femmes et au clergé, et leur conseille de consacrer le troisième dimanche du mois de décembre à prêcher aux hommes les maux de la guerre et les bienfaits de la paix. Pour atteindre le second but, le Congrès s’adresse aux gouvernements et leur propose le désarmement et le remplacement de la guerre par l’arbitrage.

Prêcher aux hommes les maux de la guerre et les bienfaits de la paix ! Mais ils les connaissent si bien, ces maux et ces bienfaits, que, depuis qu’ils existent, leur meilleur souhait a toujours été : La paix soit avec vous !

Non seulement les chrétiens, mais encore tous les païens, depuis des milliers d’années, connaissent les maux de la guerre et les bienfaits de la paix.

Le chrétien ne peut pas ne pas les prêcher chaque jour de sa vie ; et, si les chrétiens et les prêtres du christianisme ne le font pas, ce n’est pas sans causes, et ils ne le feront pas tant que ces causes ne seront pas écartées. Le conseil donné aux gouvernements de licencier leurs armées et de les remplacer par l’arbitrage international est plus vain encore. Les gouvernements n’ignorent pas les difficultés que présentent le recrutement et l’entretien des troupes ; si donc ils les organisent et les maintiennent sous les armes au prix d’efforts inouïs, c’est qu’évidemment ils ne peuvent pas faire autrement, et ce ne sont pas les conseils du Congrès qui changeront cette situation. Mais les savants ne veulent nullement s’en apercevoir, et ils espèrent toujours trouver une combinaison qui décide les gouvernements à limiter eux-mêmes leur pouvoir.

« Peut-on conjurer la guerre ? écrit un savant dans la Revue des Revues.

« Tout le monde s’accorde à reconnaître que, si jamais elle éclate en Europe, elle aura des conséquences peut-être égales à celles des grandes invasions. Elle mettra en cause l’existence même des nationalités, et, par suite, elle sera sanglante, acharnée, atroce.

« Aussi bien, cette considération jointe à celle des engins terribles de destruction dont dispose la science moderne retarde-t-elle peut-être la déclaration et maintient-elle les choses dans cet état qui pourrait être reculé jusqu’à des limites indéfinies, n’étaient les charges énormes qui accablent les nations européennes et menacent en se prolongeant d’aboutir à des ruines et à des désastres aussi grands que ceux produits par la guerre même.

« Frappées de ces idées, les personnes de tous les pays ont cherché les moyens pratiques soit d’arrêter ou tout au moins d’atténuer les effets de l’effroyable tuerie dont la menace est suspendue sur nos têtes.

« Telles sont les questions mises à l’ordre du jour par l’ouverture prochaine du Congrès universel de la Paix à Rome, et la publication d’une récente brochure sur le Désarmement.

« Il est malheureusement trop certain que, avec l’organisation actuelle de la plupart des états modernes, isolés les uns des autres et dirigés par des intérêts distincts, la suppression absolue de la guerre est une illusion dont il serait dangereux de se leurrer. Cependant, des lois et des règlements plus sages imposés à ces duels entre nations auraient au moins pour effet d’en circonscrire les horreurs.

« Il est également assez chimérique de compter sur les projets de désarmement, dont l’exécution est rendue presque impossible par des considérations d’un caractère populaire présentes à l’esprit de tous nos lecteurs. (Cela veut dire probablement que la France ne peut pas désarmer avant la revanche.) L’opinion publique n’est pas préparée à les accepter, et d’ailleurs les liens internationaux établis entre les différents peuples ne sont pas de nature à les accepter. Un désarmement imposé par un peuple à un autre dans des conditions périlleuses pour sa sécurité équivaudrait à une déclaration de guerre.

« Toutefois, on peut admettre qu’un échange de vues entre les peuples intéressés aidera, dans une certaine mesure, à l’entente internationale indispensable à une transaction, et rendra possible une réduction sensible des dépenses militaires qui écrasent les nations européennes, au grand détriment des solutions sociales dont la nécessité, cependant, s’impose à chacune d’elles prises individuellement, sous peine d’avoir à l’intérieur la guerre qu’elle aurait empêchée à l’extérieur.

« L’on peut au moins demander la réduction des dépenses énormes qui résultent de l’organisation actuelle de la guerre, en vue de pouvoir envahir un territoire dans les vingt-quatre heures et de pouvoir livrer une bataille décisive dans la semaine qui suivra sa déclaration. »

Il faut agir de manière que les états ne puissent s’attaquer entre eux et s’emparer en vingt-quatre heures de possessions étrangères.

Cette idée pratique a été exprimée par Maxime du Camp et forme la conclusion de son étude.

Les propositions de Maxime du Camp sont les suivantes :

« 1o Un Congrès diplomatique représentant les différentes puissances se réunira tous les ans à une époque et pendant un temps déterminés pour examiner la situation des peuples entre eux, aplanir les difficultés et servir d’arbitre en cas de conflit latent.

« 2o Nulle guerre ne pourra être déclarée que deux mois après l’incident qui l’aura provoquée. Pendant cet intervalle le devoir des neutres sera de proposer un arbitrage.

« 3o Nulle guerre ne sera déclarée qu’après avoir été préalablement soumise par voie plébiscitaire à l’approbation des nations qui se préparent à être belligérantes ;

« 4o Les hostilités ne pourront être ouvertes qu’un mois après la déclaration officielle de la guerre. »


Mais qui pourrait empêcher les hostilités de commencer ? Qui obligera les hommes à faire ceci ou cela ? Qui forcera les gouvernements à attendre les délais fixés ? — Tous les autres états. Mais tous les autres états sont aussi des puissances qu’il faut modérer et forcer. Et qui les forcerait et comment ? — L’opinion publique. Mais, s’il y a une opinion publique qui peut forcer la puissance à attendre les délais fixés, la même opinion publique peut forcer la puissance à ne pas déclarer la guerre du tout.

Mais, objecte-t-on, il est possible d’obtenir une telle pondération de forces que les puissances ne pourraient sortir de la réserve. — Ne l’a-t-on pas essayé déjà et ne l’essaye-t-on pas encore ? La Sainte Alliance, c’était cela ; la Ligne de la Paix, c’est cela, etc.

Mais si tout le monde se met d’accord ? répond-on. Si tout le monde se met d’accord, la guerre n’existera plus, et tous les tribunaux d’arbitrage deviendront inutiles.

« Le tribunal d’arbitrage ! L’arbitrage remplacera la guerre. Les questions seront résolues par l’arbitrage. La question de l’Alabama a été résolue par un tribunal d’arbitrage ; celle des îles Carolines a été soumise à l’arbitrage du pape. La Suisse, la Belgique, le Danemark, la Hollande ont tous déclaré préférer l’arbitrage à la guerre. »

Je crois bien que Monaco a aussi exprimé le même désir. Il n’y a qu’une petite chose qui manque, c’est que ni l’Allemagne, ni la Russie, ni l’Autriche, ni la France n’ont fait jusqu’à présent la même déclaration.

Comme les hommes se bernent facilement eux-mêmes quand ils y ont intérêt !

Les gouvernements consentiront à résoudre leurs désaccords par l’arbitrage et à licencier leurs armées.

Les différends entre la Russie et la Pologne, l’Angleterre et l’Irlande, l’Autriche et la Bohème, la Turquie et les Slaves, la France et l’Allemagne seront aplanis par conciliation, à l’amiable.

C’est absolument comme si on proposait aux négociants et aux banquiers de ne rien vendre au-dessus du prix d’achat, de s’occuper sans bénéfices de la distribution des richesses et de supprimer l’argent, devenu inutile.

Mais, comme le commerce et les opérations de banque consistent uniquement à vendre plus cher que le prix d’achat, cette proposition équivaudrait à une invitation à se suicider. De même en ce qui concerne les gouvernements. La proposition de ne pas employer la force, mais de régler leurs malentendus avec justice, est un conseil de suicide. Il est peu probable qu’ils y consentent.

Les savants se réunissent en sociétés (il y en a de cette sorte plus de cent), en congrès (il y en avait récemment à Paris, à Londres et à Rouen) ; ils prononcent des discours, banquettent, portent des toasts, publient des revues, et démontrent ainsi par tous les moyens que les peuples, forcés à entretenir des millions d’hommes sous les armes, sont à bout d’efforts, et que ces armements sont en opposition avec le progrès, les intérêts et les désirs des populations ; mais que, en noircissant beaucoup de papier, en débitant beaucoup de paroles, on pourrait mettre tous les hommes d’accord et faire qu’il n’y ait plus d’intérêts opposés et, partant, plus de guerre.

Lorsque j’étais enfant, on me fit croire que, pour attraper un oiseau, il suffisait de lui mettre un grain de sel sur la queue. Je tentai donc de m’approcher d’un oiseau avec du sel, mais je me convainquis bientôt que, si je pouvais lui mettre du sel sur la queue, il me serait tout aussi facile de le prendre, et je compris qu’on s’était moqué de moi.

Les hommes qui lisent les articles et les livres sur l’arbitrage et le désarmement doivent s’apercevoir également qu’on se moque d’eux.

Si on peut mettre un grain de sel sur la queue d’un oiseau, c’est qu’il ne s’envole pas et qu’il est facile de le prendre. S’il a des ailes et ne veut pas être pris, il ne se laisse pas mettre de sel sur la queue, parce que le propre de l’oiseau est de voler. De même le propre du gouvernement est de commander et non d’obéir. C’est pourquoi il y tend toujours et n’abandonnera jamais le pouvoir volontairement. Or, comme c’est l’armée qui lui donne le pouvoir, il ne renoncera jamais à l’armée et à sa raison d’être : à la guerre.

L’erreur vient de ce que les savants juristes — en se trompant et en trompant les autres — affirment dans leurs livres que le gouvernement n’est pas ce qu’il est : une réunion d’hommes qui exploitent les autres, mais, d’après la science, la représentation de l’ensemble des citoyens. Ils l’ont affirmé si longtemps qu’ils ont fini par y croire eux-mêmes ; aussi leur semble-t-il que la justice peut être obligatoire pour les gouvernements. Mais l’histoire démontre que, depuis César jusqu’à Napoléon, et de ce dernier à Bismarck, le gouvernement est toujours, en son essence, une force qui viole la justice, et que cela ne peut pas être autrement. La justice ne peut pas être obligatoire pour celui ou ceux qui disposent d’hommes abusés et dressés à la violence — les soldats, — et, par eux, dominent les autres. C’est pourquoi les gouvernements ne peuvent pas consentir à diminuer le nombre de ces hommes dressés et obéissants qui constituent toute leur force et toute leur influence.

Telle est la manière de voir d’une partie des savants au sujet de la contradiction qui pèse sur notre monde, et tels sont leurs moyens de la résoudre. Dites à ces hommes que la solution dépend uniquement de l’attitude personnelle de chaque homme devant la question morale et religieuse posée aujourd’hui — à savoir : la légitimité ou l’illégitimité du service obligatoire, — ces savants ne feront que hausser les épaules, et ne daigneront pas même répondre. Pour eux, ils ne voient dans cette question qu’une occasion de prononcer des discours, de publier des livres, de nommer des présidents, des vice-présidents, des secrétaires, de se réunir ou de parler dans telle ou telle ville. De tout ce verbiage écrit ou parlé doit sortir, d’après eux, ce résultat que les gouvernements cesseront de recruter des soldats, base de leur force, et, suivant leurs conseils, licencieront leurs armées et resteront sans défense non seulement devant leurs voisins, mais aussi devant leurs propres sujets. C’est comme des brigands ayant garrotté des hommes désarmés pour les dépouiller, qui se laisseraient toucher par des discours sur la souffrance que cause à leurs victimes la corde qui les attache, et s’empresseraient de la couper.

Cependant il y a des gens qui croient à cela, qui s’occupent de congrès de la paix, prononcent des discours, écrivent des livres : les gouvernements, cela va sans dire, leur témoignent de la sympathie et feignent de les encourager, de même qu’ils feignent de protéger les sociétés de tempérance, tandis qu’ils ne vivent, pour la plupart, que de l’ivrognerie des peuples ; de même qu’ils feignent de protéger l’instruction alors que leur force a précisément l’ignorance pour base ; de même qu’ils feignent de garantir la liberté et la constitution, alors que leur pouvoir se maintient grâce à l’absence de liberté ; de même qu’ils feignent de se soucier de l’amélioration du sort des travailleurs, alors que c’est sur l’oppression de l’ouvrier que repose leur existence ; de même qu’ils feignent de soutenir le christianisme, alors que le christianisme détruit tout gouvernement.

On se soucie de la tempérance, mais de telle façon que ce souci ne puisse pas diminuer l’ivrognerie ; de l’instruction, mais de telle façon que, loin de détruire l’ignorance, on ne fait que l’accroître ; de la liberté et de la constitution, mais de telle façon que l’on n’empêche pas le despotisme ; du sort des ouvriers, mais de telle façon qu’on ne les affranchisse pas de l’esclavage ; du christianisme, mais du christianisme officiel qui soutient les gouvernements, au lieu de les détruire.

Maintenant c’est un nouveau souci : la paix.

Les souverains, qui prennent conseil aujourd’hui de leurs ministres, décident de par leur seule volonté si c’est cette année ou l’année prochaine que commencera la grande tuerie. Ils savent très bien que tous les discours ne les empêcheront pas, quand l’idée leur en viendra, d’envoyer des millions d’hommes à la boucherie. Ils écoutent même avec plaisir ces dissertations pacifiques, les encouragent et y prennent part.

Loin d’être nuisibles, elles sont au contraire utiles aux gouvernements, parce qu’elles donnent le change aux peuples et les détournent de la question principale, essentielle : Doit-on ou non se soumettre à l’obligation du service militaire ?

« La paix va être bientôt organisée grâce aux alliances, aux congrès, aux livres et aux brochures. En attendant, endossez donc votre uniforme et tenez-vous prêts à commettre et à souffrir des violences pour nous, » disent les gouvernements, et les savants organisateurs de congrès, et les auteurs de mémoires pour la paix approuvent pleinement.

Ainsi agissent et pensent les savants de cette première catégorie. C’est l’attitude la plus profitable aux gouvernements, et par suite celle qu’encouragent les gouvernements habiles.


La manière de voir d’une deuxième catégorie est plus tragique. C’est celle des hommes qui trouvent que l’amour de la paix et la nécessité de la guerre forment une contradiction terrible, mais que telle est la destinée de l’homme. Ce sont pour la plupart des hommes de talent, de nature impressionnable, qui voient et comprennent toute l’horreur, toute l’imbécillité et toute la barbarie de la guerre ; mais, par une étrange aberration ils ne voient et ne cherchent aucune issue à cette situation désespérante de l’humanité que comme pour irriter la plaie à plaisir.

En voici un exemple frappant tiré du célèbre écrivain français Guy de Maupassant. En regardant de son yacht les manœuvres et les exercices de tir des soldats français, les réflexions suivantes lui viennent :

« Quand je songe seulement à ce mot, la guerre, il me vient un effarement comme si l’on me parlait de sorcellerie, d’inquisition, d’une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.

« Quand on parle d’anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ?

« Les petits lignards qui courent là-bas sont destinés à la mort comme les troupeaux de moutons que pousse un boucher sur les routes. Ils iront tomber dans une plaine la tête fendue d’un coup de sabre ou la poitrine trouée d’une balle ; et ce sont de jeunes hommes qui pourraient travailler, produire, être utiles. Leurs pères sont vieux et pauvres ; leurs mères qui, pendant vingt ans, les ont aimés, adorés comme adorent les mères, apprendront dans six mois, ou un an peut-être, que ce fils, l’enfant, le grand enfant élevé avec tant de peine, avec tant d’argent, avec tant d’amour, fut jeté dans un trou, comme un chien crevé, après avoir été éventré par un boulet et piétiné, écrasé, mis en bouillie par les charges de cavalerie. Pourquoi a-t-on tué son garçon, son beau garçon, son seul espoir, son orgueil, sa vie ? Elle ne sait pas. Oui, pourquoi ?

« La guerre !… se battre !… égorger !… massacrer des hommes !… Et nous avons aujourd’hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec l’étendue de science et le degré de philosophie où l’on croit parvenu le génie humain, des écoles où l’on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres diables d’hommes innocents, chargés de famille et sans casier judiciaire.

« Et le plus stupéfiant, c’est que le peuple ne se lève pas contre les gouvernements. Quelle différence y a-t-il donc entre les monarchies et les républiques ? Le plus stupéfiant, c’est que la société tout entière ne se révolte pas à ce mot de guerre.

« Ah ! nous vivrons toujours sous le poids des vieilles et odieuses coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares aïeux, car nous sommes des bêtes, nous resterons des bêtes que l’instinct domine et que rien ne change. N’aurait-on pas banni tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce grand cri de délivrance et de vérité ? « Aujourd’hui, la force s’appelle la violence et commence à être jugée ; la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution ; que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire. « Ah ! proclamons ces vérités absolues, déshonorons la guerre ! »

« Vaines colères, continue Maupassant, indignations de poète. La guerre est plus vénérée que jamais.

« Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke, a répondu, un jour, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici :

« La guerre est sainte, d’institution divine ; c’est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments : l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche, en un mot, de tomber dans le plus hideux matérialisme.

« Ainsi se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre, ne rien lire, n’être utile à personne, pourri de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie de monceaux de cadavres ; avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, et crever au coin d’un champ tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim : voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme !

« Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre la nature, l’ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs, des savants usent leur existence à travailler, à chercher ce qui peut aider, ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l’esprit humain, élargissant la science, donnant chaque jour à l’intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à leur patrie du bien-être, de l’aisance, de la force.

« La guerre arrive. En six mois les généraux ont détruit vingt ans d’efforts, de patience et de génie.

« Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

« Nous l’avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n’existe plus, que la loi est morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller les innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu’ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire.

« Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

« Entrer dans un pays, égorger l’homme qui défend sa maison parce qu’il est vêtu d’une blouse et qu’il n’a pas de képi sur la tête, brûler les habitations de misérables qui n’ont plus de pain, casser des meubles, en voler d’autres, boire le vin trouvé dans les caves, violer les femmes trouvées dans les rues, brûler des milliers de francs en poudre, et laisser derrière soi la misère et le choléra.

« Voilà ce qu’on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

« Qu’ont-ils donc fait pour prouver même un peu d’intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu’ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.

« L’inventeur de la brouette n’a-t-il pas plus fait pour l’homme par cette simple et pratique idée d’ajuster une roue à deux bâtons, que l’inventeur des fortifications modernes ?

« Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des livres, des marbres. Est-elle grande parce qu’elle a vaincu, ou parce qu’elle a produit ?

« Est-ce l’invasion des Perses qui l’a empêchée de tomber dans le plus hideux matérialisme.

« Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l’ont régénérée ?

« Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel commencé par les philosophes à la fin du dernier siècle ?

« Eh bien, oui, puisque les gouvernements prennent ainsi le droit de mort sur les peuples, il n’y a rien d’étonnant à ce que les peuples prennent le droit de mort sur les gouvernements.

« Ils se défendent. Ils ont raison. Personne n’a le droit absolu de gouverner les autres. On ne le peut faire que pour le bien de ceux qu’on dirige. Quiconque gouverne a autant le devoir d’éviter la guerre qu’un capitaine de navire a celui d’éviter le naufrage.

« Quand un capitaine a perdu son bâtiment, on le juge et on le condamne, s’il est reconnu coupable de négligence ou même d’incapacité.

« Pourquoi ne jugerait-on pas le gouvernement après chaque guerre déclarée ? Si les peuples comprenaient cela, s’ils faisaient justice eux-mêmes des pouvoirs meurtriers, s’ils refusaient de se laisser tuer sans raison, s’ils se servaient de leurs armes contre ceux qui les leur ont données pour massacrer, ce jour-là la guerre serait morte… Mais ce jour ne viendra jamais. »

(Sur l’Eau, p. 71-80.)


L’auteur voit toute l’horreur de la guerre ; il voit qu’elle est causée par les gouvernements qui, en trompant les peuples, les poussent à s’entr’égorger sans aucune utilité ; il voit encore que les citoyens qui composent les armées pourraient tourner leurs armes contre les gouvernements et leur demander des comptes ; mais il pense que cela n’arrivera jamais, et que, par suite, aucune issue n’est possible.

« Je pense que l’œuvre de la guerre est terrible, mais qu’elle est inévitable ; que l’obligation du service militaire est aussi inévitable que la mort, et que, puisque les gouvernements la voudront toujours, la guerre existera toujours. »

Ainsi écrit cet écrivain de talent, sincère, doué de cette faculté d’entrer dans le vif du sujet, qui constitue l’essence du don poétique. Il nous représente toute la cruauté de la contradiction entre la conscience des hommes et leurs actions, mais il ne cherche pas à la résoudre et semble reconnaître que cette contradiction doit exister et qu’elle contient en elle la tragédie poétique de la vie.

Un autre écrivain, non moins doué, Édouard Rod, dépeint sous des couleurs plus vives encore la barbarie et la folie de la situation actuelle, mais, lui aussi, dans le seul but de constater son caractère tragique et sans proposer aucune issue :


« À quoi bon agir ? À quoi bon rien entreprendre ? Et comment aimer les hommes, dans ce temps troublé où le lendemain n’est qu’une menace !… Tout ce que nous avons commencé, nos idées qui mûrissent, nos œuvres entrevues, le peu de bien que nous aurons pu faire, ne sera-ce pas emporté par l’ouragan qui se prépare ?… Partout le terrain tremble sous nos pas, et des nuages s’amassent à notre horizon qui ne nous feront pas grâce.

« Ah ! s’il n’y avait à redouter que la révolution dont on nous fait un spectre !… Incapable d’imaginer une société plus détestable que la nôtre, j’ai pour celle qui lui succédera plus de méfiance que de crainte. Si je devais souffrir de la transformation, je me consolerais en pensant que les bourreaux du jour sont les victimes de la veille, et l’attente du mieux ferait supporter le pire. Mais ce n’est pas ce péril éloigné qui m’effraye : j’en vois un autre, plus rapproché, plus cruel surtout ; plus cruel, parce qu’il n’a nulle excuse, parce qu’il est absurde, parce qu’il n’en peut résulter aucun bien : chaque jour, on pèse les chances de guerre du lendemain, et chaque jour elles sont plus impitoyables…

« La pensée recule devant une catastrophe qui apparaît au haut du siècle comme le terme du progrès de notre ère, et il faut s’y habituer pourtant : depuis vingt ans, toutes les forces du savoir s’épuisent à inventer des engins de destruction, et bientôt quelques coups de canon suffiront pour abattre une armée ; on a mis sous les armes, non plus, comme autrefois, des milliers de pauvres diables dont on payait le sang, mais des peuples entiers qui vont s’entr’égorger, on leur vole leur temps (en les obligeant à servir) pour leur voler plus sûrement leur vie ; pour les préparer au massacre, on attise leurs haines en les persuadant qu’ils sont haïs : et des hommes doux se laissent prendre au jeu, et l’on va voir se jeter l’une sur l’autre, avec des férocités de bêtes fauves, des troupes furieuses de paisibles citoyens, auxquels un ordre inepte mettra le fusil à la main, Dieu sait pour quel ridicule incident de frontières ou pour quels mercantiles intérêts coloniaux !… Ils marcheront, comme des moutons à la tuerie, — mais, sachant où ils vont, sachant qu’ils quittent leurs femmes, sachant que leurs enfants auront faim, anxieux et grisés pourtant par les mots sonores et menteurs claironnés à leurs oreilles. Ils marcheront sans révolte, passifs et résignés, — alors qu’ils sont la masse et la force, et qu’ils pourraient, s’ils savaient s’entendre, établir le bon sens et la fraternité à la place des roueries sauvages de la diplomatie. Ils marcheront tellement trompés, tellement dupes, qu’ils croiront le carnage un devoir et demanderont à Dieu de bénir leurs sanguinaires appétits. Ils marcheront, piétinant les récoltes qu’ils ont semées, brûlant les villes qu’ils ont construites, — avec des chants d’enthousiasme, des cris de joie, des musiques de fêtes. Et leurs fils élèveront des statues à ceux qui les auront le mieux massacrés !…

« Le sort de toute une génération dépend de l’heure à laquelle quelque funèbre politicien donnera le signal qui sera suivi. Nous savons que les meilleurs parmi nous seront fauchés, et que notre œuvre sera détruite en germe. Nous le savons, et nous en frémissons de colère, et nous ne pouvons rien. Nous avons été pris dans le filet des bureaux et de paperasses qu’il faudrait, pour briser, une trop rude secousse. Nous appartenons aux lois que nous avons érigées pour nous protéger et qui nous oppriment. Nous ne sommes plus que les choses de cette antinomique abstraction, l’État, qui fait chaque individu esclave au nom de la volonté de tous, lesquels tous, pris isolément, voudraient le contraire exact de ce qu’on leur fera faire.

« Et si encore ce n’était qu’une génération qui doive être sacrifiée ! Mais il y a d’autres intérêts jetés dans la partie.

« Les déclamateurs à gages, les ambitieux exploiteurs des mauvais penchants des foules et les pauvres d’esprit que trompe la sonorité des mots ont tellement envenimé les haines nationales que la guerre de demain jouera l’existence d’une race : un des éléments qui ont constitué le monde moderne est menacé, celui qui sera vaincu devra moralement disparaître, — et quel qu’il soit, on verra s’anéantir une force — comme s’il y en avait une de trop pour le bien ! — l’on verra se former une Europe nouvelle, sur des bases telles, si injustes, si brutales, si sanglantes, souillées d’une si monstrueuse tache, qu’elle ne peut être que pire encore que celle d’aujourd’hui, plus inique, plus barbare et plus violente…

Aussi, l’on sent peser sur soi un immense découragement. Nous nous agitons dans une impasse avec les fusils braqués sur nous de tous les toits. Notre travail est celui des matelots exécutant leur dernière manœuvre quand le vaisseau commence à couler bas. Nos plaisirs sont ceux du condamné auquel on offre un morceau de son choix un quart d’heure avant le supplice. L’angoisse paralyse notre pensée, et le plus bel effort dont elle soit capable, c’est de calculer, en épelant les vagues discours des ministres, en tournant le sens des paroles des souverains, en retournant les mois qu’on prête aux diplomates et que colportent les journaux au hasard incertain de leur information, — si ce sera demain ou après-demain, cette année ou l’année prochaine qu’on nous égorgera. En sorte qu’on chercherait en vain dans l’histoire une époque plus incertaine et plus lourde d’angoisses… »

(Le Sens de la Vie, pages 208-213.)


Il ressort de ces lignes que la force est entre les mains de ceux qui se perdent eux-mêmes, entre les mains des individus isolés qui composent la masse, et que la source du mal est dans l’état. Il semble évident que la contradiction entre la conscience et la vie a atteint des limites qui ne peuvent pas être dépassées et où la solution s’impose.

Mais l’auteur n’est pas de cet avis. Il voit le tragique de la vie humaine, et, après avoir montré toute l’horreur de la situation, il conclut que c’est dans cette horreur que doit se passer la vie humaine.

Telle est la manière de voir de cette deuxième catégorie d’écrivains, qui considèrent la guerre comme quelque chose de fatal.

La troisième catégorie est celle des hommes qui ont perdu la conscience et, par suite, le bon sens et tout sentiment humain.

À cette catégorie appartient Moltke, dont l’opinion a été citée par Maupassant, ainsi que la majorité des militaires élevés dans cette superstition cruelle, qui en vivent, et sont souvent naïvement convaincus que la guerre est une institution non seulement inévitable, mais nécessaire, utile.

C’est encore l’opinion de quelques civils soi-disant savants et policés.

Voici ce qu’écrit, dans le numéro de la Revue des Revues, où sont réunies les lettres sur la guerre, le célèbre académicien Camille Doucet :


« Cher Monsieur,

« Quand vous demandez au moins belliqueux des académiciens s’il est partisan de la guerre, sa réponse est faite d’avance.

« Malheureusement, monsieur, vous qualifiez vous-même de rêve la pensée pacifique dont s’inspirent aujourd’hui vos généreux compatriotes.

« Depuis que je suis de ce monde, j’ai toujours entendu beaucoup d’honnêtes gens protester contre cette affreuse habitude de tuerie internationale dont le monde reconnaît le mal et le déplore ; mais comment y remédier ?

« Très souvent aussi on a tenté de supprimer le duel, cela semblait être facile ; eh bien, non ! tout ce qu’on a fait encore dans ce noble but n’a jamais servi et ne servira jamais à rien.

« Tous les congrès des deux mondes auront beau voter contre la guerre et aussi contre le duel, au-dessus de toutes les arbitrations, de toutes les conventions, de toutes les législations, il y aura éternellement :

« L’honneur des hommes, qui toujours a voulu le duel ;

« Et l’intérêt des peuples, qui toujours voudra la guerre.

« Je ne souhaite pas moins, et de tout mon cœur, que le Congrès de la paix universelle réussisse enfin dans sa très honorable entreprise.

« Agréez, monsieur, l’assurance, etc…

« Camille Doucet. »


Le sens de cette lettre est que l’honneur des hommes veut qu’ils se battent entre eux, et que l’intérêt des peuples exige qu’ils se ruinent et s’exterminent mutuellement. Quant aux tentatives pour supprimer la guerre, on ne leur doit qu’un sourire.

Du même genre est l’opinion d’un autre académicien, Jules Claretie :


« Cher Monsieur,

« Il ne peut y avoir qu’une opinion pour un homme sensé sur la question de paix ou de guerre.

« L’humanité est faite pour vivre, pour vivre libre de perfectionner et d’améliorer son sort par un pacifique labeur. L’entente générale que prêche the universal Peace Congress est un beau rêve peut-être, mais à coup sûr le plus beau des rêves. L’homme a toujours devant les yeux la Terre promise, et sur cette terre de l’avenir les moissons devront mûrir sans redouter d’être hachées par les obus, ni écrasées par les roues des canons. Seulement… Ah ! seulement, comme les philosophes et les bienfaiteurs de l’humanité ne sont point les maîtres, il est bon que nos soldats veillent sur la frontière et sur le foyer, et leurs armes, bien portées et bien maniées, sont peut-être les plus sûrs garants de cette paix que nous aimons tous.

« On ne donne la paix qu’aux résolus et aux forts.

« Croyez, cher monsieur, à mes plus sincères et distingués sentiments.

« Jules Claretie. »


Le sens de cette lettre est que rien n’empêche de parler de ce que personne n’a l’intention ni le devoir de faire. Mais, dès qu’il s’agit de la pratique, il faut se battre.

Voici maintenant l’opinion récemment exprimée sur ce sujet par le plus populaire romancier d’Europe, Émile Zola[9] :

« Je considère la guerre comme une nécessité fatale qui paraît inévitable à cause de ses liens intimes avec la nature humaine et l’univers entier. Je voudrais reculer la guerre aussi longtemps que possible. Néanmoins il arrive un moment où nous sommes obligés de nous battre. Je me mets en ce moment au point de vue universel, et je ne fais aucunement allusion à notre désaccord avec l’Allemagne, qui n’est qu’un incident insignifiant dans l’histoire de l’humanité. J’ai dit que la guerre est nécessaire et utile, car elle apparaît comme une condition d’existence de l’humanité. Nous rencontrons la guerre partout, non seulement chez les diverses races et les divers peuples, mais encore dans la vie de famille et dans la vie privée. Elle est un des éléments principaux du progrès, et chaque pas en avant fait jusqu’ici par l’humanité a été fait dans le sang.

« On a parlé et on parle encore de désarmement. Cependant le désarmement est une chose impossible, et même s’il était possible, on devrait le refuser. Seul, un peuple armé est puissant et grand. Je suis convaincu que le désarmement général aurait pour résultat une sorte de décadence morale qui se manifesterait par l’affaiblissement général et arrêterait la marche progressive de l’humanité. Une nation guerrière jouit toujours d’une santé florissante. L’art militaire entraîne avec lui le développement de tous les autres arts. L’histoire en témoigne. Ainsi à Athènes et à Rome, le commerce, l’industrie et la littérature n’ont jamais atteint un aussi haut développement qu’à l’époque où ces villes dominaient, par la force des armes, le monde connu alors. Pour prendre un exemple en des temps plus rapprochés, rappelons-nous le siècle de Louis XIV. Les guerres du grand roi non seulement n’ont pas arrêté les progrès des arts et des sciences, mais au contraire semblaient activer et favoriser leur développement. »

La guerre, œuvre utile !

Mais l’opinion la plus caractéristique en ce sens est celle de l’académicien de Vogüé, le mieux doué parmi les écrivains de cette tendance. Voici ce qu’il écrit dans un article sur la section militaire à l’Exposition de 1889 :


« Sur l’esplanade des Invalides, au centre des campements exotiques et coloniaux, un bâtiment plus sévère domine le pittoresque bazar ; tous ces fragments du globe sont venus s’agréger au palais de la guerre, nos hôtes soumis montent la garde à tour de rôle devant la maison-mère, sans laquelle ils ne seraient pas ici. Beau sujet d’antithèses pour la rhétorique humanitaire ; elle ne se fait pas faute de geindre sur ces rapprochements et d’affirmer que ceci tuera cela[10], que la fusion des peuples par la science et le travail aura raison de l’instinct militaire. Laissons-lui caresser la chimère d’un âge d’or qui deviendrait bien vite, s’il pouvait se réaliser, un âge de boue. Toute l’histoire nous enseigne que ceci est créé pour cela, qu’il faut du sang pour hâter et cimenter la fusion des peuples. Les sciences de la nature ont ratifié de nos jours la loi mystérieuse révélée à Joseph de Maistre par l’intuition de son génie et par la méditation des dogmes primordiaux ; il voyait le monde se rachetant de ses déchéances héréditaires par le sacrifice ; les sciences nous le montrent se perfectionnant par la lutte et la sélection violente ; c’est des deux parts la constatation du même décret, rédigé en termes différents. Constatation désagréable, à coup sûr ; mais les lois du monde ne sont pas faites pour notre agrément, elles sont faites pour notre perfectionnement. — Entrons donc dans cet inévitable, ce nécessaire palais de la guerre ; nous aurons occasion d’y observer comment le plus tenace de nos instincts, sans jamais rien perdre de sa vigueur, se transforme et se plie aux exigences diverses des moments historiques. »

La nécessité de la guerre se trouve prouvée, pour M. de Vogüé, par deux expressions de deux grands penseurs, Joseph de Maistre et Darwin, et ces expressions lui plaisent tellement qu’il les rappelle de nouveau dans sa lettre au directeur de la Revue des Revues.

« Monsieur, écrit-il, vous me demandez mon sentiment sur la réussite possible du Congrès universel de la Paix. Je crois avec Darwin que la lutte violente est une loi de nature qui régit tous les êtres ; je crois avec Joseph de Maistre que c’est une loi divine : deux façons différentes de nommer la même chose. Si par impossible une fraction de la société humaine — mettons tout l’Occident civilisé — parvenait à suspendre l’effet de cette loi, des races plus instinctives se chargeraient de l’appliquer contre nous : ces races donneraient raison à la nature contre la raison humaine ; elles réussiraient, parce que la certitude de la paix — je ne dis pas la paix, je dis la certitude de la paix — engendrerait avant un demi-siècle une corruption et une décadence plus destructives de l’homme que la pire des guerres. J’estime qu’il faut faire pour la guerre, loi criminelle de l’humanité, ce que nous devons faire pour toutes nos lois criminelles, les adoucir, en rendre l’application aussi rare que possible, tendre de tous nos efforts à ce qu’elles soient inutiles. Mais toute l’expérience de l’histoire nous enseigne qu’on ne pourra les supprimer tant qu’il restera sur la terre deux hommes, et du pain, de l’argent et une femme entre eux.

« Je serais bien heureux si le congrès me donnait un démenti. Je doute qu’il le donne à l’histoire, à la nature, à Dieu.

« Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

« M. de Vogüé. »


Le sens de cette lettre est que l’histoire, la nature de l’homme et Dieu nous montrent que la guerre subsistera tant qu’il y aura deux hommes et entre eux le pain, l’argent et la femme. Cela veut dire qu’aucun progrès n’amènera les hommes à abandonner la sauvage conception de la vie qui n’admet pas sans lutte le partage du pain, de l’argent (que vient faire ici l’argent ?) et de la femme.

Ils sont étranges, ces hommes qui se réunissent en congrès, prononcent des discours pour enseigner comment on attrape un oiseau en lui mettant un grain de sel sur la queue, tout en sachant que c’est impossible. Ils sont étranges aussi, ceux qui, comme Maupassant, Rod et bien d’autres, voient clairement toute l’horreur de la guerre, toute la contradiction résultant de ce que les hommes ne font pas ce qu’il faut faire et ce qui leur serait profitable, qui se lamentent sur les fatalités tragiques de la vie et ne voient pas que ces fatalités cesseront aussitôt que les hommes, renonçant à raisonner sur des sujets inutiles, se décideront à ne plus faire ce qui leur est pénible et répugnant.

Ces hommes sont étonnants, mais ceux qui, comme de Vogüé et les autres, adoptent la loi d’évolution, considérant la guerre non seulement comme inévitable, mais encore comme utile et, par suite, désirable, ces hommes sont terribles, effrayants dans leur aberration morale. Ceux-là disent au moins qu’ils haïssent le mal, et qu’ils aiment le bien, tandis que ceux-ci déclarent ouvertement qu’il n’y a ni bien ni mal. Toutes les dissertations sur la possibilité d’établir la paix à la place de la guerre éternelle sont du sentimentalisme nuisible de phraseurs. Il existe une loi d’évolution d’après laquelle il ressort que je dois vivre et agir mal : que faire ? Je suis un homme instruit, je connais la loi d’évolution, et, par conséquent, je vais agir mal. « Entrons au palais de la guerre. » Il existe une loi d’évolution, et, par suite, il n’y a ni bien ni mal, et il ne faut vivre que pour son intérêt personnel en abandonnant le reste à la loi d’évolution. C’est la dernière expression de la culture raffinée et en même temps de cet obscurcissement de la conscience qui distingue les classes éclairées de notre époque.

Le désir des classes éclairées de conserver par tous les moyens leurs idées préférées et l’existence qui en est la conséquence, atteint son paroxysme. Ces hommes mentent, se trompent eux-mêmes et trompent les autres, avec les formes les plus raffinées, pour arriver seulement à obscurcir, à étouffer la conscience.

Au lieu de changer leur manière de vivre, selon les indications de leur conscience, ils cherchent par tous les moyens à étouffer sa voix. Mais c’est dans l’obscurité que brille la lumière, et c’est ainsi que la vérité commence à luire dans les ténèbres de notre époque.


CHAPITRE VII

SIGNIFICATION DU SERVICE OBLIGATOIRE

Les hommes instruits des classes supérieures cherchent à cacher la nécessité chaque jour plus évidente d’un changement dans l’ordre de choses actuel, mais la vie, qui continue à se développer et à se compliquer sans changer sa direction, augmente les contradictions et les souffrances des hommes et les amène à cette limite extrême qui ne peut être dépassée. Cette dernière limite de la contradiction est le service obligatoire pour tous.

On croit généralement que le service militaire universel et l’augmentation des armements qui en résulte, ainsi que l’augmentation des impôts et des dettes d’état chez tous les peuples, sont un phénomène passager produit par une certaine situation politique de l’Europe, et que pourraient faire disparaître certaines conventions internationales sans qu’il soit besoin de modifier l’ordre de choses actuel.

C’est absolument inexact. Le service obligatoire est une contradiction intérieure qui est entrée complètement dans la conception sociale de la vie, et qui n’est devenue évidente que parce qu’elle atteint ses dernières limites à un moment de développement matériel assez grand.

La conception sociale de la vie consiste, on le sait, en ce que le sens de la vie est transporté de la personnalité au groupement à ses divers degrés : famille, tribu, race, état.

D’après cette conception, il ressort que, comme le sens de la vie réside dans le groupement des personnalités, ces personnalités sacrifient volontairement leurs intérêts à ceux du groupe. C’est ce qui s’est produit et se produit encore réellement dans certaines formes du groupement, dans la famille ou la tribu, dans la race et même dans l’état patriarcal. Par suite de mœurs transmises par l’éducation et confirmées par la suggestion religieuse, les personnalités subordonnaient leurs intérêts à ceux du groupe et les sacrifiaient à la communauté sans y être obligées. Mais plus les sociétés devenaient compliquées, plus elles devenaient grandes, plus elles s’augmentaient de membres nouveaux par la conquête, et plus s’affirmait la tendance des personnalités à poursuivre leur intérêt personnel au détriment de l’intérêt général ; et plus alors le pouvoir devait recourir à la violence pour maîtriser ces personnalités insoumises. Les défenseurs de la conception sociale cherchent d’ordinaire à confondre la notion du pouvoir, c’est-à-dire la violence avec la notion de l’influence morale, mais cette confusion est absolument impossible.

L’influence morale agit sur les désirs mêmes de l’homme et les modifie dans le sens de ce qu’on lui demande. L’homme qui subit l’influence morale agit selon ses désirs. Tandis que le pouvoir, dans le sens ordinaire de ce mot, est un moyen de forcer l’homme à agir contrairement à ses désirs. L’homme soumis au pouvoir agit non pas comme il le veut, mais comme il est obligé de le faire ; et c’est seulement par la violence physique, c’est-à-dire l’emprisonnement, la torture, la mutilation, ou par la menace de ces châtiments, qu’on peut forcer l’homme à faire ce qu’il ne veut pas. C’est en cela que consiste et a toujours consisté le pouvoir.

Malgré les efforts incessants des gouvernants pour le cacher et pour donner au pouvoir une autre signification, il est pour l’homme une corde, une chaîne dont il sera garrotté et traîné, le knout dont il sera meurtri, le couperet ou la hache qui lui couperont les bras, les jambes, le nez, les oreilles, la tête ; et cela était ainsi sous Néron et Gengis-Kan ; et cela est ainsi aujourd’hui encore sous le gouvernement le plus libéral, celui de la république américaine ou de la république française. Le payement des impôts, l’accomplissement des devoirs sociaux, la soumission aux punitions, toutes choses qui semblent volontaires, ont toujours au fond la crainte d’une violence.

La base du pouvoir est la violence physique ; et la possibilité de faire subir aux hommes une violence physique est due surtout à des individus mal organisés de telle façon qu’ils agissent d’accord tout en se soumettant une seule volonté. Ces réunions d’individus armés qui obéissent à une volonté unique forment l’armée. Le pouvoir se trouve toujours dans la main de ceux qui commandent l’armée, et toujours tous les chefs de pouvoir — depuis les césars romains jusqu’aux empereurs russes et allemands — se soucient de l’armée plus que de toute autre chose, et ne flattent qu’elle, sachant que, si elle est avec eux, le pouvoir leur est assuré.

C’est cette composition et cette force de l’armée, nécessaires à la garantie du pouvoir, qui ont introduit dans la conception sociale de la vie le germe démoralisateur.

Le but du pouvoir et sa raison d’être sont dans la limitation de la liberté des hommes qui voudraient mettre leurs intérêts personnels au-dessus des intérêts de la société. Mais que le pouvoir soit acquis par l’armée, par l’hérédité ou par l’élection, les hommes qui le possèdent ne se distinguent en rien des autres hommes et, comme eux, sont portés à ne pas subordonner leur intérêt à l’intérêt général ; au contraire. Quels que soient les moyens employés, on n’a pas pu, jusqu’à présent, réaliser cet idéal de ne confier le pouvoir qu’à des hommes infaillibles, ou seulement d’enlever à ceux qui le détiennent la possibilité de subordonner aux leurs les intérêts de la société.

Tous les procédés connus, et le droit divin, et l’élection, et l’hérédité, donnent tous les mêmes résultats négatifs. Tout le monde sait qu’aucun de ces procédés n’est capable d’assurer la transmission du pouvoir aux seuls infaillibles, ou même d’empêcher l’abus du pouvoir. Tout le monde sait qu’au contraire ceux qui le possèdent — qu’ils soient souverains, ministres, préfets ou sergents de ville — sont toujours, parce qu’ils ont le pouvoir, plus enclins à l’immoralité, c’est-à-dire à subordonner les intérêts généraux à leurs intérêts personnels, que ceux qui n’ont pas le pouvoir. Cela, d’ailleurs, ne peut pas être autrement.

La conception sociale ne pouvait se justifier que tant que les hommes sacrifiaient volontairement leur intérêt aux intérêts généraux ; mais, aussitôt qu’il y en eut qui ne sacrifiaient pas volontairement leur intérêt, on sentit le besoin du pouvoir, c’est-à-dire de la violence, pour limiter leur liberté, et alors est entré dans la conception sociale et dans l’organisation qui en résulte le germe démoralisateur du pouvoir, c’est-à-dire de la violence des uns sur les autres.

Pour que la domination des uns sur les autres atteignît son but, pour qu’elle pût limiter la liberté de ceux qui font passer leurs intérêts privés avant ceux de la société, le pouvoir eût dû se trouver aux mains d’infaillibles, comme cela se suppose chez les Chinois, ou comme on l’a cru au moyen âge et comme le croient encore aujourd’hui ceux qui ont foi dans la grâce de l’onction. Ce n’est que dans ces conditions que l’organisation sociale pouvait se comprendre.

Mais comme cela n’existe pas, comme au contraire les hommes qui ont le pouvoir sont toujours bien loin d’être saints, précisément parce qu’ils ont le pouvoir, l’organisation sociale basée sur l’autorité ne peut plus être justifiée.

Si même il y eut un temps où, par suite de l’abaissement du niveau moral et de la disposition des hommes à la violence, l’existence du pouvoir a offert quelque avantage, la violence de l’autorité étant moindre que celle des particuliers, il est évident que cet avantage ne pouvait être éternel. Plus la tendance des personnalités à la violence diminuait, plus les mœurs s’adoucissaient, plus le pouvoir se démoralisait par suite de sa liberté d’action, plus cet avantage disparaissait.

Ce changement du rapport entre le développement moral des masses et la démoralisation des gouvernements est toute l’histoire des derniers deux mille ans.

Voici simplement comment les choses se sont passées :

Les hommes vivaient en familles, en tribus, en races, se provoquant, se violentant, se dépouillant, s’entre-tuant. Ces violences se commettaient en grand et en petit : individu contre individu, famille contre famille, tribu contre tribu, race contre race, peuple contre peuple. Le groupement le plus nombreux, le plus fort, s’emparait du plus faible, et, plus il devenait fort, plus les violences intérieures diminuaient, et plus la durée et la vie du groupement semblaient assurées.

Les membres de la famille ou de la tribu réunis en un seul groupe sont moins hostiles les uns aux autres, et la famille ou la tribu ne meurent pas comme l’individu isolé. Parmi les membres d’un état soumis à une seule autorité, la lutte entre personnalités semble plus faible encore, et la durée de l’état plus certaine.

Ces réunions en groupes de plus en plus grands se sont produites non pas parce que les hommes ont eu conscience d’y trouver un avantage, comme on le raconte dans la légende de l’appel des Varègues en Russie, mais à cause de l’accroissement des populations et par suite des luttes et des conquêtes.

Après la conquête, en effet, le pouvoir du conquérant fait disparaître les dissensions intestines, et la conception sociale de la vie reçoit sa justification. Mais cette justification n’est que temporaire. Les dissensions intestines ne disparaissent qu’en raison d’une pression plus forte du pouvoir sur les personnalités qui étaient en hostilité. La violence de la lutte intérieure, étouffée par le pouvoir, renaît dans le pouvoir lui-même. Il se trouve entre les mains d’hommes qui, comme tous les autres, sont enclins à sacrifier le bien général à leur bien personnel, avec cette différence que les violentés ne peuvent leur résister, et qu’ils subissent l’influence démoralisatrice du pouvoir. C’est pourquoi le mal de la violence, en passant dans le pouvoir, ne cesse d’augmenter et devient plus grand que celui dont le pouvoir a été le remède. Et cela, pendant que chez les membres de la société les tendances à la violence s’affaiblissent de plus en plus, et que la violence du pouvoir devient par conséquent de moins en moins nécessaire.

Le pouvoir gouvernemental, si même il fait disparaître les violences intérieures, introduit toujours dans la vie des hommes des violences nouvelles, toujours de plus en plus grandes, en raison de sa durée et de sa force. De sorte que, si la violence du pouvoir est moins évidente que celle des particuliers, parce qu’elle se manifeste non par la lutte, mais par l’oppression, elle n’existe pas moins et le plus souvent à un degré plus élevé.

Et cela ne peut être autrement, car, outre que le pouvoir corrompt les hommes, les calculs ou même la tendance inconsciente de ceux qui le possèdent auront toujours pour objectif le plus grand affaiblissement possible des violentés, puisque, plus ils sont faibles, et moins d’efforts il faut pour les maîtriser.

C’est pourquoi la violence augmente toujours jusqu’à la limite extrême qu’elle peut atteindre sans tuer la poule qui pond les œufs d’or. Et, si cette poule ne pond plus, comme les Indiens d’Amérique, les Fuegiens, les nègres, on la tue malgré les sincères protestations des philanthropes.

La meilleure confirmation de ceci est la situation des ouvriers de notre époque, qui, à vrai dire, ne sont rien que des serfs.

Malgré tous les prétendus efforts des classes supérieures pour améliorer le sort des travailleurs, ceux-ci sont soumis à une loi de fer immuable qui ne leur accorde que le strict nécessaire, afin qu’ils soient toujours obligés au travail tout en conservant assez de force pour travailler au profit de leurs maîtres, dont la domination rappelle celle des conquérants de jadis.

Cela a toujours été ainsi. Toujours, à mesure de l’augmentation et de la durée du pouvoir, les avantages pour ceux qui y étaient soumis diminuaient, et les inconvénients augmentaient.

Cela a été et cela est, indépendamment des formes gouvernementales dans lesquelles vivent les peuples ; avec cette seule différence que dans la forme autocratique le pouvoir est concentré entre les mains d’un petit nombre de violents, et la forme des violences est plus sensible, tandis que dans les monarchies constitutionnelles et la république, comme en France, en Amérique, le pouvoir est réparti entre un plus grand nombre de violents, et la forme dans laquelle se traduit la violence, moins sensible ; mais son résultat — les désavantages du gouvernement plus grands que ses avantages — et son processus — affaiblissement des opprimés — sont toujours les mêmes.

Telle a été et telle est la situation des opprimés, mais ils l’ignoraient jusqu’à présent et, pour la plupart, croyaient naïvement que le gouvernement existait pour leur bien ; que sans gouvernement ils seraient perdus ; qu’on ne peut, sans sacrilège, exprimer la pensée de vivre sans gouvernement ; que ce serait une doctrine terrible — pourquoi ? — d’anarchie et qui se présente accompagnée d’un cortège de calamités.

On croyait, comme à quelque chose d’absolument prouvé, que puisque jusqu’à présent tous les peuples se sont développés sous la forme d’états, cette forme reste à jamais la condition essentielle du développement de l’humanité.

C’est ainsi que cela a continué des centaines et des milliers d’années, et les gouvernements se sont toujours efforcés et s’efforcent encore de maintenir les peuples dans cette erreur.

Cela se passait ainsi sous les empereurs romains, et cela se passe encore ainsi de nos jours, bien que l’idée de l’inutilité et même des inconvénients du pouvoir pénètre de plus en plus dans la conscience des masses, et cela se passerait ainsi éternellement si les gouvernements ne se trouvaient dans l’obligation d’augmenter sans cesse leurs armées pour maintenir leur autorité.

On croit généralement que les gouvernements augmentent les armées uniquement pour la défense extérieure du pays, alors que les armées leur sont surtout nécessaires pour leur propre défense contre les sujets opprimés et réduits à l’esclavage.

Cela a toujours été nécessaire et cela le devient de plus en plus à mesure que s’étend l’instruction, à mesure que les relations entre les peuples et entre les habitants d’un même pays deviennent plus faciles, et surtout à cause du mouvement communiste, socialiste, anarchiste et ouvrier en général. Les gouvernements le sentent et augmentent la force de leurs armées[11].

Récemment au reischtag allemand, en répondant à l’interpellation qui demandait pourquoi on avait besoin de fonds pour augmenter la solde des sous-officiers, le chancelier a franchement déclaré qu’il fallait des sous-officiers sûrs pour lutter contre le socialisme. M. de Caprivi n’a fait que dire tout haut ce que chacun sait dans le monde politique, mais ce qu’on cache soigneusement au peuple. C’est pour le même motif qu’on formait des gardes suisses ou écossaises pour les rois de France et pour les papes, et qu’aujourd’hui encore, en Russie, on mêle si soigneusement les recrues, de façon que les régiments tenant garnison dans le centre se composent de soldats appartenant aux provinces frontières, et réciproquement.

Le sens du discours de M. de Caprivi traduit en langue vulgaire est que l’argent est nécessaire non pas contre l’ennemi extérieur, mais pour acheter des sous-officiers prêts à marcher contre les travailleurs opprimés.

Caprivi a dit involontairement ce que tout le monde sait bien ou ce que sentent ceux qui ne le savent pas, à savoir : que l’ordre de choses actuel est tel non parce qu’il doit être ainsi tout naturellement, non parce que le peuple veut qu’il soit ainsi, mais parce que le gouvernement le maintient ainsi par la violence, appuyé sur l’armée avec ses sous-officiers et ses généraux achetés.

Si le travailleur n’a pas de terre, s’il est privé du droit le plus naturel, celui d’extraire du sol sa subsistance et celle de sa famille, ce n’est point parce que le peuple le veut ainsi, mais bien parce qu’une certaine classe, les propriétaires fonciers, a le droit d’y admettre ou de ne pas y admettre le travailleur. Et cet ordre de choses contre nature est maintenu par l’armée. Si les immenses richesses amoncelées par le travail sont considérées comme appartenant non pas à tous, mais à quelques-uns ; si le prélèvement des impôts et leur emploi sont abandonnés au bon plaisir de quelques personnalités ; si les grèves des ouvriers sont réprimées, et celles des capitalistes protégées ; si certains hommes peuvent choisir les procédés d’éducation (religieuse ou laïque) des enfants ; si certains hommes ont le privilège de faire des lois auxquelles tous les autres doivent se soumettre, et de disposer ainsi des biens et de la vie de chacun, — tout cela a lieu non parce que le peuple le veut et que cela doit être naturellement, mais bien parce que les gouvernements et les classes dirigeantes le veulent ainsi pour leur profit et l’imposent au moyen d’une violence matérielle.

Chacun le sait, ou, s’il ne le sait pas, il l’apprendra à la première tentative d’insoumission ou de changement à cet ordre de choses.

Mais il n’y a pas qu’un seul gouvernement. Il en existe d’autres à côté de lui, qui dominent également par la violence et qui sont toujours prêts à enlever au voisin le produit de ses sujets déjà réduits à l’esclavage. C’est pourquoi chacun d’eux a besoin d’une armée non seulement pour se maintenir à l’intérieur, mais encore pour défendre son butin contre des voisins rapaces. Les états sont donc réduits à rivaliser dans l’augmentation des armées, et cette augmentation est contagieuse, comme l’a fait remarquer Montesquieu il y a cent cinquante ans.

Toute augmentation d’effectifs dirigée par un état contre ses sujets devient inquiétante pour l’état voisin, et l’oblige à renforcer lui aussi son armée.

Si les armées se dénombrent aujourd’hui par millions d’hommes, ce n’est pas seulement parce que chaque état a été menacé par ses voisins, mais surtout parce qu’il lui a fallu réprimer des tentatives de révoltes intérieures. L’un est le résultat de l’autre : le despotisme des gouvernements augmente avec leur force et leur succès extérieurs, et leurs dispositions agressives augmentent avec leur despotisme intérieur.

Cette rivalité dans les armements a amené les gouvernements européens à la nécessité d’établir le service universel, qui seul procurait le plus grand nombre de soldats avec le moins de dépense possible. L’Allemagne en a eu l’idée la première, et les autres nations ont suivi. Et alors tous les citoyens ont été appelés sous les armes pour maintenir les injustices qui se commettent entre eux, de sorte que les citoyens sont devenus leurs propres tyrans.

Le service universel est une nécessité logique à laquelle on devait arriver, mais il est aussi la dernière expression de la contradiction intérieure de la conception sociale, contradiction qui s’est révélée lorsqu’il a fallu pour son maintien recourir à la violence.

Dans le service universel cette contradiction est devenue évidente. En effet, le sens de la conception sociale consiste en ce que l’homme, ayant conscience de la barbarie de la lutte entre personnalités et du manque de sécurité, a transporté le sens de sa vie dans l’association des personnalités. Avec le service universel, il arrive que les hommes, ayant fait tous les sacrifices possibles pour éviter les cruautés de la lutte et l’instabilité de la vie, sont appelés quand même à courir tous les dangers qu’ils ont cru éviter, et que, de plus, l’association — état — à laquelle ils ont sacrifié leurs intérêts personnels, court les mêmes dangers de mort qui menaçaient auparavant l’individu isolé.

Les gouvernements devaient éviter aux hommes la lutte entre individus, et leur donner la certitude de l’inviolabilité du régime adopté ; au lieu de cela ils exposent l’individu aux mêmes dangers, avec cette différence qu’à la place d’une lutte entre personnalités du même groupement, c’est une lutte entre groupements.

L’établissement du service universel fait songer à un homme qui, pour que sa maison ne s’écroule pas, la remplirait tellement de supports, d’étais, de poutres et de planches, qu’il ne parviendrait à la maintenir qu’en la rendant absolument inhabitable.

De même le service universel rend nuls tous les avantages de la vie sociale qu’il est appelé à défendre.

Les avantages de la vie sociale consistent dans la sécurité de la propriété et du travail et dans la possibilité d’une amélioration générale des conditions de la vie. Or le service universel détruit tout cela.

Les impôts perçus pour les dépenses militaires absorbent la plus grande partie du produit du travail que l’armée doit défendre.

L’incorporation sous les drapeaux de tous les hommes valides compromet la possibilité du travail lui-même. Les menaces de la guerre, toujours prête à éclater, rendent inutiles et vaines toutes les améliorations des conditions de la vie sociale.

Si jadis on avait dit à l’homme que sans l’état il serait en butte aux attaques des malfaiteurs, des ennemis intérieurs ou extérieurs, qu’il aurait à se défendre seul contre tous, que sa vie serait menacée, que, par suite, il était avantageux pour lui de se soumettre à quelques privations pour éviter ces malheurs, l’homme pouvait y croire puisque le sacrifice qu’il faisait à l’état lui donnait l’espoir d’une vie tranquille dans un ordre de choses qui ne pouvait pas disparaître. Mais aujourd’hui que ses sacrifices ont décuplé et que les avantages qu’il pouvait en espérer ont disparu, il est naturel que chacun se demande si sa soumission à l’état n’est pas absolument inutile.

Mais ce n’est pas dans ce fait que réside la signification fatale du service militaire comme manifestation de la contradiction qu’enferme la conception sociale. La manifestation principale de cette contradiction consiste en ce que, avec le service obligatoire, tout citoyen devient le soutien de l’ordre de choses actuel et participe à tous les actes de l’état sans en reconnaître la légitimité.

Les gouvernements affirment que les armées sont nécessaires partout pour la défense extérieure. C’est faux. Elles sont nécessaires surtout contre les citoyens eux-mêmes, et chaque soldat participe malgré lui aux violences de l’état sur les citoyens.

Pour se convaincre de cette vérité il suffit de se rappeler ce qui se commet dans chaque état, au nom de l’ordre et de la tranquillité du peuple, et dont l’armée est toujours l’instrument. Toutes les querelles intestines de dynasties ou de partis, toutes les exécutions qui accompagnent ces troubles, toutes les répressions d’émeutes, toutes les interventions de la force armée pour dissiper les rassemblements ou empêcher les grèves, toutes les extorsions d’impôt, toutes les entraves à la liberté du travail, — tout cela est fait, ou directement à l’aide de l’armée, ou par la police appuyée par l’armée. Tout homme qui accomplit le service militaire, participe à toutes ces pressions qui parfois lui semblent douteuses, mais le plus souvent absolument contraires à sa conscience.

Ainsi des hommes se refusent à abandonner la terre qu’ils cultivent de père en fils depuis plusieurs générations, d’autres ne veulent pas circuler comme l’exige l’autorité, d’autres ne veulent pas payer d’impôts ; d’autres ne veulent pas reconnaître comme obligatoires des lois qu’ils n’ont pas faites ; d’autres ne veulent pas perdre leur nationalité, — et moi, remplissant le service militaire, je suis obligé d’aller attaquer ces gens-là ? Je ne puis pas, en prenant parti dans ces répressions, ne pas me demander si elles sont justes ou injustes, et si je dois concourir à leur exécution.

Le service universel est le dernier degré de la violence nécessaire au maintien de l’organisation sociale, c’est la limite extrême que puisse atteindre la soumission des sujets ; c’est la clef de voûte dont la chute déterminera celle de l’édifice tout entier.

Avec les abus grandissants des gouvernements et leur antagonisme, on en est arrivé à réclamer des sujets non seulement des sacrifices matériels, mais même des sacrifices moraux tels que chacun se demande : Puis-je obéir ? Au nom de qui dois-je faire des sacrifices ? — Ces sacrifices se demandent au nom de l’état. Au nom de l’état on me demande de sacrifier tout ce qui peut être cher à un homme : le bonheur, la famille, la sécurité, la dignité humaine. Mais qu’est donc cet état qui réclame des sacrifices si épouvantables ? En quoi nous est-il si nécessaire ?

L’état, nous dit-on, est nécessaire d’abord parce que, sans l’état, vous et moi, nous tous serions sans défense contre la violence des méchants ; ensuite parce que sans l’état nous serions restés sauvages et n’aurions eu ni religion, ni instruction, ni éducation, ni industrie, ni commerce, ni moyens de communication, ni autres institutions sociales, et enfin parce que sans l’état nous aurions couru le danger d’être conquis par les peuples voisins.

« Sans l’état, nous dit-on, nous aurions couru le danger de subir les violences des méchants dans notre propre patrie. »

Mais qui donc sont ces méchants, de la méchanceté et de la violence desquels nous préservent notre état et notre armée ? Il y a trois ou quatre siècles, quand nous étions fiers de nos talents militaires et de nos armes, quand tuer était une action glorieuse, il y avait des hommes de ce genre, mais aujourd’hui il n’y en a plus, et les hommes de notre temps ne portent plus d’armes, et chacun prêche des lois d’humanité, de pitié pour le prochain et désire ce que nous désirons : la possibilité d’une vie tranquille et stable. Cela veut dire qu’il n’y a plus de ces violents contre lesquels l’état doit nous protéger. Et si l’état doit nous défendre contre les hommes qui sont considérés comme criminels, nous savons que ce ne sont pas des hommes d’une autre nature, comme les bêtes féroces entre les brebis, mais des hommes comme nous tous, qui n’aiment pas plus que nous à commettre des crimes. Nous savons aujourd’hui que les menaces et les châtiments ne peuvent pas faire diminuer le nombre de ces hommes, et qu’il ne sera diminué que par le changement de milieu et l’influence morale. De sorte que la protection de l’état contre les violents, si elle était nécessaire il y a trois ou quatre siècles, ne l’est plus aujourd’hui. Maintenant c’est plutôt le contraire qui est vrai : l’action du gouvernement avec ses moyens cruels de coercition, en retard sur l’état de notre civilisation, tels que les prisons, les bagnes, la potence, la guillotine, concourt à la barbarie des mœurs bien plus qu’à leur adoucissement et, par suite, augmente plutôt qu’il ne diminue le nombre des violents.

« Sans l’état, nous dit-on, nous n’aurions eu ni religion, ni éducation, ni industrie, ni commerce, ni voies de communication, ni autres institutions sociales. »

Sans l’état, nous n’aurions pu organiser les institutions qui nous sont nécessaires à tous. Mais cet argument aurait pu avoir quelque valeur il y a aussi quelques siècles. S’il y a eu un temps où les hommes étaient si peu communicatifs, et où les moyens de se rapprocher et d’échanger des idées manquaient tellement qu’on ne pouvait s’accorder pour aucun effort commercial, industriel ou économique sans un centre d’état, ces obstacles ont disparu. Les voies de communication si largement développées et l’échange des idées ont fait que, pour la formation des sociétés, des corporations, des congrès, des institutions économiques et politiques, les hommes de notre temps non seulement peuvent se passer des gouvernements, mais le plus souvent sont gênés par l’état, qui les empêche plutôt qu’il ne les aide dans la réalisation de leurs projets.

Depuis la fin du siècle dernier, presque chaque pas en avant de l’humanité, au lieu d’être encouragé, a été entravé par les gouvernements. C’est ce qui est arrivé pour la suppression des peines corporelles, de la torture, de l’esclavage, ainsi que pour l’établissement de la liberté de la presse et de la liberté de réunion. Non seulement le gouvernement n’aide pas, mais il s’oppose à tout mouvement qui aboutirait à de nouvelles formes de la vie. La solution des questions ouvrières, agraires, politiques, religieuses, loin d’être encouragée, est empêchée par l’autorité gouvernementale.

« Sans l’état et le gouvernement, le peuple aurait été conquis par les peuples voisins. »

Inutile de répondre à cet argument, il porte sa réfutation en lui-même. Le gouvernement et son armée nous sont, dit-on, nécessaires pour nous défendre contre les peuples voisins qui pourraient nous soumettre : mais tout cela se dit par tous les gouvernements, chez toutes les nations, et cependant nous savons bien que tous les peuples de l’Europe exaltent les principes de la liberté et de la fraternité. Ils n’ont donc pas à se défendre les uns contre les autres. Mais, si on parle des barbares, la millième partie des troupes en ce moment sous les armes suffirait pour les tenir en respect. Nous voyons donc juste le contraire de ce qu’on nous dit. Non seulement l’exagération des forces militaires ne nous préserve pas des attaques de nos voisins, mais elle seule, au contraire, pourrait être le motif de ces attaques.

Cela fait que pour tout homme qui, par le service obligatoire, est amené à réfléchir sur le gouvernement au nom duquel on lui demande le sacrifice de son repos, de sa sécurité et de sa vie, il est clair que ce sacrifice n’est plus justifié par rien aujourd’hui.

Non seulement il est évident que les sacrifices demandés par le gouvernement n’ont en théorie aucune raison d’être, mais même pratiquement, c’est-à-dire devant les pénibles conditions dans lesquelles l’homme se trouve par la faute de l’état, chacun voit forcément que pour lui-même satisfaire aux exigences du gouvernement et se soumettre au service militaire est souvent bien plus désavantageux que ne le serait la rébellion.

Si la plupart préfèrent la soumission, ce n’est point après mûre réflexion sur le bien ou le mal qui peut en résulter, mais c’est parce qu’on est, pour ainsi dire, hypnotisé. En obéissant, les hommes se soumettent simplement aux ordres qu’on leur donne sans réfléchir et sans faire un effort de volonté. Pour ne pas obéir, il faut réfléchir avec indépendance, et c’est un effort dont tout le monde n’est pas capable. Mais, si on mettait de côté la signification morale de la soumission ou de la rébellion, et qu’on en pesât seulement les avantages matériels, on verrait que la rébellion est, en général, plus profitable que la soumission.

Qui que je sois, que j’appartienne à la classe aisée et oppressive ou à la classe ouvrière et opprimée, dans l’un ou dans l’autre cas les avantages de la rébellion seront plus grands que ceux de l’obéissance.

Si j’appartiens à la classe oppressive, la moins nombreuse, mon refus d’obéir au gouvernement aura pour inconvénient de me faire passer en jugement comme rebelle, et ce qui peut m’arriver de mieux, c’est qu’on m’acquitte, ou, comme on fait chez nous pour les ménonites, qu’on m’oblige à faire mon temps de service dans les travaux civils. Mais on peut me condamner à la déportation ou à l’emprisonnement pour deux ou trois ans (je parle des cas qui se sont produits en Russie), ou peut-être pour une durée plus longue. On peut même me condamner à mort, bien qu’une telle condamnation soit improbable. Voilà les inconvénients du refus d’obéir.

Les inconvénients de la soumission consistent en ceci : Dans le cas le plus favorable on ne m’enverra pas tuer des hommes, on ne me fera pas courir la chance d’être moi-même mutilé ou tué, mais on me soumettra à l’esclavage militaire. Je serai revêtu d’un uniforme de bouffon ; chacun de ceux qui ont un grade me commandera, depuis le caporal jusqu’au feld-maréchal ; chacun m’obligera à des contorsions du corps selon son plaisir, et, après m’avoir gardé de un à cinq ans, on me laissera pendant dix ans encore dans cette situation d’être à chaque instant rappelé pour exécuter les ordres que tous ces gens-là me donneront. Dans le cas moins favorable il arrivera que, en plus de cet esclavage, on m’enverra à la guerre où je serai obligé de tuer des hommes de pays étrangers qui ne m’ont rien fait, où je peux être estropié ou tué, ou envoyé à une mort certaine comme à Sébastopol, ou, ce qui est encore plus cruel, mené contre mes propres compatriotes et obligé de tuer mes frères, pour des intérêts dynastiques ou gouvernementaux qui me sont tout à fait étrangers. Tels sont les inconvénients respectifs.

Quant aux avantages de l’obéissance ou de la rébellion, les voici : Pour celui qui n’a pas refusé le service militaire, qui a passé par toutes ces humiliations, et accompli toutes ces cruautés, il peut, s’il n’est pas tué, recevoir sur son habit de bouffon des ornements rouges ou dorés ; il peut, dans le cas le plus heureux, commander à des centaines de mille hommes aussi abrutis que lui, et s’appeler feld-maréchal, et gagner beaucoup d’argent.

Pour l’insoumis, il aura pour avantages de garder sa dignité d’homme, d’être estimé des gens honorables et surtout d’avoir conscience d’accomplir une œuvre de Dieu, c’est-à-dire une œuvre utile aux hommes.

Tels sont les avantages et les inconvénients dans les deux cas pour un homme de la classe aisée et oppressive. Quant à l’homme de la classe ouvrière pauvre, les avantages et les inconvénients seront les mêmes, mais avec une notable augmentation des inconvénients ; en outre, en participant au service militaire, il raffermit par son appui l’oppression à laquelle il est soumis.

Mais ce n’est pas par des réflexions sur l’utilité plus ou moins grande de l’état auquel les hommes prêtent leur appui en participant au service militaire, et encore moins par des réflexions sur les avantages ou les désavantages de la soumission ou de la rébellion, qu’on peut résoudre la question de la nécessité d’un gouvernement. Cette question ne peut être résolue d’une manière définitive et sans appel que par la conscience de tout homme à qui elle se pose malgré lui avec le service militaire obligatoire.



CHAPITRE VIII

ACCEPTATION INÉVITABLE PAR LES HOMMES DE NOTRE MONDE DE LA DOCTRINE DE LA NON-RÉSISTANCE AU MAL.

On dit souvent que si le christianisme était une vérité, il aurait dû être accepté par tous les hommes dès son apparition et changer à ce moment même les conditions de la vie en l’améliorant. C’est comme si on disait que la graine, du moment qu’elle peut germer, doit donner à la fois la tige, la fleur et le fruit.

La doctrine du Christ n’est pas une jurisprudence qui, étant imposée par la violence, peut changer immédiatement la vie des hommes. C’est une nouvelle conception de la vie, plus haute que l’ancienne ; et une nouvelle conception de la vie ne peut pas être prescrite, elle ne peut qu’être librement assimilée. Et elle ne peut être librement assimilée que par deux voies : l’une intérieure, spirituelle, et l’autre extérieure, expérimentale.

Les uns — la minorité — par une sorte d’instinct prophétique, devinent immédiatement la vérité de la doctrine et la suivent. D’autres — le plus grand nombre — ne sont amenés à la vérité de la doctrine et à la nécessité de la suivre que par une longue voie d’erreurs, d’expériences et de souffrances.

C’est à cette nécessité de l’assimilation de la doctrine qu’a été amenée aujourd’hui, par la voie expérimentale extérieure, la majorité de l’humanité chrétienne.

On se demande parfois en quoi la corruption du christianisme, qui est encore aujourd’hui l’obstacle le plus grand à son acceptation dans sa signification véritable, pouvait être nécessaire. Et cependant c’est cette corruption du christianisme qui a amené les hommes dans la situation où ils se trouvent aujourd’hui et qui était précisément la condition nécessaire pour que la majorité puisse l’accepter dans sa signification véritable.

Si dès l’abord le christianisme pur avait été proposé, il n’aurait pas été accepté par le plus grand nombre, qui lui serait resté étranger comme lui sont étrangers aujourd’hui les peuples de l’Asie. L’ayant accepté dans sa forme corrompue, les hommes ont été soumis à son influence, sûre, quoique lente, et, par la longue voie d’erreurs et de souffrances qui en résultaient, ils sont arrivés aujourd’hui à la nécessité de se l’assimiler dans sa véritable signification.

La corruption du christianisme et son acceptation sous cette forme étaient aussi nécessaires, qu’il est nécessaire que la graine mise dans la terre y restât un certain temps cachée.

Le christianisme est une doctrine de vérité et en même temps une prophétie. Il y a dix-huit siècles, le Christ a révélé la véritable vie et a prédit en même temps ce que deviendrait l’existence des hommes si, ne se conformant pas à cet enseignement, ils continuaient à vivre sur les anciens principes.

En enseignant dans le Sermon sur la Montagne la doctrine qui doit guider les hommes, le Christ a dit :

« Quiconque entend donc ces paroles que je dis et les met en pratique, je le comparerai à l’homme prudent qui a bâti sa maison sur la roche ; et lorsque la pluie est tombée, et que les torrents sont venus, et que vents ont soufflé, et ont donné contre cette maison, elle n’est point tombée parce qu’elle était fondée sur la roche. Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les met point en pratique sera semblable à l’homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable ; et lorsque la pluie est tombée et que les vents ont soufflé et ont donné contre cette maison, elle est tombée, et sa ruine a été grande. » (Saint Mathieu, VII, 24 à 27.)

Et voilà que, après dix-huit siècles, la prophétie s’est accomplie. N’ayant pas suivi la doctrine du Christ, ne s’étant pas conformé à son précepte de non-résistance au mal, les hommes sont arrivés malgré eux à l’imminence de la ruine qu’il a prédite.

Les hommes croient souvent que la question de la non-résistance au mal par la violence est une question secondaire et qu’on peut négliger. Cependant elle est posée par la vie même devant tout homme qui pense, et elle réclame absolument une solution. Depuis que la doctrine du Christ a été enseignée, cette question est dans la vie sociale aussi importante que pour le voyageur parvenu à l’endroit où la route se bifurque, la question de savoir laquelle suivre des deux voies qui se présentent à lui. Il faut avancer et on ne peut pas dire : « Je n’y penserai pas et je continuerai à marcher comme je l’ai fait jusqu’ici. » Il y avait une route ; il y en a deux : il faut choisir.

De même on ne peut pas dire depuis que la doctrine du Christ est connue des hommes : « Je vivrai comme auparavant sans décider la question de la résistance ou de la non-résistance au mal par la violence. » Il faut absolument, à chaque lutte nouvelle, décider s’il faut ou non s’opposer par la violence à ce que l’on considère comme mal.

La question de la résistance ou de la non-résistance au mal est née lorsque s’est produite la première lutte entre les hommes, car toute lutte n’est autre chose que l’opposition par la violence à ce que chaque combattant considère comme un mal. Mais avant le Christ, les hommes ne s’étaient pas aperçus que la résistance par la violence à ce que chacun considère comme un mal, uniquement parce qu’il juge autrement que son adversaire, n’est qu’un des moyens de terminer la lutte et qu’il en existe un autre, celui qui consiste à ne pas s’opposer au mal par la violence.

Avant le Christ, les hommes ne voyaient que le premier moyen et agissaient en conséquence en s’efforçant de se convaincre et de convaincre les autres que ce qu’ils considéraient comme un mal était certainement un mal. Et dans ce but, depuis les temps les plus reculés, les hommes inventaient des définitions du mal qui étaient obligatoires pour tous, et ces définitions ont été imposées tantôt comme des lois reçues par une voie surnaturelle, tantôt comme des ordres d’hommes ou d’assemblées à qui l’on attribuait l’infaillibilité.

Des hommes employaient la violence contre d’autres et ils se persuadaient eux-mêmes et persuadaient les autres qu’ils employaient cette violence contre un mal reconnu tel par tous.

Ce moyen, dont pendant longtemps les hommes n’ont pas vu la supercherie, a été employé dès les temps les plus reculés, particulièrement par ceux qui s’étaient emparés du pouvoir. Mais, avec le progrès, plus les relations se multipliaient, plus il devenait évident que s’opposer par la violence à ce que chacun, de son côté, considère comme un mal, est irraisonnable ; que la lutte n’en est pas diminuée, et qu’aucune définition humaine ne peut pas faire que ce qui est considéré comme mal par les uns soit accepté de même par les autres.

Déjà à l’époque de la naissance du christianisme, à l’endroit où il est apparu pour la première fois, dans l’empire romain, il a été bien clair pour la majorité des hommes que ce que Néron ou Caligula regardaient comme mal ne pourrait être considéré comme tel par les autres. Déjà à cette époque on commençait à comprendre que les lois qu’on a fait passer pour divines ont été écrites par des hommes ; que les hommes ne sont pas infaillibles, de quelque autorité extérieure qu’ils soient investis, et que les hommes faillibles ne peuvent pas devenir infaillibles par ce seul fait qu’ils se réunissent en une assemblée à laquelle ils donnent le nom de sénat ou quelque autre analogue. Et c’est alors que le Christ enseignait sa doctrine qui consiste non seulement en ce fait qu’il ne faut pas s’opposer au mal par la violence, mais aussi dans une nouvelle conception de la vie dont l’application à la vie sociale aurait pour résultat de faire disparaître la lutte entre les hommes, non pas en soumettant une partie d’entre eux à des autorités, mais en défendant que les hommes, surtout ceux qui sont au pouvoir, n’emploient la violence contre personne, dans aucun cas.

Cette doctrine n’a été alors acceptée que par un très petit nombre de disciples. La majorité des hommes, et surtout ceux qui étaient au pouvoir, même après l’acceptation nominale du christianisme, ont continué à résister par la violence à ce qu’ils considéraient comme le mal. C’est ainsi que les choses ont continué à se passer sous les empereurs romains et bysantins, et plus tard encore.

L’insuffisance de la définition officielle du mal et de la résistance par la violence, déjà évidente dans les premiers siècles du christianisme, l’est devenue encore plus lors de la division de l’empire romain en plusieurs états d’égale force, et lors de leurs luttes entre eux et de leurs luttes intérieures.

Mais les hommes n’étaient pas préparés à accepter la solution du Christ et continuaient à employer l’ancien moyen de la définition du mal auquel il faut résister par des lois obligatoires pour tous et imposées par la force. Tantôt c’était le pape, tantôt l’empereur, tantôt le roi, tantôt un corps élu, tantôt tout le peuple qui décidait de ce qu’on doit considérer comme un mal et repousser par la violence. Mais à l’intérieur comme à l’extérieur de l’état, il se trouvait toujours des hommes qui ne reconnaissaient comme obligatoires ni les décrets qu’on faisait passer comme l’expression de la volonté divine, ni les lois humaines auxquelles on donnait un caractère sacré, ni les institutions qui devaient représenter la volonté du peuple ; des hommes qui considéraient comme un bien ce que les autorités existantes considéraient comme un mal, et qui luttaient contre le pouvoir.

Les hommes investis d’une autorité religieuse considéraient comme un mal ce que des hommes et des institutions, investis du pouvoir civil, considéraient comme un bien, et vice versa ; et la lutte devenait de plus en plus acharnée. Et plus les hommes employaient la violence, plus il devenait évident que ce moyen est inefficace, parce qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir une définition autorisée du mal et qui puisse être reconnue par tous.

Cela a continué ainsi pendant dix-huit siècles, et on est arrivé aujourd’hui à l’évidence complète qu’il ne peut y avoir de définition extérieure, obligatoire pour tous. On est arrivé à ne plus croire, non seulement à la possibilité de trouver cette définition, mais même à son utilité, et les hommes qui sont au pouvoir ne cherchent plus à démontrer que ce qu’ils considèrent comme un mal l’est réellement. Ce qu’ils considèrent comme mal, c’est ce qui ne leur plaît pas. Et les hommes soumis au pouvoir acceptent cette définition, non pas parce qu’ils la croient juste, mais parce qu’ils ne peuvent faire autrement. Ce n’est pas parce que c’est un bien nécessaire et utile aux hommes, et que le contraire serait un mal, mais c’est parce que ceux qui ont le pouvoir le veulent ainsi, que Nice est annexée à la France, l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, la Bohème à l’Autriche, que la Pologne a été démembrée, que l’Irlande et les Indes sont soumises à l’Angleterre, qu’on fait la guerre à la Chine, qu’on tue les Africains, que les Américains chassent les Chinois, que les Russes oppriment les Juifs, que les propriétaires ruraux accaparent la terre qu’ils ne cultivent pas, et les capitalistes le produit du travail des autres. On arrive donc à ce fait que les uns commettent des violences, non plus au nom de la résistance au mal, mais au nom de leur intérêt ou de leur caprice, et que d’autres subissent la violence, non parce qu’ils voient en elle, comme autrefois, un moyen de les défendre contre le mal, mais parce qu’ils ne peuvent l’éviter.

Si le Romain, l’homme du moyen âge, notre Russe tel que je l’ai connu il y a cinquante ans, étaient absolument convaincus que la violence du pouvoir était nécessaire pour les défendre contre le mal, que les impôts, les dîmes, le servage, la prison, le knout, la déportation, les exécutions, la soldatesque, les guerres sont une absolue nécessité, il est rare de trouver aujourd’hui un homme qui croie que toutes les violences qui se commettent défendent qui que ce soit contre le mal, et qui ne voie pas que la plupart des violences auxquelles il est soumis ou auxquelles il participe sont en elles-mêmes une grande et inutile calamité.

Il n’est pas un homme aujourd’hui qui ne voit combien il est inutile et injuste de prélever des impôts sur le peuple travailleur pour enrichir des fonctionnaires oisifs ; combien il est stupide d’infliger une punition à des hommes corrompus et faibles et de les déporter d’un lieu dans un autre, ou de les emprisonner, puisque étant assurés de l’existence et restant inoccupés, ils ne font que se corrompre et s’affaiblir davantage ; combien il est non seulement inutile et bête, mais encore véritablement insensé et cruel, de ruiner le peuple par des armements militaires, et de le décimer par des guerres qui ne peuvent avoir aucune explication, aucune justification. Et cependant ces violences continuent et elles sont encouragées par ceux mêmes qui voient leur inutilité, leur stupidité, leur cruauté, et qui en souffrent.

Les gouvernements de notre époque, les plus despotiques comme les plus libéraux, sont devenus ce qu’a si bien nommé Herzen : Gengis-Kan avec le télégraphe, c’est-à-dire une organisation de la violence n’ayant pour principe que l’arbitraire le plus grossier et profitant, pour la domination et l’oppression, de tous les perfectionnements que la science a créés pour la vie sociale pacifique des hommes libres et égaux.

Les gouvernements et les classes dirigeantes s’appuient aujourd’hui non pas sur le droit, ni même sur un semblant de justice, mais sur une organisation si ingénieuse, grâce aux progrès de la science, que tous les hommes sont pris dans un cercle de violence d’où ils n’ont aucune possibilité de sortir. Ce cercle est composé de quatre moyens d’action sur les hommes. Ces moyens sont liés entre eux comme les anneaux d’une chaîne.

Le premier moyen, le plus vieux, est l’intimidation. Il consiste à représenter le régime actuel (quel qu’il soit, la république la plus libérale ou la monarchie la plus despotique) comme quelque chose de sacré et d’immuable. Comme conséquence on punit des peines les plus cruelles toutes tentatives de changement. Ce moyen a été employé jadis, et on l’emploie aujourd’hui partout où il y a un gouvernement : en Russie contre ceux qu’on appelle des nihilistes, en Amérique contre les anarchistes, en France contre les impérialistes, les monarchistes, les communards et les anarchistes. Les chemins de fer, les télégraphes, les téléphones, la photographie et les procédés perfectionnés pour faire disparaître les hommes sans meurtre, en les enfermant à perpétuité dans des cellules isolées où, cachés de tous, ils meurent oubliés, et nombre d’autres inventions modernes dont se servent les gouvernements, leur donnent une telle force qu’une fois le pouvoir tombé entre certaines mains, avec la police ouverte ou secrète, l’administration et toute une armée de procureurs, de geôliers et de bourreaux pleins de zèle, il n’y a plus aucune possibilité de renverser le gouvernement, si fou, si cruel qu’il soit.

Le second moyen est la corruption. Il consiste à prendre au peuple ses richesses au moyen de l’impôt, et à les distribuer aux fonctionnaires, qui s’engagent en échange à maintenir et à augmenter l’oppression. Les fonctionnaires achetés, depuis les ministres jusqu’aux copistes, forment un filet infranchissable d’hommes liés par le même intérêt : vivre au détriment du peuple. Ils s’enrichissent d’autant plus qu’ils mettent plus de soumission dans l’exécution des ordres du gouvernement, toujours et partout, ne reculant devant aucun moyen, dans toutes les branches de l’activité, défendant par la parole et par l’action la violence gouvernementale sur laquelle est basé leur bien-être.

Le troisième moyen est ce que je ne puis appeler autrement que l’hypnotisation du peuple. Ce moyen consiste à arrêter le développement moral des hommes et, par diverses suggestions, les maintenir dans la conception surannée de la vie sur laquelle se base le pouvoir du gouvernement. Cette hypnotisation est organisée aujourd’hui de la façon la plus compliquée, et son influence se continue depuis l’enfance jusqu’à la mort. Cette hypnotisation commence dans les écoles obligatoires, créées dans ce but, où on inculque aux enfants des notions qui étaient celles de leurs ancêtres et qui sont en contradiction avec la conscience moderne de l’humanité. Dans les pays où il existe une religion d’état, on enseigne aux enfants des catéchismes stupides et blasphématoires, où se trouve indiquée comme un devoir la soumission aux autorités ; dans les pays républicains, on leur enseigne la superstition sauvage du patriotisme et la même prétendue obligation d’obéir aux pouvoirs. — Dans un âge plus avancé, cette hypnotisation se continue par l’encouragement des superstitions religieuses et patriotiques. La superstition religieuse est encouragée par la création, avec l’argent pris au peuple, de temples, de processions, de monuments, de fêtes, et cela à l’aide de la peinture, de l’architecture, de la musique, de l’encens qui enivre, et surtout par l’entretien du clergé dont la mission est d’abrutir les hommes et de les maintenir constamment dans cet état, à l’aide de l’enseignement, de la solennité des cérémonies, des sermons, et par son intervention dans la vie privée à la naissance, au mariage, à la mort. La superstition patriotique est encouragée par la création de fêtes nationales, de spectacles, de monuments, de solennités qui disposent les hommes à ne reconnaître de valeur qu’à leur peuple, de grandeur qu’à leur état et à ses gouvernants, et provoquent en eux l’hostilité et même la haine des autres peuples. Avec cela, les gouvernements despotiques défendent les livres et les discours qui éclairent le peuple, et tous les hommes qui peuvent le réveiller de sa torpeur sont déportés ou enfermés. En outre, tous les gouvernements sans exception cachent au peuple ce qui peut l’affranchir, et encouragent tout ce qui peut le corrompre, comme la littérature, qui maintient le peuple dans la barbarie des superstitions religieuses et patriotiques, les plaisirs sensuels : spectacles, cirques, théâtres, et comme aussi les moyens matériels d’abrutissement tels que le tabac, l’alcool, qui sont la principale source des recettes de l’état. La prostitution elle-même est encouragée, car non seulement elle est reconnue, mais même organisée par la plupart des gouvernements.

Le quatrième moyen consiste à choisir parmi tous les hommes liés et abrutis à l’aide des trois moyens précédents, un certain nombre d’individus pour en faire les instruments passifs de toutes les cruautés nécessaires au gouvernement. On arrive à les abrutir et à les rendre plus féroces encore en les choisissant parmi les adolescents lorsqu’ils n’ont pu se former encore une conception nette de la moralité, et en les isolant de toutes les conditions naturelles de la vie : le toit paternel, la famille, la ville natale, le travail utile. On les enferme ensemble dans des casernes, on les revêt d’habits particuliers, on les oblige par des cris, des tambours, de la musique, des objets miroitants, à faire journellement des exercices corporels inventés à cet effet, et on les amène par ces moyens à un état d’hypnotisme tel qu’ils cessent d’être des hommes et deviennent des machines sans raisonnement dociles à l’hypnotiseur. Ce sont ces hommes, jeunes et forts (aujourd’hui tous les jeunes gens grâce au service universel), qui, hypnotisés, armés et prêts à l’assassinat au premier ordre du gouvernement, constituent le quatrième et principal moyen d’oppression.

Par ce moyen, se ferme le cercle de la violence.

L’intimidation, la corruption, l’hypnotisation font des soldats ; les soldats donnent le pouvoir ; le pouvoir, l’argent, avec lequel on achète les fonctionnaires et on recrute les soldats.

C’est un cercle où tout s’enchaîne étroitement et d’où il est impossible de sortir par la violence.

Ceux qui croient possible de s’affranchir par la violence ou même d’améliorer seulement cette situation en renversant un gouvernement pour le remplacer par un autre à qui l’oppression ne sera plus nécessaire sont dans l’erreur et leurs efforts en ce sens, loin d’améliorer la situation, ne font que l’aggraver. Leurs tentatives fournissent au gouvernement un prétexte pour augmenter son pouvoir et son despotisme.

En admettant même que, par suite de circonstances particulièrement défavorables au gouvernement, il fût renversé par la force, comme cela a eu lieu en France en 1870, et que le pouvoir passât en d’autres mains, ce pouvoir ne pourrait être moins oppresseur, car, ayant à se défendre contre tous ses ennemis dépossédés et exaspérés, il serait obligé d’être encore plus despotique et plus cruel que l’ancien, comme cela a eu lieu pendant toutes les périodes révolutionnaires.

Si les socialistes et les communistes considèrent comme un mal l’organisation individualiste et capitaliste de la société, si les anarchistes considèrent comme un mal toute organisation gouvernementale, il y a des monarchistes, des conservateurs, des capitalistes qui considèrent comme un mal l’organisation socialiste ou communiste, et l’anarchie, et chacun de ces partis n’a d’autre moyen que la violence pour établir un régime à qui tous soient soumis. Quel que soit le parti qui triomphe, il lui faut, pour instituer un nouvel ordre de choses et conserver le pouvoir, employer non seulement tous les moyens de violence connus, mais en inventer de nouveaux. Les opprimés ne seront plus les mêmes ; l’oppression prendra des formes nouvelles, mais, loin de disparaître, elle deviendra plus cruelle parce que la lutte aura augmenté la haine entre les hommes.

La situation des chrétiens et surtout leur idéal le prouvent avec une évidence frappante.

Il ne reste aujourd’hui qu’un seul domaine qui ne soit pas accaparé par le pouvoir, c’est le domaine de la famille et de l’économie domestique, le champ de la vie privée et du travail ; mais, grâce au mouvement communiste et socialiste, il est envahi peu à peu par le gouvernement, de sorte que le travail et le repos, le gîte, le vêtement, la nourriture, si le désir des réformateurs se réalisait, ne tarderaient pas à être réglementés.

Toute la longue marche de la vie des nations chrétiennes pendant dix-huit siècles aboutit nécessairement à l’obligation de résoudre la question qu’elles avaient éludée de l’acceptation ou de la non-acceptation de la doctrine du Christ, et celle qui en résulte de la résistance ou de la non-résistance au mal par la violence ; mais avec cette différence qu’autrefois les hommes pouvaient l’accepter ou ne pas l’accepter, tandis qu’aujourd’hui cette solution est inévitable parce que, seule, elle peut les affranchir de l’esclavage dans lequel ils se sont pris eux-mêmes comme dans un filet.

Mais ce n’est pas seulement cette situation cruelle qui oblige les hommes à reconnaître la doctrine du Christ. La vérité de cette doctrine est devenue évidente à mesure qu’est devenue évidente la fausseté de l’organisation païenne.

Ce n’est pas pour rien que pendant dix-huit siècles les hommes les meilleurs de l’humanité chrétienne, comprenant la vérité de la doctrine, l’ont prêchée malgré toutes les menaces, toutes les privations, toutes les souffrances. Par leur martyre, ils gravaient la vérité de la doctrine dans le cœur des hommes.

Le christianisme pénétrait dans la conscience non seulement par la voie négative de la démonstration de l’impossibilité de la vie païenne, mais aussi par la simplification, la clarté, son affranchissement des superstitions qui s’y étaient mêlées, et sa propagation dans toutes les classes.

Dix-huit siècles de christianisme ne se sont pas écoulés sans avoir une influence sur les hommes qui l’ont accepté même d’une façon extérieure. Ces dix-huit siècles ont fait que, tout en continuant à vivre de la vie païenne qui ne correspond plus à l’âge de l’humanité, les hommes voient déjà nettement toute la misère de la situation et croient au fond de l’âme (ce n’est que parce qu’ils croient qu’ils vivent) que le salut est seulement dans l’observance de la doctrine chrétienne dans toute sa signification. Quand et comment obtiendra-t-on le salut ? Les opinions sont diverses selon le développement intellectuel et les préjugés de chaque milieu. Mais tout homme de notre société cultivée reconnaît que notre salut est dans la doctrine chrétienne. Les uns, parmi les croyants qui admettent le caractère divin de la doctrine, pensent que le salut viendra lorsque tous croiront au Christ dont la deuxième venue sera proche ; d’autres, qui reconnaissent également la divinité de la doctrine du Christ, croient que le salut viendra de l’église, qu’elle soumettra tous les hommes, leur inculquera les vertus chrétiennes, et transformera leur vie ; les troisièmes, qui ne reconnaissent pas le Christ pour Dieu, croient que le salut aura lieu à la suite du progrès lent et graduel qui remplacera peu à peu les principes de la vie païenne, par l’égalité, la liberté, la fraternité, c’est-à-dire les principes chrétiens ; les quatrièmes, qui ont foi dans la réorganisation sociale, croient que le salut arrivera lorsque, à la suite d’une révolution, les hommes seront obligés de vivre sous le régime de la communauté des biens, de l’absence de tout gouvernement, du travail collectif et non individuel, c’est-à-dire lorsqu’on aura réalisé un des côtés de la doctrine chrétienne. D’une façon ou d’une autre, tous les hommes de notre époque non seulement reconnaissent dans leur for intérieur l’insuffisance de l’ordre de choses actuel qui touche à sa fin, mais encore reconnaissent, souvent sans s’en douter et tout en se considérant comme adversaires du christianisme, que le salut n’est que dans l’application dans la vie de la doctrine chrétienne ou d’une partie de la doctrine dans sa véritable signification.

Le christianisme, comme l’a dit son fondateur, n’a pas pu se réaliser d’un coup pour la majorité, mais a dû croître lentement, comme un grand arbre sorti d’une petite graine. Et c’est ainsi qu’il a grandi et s’est développé jusqu’à ce jour, si ce n’est dans la réalité extérieure, du moins dans la conscience des hommes.

Aujourd’hui ce n’est plus seulement la minorité, celle qui a toujours compris la doctrine, qui en reconnaît la signification véritable, mais même toute la grande majorité, si loin du christianisme en apparence par sa vie sociale.

Voyez les mœurs des individus pris à part ; écoutez leur appréciation des faits, leur jugement sur les uns et les autres ; écoutez aussi les sermons et les discours publics, les enseignements que les parents et les éducateurs donnent à la jeunesse, et vous verrez que, si loin que soient les hommes, par leur vie sociale basée sur la violence, de la réalisation des vérités chrétiennes, dans la vie privée, ce qui est considéré comme bon, par tous sans exception, ce sont seulement les vertus chrétiennes, et comme mauvais, les vices antichrétiens. Ce sont ceux qui se consacrent avec abnégation au service de l’humanité qui sont considérés comme les meilleurs. Ce sont les égoïstes, ceux qui profitent du malheur des autres, qui sont considérés comme les plus mauvais. Si certains idéals non chrétiens existent encore, tels que la force, le courage, la richesse, ils sont déjà surannés et ne sont plus acceptés par tous, surtout par les meilleurs. Tandis que ceux qui sont universellement reconnus et obligatoires pour tous ne sont autres que les idéals chrétiens.

La situation de notre humanité chrétienne, si on pouvait la regarder du dehors avec la cruauté et toute la servilité des hommes, paraîtrait vraiment terrible. Mais, si on la regardait avec les yeux de la conscience, le spectacle serait tout autre.

Tout le mal de notre vie semble exister seulement parce qu’il existe depuis longtemps et parce que les hommes qui le commettent n’ont pas pu apprendre encore à ne plus le faire, car en réalité ils ne veulent pas le faire.

Tout ce mal semble avoir une cause indépendante de la conscience des hommes.

Si étrange et contradictoire que cela puisse paraître, tous les hommes de notre époque détestent ce même régime qu’ils soutiennent.

Je crois que c’est Max Muller qui raconte la surprise d’un Indien converti au christianisme dont il s’était assimilé l’essence, et, qui venu en Europe, y a vu comment vivaient les chrétiens. Il est resté stupéfait devant la réalité si complètement opposée à ce qu’il croyait trouver chez les peuples chrétiens.

Si nous ne nous étonnons pas de la contradiction qui existe entre nos croyances et les institutions et les mœurs, cela provient de ce que les influences qui cachent cette contradiction agissent aussi sur nous. Il suffit de regarder seulement notre vie au point de vue de cet Indien qui avait compris le christianisme dans sa signification véritable, de regarder en face cette barbarie sauvage dont notre vie est remplie, pour reculer de terreur devant les contradictions au milieu desquelles nous vivons sans nous en apercevoir.

Il suffit de se rappeler les préparatifs de guerre, les obusiers, les balles argentées, les torpilles… et la croix rouge ; les prisons cellulaires, les expériences d’électrocution… et le souci du bien-être des prisonniers ; l’activité philanthropique des riches… et leur vie qui produit les pauvres auxquels ils portent secours. Et ces contradictions ne proviennent pas, comme on pourrait le croire, de ce que les hommes feignent d’être chrétiens, alors qu’ils sont païens, mais de ce que les hommes sentent qu’il leur manque quelque chose, ou bien qu’il existe une force qui les empêche d’être ce qu’ils devraient et voudraient être. Les hommes de notre époque ne font pas semblant de haïr l’oppression, l’inégalité, la désunion, et toutes les cruautés envers les hommes et même envers les animaux ; non, ils détestent réellement tout cela, mais ils ne savent pas comment le faire disparaître, et ne se décident pas à abandonner ce qui maintient tout cela et qui leur paraît nécessaire.

En effet, demandez à chaque individu séparément s’il considère comme louable et digne d’un homme de notre temps d’avoir une occupation qui lui vaut un traitement hors de proportion avec son travail ; d’exiger du peuple — souvent misérable — des impôts destinés à payer des canons, des torpilles, des instruments de meurtre pour combattre des hommes avec lesquels nous voulons vivre en paix et qui le désirent également ; ou bien de consacrer toute sa vie, pour un traitement, à organiser la guerre ou à se préparer et préparer les autres à la tuerie. Demandez-lui encore s’il est louable et s’il est digne, s’il est propre à un chrétien d’avoir pour occupation rétribuée de saisir des malheureux égarés, souvent illettrés, ivrognes, sous prétexte qu’ils se sont appropriés le bien d’autrui, dans des proportions bien moindres que nous, ou parce qu’ils tuent d’une façon autre que celle qui nous est habituelle ; de les emprisonner, de les torturer, de les tuer pour cela. Est-il louable, est-il digne de l’homme et du chrétien, toujours pour de l’argent, d’enseigner au peuple, à la place du christianisme, de flagrantes superstitions, grossières et dangereuses ? Est-il louable et digne de l’homme de prendre pour son plaisir ce qui est nécessaire aux premiers besoins de son prochain, comme le font les grands propriétaires terriens ? ou bien de le forcer à un travail au-dessus de ses forces comme le font pour augmenter leurs richesses les propriétaires d’usines ou de fabriques ? ou de profiter du besoin des hommes pour augmenter ses richesses, comme le font les marchands ? Et chacun pris à part, et surtout si on parle d’un autre que lui, répondra non. Et cependant ce même homme qui voit toute l’ignominie de ces actes, qui n’y est forcé par personne, souvent sans profit matériel de traitement, pour la simple vanité puérile, pour un bibelot d’émail, un bout de ruban, un galon qu’on lui permettra de porter, s’engagera volontairement pour le service militaire, se fera juge d’instruction ou juge de paix, ministre, commissaire, archevêque ou bedeau, fonctions qui l’obligeront à commettre des actes dont il ne peut ignorer la honte et l’ignominie.

Je sais que beaucoup de ces hommes essayeront de prouver avec assurance que tout cela est non seulement légitime, mais même nécessaire. Ils diront pour leur défense que les autorités sont de Dieu, que les fonctions d’état sont nécessaires au bonheur de l’humanité, que la richesse n’est pas contraire au christianisme, qu’il a été dit au riche adolescent de ne donner son bien que dans le cas où il voudrait être parfait, que la distribution des richesses et le commerce doivent exister tels quels et profitent à tout le monde ; mais, malgré tous leurs efforts pour se tromper et tromper les autres, tous ces hommes savent que ce qu’ils font est contraire à ce qu’ils croient, à ce au nom de quoi ils vivent, et, dans leur for intérieur, lorsqu’ils restent seuls avec leur conscience, ils ont honte et souffrent du souvenir de leurs actions, surtout lorsque la vilenie leur en a été montrée. Qu’il professe ou non la divinité du Christ, l’homme de notre époque ne peut pas ignorer que participer soit comme souverain, soit comme ministre, préfet ou garde champêtre, à la vente de la dernière vache d’une pauvre famille pour satisfaire le fisc, et employer cet argent à l’achat de canons ou à des traitements ou des pensions de fonctionnaires oisifs et inutiles, vivant dans le luxe ; ou participer à l’emprisonnement d’un père de famille que nous avons nous-mêmes corrompu, et faire de sa famille des mendiants ; ou participer à des rapines et à des tueries de guerre ; ou participer à l’enseignement de superstitions barbares, iconolâtres, à la place de la loi du Christ ; ou bien s’emparer de la vache qui est entrée sur votre propriété et dont le maître ne possède pas de terre ; ou bien faire payer à un pauvre un objet le double de ce qu’il vaut par ce seul fait qu’il est pauvre : aucun homme ne peut ignorer que toutes ces actions sont mauvaises, honteuses.

Tous savent que ce qu’ils font est mauvais, et ils ne le feraient pour rien au monde s’ils pouvaient réagir contre les forces qui, en fermant leurs yeux sur la criminalité de ces actions, les entraînent à les commettre.

Rien, plus que le service universel, ne rend évidente la contradiction dont souffrent les hommes de notre époque ; c’est la dernière expression de la violence.

Si nous ne voyons pas cette contradiction, ce n’est pas parce que cet état d’armement universel est arrivé progressivement, insensiblement, et que les gouvernements disposent pour le maintenir de tous les moyens d’intimidation, de corruption, d’abrutissement et de violence. Cette contradiction nous est devenue si habituelle que nous ne voyons pas toute la stupidité et l’immoralité terrible des actions des hommes qui choisissent librement la profession de tueurs comme quelque chose d’honorable, ou de ces malheureux qui consentent à servir dans l’armée, ou même de ceux qui, dans les pays où le service obligatoire n’existe pas, abandonnent leur travail pour le recrutement des soldats et les préparatifs de la tuerie.

Tous sont des chrétiens ou des hommes qui professent l’humanité ou le libéralisme, et ils savent qu’en commettant ces actions ils participent aux assassinats les plus insensés, les plus inutiles et les plus cruels.

Bien plus, en Allemagne, le berceau du service obligatoire, Caprivi a exprimé ce que l’on cachait soigneusement, que les hommes qu’il faudra tuer ne sont pas seulement des étrangers, mais des nationaux : ces mêmes ouvriers qui fournissent le plus grand nombre de soldats. Et cet aveu n’a pas ouvert les yeux aux hommes et ne les a pas terrifiés ! Et après comme avant ils marchent comme des moutons et se soumettent à tout ce qu’on exige d’eux.

Mais il y a mieux encore, l’empereur d’Allemagne a récemment expliqué avec plus de précision la mission du soldat, en remerciant et en récompensant un soldat qui avait tué un prisonnier sans défense qui essayait de fuir. En récompensant une action toujours considérée comme vile et infâme, même par les hommes placés au plus bas échelon de la moralité, Guillaume II a montré que le devoir principal et le plus apprécié du soldat est d’être bourreau, et non pas comme un bourreau professionnel qui ne tue que des criminels condamnés, mais bourreau de tous les innocents que le chef ordonne de tuer.

Mais ce n’est pas tout encore. En 1892, le même Guillaume, l’enfant terrible du pouvoir qui dit tout haut ce que les autres se contentent de penser, parlant à quelques soldats, a publiquement dit ce qui suit, reproduit le lendemain par des milliers de journaux :

« Conscrits ! a-t-il dit, devant l’autel et le serviteur de Dieu, vous m’avez juré fidélité ! Vous êtes encore trop jeunes pour comprendre toute l’importance de ce qui a été dit ici, mais souciez-vous avant tout d’obéir aux ordres et aux instructions qui vous seront donnés. Vous me l’avez juré, enfants de ma garde ; vous êtes donc à présent mes soldats, vous m’appartenez donc corps et âmes. Il n’existe aujourd’hui pour vous qu’un ennemi, c’est celui qui est mon ennemi. Avec les menées socialistes actuelles, il pourrait arriver que je vous ordonne de tirer sur vos propres parents, sur vos frères, même sur vos pères, sur vos mères (que Dieu nous en préserve !) ; même alors vous devriez obéir à mes ordres sans hésiter. »

Cet homme exprime tout ce que les gouvernants intelligents pensent, mais cachent soigneusement. Il dit ouvertement que ceux qui servent dans l’armée sont à son service et doivent être prêts, pour son profit, à tuer leurs frères et leurs pères.

Par les paroles les plus brutales, il exprime franchement tout l’horrible du crime auquel se préparent les hommes qui servent dans l’armée, tout l’abîme d’humiliation dans lequel ils sont précipités en promettant obéissance.

Comme un hypnotiseur hardi, il expérimente le degré d’insensibilité de l’hypnotisé. Il lui applique à la peau un fer rouge ; la peau fume et grésille, mais l’endormi ne se réveille pas.

Cet homme, malade, misérable, ivre de pouvoir, offense par ces paroles tout ce qui peut être sacré pour l’homme moderne, et les chrétiens, les libres penseurs, les hommes instruits, tous, loin de s’indigner de cette offense, ne la remarquent même pas. La dernière, la plus extrême épreuve est proposée aux hommes, dans sa forme la plus grossière. Ils ne remarquent même pas que c’est une épreuve, qu’ils ont un choix à faire ; il leur semble qu’ils n’ont qu’à se soumettre docilement. On croirait que ces paroles insensées qui offensent tout ce que l’homme a de sacré devraient l’indigner ; mais non. Tous les jeunes gens de toute l’Europe sont soumis chaque année à cette épreuve, et, sauf de rares exceptions, ils renient tout ce qu’il y a de sacré et acceptent volontiers la perspective de tirer sur leurs frères ou sur leurs pères pour obéir à l’ordre du premier fou venu, accoutré d’une livrée à galons rouges ou or.

Un sauvage quelconque a toujours quelque chose de sacré pour lequel il est prêt à souffrir. Où donc est ce quelque chose de sacré pour l’homme moderne ? On lui dit : « Tu vas être mon serf, et cette servitude t’obligera à tuer même ton propre frère, — et lui, parfois très instruit, tend tranquillement son cou au harnais. On le revêt d’un accoutrement grotesque, on lui ordonne de sauter, de faire des grimaces, de saluer, de tuer, et il accomplit tout avec docilité. Et, quand on le libère, il retourne, comme si de rien n’était, à son ancienne vie et continue à parler de la dignité de l’homme, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité !

« Mais que faire ? demande-t-on parfois avec une perplexité sincère. Si tout le monde refusait le service, je comprends encore, mais seul, je ne ferais que souffrir sans utilité pour personne. »

Et c’est vrai ; l’homme de la conception sociale de la vie ne peut pas refuser. Le but de sa vie est son propre bonheur. Pour lui personnellement il vaut mieux se soumettre, et il se soumet.

Quoi qu’on lui fasse, quelque souffrance, quelque humiliation qu’il ait à subir, il se soumettra, car seul il ne peut rien, puisqu’il n’a pas de principe au nom duquel il pourrait s’opposer seul à la violence. Et s’unir, ils ne le peuvent ; ils en sont empêchés par ceux qui les dirigent.

On dit souvent que l’invention de terribles armes de guerre finira par rendre la guerre impossible. C’est faux. De même qu’on peut augmenter les moyens d’extermination, de même on peut augmenter les moyens de soumettre les hommes de la conception sociale. Qu’on les tue par milliers, par millions, qu’on les mette en pièces, ils iront quand même à la boucherie comme un bétail stupide. On fera marcher les uns en les fustigeant, et les autres en leur permettant de porter des bouts de rubans et des galons.

Et c’est avec une société ainsi composée d’hommes abrutis jusqu’à promettre de tuer leurs propres parents, que des hommes publics — conservateurs, libéraux, socialistes, anarchistes — voudraient constituer une société rationnelle et morale. Comme avec des poutres tordues et pourries il est impossible de construire une maison, de quelque façon qu’on les pose, de même avec ces hommes on ne peut pas organiser une société morale et rationnelle. Ils ne peuvent former qu’un troupeau dirigé par les cris et le fouet du berger. C’est ce qui a lieu.

Et voilà que, d’une part, les hommes qui se disent chrétiens, qui sont partisans de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, sont prêts, au nom de la liberté, à une soumission des plus humiliantes, des plus serviles ; au nom de l’égalité, à diviser les hommes d’après les seuls indices extérieurs et illusoires, en classes supérieures et inférieures, en alliés et ennemis, et au nom de la fraternité à tuer leurs frères[12].

La contradiction entre la conscience et la vie, et, par suite, le dédoublement de notre existence sont arrivés à leur extrême limite. L’organisation de la société basée sur la violence, qui avait pour but d’assurer la vie familiale et sociale, a conduit les hommes à la complète négation et à l’anéantissement de ces avantages.

La première partie de la prophétie a été accomplie par une suite de générations qui n’ont pas accepté la doctrine évangélique, et leurs descendants sont arrivés aujourd’hui à la nécessité absolue d’expérimenter la justesse de la deuxième partie.


CHAPITRE IX

L’ACCEPTATION DE LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DE LA VIE PRÉSERVE LES HOMMES DES MALHEURS DE NOTRE VIE PAÏENNE.

La situation des nations chrétiennes à notre époque est aussi pénible qu’à l’époque païenne. Sous bien des rapports et particulièrement au point de vue de l’oppression, elle est même plus cruelle.

Mais entre la situation des hommes de l’ancien temps et celle des hommes d’aujourd’hui il y a la même différence qu’entre les plantes des derniers jours de l’automne et celles des premiers jours du printemps. Là, dans la nature automnale, la décrépitude apparente correspond au déclin réel intérieur ; ici, au printemps, elle est en contradiction sensible avec l’état d’animation intérieure et de passage à une nouvelle forme de vie.

La même chose se produit pour la ressemblance toute extérieure de la vie païenne et de la vie d’aujourd’hui : l’état moral des hommes est absolument différent. Là, le régime de servitude et de cruauté était en parfait accord avec la conscience des hommes et tout pas en avant augmentait cet accord ; ici ce régime est en complète contradiction avec la conscience chrétienne et chaque pas en avant ne fait qu’augmenter cette contradiction.

Des souffrances inutiles en résultent. Cela ressemble à un accouchement laborieux : tout est prêt pour une nouvelle vie, mais elle tarde à paraître.

La situation semble sans issue, et le serait réellement si l’homme n’était pas capable, par une conception plus haute de la vie, de s’affranchir des liens qui semblent le tenir solidement.

Et cette conception est celle du christianisme, indiquée il y a dix-huit siècles.

Il suffirait à l’homme de s’assimiler cette conception pour voir tomber d’elles-mêmes les chaînes qui lui semblent si fortes, et pour se sentir tout à coup complètement libre, comme l’oiseau qui prend son vol pour la première fois.

On parle d’affranchir l’église de la tutelle de l’état, de donner la liberté aux chrétiens. Il y a là un étrange malentendu. La liberté ne peut être accordée ni enlevée aux chrétiens : elle est leur propriété inaliénable ; et si on parle de la donner ou de la reprendre, il s’agit évidemment non des véritables chrétiens, mais de ceux qui ne le sont que de nom. Le chrétien ne peut pas ne pas être libre parce que rien ni personne ne peut arrêter ou même ralentir sa marche vers le but qu’il s’est fixé.

Pour se sentir affranchi de tout pouvoir humain, il suffirait à l’homme de concevoir sa vie selon la doctrine du Christ, c’est-à-dire de comprendre que sa vie n’appartient ni à lui-même, ni à sa famille, ni à sa patrie, mais seulement à Celui qui la lui a donnée ; et qu’il doit, par suite, observer non pas la loi de sa personnalité, de sa famille ou de sa patrie, mais la loi que rien ne limite, de Celui dont il est issu. Il lui suffirait de comprendre que le but de toute la vie est d’observer la loi de Dieu pour que devant cette loi, qui tient lieu de toutes les autres, toutes les lois humaines perdissent leur caractère obligatoire.

Le chrétien s’affranchit donc de tout pouvoir humain par ce fait qu’il regarde la loi de l’amour, innée en tout homme et rendue consciente par le Christ, comme l’unique guide de la vie. Il peut être en butte à la violence, privé de sa liberté matérielle, dominé par ses passions (celui qui commet le péché est l’esclave du péché), mais il ne peut pas ne pas être libre, il ne peut pas être forcé, par quelque danger ou par quelque menace, de commettre une action contraire à sa conscience. Il ne peut y être forcé parce que les privations et les souffrances, qui sont si puissantes contre les hommes de la conception sociale de la vie, n’ont sur lui aucune action. Les privations et les souffrances qui enlèvent aux hommes de la conception sociale le bonheur pour lequel ils vivent, loin de compromettre celui du chrétien qui réside dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, le rendent au contraire plus intense, puisqu’il souffre pour Dieu.

C’est pourquoi le chrétien ne peut pas accomplir les commandements de la loi extérieure lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec la loi divine de l’amour, comme cela a lieu pour les exigences des gouvernements, et ne peut même pas se soumettre à qui que ce soit ou à quoi que ce soit, et reconnaître aucune sujétion.

La promesse de sujétion à quelque gouvernement que ce soit — cet acte qui est considéré comme la base de la vie sociale — est la négation absolue du christianisme, car promettre d’avance d’être soumis aux lois élaborées par les hommes, c’est trahir le christianisme, qui ne reconnaît, pour toutes les occasions de la vie, que la seule loi divine de l’amour.

Lors de l’ancienne conception, on pouvait promettre d’accomplir la volonté du pouvoir sans enfreindre celle de Dieu qui consistait en la circoncision, l’observation du jour du sabbat, l’abstention de certaines nourritures. L’une ne contredisait pas l’autre. C’est par là que la religion chrétienne se distingue de celles qui l’ont précédée. Elle ne demande pas à l’homme certains actes négatifs extérieurs, mais elle le place vis-à-vis de ses semblables dans une autre position dont peuvent résulter des actes fort divers, qu’on ne saurait définir d’avance. C’est pourquoi le chrétien ne peut pas promettre d’accomplir une volonté étrangère sans savoir en quoi elle consistera, ni obéir aux lois humaines changeantes, ni promettre de faire ou de ne pas faire quelque chose dans un temps donné, parce qu’il ignore à quel moment la loi chrétienne de l’amour pour laquelle il vit, lui demandera quelque chose et ce qu’elle lui demandera. Par cette promesse le chrétien déclarerait que la loi de Dieu n’est plus la seule loi de sa vie.

Le chrétien qui promettrait d’obéir aux lois humaines serait comme un ouvrier qui, entrant au service d’un patron, promettrait en même temps d’obéir aux ordres d’étrangers. On ne peut pas servir deux maîtres à la fois.

Le chrétien s’affranchit du pouvoir humain par ce fait qu’il reconnaît seulement la volonté de Dieu. Et cet affranchissement s’accomplit sans luttes, non pas par la destruction des formes actuelles de la vie, mais par la modification de la conception de la vie. Cet affranchissement se produit parce que le chrétien, soumis à la loi de l’amour qui lui a été révélée par le Maître, considère toute violence comme inutile et coupable, et aussi parce que les privations et les souffrances, qui maîtrisent l’homme social, ne sont pour lui que les conditions inévitables de l’existence et qu’il les supporte patiemment, sans révolte, comme les maladies, la famine et les autres calamités.

Le chrétien agit selon la prophétie appliquée à son Maître : « Il ne contestera point, et ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places. Il ne rompra pas tout à fait le roseau froissé et il n’éteindra pas le lumignon qui fume encore, jusqu’à ce qu’il ait rendu la justice victorieuse. » (Saint Mathieu, XII, 19-20.)

Le chrétien ne se dispute avec personne, n’attaque personne, n’emploie la violence contre personne. Au contraire, il supporte la violence avec résignation et s’affranchit ainsi lui-même et affranchit le monde de tout pouvoir extérieur.

« Apprenez la vérité et la vérité vous rendra libres. » S’il y avait un doute que le christianisme fût une vérité, la liberté complète, sans restriction, qu’éprouve l’homme dès qu’il s’assimile la conception chrétienne de la vie, serait une preuve indiscutable de sa vérité.

Les hommes, dans leur état actuel, ressemblent à un essaim suspendu à une branche. Sa situation est provisoire et doit absolument être changée. Il faut qu’il s’envole et cherche une autre habitation. Chaque abeille le sait et désire modifier cette situation, mais elles sont attachées les unes aux autres et ne peuvent s’envoler toutes ensemble, et l’essaim reste suspendu. Il semblerait qu’il n’y a pas d’issue pour les abeilles, pas plus que pour les hommes qui sont pris dans le filet de la conception sociale. Il n’y en aurait pas, en effet, pour les abeilles si chacune n’était pourvue d’ailes ; il n’y en aurait pas pour les hommes si chacun n’était doué de la faculté de s’assimiler la conception chrétienne.

Si aucune abeille ne prenait son vol sans attendre les autres, l’essaim ne changerait jamais de place ; et si l’homme qui s’est assimilé la conception chrétienne ne vivait pas suivant cette conception, jamais l’humanité ne changerait de situation. Mais, comme il suffit qu’une abeille ouvre les ailes et s’envole pour qu’une deuxième, une troisième, une dixième, une centième la suivent, et que tout l’essaim s’enlève librement, de même il suffirait à un seul homme de vivre selon l’enseignement du Christ, pour qu’un deuxième, un troisième, un centième suivent son exemple et que disparaisse ce cercle vicieux de la vie sociale où l’on ne voyait pas d’issue.

Mais les hommes trouvent ce moyen trop long et en cherchent un autre qui puisse les affranchir tous d’un seul coup. C’est comme si les abeilles trouvaient que c’est trop long de se détacher une à une et voulaient que l’essaim tout entier prît son vol d’un seul coup. Mais c’est impossible et tant que la première, la deuxième, la troisième, la centième n’auront pas déployé leurs ailes et ne se seront pas envolées, tout l’essaim sera immobilisé. Tant que chaque chrétien ne vivra pas isolément selon sa doctrine, les nouvelles formes de la vie ne s’établiront pas.

Un des phénomènes étonnants de notre époque, c’est que la propagande de la servitude faite par les gouvernements qui en ont besoin est faite également par les partisans des théories sociales, qui se considèrent comme les apôtres de la liberté.

Ces hommes annoncent que l’amélioration des conditions de la vie, que l’accord de la réalité et de la conscience se fera non par suite des efforts personnels d’individus isolés, mais par une réorganisation violente de la société, qui se produira d’elle-même, on ignore comment. Ils nous disent que nous ne devons pas marcher vers le but sur nos propres jambes, mais qu’il nous faut attendre qu’on introduise sous nos pieds une sorte de parquet mouvant qui nous portera où nous devons aller. C’est pourquoi nous devons demeurer sur place et tendre tous nos efforts vers la création de ce plancher imaginaire.

Au point de vue économique, on soutient une théorie qui peut se formuler ainsi : « Pire cela est, mieux cela vaut. » On dit que plus il y aura concentration des capitaux et, par suite, plus grande sera l’oppression des travailleurs, et plus proche sera l’affranchissement. Tout effort personnel pour s’affranchir de l’oppression du capital est donc inutile. Au point de vue politique, on prêche que plus grand sera le pouvoir de l’état, qui doit s’emparer du domaine encore libre de la vie familiale, mieux cela vaudra ; c’est pourquoi il faut appeler l’intervention du gouvernement dans la vie familiale. Au point de vue de la politique internationale, on affirme que l’augmentation des moyens de destruction conduira à la nécessité du désarmement au moyen de congrès, de tribunaux d’arbitrage, etc. Et, chose étrange, l’inertie des hommes est telle qu’ils adoptent ces théories, quoique toute la marche de la vie, tout pas en avant prouve leur fausseté.

Les hommes souffrent de l’oppression et on leur conseille de rechercher, pour améliorer leur situation, des moyens généraux qui seront appliqués par le pouvoir, auquel ils doivent continuer à se soumettre. Il est bien évident cependant qu’on ne ferait ainsi qu’augmenter la force du pouvoir et l’intensité de l’oppression. Aucune des erreurs des hommes ne les éloigne autant du but qu’ils poursuivent. Ils font toutes sortes de tentatives et inventent toutes sortes de moyens compliqués pour changer la situation, mais ne font pas ce qui serait le plus nécessaire, n’emploient pas le moyen le plus simple qui consiste à ne pas faire ce qui crée cette situation.

On m’a conté l’histoire d’un commissaire de police audacieux qui, arrivant dans un village où les paysans s’étaient révoltés et où des troupes étaient appelées, eut l’idée de réprimer la rébellion à la Nicolas Ier, seul, par sa seule influence personnelle. Il donna l’ordre d’amener quelques charretées de roseaux et, s’étant enfermé dans une grange avec les moujiks, il les terrifia tellement par ses imprécations qu’il les obligea à se fustiger mutuellement. Cette exécution continua jusqu’au moment où un jeune nigaud refusa de se laisser faire et conseilla aux autres de résister. Alors seulement le supplice cessa et le commissaire dut s’enfuir.

Ce sont ces conseils d’un petit nigaud que les hommes ne se décident pas à suivre. Ils continuent à se fustiger eux-mêmes et déclarent que c’est là le dernier mot de la sagesse humaine.

Est-il un exemple plus frappant d’exécution volontaire que la docilité avec laquelle les hommes de notre temps se soumettent à des fonctions qui les réduisent à l’esclavage et, particulièrement, au service obligatoire ? Les hommes se mettent eux-mêmes sous le joug : ils en souffrent, mais ils croient que cela doit être ainsi et que cela n’empêchera pas l’affranchissement de l’humanité, qui se prépare quelque part, on ne sait comment et malgré l’oppression toujours grandissante.

En effet, l’homme moderne quel qu’il soit (je ne parle pas du véritable chrétien), instruit ou ignorant, croyant ou athée, riche ou pauvre, marié ou célibataire, vit occupé de sa besogne ou de ses plaisirs, consommant le fruit de son travail ou celui du travail d’autrui, redoutant la gêne et les privations, la haine et les souffrances. Il vit ainsi, tranquillement. Tout à coup des individus pénètrent chez lui et lui disent : « 1o Promets et jure que tu nous obéiras servilement en tout ce que nous t’ordonnerons, et que tu considéreras comme vérités indiscutables tout ce que nous imaginerons et déciderons et que nous appellerons lois : 2o donne-nous une partie du produit de ton travail pour que, avec cet argent, nous te maintenions en servitude et t’empêchions de résister à nos ordres par la violence ; 3o choisis, élis ou fais-toi élire comme prétendu participant au gouvernement, en sachant bien que l’administration s’effectuera indépendamment des discours stupides que tu prononceras dans des assemblées d’hommes tels que toi, et qu’elle ne sera faite que d’après la volonté de ceux qui ont en mains la force armée ; 4o viens à certaines époques au tribunal et participe à toutes les cruautés insensées que nous commettons sur des hommes égarés ou corrompus par nous-mêmes, sous forme d’emprisonnement, de réclusion et d’exécutions ; 5o enfin et par-dessus tout, en si bons rapports que tu te trouves avec les hommes des autres nations, aussitôt que nous te l’ordonnerons, considère-les comme tes ennemis et concours personnellement ou par un mercenaire à les ruiner, les faire prisonniers, les tuer, hommes, femmes, enfants, vieillards, peut-être même tes compatriotes et jusqu’à tes parents s’il le faut. »

Que pourrait répondre tout homme sensé ?

« Mais pourquoi le ferais-je ? devrait-il dire, semble-t-il, pourquoi promettrais-je d’obéir aujourd’hui à Salisbury, demain à Gladstone ; aujourd’hui à Boulanger, demain à une chambre composée d’hommes semblables à Boulanger ; aujourd’hui à Pierre III, demain à Catherine II, après-demain à l’imposteur Pougatchev ; aujourd’hui au roi fou de Bavière, demain à Guillaume ? Pourquoi promettrais-je d’obéir à des hommes notoirement mauvais ou légers, ou qui ne me sont pas connus du tout ? Pourquoi, sous forme d’impôt, leur abandonnerais-je le produit de mon travail, sachant que cet argent sert à acheter des fonctionnaires, à construire des prisons et des églises, à entretenir l’armée, et à d’autres mauvaises choses destinées à m’opprimer ? Pourquoi irais-je me battre de verges moi-même ? Pourquoi, perdant mon temps, m’aveuglant moi-même et attribuant aux violents un semblant de légitimité, participerais-je aux élections, et me figurerais-je participer à l’administration, lorsque je sais pertinemment que l’administration de l’état est entre les mains de ceux qui disposent de l’armée ? Pourquoi participerais-je au châtiment d’hommes égarés, sachant, si je suis chrétien, que la loi de vengeance est remplacée par la loi d’amour, et, si je suis un homme instruit, que le châtiment n’améliore pas les hommes, mais au contraire les rend plus mauvais ? Pourquoi irais-je, en personne ou par un remplaçant, tuer et dépouiller en m’exposant moi-même au danger de la lutte, simplement parce que les clefs du temple de Jérusalem sont chez tel ou tel archevêque, ou que tel Allemand, et non pas tel autre, doit être prince en Bulgarie, ou que les phoques sont chassés par les pêcheurs anglais et non par les pêcheurs américains ? Et surtout pourquoi irais-je, moi-même ou par une force armée payée par moi, aider à l’oppression et à l’assassinat de mes frères ou de mon père ? Tout cela m’est inutile, nuisible, et tout cela est la conséquence d’un principe immoral et vil. Si vous me dites que sans tout cela j’aurais à supporter des violences, il me paraît bien certain d’abord que rien n’est plus cruel que ce que je subis en vous obéissant ; ensuite il est évident qu’il n’y aurait personne pour nous flageller si nous ne le faisions nous-mêmes. Puisque le gouvernement, ce sont des souverains, des ministres, des fonctionnaires, armés de plumes, qui ne peuvent, par eux-mêmes, m’obliger à rien, comme le commissaire pour les moujiks, ce ne sont pas eux qui me traîneront de force devant un tribunal, en prison, à l’échafaud, mais bien des hommes tels que moi, dans la même situation et à qui il est aussi désagréable qu’à moi d’être fustigés. Il est donc probable que, si je leur ouvre les yeux sur notre position, non seulement ils ne commettront pas de violences sur moi, mais au contraire ils suivront mon exemple.

Mais, en supposant que je dusse souffrir pour ce motif, alors même il me serait plus avantageux d’être déporté ou emprisonné en défendant le bon sens et le bien, que de souffrir pour l’imbécillité et le mal qui doivent disparaître demain, sinon aujourd’hui.

Il semblerait que, à défaut de sentiment religieux ou moral, le simple raisonnement et le calcul devraient amener tout homme à agir ainsi. Eh bien, non. Les hommes de la conception sociale trouvent qu’il est inutile et même nuisible d’agir ainsi pour s’affranchir de l’esclavage, et que, comme les moujiks de tout à l’heure, nous devons continuer à nous fustiger les uns les autres, en nous consolant par ce fait que nous bavardons dans des assemblées et dans des réunions, que nous formons des associations ouvrières, que nous fêtons le 1er mai, que nous complotons et que, en cachette, nous tirons la langue au gouvernement qui nous fouette.

Rien ne s’oppose autant à l’affranchissement des hommes que cet égarement incompréhensible. Au lieu de pousser chaque homme à s’affranchir lui-même, en changeant sa conception de la vie, on cherche un moyen général extérieur, et on ne fait que s’enchaîner plus étroitement. C’est comme si, pour faire du feu, on voulait disposer les morceaux de charbon de façon à ce qu’ils s’allument tous à la fois.

Cependant il devient de plus en plus évident que l’affranchissement des hommes se produira précisément par l’affranchissement de chaque individu. Cet affranchissement d’individus isolés, au nom de la conception chrétienne, phénomène autrefois très rare et qui passait inaperçu, est devenu beaucoup plus fréquent en ces dernières années, et bien plus dangereux pour le pouvoir.

S’il arrivait, dans l’ancien temps, à l’époque romaine, qu’un chrétien eût à refuser de participer aux sacrifices ou de s’incliner devant les empereurs ou les idoles, ou, au moyen âge, de se prosterner devant les icônes ou de reconnaître le pouvoir du pape, ces cas étaient exceptionnels : l’homme pouvait être placé dans la nécessité de confesser sa foi, mais il pouvait aussi achever sa vie sans avoir été mis une seule fois dans cette obligation.

Aujourd’hui, tous les hommes sans exception sont soumis à ces épreuves de la foi. Ils doivent participer aux cruautés de la vie païenne, ou s’y refuser. En outre, dans les temps anciens, le refus de se prosterner devant les dieux, les icônes ou le pape n’était pas d’une importance considérable pour l’État, car le nombre des croyants ou des incrédules ne pouvait influer sur sa puissance. Tandis qu’aujourd’hui le refus de satisfaire aux exigences antichrétiennes des gouvernements menace leur pouvoir dans son principe même puisqu’il est basé sur ces exigences.

La marche de la vie a amené les gouvernements à une situation telle que pour se maintenir ils doivent demander aux hommes des actes qui sont en désaccord avec la véritable doctrine chrétienne. Voilà pourquoi tout vrai chrétien compromet l’existence de l’organisation sociale actuelle et doit amener infailliblement l’affranchissement de tous.

Quelle importance peut-on attribuer au refus de quelques dizaines de fous, comme on les appelle, de prêter serment au gouvernement, de payer l’impôt, de participer à la justice et de servir dans l’armée ? On punit ces gens, on les déporte, et la vie continue sa marche comme auparavant. Cependant, ce sont ces faits qui, plus que toute autre chose, compromettent le pouvoir et préparent l’affranchissement des hommes. Ce sont les abeilles isolées, détachées les premières de l’essaim, qui voltigent autour, attendant, ce qui ne peut tarder, que tout l’essaim se détache peu à peu. Et les gouvernements le savent et redoutent ces exemples plus que tous les socialistes, communistes et anarchistes, avec leurs complots et leur dynamite.

Un nouveau règne commence : il est de règle que tout les sujets prêtent serment au nouveau souverain. À cet effet, on les réunit tous dans les églises. Et voici qu’un homme à Perm, un autre à Toula, un troisième, à Moscou, un quatrième à Kalouga, déclarent se refuser à prêter serment, et tous les quatre, sans s’être donné le mot, expliquent leur refus de la même façon, à savoir que, selon la loi chrétienne, il est défendu de jurer et que, même si le serment était permis, ils ne pourraient pas, selon l’esprit de cette loi, promettre d’accomplir les mauvaises actions qu’on leur demande dans la formule du serment, telles que : dénoncer quiconque compromettrait les intérêts du gouvernement, défendre ce dernier par les armes et attaquer ses ennemis. On les fait venir devant les commissaires, les prêtres, les gouverneurs ; on essaye de leur faire entendre raison, on les prie, on les menace, on les punit, mais ils restent inébranlables et ne prêtent pas serment. Ainsi, au milieu de millions d’hommes qui ont prêté serment, vivent quelques hommes qui ne l’ont pas fait.

Et si on leur demande : « Comment donc, vous n’avez pas prêté serment ?

— Non, nous n’avons pas prêté serment.

— Et rien ne vous est arrivé ?

— Rien. »

Tous les sujets sont obligés de payer l’impôt et tous le payent. Mais un homme à Kharkov, un autre à Tver, un troisième à Samara, refusent tous pour le même motif. L’un dit qu’il ne payera que lorsqu’on lui aura dit à quoi est destiné l’argent qu’on lui demande. Si c’est pour de bonnes actions, il donnera de lui-même et plus qu’on ne lui demande. Si c’est pour de mauvaises actions, il ne donnera rien volontairement, car, selon la loi du Christ qu’il professe, il ne peut pas concourir à faire le mal. En d’autres termes, les autres disent la même chose. À ceux qui possèdent quelque chose, on le leur prend par force ; ceux qui n’ont rien, on les laisse tranquilles.

— Alors, tu n’as pas payé l’impôt ?

— Non.

— Et rien ne t’est arrivé ?

— Rien.

On a établi des passeports. Tous ceux qui quittent le lieu de leur résidence sont obligés de s’en munir et de payer des droits à cet effet. Tout à coup, de divers endroits, apparaissent des hommes qui refusent de se servir de passeports et de payer les droits, affirmant que c’est inutile et qu’on ne doit pas dépendre d’un gouvernement établi seulement sur la violence. Ici encore les autorités sont impuissantes. On emprisonne ces hommes, mais on les relâche ensuite et ils vivent sans passeports.

Tous les paysans sont obligés de remplir des fonctions de police : centenier, dizainier, etc. Mais, à Kharkov, un paysan refuse de remplir cette fonction, donnant pour motif que la loi chrétienne qu’il professe défend de garrotter, d’emprisonner, de conduire d’un lieu à un autre qui que ce soit. Le même fait se reproduit à Tver, à Tambov. On injurie ces paysans, on les frappe, on les emprisonne, mais ils tiennent bon et ne vont pas à l’encontre de leur foi. Et on cesse de les choisir comme centeniers, et de nouveau « rien ».

Tous les citoyens doivent participer à la justice comme jurés. Et voici que des gens appartenant aux classes les plus diverses, des carrossiers, des professeurs, des négociants, des moujiks, des nobles, refusent ces fonctions en se basant, comme s’ils s’étaient donné le mot, non sur des motifs reconnus par la loi, mais sur ce que le tribunal lui-même, selon leur croyance, est illégitime, antichrétien et ne doit pas exister. On leur applique des amendes en tâchant de ne pas leur laisser exprimer publiquement les motifs de leur refus, et on les remplace par d’autres. On procède de même avec ceux qui, pour la même raison, refusent d’être témoins. Ici encore « rien ».

Tous les jeunes gens de 21 ans sont obligés de tirer au sort. Tout à coup un jeune homme à Moscou, un autre à Tver, un troisième à Kharkov, un quatrième à Kiev, comme s’ils s’étaient entendus, se présentent au bureau de recrutement et déclarent ne vouloir ni prêter serment ni servir, parce qu’ils sont chrétiens.

Voici un des premiers cas que je connaisse bien personnellement, de ces refus, qui deviennent de plus en plus fréquents[13]. Un jeune homme d’une instruction moyenne refuse le service, à la mairie de Moscou. On ne prête pas attention à ses paroles et on lui demande comme aux autres de prononcer le serment. Il refuse en indiquant l’endroit exact de l’Évangile qui défend de jurer. De nouveau on ne prête aucune attention à ce qu’il dit et on exige qu’il se conforme à la règle, mais il refuse. Alors on le regarde comme un sectaire qui comprend mal le christianisme, c’est-à-dire d’une autre manière que ne le comprennent les prêtres payés par l’état. On l’envoie donc aux prêtres. Ceux-ci le catéchisent, mais leurs exhortations à nier le Christ au nom du Christ sont sans effet sur le jeune homme et on l’incorpore dans l’armée en le signalant comme incorrigible. Il continue à ne pas prêter serment et refuse ouvertement d’accomplir les devoirs militaires.

Ce cas n’est pas prévu par la loi. Il n’est pas possible de tolérer qu’on ne se soumette pas aux ordres de l’autorité, mais il n’est pas possible non plus de ranger ce cas parmi les insubordinations ordinaires. Après conciliabule, les autorités militaires, pour se débarrasser de ce garçon gênant, se décident à le reconnaître comme révolutionnaire et l’envoient sous escorte à la police secrète. Les policiers et les gendarmes l’interrogent, mais rien de tout ce qu’il dit ne peut être rangé dans aucune catégorie des crimes qui sont dans leurs attributions, et il est impossible de l’accuser d’aucun acte révolutionnaire, puisqu’il déclare qu’il ne veut rien détruire, mais qu’au contraire il condamne toute violence. D’ailleurs il ne cache pas ses opinions et cherche plutôt l’occasion de les formuler ouvertement. Et les gendarmes, bien que la légalité ne les gêne guère, ne trouvant aucun motif d’accusation, le rendent comme le clergé aux autorités militaires. Les chefs se consultent de nouveau et décident d’inscrire et d’enrégimenter le jeune homme quoiqu’il n’ait pas prêté serment. On l’habille et on le dirige sous escorte vers l’endroit où se trouve le détachement auquel on le destine. De nouveau le chef de ce détachement lui demande l’accomplissement des devoirs militaires, et de nouveau il s’y refuse et, devant les autres soldats, déclare qu’il ne peut pas, comme chrétien, se préparer au meurtre, défendu déjà par la loi de Moïse.

Cet incident s’est produit dans une ville de province. Il provoque l’intérêt et même la sympathie non seulement chez les personnes étrangères à l’armée, mais encore chez les officiers ; aussi les chefs hésitent à employer les mesures disciplinaires appliquées ordinairement contre l’insubordination. Pour la forme cependant on met le jeune homme en prison et on écrit à l’administration militaire supérieure pour demander des instructions. Au point de vue officiel, le refus de servir dans l’armée, à laquelle appartient le tsar lui-même, et qui est bénie par l’église, est une folie. On écrit donc de Pétersbourg que, selon toutes probabilités, le jeune homme ayant probablement perdu la raison, il faut, sans employer la rigueur contre lui, l’envoyer examiner et soigner dans une maison de fous. On l’y envoie dans l’espoir qu’il y restera longtemps comme, il y a dix ans, cela est arrivé, à Tver, à un autre jeune homme qui a refusé le service, et qu’on a torturé, dans la maison des aliénés, jusqu’à ce qu’il se soit soumis. Mais ce moyen ne réussit pas toujours. Les médecins examinent le jeune homme, s’intéressent à son cas et finalement, ne trouvant en lui aucun symptôme d’aliénation mentale, le renvoient aux autorités militaires. On l’incorpore, en ayant l’air de ne pas se rappeler son refus ni les motifs qu’il en a donnés. On l’envoie de nouveau à l’exercice et, de nouveau, devant les autres soldats, il s’y refuse en invoquant les mêmes raisons.

L’affaire attire de plus en plus l’attention aussi bien des soldats que des habitants de la ville. On écrit de nouveau à Pétersbourg et on reçoit cette fois l’ordre de verser le récalcitrant dans l’armée qui occupe les régions frontières d’Asie, armée sur le pied de guerre, où on peut fusiller pour le refus d’obéir, et où ce genre d’affaires passe inaperçu, car, dans ces pays lointains, il y a très peu de Russes et de chrétiens, mais beaucoup de mahométans et d’idolâtres. C’est ce qu’on fait. On envoie le jeune homme dans l’armée de la région transcaucasienne, en compagnie de criminels et sous le commandement d’un chef connu pour sa sévérité.

Pendant toutes ces pérégrinations le malheureux est traité grossièrement, on lui fait subir le froid, la faim, la malpropreté, en un mot on lui fait souffrir le martyre. Mais toutes ses souffrances n’ébranlent pas sa résolution. Au Transcaucase, lorsqu’on l’envoie comme sentinelle, de nouveau il refuse d’obéir. Il ne refuse pas d’aller se poster, mais il refuse de prendre le fusil en déclarant que dans aucun cas il n’emploiera la violence contre personne. Comme tout cela a d’autres soldats pour témoins, il est impossible de laisser cette désobéissance impunie. On fait passer le jeune homme en jugement pour insubordination, et on le condamne à deux ans d’emprisonnement militaire. De nouveau, on l’envoie par étapes, avec de vulgaires criminels, au Caucase où on l’emprisonne en le livrant au pouvoir discrétionnaire du geôlier. On le martyrise pendant dix-huit mois, mais il reste inébranlable dans sa résolution de ne pas porter les armes, et il en fait connaître la raison à tous ceux qui l’entourent. À la fin de la deuxième année, on le remet en liberté, et, pour s’en débarrasser le plus tôt possible, on le libère avant le terme, en comptant contrairement à la loi, comme temps de service, les années passées en prison.

Les mêmes faits se sont produits en différents endroits de la Russie et, toujours, l’action du gouvernement a été aussi timide, hésitante et secrète. Certains de ces insoumis sont envoyés dans des maisons de fous ; d’autres sont attachés aux bureaux militaires ; d’autres sont envoyés en service en Sibérie ; d’autres sont incorporés parmi les forestiers ; d’autres sont enfermés en prison ou frappés d’amendes. En ce moment encore plusieurs d’entre eux sont en prison, non pas pour avoir nié le droit du gouvernement, mais pour n’avoir pas obéi aux ordres de leurs chefs militaires. Ainsi, récemment, un officier de réserve, qui n’a pas indiqué le lieu de son habitation et qui a déclaré ne vouloir plus servir dans l’armée, a été puni, pour désobéissance aux autorités, d’une amende de 30 roubles, qu’il a d’ailleurs refusé de payer de bon gré. Tout récemment encore quelques recrues et soldats, qui ont refusé de prendre part aux exercices et de s’armer, ont été mis à la salle de police pour insubordination.

Ces cas de refus d’accomplir les ordres du gouvernement contraires au christianisme se produisent en ces derniers temps, non seulement en Russie, mais encore partout ailleurs. Ainsi je sais qu’en Serbie les membres de la secte appelée Nazoren refusent constamment le service militaire, et le gouvernement lutte vainement avec eux depuis plusieurs années en les emprisonnant. En 1885, il y a eu cent trente de ces refus. Je sais qu’en Suisse ont été enfermés, depuis 1890, dans le fort de Chillon nombre d’hommes, pour refus de service militaire, qui cependant sont restés fermes dans leurs résolutions. Le même refus s’est produit en Suède et les coupables ont été même emprisonnés, et le gouvernement a soigneusement caché ces cas au peuple. Il y a eu aussi des cas semblables en Prusse. Je sais qu’un sous-officier de la garde a déclaré, à Berlin, en 1891, que, comme chrétien, il ne pouvait continuer à servir ; et malgré les exhortations, les menaces et les punitions, il s’est obstiné dans sa résolution. En France, dans le Midi, s’est créée en ces derniers temps une communauté qui porte le nom de Hinschist (ces renseignements sont empruntés au Peace Herald, juillet 1891) dont les membres refusent le service militaire en se basant sur les principes chrétiens. Au début on les incorporait dans le service des ambulances, mais aujourd’hui, à mesure que le cas devient plus fréquent, ils sont punis pour insubordination, et, malgré cela, ils refusent toujours de porter les armes.

Les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs bombes, leurs émeutes, leurs révolutions, sont loin d’être aussi dangereux pour les gouvernements que ces hommes isolés, qui proclament de tous côtés leurs refus en se basant sur la même doctrine connue de tous.

Tout gouvernement sait comment et avec quoi se défendre contre des révolutionnaires ; aussi ne craint-il pas ses ennemis extérieurs. Mais que peut-il faire contre les hommes qui démontrent l’inutilité et même le mal de toute autorité, qui ne combattent pas le gouvernement, mais simplement l’ignorent, peuvent s’en passer, et, par conséquent, refusent d’y participer.

Les révolutionnaires disent : « L’organisation sociale actuelle pèche par cela et par cela qu’il faudrait supprimer et remplacer par ceci et ceci. » Le chrétien, lui, dit : « Je ne m’occupe pas de l’organisation sociale, j’ignore si elle est bonne ou mauvaise, et je ne veux pas la détruire, précisément parce que je ne sais pas si elle est bonne ou mauvaise ; mais, pour le même motif, je ne veux pas non plus la soutenir ; — et non seulement je ne le veux pas, mais je ne le peux pas, parce que ce qu’on me demande est contraire à ma conscience. Or toutes les obligations du citoyen sont contraires à la conscience du chrétien, et le serment, et les impôts, et la justice, et l’armée ; et c’est sur ces obligations que se base tout le pouvoir de l’état.

Les ennemis révolutionnaires luttent extérieurement contre le gouvernement, tandis que les chrétiens, sans lutte, détruisent intérieurement tous les principes sur lesquels est basé l’état.

Dans le peuple russe, où, surtout depuis Pierre Ier, la protestation du christianisme contre l’état n’a jamais cessé ; dans le peuple russe où l’organisation sociale est telle que les hommes s’en vont par communautés en Turquie, en Chine, dans des contrées inhabitées et que, loin de sentir la nécessité d’un gouvernement, ils l’envisagent toujours comme une charge inutile qu’on supporte seulement, qu’il soit turc, russe ou chinois ; dans le peuple russe l’affranchissement chrétien de la soumission au gouvernement se produit en ces derniers temps par cas isolés de plus en plus fréquents. Ces manifestations sont d’autant plus dangereuses pour le gouvernement que les manifestants appartiennent souvent aux classes moyennes et supérieures et qu’ils expliquent leur refus, non plus par une religion mystique et sectaire comme autrefois, en l’accompagnant de pratiques superstitieuses et fanatiques, ainsi que le font les « suicidés par le feu » ou les bégouny, mais le motivent en s’appuyant sur les vérités les plus simples, comprises et reconnues de tous.

Ainsi on refuse de payer l’impôt, parce qu’il est employé à des actes de violence. On refuse de prêter serment, parce que promettre d’obéir aux autorités, c’est-à-dire à des hommes qui emploient la violence, est contraire au sens de la doctrine chrétienne, et que, dans tous les cas, c’est défendu par l’Évangile. On refuse les fonctions de police, parce qu’il est interdit au chrétien d’employer la violence contre ses frères. On refuse de participer à la justice, parce qu’elle accomplit la loi de la vengeance, inconciliable avec la loi du pardon et de l’amour chrétien. On refuse le service militaire, parce que le chrétien ne doit pas tuer.

Tous ces motifs de refus sont si justes que, si autoritaires que soient les gouvernements, ils ne peuvent pas punir à cause de cela ouvertement. Pour le faire, il faut nier absolument la raison et le bien et les gouvernements affirment, au contraire, que leur pouvoir se base précisément sur la raison et sur le bien.

Que peuvent faire les gouvernements contre ces insoumis ?

En effet, ils peuvent exécuter, emprisonner et déporter à perpétuité tous ceux qui désirent les renverser par la force ; ils peuvent couvrir d’or et acheter les individus dont ils ont besoin ; ils peuvent soumettre à leur pouvoir des millions d’hommes armés, prêts à tuer tous leurs ennemis. Mais que peuvent-ils contre des hommes qui, ne voulant rien détruire ni créer, n’ont qu’un seul désir, ne faire rien qui soit contraire à la loi du Christ, et refusent, pour ce motif, de remplir les obligations les plus élémentaires et, par suite, les plus nécessaires aux gouvernements ?

Si c’étaient des révolutionnaires prêchant et pratiquant la violence et l’assassinat, la répression serait facile : une partie pourrait être achetée ; une autre, trompée ; une autre, terrifiée ; et ceux auprès de qui aucun de ces moyens ne réussirait, on les ferait passer pour des criminels, ennemis de la société, on les emprisonnerait, on les exécuterait, et la foule approuverait. Si c’étaient des fanatiques, appartenant à quelque secte particulière, il serait facile, grâce aux superstitions qui sont mêlées à leur doctrine, de réfuter en même temps la vérité qu’elle contient. Mais que faire avec des hommes qui ne prêchent ni révolution ni quelque dogme religieux particulier, mais qui refusent, simplement parce qu’ils ne veulent faire de mal à personne, le serment, l’impôt, la participation à la justice, le service militaire, obligations qui sont la base de l’état actuel ? Que peut-on leur faire ? Les acheter est impossible, le risque même qu’ils courent volontairement démontre leur désintéressement. Les tromper en leur affirmant que cela est ordonné par Dieu est également impossible, car leur refus est basé sur la loi de Dieu, nette et indiscutable, professée également par ceux qui veulent forcer ces hommes à agir contrairement à son esprit. Les effrayer par des menaces est encore moins possible, car les privations et les souffrances qu’ils subiront ne feront qu’augmenter leur désir de suivre la loi divine qui dit d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes et de ne pas craindre ceux qui peuvent tuer le corps, mais de craindre ceux qui peuvent tuer le corps et l’âme. Les emprisonner à perpétuité ou les exécuter est également impossible : ces hommes ont un passé, des amis ; leur façon de penser et d’agir est connue, tout le monde sait qu’ils sont bons et doux, et on ne peut pas les faire passer pour des criminels qu’il faut supprimer dans l’intérêt de la société. Et l’exécution d’hommes reconnus par tous comme bons ferait naître des défenseurs, des commentateurs de l’insoumission. Et il suffirait que les causes de l’insoumission soient expliquées pour qu’il devienne évident pour tous que ces causes sont justes et que tous doivent suivre leur exemple.

Devant l’insoumission des chrétiens les gouvernements sont désarmés. Ils voient que la prédiction du christianisme se réalise, que les liens des enchaînés tombent, que les esclaves secouent le joug, et que cet affranchissement doit infailliblement être la ruine des oppresseurs ; ils le voient et savent que leurs jours sont comptés et ils ne peuvent rien faire. Tout ce qu’ils peuvent pour leur salut, ce n’est que retarder l’heure de leur perte. C’est ce qu’ils font, mais leur situation est quand même désespérée. Elle est semblable à celle du conquérant qui voudrait conserver la ville incendiée par ses propres habitants. À peine éteindrait-il le feu d’un côté qu’il s’allumerait des deux autres.

Les foyers sont rares encore, mais ils se réuniront en un incendie qui, né d’une étincelle, ne s’arrêtera que lorsqu’il aura tout consumé.

La situation des gouvernements devant les hommes qui professent le christianisme est si précaire qu’il s’en faut de bien peu que ne s’effondre leur pouvoir, élevé par tant de siècles et si solide en apparence. Et c’est alors que l’homme social vient prêcher qu’il est inutile et même nuisible et immoral de s’affranchir isolément !

Des gens veulent détourner une rivière. Ils ont longtemps travaillé pour lui creuser un nouveau lit, mais enfin il ne reste plus qu’à lui donner issue. Encore quelques coups de pioche, et l’eau, jaillissant avec force, se débarrassera elle-même des derniers obstacles. Mais à ce moment arrivent d’autres hommes qui trouvent le procédé mauvais et déclarent qu’il vaut mieux construire au-dessus du fleuve une machine au moyen de laquelle on puisse élever l’eau et la faire passer d’un côté à l’autre.

Mais les choses sont trop avancées.

Les gouvernants sentent déjà leur impuissance et leur faiblesse, et déjà les hommes de la conception chrétienne se réveillent de leur torpeur et commencent à sentir leur force.

« J’ai apporté le feu sur la terre, a dit le Christ ; combien je languis après le moment où il s’allumera ! »

Ce feu commence à s’allumer.



CHAPITRE X

inutilité de la violence gouvernementale pour supprimer le mal. — le progrès moral de l’humanité s’accomplit non seulement par la connaissance de la vérité, mais encore par l’établissement de l’opinion publique.

Le christianisme dans sa véritable signification détruit l’état. C’est ainsi qu’il fut compris dès le début et c’est pourquoi le Christ a été crucifié. Il a été compris ainsi de tout temps par les hommes que ne liait pas la nécessité de justifier l’état chrétien. Ce n’est qu’à partir du moment où les chefs d’état ont accepté le christianisme nominal extérieur qu’on a commencé à inventer les théories subtiles d’après lesquelles on peut concilier le christianisme avec l’état. Mais, pour tout homme sincère de notre époque, il ne peut pas ne pas être évident que le véritable christianisme — la doctrine de la résignation, du pardon, de l’amour — ne peut pas se concilier avec l’état, avec son despotisme, sa violence, sa justice cruelle et ses guerres. Non seulement le véritable christianisme ne permet pas de reconnaître l’état, mais il en détruit les principes mêmes.

Mais, s’il en est ainsi, s’il est vrai que le christianisme est inconciliable avec l’état, une question se pose tout naturellement : Qu’est-ce qui est plus nécessaire pour le bien de l’humanité, qu’est-ce qui lui assure le plus de bonheur ? Est-ce l’organisation gouvernementale ou le christianisme ?

Les uns disent que l’état est plus nécessaire ; que la destruction du régime gouvernemental amènerait celle de tout ce qui a été acquis jusqu’ici par l’humanité ; que l’état a été et est toujours l’unique forme sous laquelle l’humanité peut se développer, et que tous les abus peuvent être corrigés sans la destruction d’une organisation dont ils sont indépendants et qui permet à l’homme de progresser et d’arriver au plus haut degré de bien-être. Et ceux qui pensent ainsi appuient leur opinion sur des arguments philosophiques, historiques et même religieux qui leur semblent irréfutables.

Mais il y a des hommes qui croient le contraire, c’est-à-dire que, puisqu’il y a eu un temps où l’humanité vivait sans gouvernement, ce régime est donc temporaire, qu’un temps viendra où les hommes auront besoin d’une organisation nouvelle et que ce temps est arrivé. Et ceux qui pensent ainsi donnent à l’appui de leur opinion des arguments philosophiques, historiques ou religieux qui leur semblent irréfutables.

On peut écrire des volumes entiers en faveur de la première thèse (ils sont déjà écrits depuis longtemps et on en écrit encore), mais on peut également écrire beaucoup contre (ce qui, quoique plus récemment, a été fait, et d’une façon magistrale).

Et on ne peut pas prouver, comme cherchent à le faire les défenseurs de l’état, que la destruction de l’organisation actuelle amènerait un chaos social : le brigandage, l’assassinat, la ruine de toutes les institutions et le retour de l’humanité à la barbarie. On ne peut pas prouver non plus, comme cherchent à le faire les adversaires de l’état, que les hommes sont déjà devenus assez sages et assez bons, qu’ils ne volent ni ne tuent, qu’ils préfèrent les relations pacifiques à la haine ; que d’eux-mêmes, sans l’aide de l’état, ils créeront tout ce qui leur sera nécessaire, et que, par suite, l’état, loin d’y aider, sous le prétexte de donner aux hommes la sécurité, produit sur eux une influence nuisible et démoralisatrice. On ne peut prouver par un raisonnement abstrait ni l’une ni l’autre de ces thèses. Encore moins peut-on les démontrer par l’expérience, car il s’agit tout d’abord de savoir s’il faut la tenter ou non.

La question de savoir si le temps de renversement de l’état est arrivé ou non serait donc insoluble, s’il n’existait pas un autre moyen de la résoudre avec certitude.

Les poussins sont-ils assez développés pour qu’on éloigne la couveuse et qu’on les laisse sortir des œufs, ou est-il encore trop tôt ? C’est une question qu’ils décideront eux-mêmes lorsque ne pouvant plus tenir dans la coquille ils la briseront à coups de bec et en sortiront.

De même le temps est-il arrivé ou non pour les hommes de détruire la forme gouvernementale et de la remplacer par une nouvelle ? Si l’homme, par suite de la conscience supérieure qui est née en lui, ne peut plus accomplir les exigences de l’état, s’il ne peut plus s’y enfermer et en même temps n’a plus besoin de la protection de l’état, la question est résolue par les hommes eux-mêmes qui ont déjà dépassé la forme de l’état et qui en sont sortis comme le poussin est sorti de l’œuf, dans lequel aucune force au monde ne pourrait le faire rentrer.

« Il est fort possible que l’état ait été nécessaire et le soit encore aujourd’hui, pour tous les avantages que vous lui reconnaissez, » dit l’homme qui s’est assimilé la conception chrétienne de la vie. « Je sais seulement que pour moi, d’une part, je n’ai plus besoin de l’état, et, d’autre part, je ne peux plus commettre les actions qui sont nécessaires à son existence. Organisez-vous comme vous l’entendrez, moi je ne puis démontrer ni la nécessité ni l’inutilité de l’état, mais je sais ce dont j’ai besoin et ce qui m’est inutile, ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire. Je n’ai pas besoin de m’isoler des hommes des autres nations, c’est pourquoi je ne puis pas reconnaître appartenir exclusivement à une nation quelconque et je refuse toute sujétion ; je sais que je n’ai pas besoin de toutes les institutions gouvernementales actuelles, c’est pourquoi je ne puis, en privant les hommes qui ont besoin de mon travail, le donner sous forme d’impôt au profit de ces institutions ; je sais que moi je n’ai pas besoin ni d’administration, ni de tribunaux basés sur la violence, c’est pourquoi je ne peux participer ni à l’administration ni à la justice ; je sais que moi je n’ai pas besoin d’attaquer les hommes des autres nations, de les tuer, ni de me défendre contre eux les armes à la main, c’est pourquoi je ne puis participer à la guerre ni m’y préparer. Il est fort possible qu’il se trouve des hommes qui considèrent tout cela comme nécessaire, je ne peux pas y contredire ; je sais seulement, mais d’une façon absolue, que je n’en ai pas besoin. Et je n’en ai pas besoin non pas parce que moi, ma personnalité le veut, mais parce que ne le veut pas Celui qui m’a donné la vie et la loi indiscutable pour me guider dans cette vie.

Quelques arguments qu’on invoque en faveur du pouvoir de l’état, dont la suppression pourrait provoquer des malheurs, les hommes déjà sortis de la forme gouvernementale ne peuvent plus y rentrer, pas plus que les poussins ne peuvent rentrer dans la coquille dont ils sont sortis.

« Mais même dans ce cas, disent les défenseurs de l’ordre de choses actuel, la suppression de la violence gouvernementale ne serait possible et désirable que si tous les hommes devenaient chrétiens ; tant que cela n’est pas, tant qu’il existe des hommes qui se disent chrétiens et ne le sont pas, des méchants, prêts pour la satisfaction de leurs passions, à faire du mal aux autres, la suppression du gouvernement, loin d’être un bien pour les autres hommes, ne pourrait qu’augmenter leur misère. La suppression de la forme gouvernementale ne sera pas désirable, non seulement tant qu’il n’existera qu’une minorité de véritables chrétiens, mais même lorsque tous le seront et que, parmi eux ou autour d’eux, chez les autres nations, il y aura encore des non-chrétiens, car ces derniers voleraient, violenteraient, tueraient impunément les chrétiens et rendraient leur vie misérable. Il arriverait que les mauvais domineraient impunément les bons. C’est pourquoi l’état ne doit pas être supprimé jusqu’au jour où tous les hommes méchants et rapaces auront disparu. Et comme cela ne peut être, sinon jamais, du moins de longtemps encore, le pouvoir gouvernemental, malgré les tentatives isolées d’affranchissement, doit être maintenu pour la plupart des hommes. »

Ainsi donc, d’après les défenseurs de l’état, sans le pouvoir gouvernemental les mauvais violenteraient les bons et les domineraient ; tandis qu’aujourd’hui il permet aux bons de maîtriser les méchants.

Mais, en l’affirmant, les défenseurs de l’ordre de choses actuel décident d’avance l’indiscutabilité du principe qu’ils veulent prouver. En disant que sans le pouvoir gouvernemental les méchants domineraient les bons, ils considèrent comme démontré que les bons sont ceux qui aujourd’hui sont au pouvoir, et les méchants ceux qui se soumettent. Mais c’est justement cela qu’il faudrait prouver. Ce ne serait vrai que si, dans notre société, les choses se passaient comme elles se passent, ou plutôt comme on suppose qu’elles se passent en Chine, c’est-à-dire que ce soient toujours les bons qui arrivent au pouvoir et qu’ils soient renversés aussitôt qu’ils cessent d’être les meilleurs.

C’est ce que l’on suppose en Chine, mais qui n’est pas en réalité. D’ailleurs cela ne peut pas être, car, pour renverser le pouvoir de l’oppresseur, il ne suffit pas d’en avoir le droit, il faut encore en avoir la force. De sorte que ce n’est qu’une supposition en ce qui concerne la Chine, et, dans notre monde chrétien, il n’y a même pas lieu à supposition. Ce sont ceux qui se sont emparés du pouvoir, et non les meilleurs, qui le gardent pour eux et pour leurs héritiers.

Pour acquérir le pouvoir et le conserver, il faut aimer le pouvoir. Et l’ambition ne s’accorde pas avec la bonté, mais, au contraire, avec l’orgueil, la ruse, la cruauté.

Sans l’exaltation de soi-même et l’humiliation d’autrui, sans l’hypocrisie et la fourberie, sans les prisons, les forteresses, les exécutions, les assassinats, aucun pouvoir ne peut naître ni se maintenir.

« Si on supprimait le gouvernement, le méchant dominerait le bon, » disent les défenseurs de l’état. Les Égyptiens ont vaincu les Juifs ; les Perses, les Égyptiens ; les Macédoniens, les Perses ; les Romains, les Grecs ; les Barbares, les Romains : est-ce que réellement les vainqueurs valaient mieux que les vaincus ? Et de même, lors de la transmission du pouvoir dans un état, passe-t-il toujours au meilleur ? Lorsqu’a été renversé Louis XVI et que le pouvoir a passé à Robespierre, puis à Napoléon : qui était au pouvoir, le meilleur ou le pire ? Qui étaient les meilleurs, les Versaillais ou les communards ? Charles Ier ou Cromwell ? Et lorsqu’on a tué le tsar Pierre III et que Catherine est devenue l’impératrice d’une partie de la Russie et Pougatchev le souverain de l’autre, lequel d’entre eux était le méchant ? lequel le bon ?

Dominer veut dire violenter, violenter veut dire faire ce que ne veut pas celui sur lequel est commise la violence et certes ce que ne voudrait pas supporter celui qui la commet ; par conséquent, être au pouvoir veut dire faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît, c’est-à-dire faire du mal.

Se soumettre veut dire préférer la patience à la violence, et préférer la patience à la violence veut dire être bon ou moins méchant que ceux qui font aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît.

Par conséquent, selon toutes probabilités, ce ne sont pas les meilleurs, mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore. Il peut y avoir des méchants parmi ceux qui se soumettent au pouvoir, mais il est impossible que les meilleurs dominent les pires.

On a pu le supposer lors de la définition inexacte du bien par les païens, mais, sous la définition exacte et nette du bien et du mal par les chrétiens, on ne peut plus le croire. Si les plus ou moins bons ou les plus ou moins méchants peuvent ne pas se distinguer dans le monde païen, la conception chrétienne a si nettement défini les caractères auxquels on reconnaît les bons et les méchants qu’il est impossible de les confondre. D’après la doctrine du Christ, les bons sont ceux qui se soumettent, qui sont résignés, qui ne résistent pas au mal par la violence, qui pardonnent les offenses, qui aiment leurs ennemis ; les méchants sont ceux qui sont orgueilleux, dominateurs, qui luttent et qui violentent les hommes. C’est pourquoi, d’après la doctrine du Christ, il ne peut y avoir de doute sur la place des bons : est-ce parmi les dominateurs ou parmi les soumis ? Il est même grotesque de parler de chrétien au pouvoir.

Les non chrétiens, c’est-à-dire ceux qui voient le but de la vie dans le bonheur terrestre, doivent toujours dominer les chrétiens, ceux qui dédaignent ce bonheur.

Et cela a été toujours ainsi et est devenu de plus en plus évident à mesure que s’est répandue la véritable intelligence de la doctrine chrétienne.

« La suppression de la violence gouvernementale dans le cas où tous les hommes ne deviendraient pas de véritables chrétiens ne ferait qu’amener les méchants au pouvoir et leur permettrait d’opprimer les bons, » disent les défenseurs du régime actuel.

Mais rien autre n’a jamais existé et ne pouvait exister. Les méchants dominent toujours les bons et les violentent toujours. Caïn a violenté Abel, le rusé Jacob a dominé le confiant Esaü, Laban a trompé Jacob, Caïphe et Pilate ont persécuté le Christ ; les empereurs romains dominaient les Sénèques, les Epictètes et les Romains vertueux ; Ivan IV avec sa garde féroce, l’ivrogne syphilitique Pierre avec ses bouffons, l’impudique Catherine avec ses amants, dominaient les laborieux et pieux Russes de leur époque et les violentaient. Guillaume domine les Allemands ; Stamboulov, les Bulgares ; les fonctionnaires russes, le peuple russe. Les Allemands ont dominé les Italiens, maintenant ils dominent les Hongrois et les Slaves ; les Turcs ont dominé les Grecs et dominent les Slaves ; les Anglais dominent les Hindous ; les Mongols, les Chinois.

Que la violence gouvernementale soit supprimée ou non, la situation des bons opprimés par les méchants ne changera donc pas.

Effrayer les hommes par ce fait que les méchants domineront les bons est impossible, parce que cela a toujours été, est et ne peut pas ne pas être.

Toute l’histoire de l’époque païenne démontre que ce sont toujours les méchants qui s’emparaient du pouvoir par des cruautés et par des perfidies et le conservaient sous prétexte d’assurer la justice et de défendre les bons. En affirmant que, si leur pouvoir n’existait pas, les méchants violenteraient les bons, les gouvernants témoignent seulement de leur désir de ne pas céder le pouvoir aux autres oppresseurs qui voudraient le leur prendre. Mais leur affirmation ne fait que les dénoncer. Ils disent que leur pouvoir, c’est-à-dire la violence, est nécessaire pour défendre les hommes de je ne sais quels méchants présents ou à venir[14].

— C’est précisément le danger de l’emploi de la violence, que tous les arguments que font valoir en sa faveur les oppresseurs peuvent lui être opposés avec d’autant plus de raison. Ils parlent de la violence passée et le plus souvent de celle qu’ils disent prévoir pour l’avenir, mais ils ne cessent pas eux-mêmes d’employer, en réalité, la violence. « Vous dites que les hommes ont pillé et assommé dans le passé, et vous craignez qu’ils n’en fassent autant aujourd’hui, si votre pouvoir disparaissait. Cela peut arriver comme cela peut ne pas arriver. Mais le fait que vous perdez des milliers d’hommes dans les prisons, au bagne, dans les forteresses ; que vous ruinez des milliers de familles et sacrifiez au militarisme physiquement et moralement des millions d’hommes, ce fait est une violence non pas supposée, mais réelle, contre laquelle, d’après votre propre raisonnement, il faut lutter également par la violence. « C’est pourquoi les méchants contre lesquels, pour suivre vos conseils, il faut certainement employer la violence, c’est vous-mêmes », devraient dire les opprimés aux oppresseurs. En effet les non-chrétiens pensent, disent et agissent ainsi. Lorsque parmi les opprimés il en est de plus méchants que les oppresseurs, ils les attaquent et cherchent à les supprimer, et dans les circonstances favorables ils y arrivent, ou, ce qui est plus habituel, ils entrent dans les rangs des oppresseurs et prennent part à leurs violences.

De sorte que cette violence présumée, dont les défenseurs de l’état font un épouvantail, est une réalité qui n’a jamais cessé d’exister. C’est pourquoi la suppression de la violence de l’état ne peut en aucun cas être la cause de l’augmentation de la violence des méchants contre les bons.

Si la violence gouvernementale disparaissait, peut-être les cas de violence se reproduiraient, mais la somme de la violence ne pourrait jamais augmenter par le fait que le pouvoir passerait des mains des uns aux mains des autres.

« La violence gouvernementale ne pourra disparaître que lorsque disparaîtront les méchants, » disent les défenseurs du régime actuel, en sous-entendant que, puisque les méchants seront toujours, la violence ne cessera jamais. Ce serait vrai, mais seulement s’il était exact que les oppresseurs sont les meilleurs et que l’unique moyen de protéger les hommes contre le mal est la violence. Dans ce cas, en effet, la violence ne pourrait jamais cesser. Mais comme, au contraire, elle n’a jamais fait disparaître le mal, et qu’il y a un autre moyen de l’anéantir, l’affirmation que la violence existera toujours est inexacte. Elle diminue de plus en plus et tend évidemment à disparaître, mais non pas, comme le supposent certains défenseurs de l’ordre de choses actuel, par l’amélioration progressive des opprimés sous l’influence de l’action du gouvernement (au contraire ils deviennent pires), mais parce que tous les hommes, par eux-mêmes, devenant meilleurs, les plus méchants qui sont au pouvoir deviennent à leur tour de moins en moins méchants et deviendront suffisamment bons pour être incapables d’employer la violence.

La marche en avant de l’humanité s’accomplit non pas parce que les oppresseurs deviennent meilleurs, mais parce que les hommes s’assimilent chaque jour davantage la conception chrétienne de la vie. Il arrive aux hommes quelque chose d’analogue au phénomène de l’ébullition. Les hommes de la conception sociale tendent toujours au pouvoir et luttent pour l’acquérir. Dans cette lutte les éléments les plus cruels, les plus grossiers, les moins chrétiens de la société, en violentant les plus doux, les plus portés au bien, les plus chrétiens, montent, par suite de leur violence, aux couches supérieures de la société. Et c’est alors que s’accomplit la prédiction du Christ : « Malheur à vous, riches, repus, glorifiés ! » Ces hommes du pouvoir et de la richesse, arrivés au but qu’ils se sont fixé, en reconnaissent la vanité et retournent à la situation dont ils sont sortis. Charles-Quint, Ivan le Terrible, Alexandre Ier, ayant reconnu la vanité et la cruauté du pouvoir, l’ont abandonné parce qu’ils se sont sentis incapables de jouir plus longtemps de la violence.

Mais ce n’est pas seulement les Charles-Quint et les Alexandre Ier qui sont arrivés à ce dégoût du pouvoir, tout homme ayant conquis la puissance qu’il ambitionnait, tout ministre, général, millionnaire ou même chef de bureau qui a convoité sa place pendant dix ans, tout moujik enrichi éprouve la même désillusion et en devient meilleur.

Non seulement des individus isolés, mais des groupes d’hommes, des peuples entiers accomplissent la même évolution.

Les avantages du pouvoir et de tout ce qu’il procure, les avantages de la richesse, des honneurs, du luxe sont le but de l’activité humaine tant qu’ils ne sont pas atteints, mais aussitôt que l’homme y est parvenu, il s’aperçoit de leur vanité. Ces avantages perdent peu à peu leur séduction, comme les nuages qui n’ont de forme et d’éclat que vus de loin.

Les hommes qui ont acquis le pouvoir et la richesse, parfois eux-mêmes, mais le plus souvent leurs héritiers, cessent déjà d’être aussi avides de pouvoir et n’emploient plus de moyens aussi cruels.

Ayant compris par l’expérience la vanité des fruits de la violence, les hommes perdent, parfois après une génération, parfois après plusieurs, les vices acquis par la passion du pouvoir et de la richesse, et, devenus moins cruels, ils ne sont plus capables de défendre leur situation et sont éloignés du pouvoir par d’autres hommes moins chrétiens, plus méchants, et retournent à la situation inférieure au point de vue matériel, mais supérieure moralement, en élevant ainsi le niveau moyen de la conscience chrétienne de tous les hommes. Mais aussitôt après, les éléments plus mauvais, plus grossiers, les moins chrétiens de la société, montent et subissent le même processus, et de nouveau après une ou plusieurs générations, ayant reconnu la vanité des fruits de la violence et s’étant imprégnée du christianisme, ils retournent parmi les opprimés, remplacés par de nouveaux oppresseurs, toujours moins grossiers que les précédents. De sorte que, quoique le pouvoir reste le même dans sa forme extérieure, à chaque changement des hommes qui l’occupent, le nombre de ceux qui, par l’expérience, sont amenés à la nécessité de la conception chrétienne de la vie, augmente de plus en plus, et des hommes de moins en moins grossiers et cruels remplacent les autres au pouvoir.

Le pouvoir choisit et attire les éléments les plus mauvais de la société, les transforme, les améliore, les adoucit et les rend à la société.

Tel est le processus à l’aide duquel le christianisme se répand de plus en plus. Le christianisme pénètre dans la conscience des hommes malgré la violence du pouvoir, et même grâce à cette violence.

C’est pourquoi l’affirmation des défenseurs de l’état que si on supprimait la violence gouvernementale, les méchants domineraient les bons, non seulement ne prouve pas que la domination des méchants soit à redouter puisqu’elle existe déjà, mais prouve, au contraire, que le pouvoir entre les mains des méchants est précisément le mal qu’on doit supprimer et qui se supprime graduellement par la force des choses.

« Mais, s’il était vrai que la violence gouvernementale dût disparaître lorsque les gouvernants deviendront suffisamment chrétiens pour abandonner eux-mêmes le pouvoir et qu’il ne se trouvera plus personne pour les remplacer, qu’adviendrait-il ? » disent les défenseurs de l’ordre de choses actuel. « Si, malgré les dix-huit siècles déjà écoulés, il se trouve encore tant d’amateurs du pouvoir et si peu de résignés à la soumission, il n’y a aucune probabilité pour que cela arrive, non seulement bientôt, mais même jamais.

« Si même il y a des hommes qui abandonnent le pouvoir, la réserve de ceux qui préfèrent la domination à la soumission est si grande qu’il est difficile de s’imaginer un temps où elle sera épuisée.

« Pour que se produise la christianisation de tous les hommes, pour qu’ils abandonnent volontairement le pouvoir et la richesse et que personne ne veuille en profiter, il faut que tous ceux qui sont grossiers, demi-barbares, absolument incapables de s’assimiler le christianisme, toujours très nombreux dans toute nation chrétienne, se convertissent. Plus encore, tous les peuples sauvages et en général non-chrétiens, qui sont encore si nombreux, devraient également devenir chrétiens. Si donc on admettait que cette christianisation de tous les hommes pût s’accomplir un jour, à en juger d’après la marche de cette œuvre pendant dix-huit cents ans, cela n’arriverait que dans plusieurs fois dix-huit cents ans ; aussi est-il impossible et inutile de penser supprimer à présent le pouvoir, il faut seulement chercher à le confier aux mains les meilleures. »

Ce raisonnement serait fort juste si le passage d’une conception de la vie à une autre s’accomplissait seulement à l’aide de l’évolution de chaque homme isolément et à son tour, reconnaissant la vanité du pouvoir et arrivant à la vérité chrétienne par la voie intérieure.

Cette évolution s’accomplit en effet, mais les hommes ne deviennent pas chrétiens par cette seule voie intérieure, mais encore par un moyen extérieur qui supprime la lenteur de ce passage.

Ce passage ne se fait pas comme celui du sable dans le sablier, grain par grain, mais plutôt comme celui de l’eau pénétrant dans un vase immergé, qui tout d’abord la laisse entrer d’un côté, lentement, puis, par suite du poids acquis, s’enfonce rapidement et se remplit presque d’un coup.

La même chose arrive aux sociétés lors du passage d’une conception à une autre et, par suite, d’une organisation à une autre. Ce n’est qu’au début que les hommes se pénètrent lentement et l’un après l’autre de la vérité nouvelle ; mais lorsque cette vérité est déjà suffisamment répandue, elle est assimilée par tous, d’un seul coup et presque inconsciemment.

C’est pourquoi les défenseurs de l’état sont dans l’erreur, lorsqu’ils disent que si, pendant dix-huit cents ans, une petite partie des hommes a passé au christianisme, il faut encore plusieurs fois dix-huit cents ans avant que toute l’humanité y passe à son tour.

Les hommes s’assimilent une vérité non seulement parce qu’ils la devinent par intuition prophétique ou par expérience de la vie, mais parce que, lorsque cette vérité est arrivée à un certain degré d’extension, les hommes d’une culture inférieure l’acceptent d’un seul coup par la seule confiance qu’ils ont en ceux qui l’ont acceptée avant eux et l’appliquent à la vie.

Toute vérité nouvelle qui change les mœurs et qui fait marcher l’humanité en avant n’est acceptée tout d’abord que par un petit nombre d’hommes qui ont parfaitement conscience de cette vérité. Les autres, qui ont accepté par confiance la vérité précédente, celle sur laquelle est basé le régime existant, s’opposent toujours à l’extension de la nouvelle.

Mais comme d’abord les hommes progressent toujours, s’approchent de plus en plus de la vérité et y conforment leur vie, et qu’ensuite ils sont, suivant leur âge, leur éducation, leur race, plus ou moins capables de comprendre les nouvelles vérités, ceux qui sont plus près des hommes qui ont compris la vérité par la voie intérieure passent, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, du côté de la vérité nouvelle, et cette vérité devient de plus en plus compréhensible.

Et plus il y a d’hommes qui se pénètrent de la nouvelle vérité et plus cette vérité est assimilable, plus elle provoque de confiance chez les hommes d’une culture inférieure. Ainsi le mouvement s’accélère, s’élargit comme celui d’une boule de neige, jusqu’au moment où toute la masse passe d’un coup du côté de la vérité nouvelle et établit un nouveau régime.

Les hommes qui passent du côté de la nouvelle vérité, arrivée à un certain degré d’extension, le font toujours en masse, d’un coup, comme le lest d’un navire qu’on charge rapidement pour le maintenir en équilibre. S’il n’y avait pas de lest, le navire ne serait pas suffisamment immergé et changerait de position à chaque instant. Ce lest qui semble tout d’abord inutile, est la condition nécessaire de son mouvement régulier et de sa stabilité.

Le même fait se reproduit avec la masse d’hommes qui, non pas un par un, mais toujours d’un coup, sous l’influence de la nouvelle opinion sociale, passent d’une organisation de la vie à une autre. Cette masse, par son inertie, empêche toujours le passage rapide, fréquent, non vérifié par la sagesse, d’une organisation à une autre, et retient pour longtemps la vérité contrôlée par une longue expérience de luttes et entrée dans la conscience de l’humanité.

C’est pourquoi ceux qui disent que puisqu’il a fallu dix-huit siècles pour qu’une infime minorité de l’humanité s’assimilât la vérité chrétienne, il faudra beaucoup, beaucoup de fois dix-huit siècles pour que toute l’humanité s’en pénètre, ce qui nous repousse à un temps si lointain que nous ne pouvons même pas encore y penser, ceux-là se trompent.

Ils se trompent parce que les hommes de culture inférieure, ces peuples que les défenseurs du régime actuel représentent comme l’obstacle à la réalisation du régime chrétien, sont précisément ceux qui passent toujours en masse et d’un coup du côté de la vérité acceptée par les classes cultivées.

C’est pourquoi le changement dans l’existence de l’humanité, à la suite duquel les puissants abandonneront le pouvoir sans qu’il se trouve personne pour les remplacer, ne se produira que lorsque la conception chrétienne, facilement assimilable, triomphera des hommes non plus l’un après l’autre, mais en un seul coup de toute la masse inerte.

« Mais si même il est vrai, diront les défenseurs du régime actuel, que l’opinion publique puisse convertir la masse inerte des peuples non chrétiens, et les hommes corrompus et grossiers qui vivent parmi les chrétiens, à quoi reconnaîtrons-nous que ces mœurs chrétiennes sont nées et que la violence est devenue inutile.

« En renonçant à la violence qui maintient l’ordre de choses actuel, pour se fier à la force insaisissable et vague de l’opinion, ne risque-t-on pas de voir les sauvages de l’intérieur et du dehors violenter impunément les chrétiens ?

« Puisque, ayant le pouvoir, c’est à peine si nous parvenons à nous défendre contre les éléments non chrétiens de la société, toujours prêts à nous envahir et à anéantir les progrès de la civilisation, comment l’opinion publique pourrait-elle suppléer à la force et nous donner la sécurité ? Ne compter que sur elle serait aussi fou que de mettre en liberté les bêtes fauves d’une ménagerie, sous prétexte qu’elles semblent inoffensives dans leur cage, en face des barres de fer rouge.

« C’est pourquoi les hommes qui sont au pouvoir et qui y sont placés par Dieu ou par la destinée n’ont pas le droit de renoncer à la violence et de risquer la ruine de la civilisation, simplement pour tenter une expérience, pour savoir si l’opinion publique peut ou non remplacer les garanties données par le pouvoir. »

L’écrivain français aujourd’hui oublié, Alphonse Karr, a dit quelque part, en voulant prouver l’impossibilité de la suppression de la peine de mort : « Que messieurs les assassins commencent par nous donner l’exemple. » Bien des fois j’ai entendu répéter cette saillie par des hommes qui croyaient exprimer, par ces paroles, un argument convaincant et spirituel contre la suppression de la peine de mort. Cependant on ne peut pas trouver d’argument meilleur contre la violence des gouvernements.

« Que messieurs les assassins commencent par nous donner l’exemple, » disent les défenseurs de la violence gouvernementale. Mais les assassins disent la même chose, et avec plus de raison. Ils disent : « Que ceux qui ont accepté la mission de nous enseigner, de nous guider, nous montrent l’exemple en abolissant l’assassinat légal, et nous le suivrons. » Et ils disent cela très sérieusement parce que telle est la situation vraie.

« Nous ne pouvons pas cesser d’employer la violence parce que nous sommes entourés de violents. »

Rien, autant que ce raisonnement faux, n’empêche la marche en avant de l’humanité et l’établissement du régime qui correspond à son développement moral actuel.

Ceux qui possèdent le pouvoir sont convaincus que, seule, la violence guide les hommes ; c’est pourquoi ils l’emploient pour maintenir l’ordre de choses existant. Or cet ordre se maintient non pas par la violence, mais par l’opinion publique dont l’action est compromise par la violence. C’est pourquoi l’action de la violence affaiblit ce qu’elle veut précisément maintenir.

Dans le meilleur cas, la violence, si elle ne poursuit pas le seul but personnel des hommes qui se trouvent au pouvoir, condamne dans une seule forme immobile de la loi ce qui le plus souvent a été depuis longtemps condamné par l’opinion publique, mais avec cette différence que, tandis que l’opinion publique réprouve tous les actes contraires à la loi morale, la loi, maintenue par la violence, ne réprouve et ne poursuit qu’une catégorie fort restreinte d’actes, semblant ainsi justifier tous les actes du même ordre qui ne sont pas englobés par sa formule.

L’opinion publique, déjà depuis Moïse, considère la cupidité, la débauche et la cruauté comme des fautes, et les réprouve. Elle réprouve toutes sortes de manifestations de la cupidité, non seulement l’appropriation du bien d’autrui par la violence ou la ruse, mais encore la jouissance cruelle des richesses ; elle réprouve toutes sortes d’impudicités, que ce soit avec sa maîtresse, son esclave, une femme divorcée ou sa propre femme ; elle réprouve toute cruauté, coups, mauvais traitements, meurtres, non seulement des hommes, mais encore des animaux. Tandis que la loi basée sur la violence poursuit seulement certains cas de cupidité tels que le vol, l’escroquerie, et certains cas de débauche et de cruauté tels que l’infidélité conjugale, l’assassinat, les sévices et par suite semble autoriser tous les cas de cupidité, de débauche et de cruauté, qui ne rentrent pas dans sa définition étroite.

Mais, outre que la violence corrompt l’opinion publique, elle fait naître encore chez les hommes cette conviction funeste qu’ils progressent, non pas sous l’impulsion de la force spirituelle qui les pousse à la connaissance de la vérité et à sa réalisation dans la vie, mais par la violence, c’est-à-dire par ce qui, loin de les rapprocher de la vérité, ne fait que les en éloigner. Cette erreur est funeste par ce fait qu’elle conduit les hommes à dédaigner le facteur principal de leur vie — l’action spirituelle — et fixe toute leur attention et toute leur énergie sur l’action violente extérieure, généralement nuisible.

Cette erreur est semblable à celle que commettraient les hommes qui, pour faire marcher une locomotive, tourneraient les roues à l’aide de leurs bras, sans se douter que la cause fondamentale de son mouvement est la dilatation de la vapeur et non pas le mouvement des roues. Les hommes qui voudraient faire tourner les roues à l’aide de leurs bras ou de leviers ne provoqueraient qu’un semblant de mouvement, tout en abîmant les roues et en empêchant ainsi la possibilité du véritable mouvement.

On dit que la vie chrétienne ne peut pas s’établir sans la violence parce qu’il y a des peuples sauvages en Afrique, en Asie (certains représentent même les Chinois comme une menace pour notre civilisation), et parce qu’il existe dans les sociétés, d’après la nouvelle théorie d’hérédité, des criminels nés, sauvages et corrompus.

Mais ces sauvages, qui sont à l’intérieur ou en dehors des sociétés chrétiennes, n’ont jamais été soumis à la violence et ne le sont pas aujourd’hui. Les peuples n’ont jamais soumis les autres peuples uniquement par la violence. Si le peuple qui en a soumis un autre était moins civilisé, il n’introduirait pas par la violence son organisation sociale, mais au contraire se soumettrait lui-même à l’organisation du peuple conquis.

Lorsque les peuples entiers se soumettaient à une nouvelle religion, devenaient chrétiens ou passaient au mahométisme, cette transformation s’accomplissait non pas parce qu’elle était rendue obligatoire par les hommes qui détenaient le pouvoir (la violence agissait souvent dans un sens justement opposé), mais parce qu’elle était la conséquence de l’opinion publique ; car, au contraire, les peuples qui ont été forcés à embrasser la religion des vainqueurs y sont restés réfractaires.

Le même fait se reproduit en ce qui concerne les éléments sauvages qui vivent au milieu de nous : ni l’augmentation ni la diminution des sévérités pénales, ni les modifications apportées à l’emprisonnement, ni le renforcement de la police ne diminuent ni n’augmentent le nombre des crimes ; ils diminuent seulement à la suite de l’évolution des mœurs. Aucune sévérité n’a fait disparaître les duels et les vendetta. Malgré le nombre de Tcherkess exécutés pour vols, ils continuent à voler par gloriole, parce qu’aucune jeune fille n’épouserait un Tcherkess qui n’ait montré sa hardiesse en volant un cheval ou au moins un mouton. Si les hommes de notre société cessent de se battre en duel et le Tcherkess de voler, ce ne sera pas par crainte du châtiment, mais parce que les mœurs se modifieront. De même pour les autres crimes. La violence ne pourra jamais faire disparaître ce qui est entré dans les mœurs. Par contre, il suffirait que l’opinion publique s’opposât franchement à la violence, pour la rendre impossible.

Qu’adviendrait-il si on n’employait pas la violence contre les ennemis de l’extérieur et contre les éléments criminels de la société ? Nous ne le savons pas. Mais nous savons par une longue expérience que l’emploi de la violence n’a réduit ni les uns ni les autres.

Comment, en effet, soumettre par la force les peuples que leur éducation, leurs traditions, leur religion même amènent à voir la plus haute vertu dans la lutte contre les oppresseurs et dans l’amour de la liberté ? Et comment supprimer par la violence, dans notre société, des actes considérés comme crimes par les gouvernements et comme exploits par l’opinion publique ?

La seule force qui dirige tout et à laquelle obéissent les individus et les peuples n’a jamais été que l’opinion publique, cette puissance insaisissable qui est la résultante de toutes les forces morales d’un peuple ou de toute l’humanité.

La violence ne fait qu’affaiblir cette puissance, la diminue, la dénature et lui en substitue une autre, absolument nuisible à la marche en avant de l’humanité.

Pour soumettre au christianisme les sauvages du monde non chrétien — tous les Zoulous, les Mandchoux, les Chinois, que beaucoup considèrent comme des sauvages — et les sauvages qui vivent au milieu de nous, il n’y a qu’un seul moyen : la diffusion au milieu de ces peuples des mœurs chrétiennes qui ne peuvent être propagées que par l’exemple. Or, pour que le christianisme s’impose à ceux qui lui sont restés rebelles, les hommes de notre époque font juste le contraire de ce qu’il faudrait.

Pour soumettre au christianisme les peuples sauvages qui ne nous attaquent pas et que nous n’avons aucun motif d’opprimer, nous devrions avant tout les laisser tranquilles et n’agir sur eux que par l’exemple des vertus chrétiennes : la patience, la douceur, l’abstinence, la pureté, la fraternité, l’amour. Au lieu de cela, nous nous empressons d’établir chez eux de nouveaux marchés pour notre commerce ; nous les dépouillons en nous emparant de leurs terres ; nous les corrompons en leur vendant de l’alcool, du tabac, de l’opium, et nous établissons chez eux nos mœurs, en leur apprenant la violence et de nouveaux moyens de destruction. En un mot, nous leur enseignons la seule loi de la lutte animale, au-dessous de laquelle l’homme ne peut descendre, et nous avons soin de leur cacher tout ce qu’il peut y avoir de chrétien en nous. Puis, nous leur envoyons deux douzaines de missionnaires, qui leur débitent des fadaises hypocrites, et nous donnons, comme preuves irrécusables de l’impossibilité d’appliquer les vérités chrétiennes dans la vie pratique, ces expériences de conversions.

Il en est de même pour ceux que nous appelons criminels et qui vivent parmi nous. Pour que le christianisme s’impose à ces hommes, il n’y a qu’un seul moyen : l’opinion publique chrétienne qui ne peut se répandre parmi eux que par la seule doctrine véritable confirmée par l’exemple. Et, pour prêcher cette doctrine chrétienne et pour l’affirmer par un exemple chrétien, nous avons des prisons, des guillotines, des potences, des supplices ; nous dégradons le peuple par des religions idolâtres ; nous l’abrutissons par la vente gouvernementale du poison — alcool, tabac, opium, — nous organisons même la prostitution ; nous donnons la terre à ceux qui n’en ont pas besoin ; nous laissons étaler un luxe insensé au milieu de la plus cruelle misère ; nous rendons ainsi impossible tout semblant de mœurs chrétiennes, et nous mettons nos soins à détruire les idées chrétiennes déjà établies, et puis, lorsque nous avons corrompu les hommes, nous les enfermons comme des bêtes féroces dans des endroits d’où ils ne peuvent se sauver et où ils deviennent plus sauvages, ou bien nous les tuons. Et nous nous servons de leur exemple pour prouver qu’on ne peut agir sur les hommes que par la violence brutale.

C’est ainsi que les médecins ignorants, après avoir placé le malade dans la situation la plus contraire à l’hygiène, ou lui avoir administré des remèdes qui l’achèvent, affirment qu’il est mort de sa maladie, tandis qu’il se fût guéri si on l’eût laissé tranquille.

La violence qu’on nous montre comme le soutien de l’organisation de la vie chrétienne, empêche au contraire l’organisation sociale d’être ce qu’elle devrait et pourrait être. Elle est ce que nous la voyons, non pas grâce aux violences, mais malgré les violences.

C’est pourquoi les défenseurs de l’ordre de choses actuel se trompent lorsqu’ils disent que, si la violence suffit à peine pour nous préserver des éléments mauvais et non chrétiens de l’humanité, son remplacement par l’influence morale de l’opinion publique nous laisserait absolument sans défense contre eux.

C’est inexact, parce que la violence ne protège point l’humanité, mais au contraire la prive de la seule protection possible : la diffusion du principe chrétien.

« Mais comment supprimer la protection visible du sergent de ville armé, pour se confier à quelque chose d’insaisissable : l’opinion publique ? Existe-t-elle seulement ? Et puis, l’ordre de choses actuel, nous le connaissons ; bon ou mauvais, nous en savons les défauts et nous y sommes habitués. Nous savons comment nous conduire et ce que nous avons à faire dans les circonstances actuelles ; mais qu’arrivera-t-il quand nous renoncerons à cette organisation et que nous nous confierons à quelque chose de tout à fait inconnu ? »

Les hommes redoutent cet inconnu dans lequel ils entrent en renonçant à l’organisation actuelle connue de la vie. Sûrement il est bon d’avoir peur de l’inconnu quand notre situation connue est bonne et assurée, mais ce n’est pas le cas et nous savons, à n’en pas douter, que nous touchons à l’abîme.

S’il faut avoir peur, ayons peur de ce qui est vraiment redoutable et non de ce que nous soupçonnons seulement être redoutable.

Craignant de faire un effort pour nous arracher à un ordre de choses qui nous perd, — uniquement, parce que l’avenir nous semble douteux, — nous ressemblons à des voyageurs sur un bâtiment en détresse qui auraient peur de descendre dans le canot de sauvetage et qui s’enfermeraient dans leurs cabines et n’en voudraient pas sortir ; ou bien encore à des moutons qui, effrayés de l’incendie de leur étable, se pressent dans un coin et refusent de sortir par la porte grande ouverte.

Est-ce que nous pouvons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meurtrière, auprès de laquelle, comme disent ceux qui la préparent, les horreurs de 93 seront des enfantillages, est-ce que nous pouvons parler du danger dont nous menacent les Dahoméens, les Zoulous, etc., si loin de nous et ne pensant seulement pas à nous attaquer, ou de celui que présentent pour la société quelques milliers d’hommes corrompus par nous-mêmes, malfaiteurs, voleurs, assassins, dont nos tribunaux, nos prisons et nos supplices ne diminuent pas le nombre ?

En outre, la peur de supprimer la défense visible du gendarme est une peur particulière aux gens des villes, c’est-à-dire aux gens qui vivent dans des conditions anormales et artificielles. Ceux qui vivent dans des conditions anormales, non dans les villes, mais au milieu de la nature et luttant avec elle, n’ont pas besoin de cette protection et savent combien la violence nous protège peu contre les dangers réels qui les entourent. Dans cette terreur il y a quelque chose de maladif qui provient surtout de ces conditions artificielles dans lesquelles la plupart de nous vivent et grandissent.

Un médecin aliéniste racontait qu’un jour, pendant l’été, sortant de l’hospice, les fous l’accompagnaient jusqu’à la porte de la rue.

— Venez donc en ville avec moi ! leur proposa-t-il.

Les malades y consentirent et une petite bande le suivit. Mais plus ils avançaient dans la rue au milieu du libre mouvement des hommes sains, plus ils s’intimidaient et se pressaient contre le médecin. Finalement, ils demandèrent tous à retourner à l’hospice, à leur façon de vivre insensée, mais habituelle, à leur gardien, aux coups, à la camisole de force, aux cellules.

De même se pressent et veulent revenir à leur ancienne manière de vivre, à leurs fabriques, à leurs tribunaux, à leurs prisons, à leurs supplices, à leurs guerres, les hommes que le christianisme appelle à la liberté, à la vie de l’avenir, libre et rationnelle.

On se demande quelle sera la garantie de notre sécurité lorsque l’ordre social existant aura disparu ? Par quelle organisation nouvelle sera-t-il remplacé ? Tant que nous ne le saurons pas, nous n’avancerons pas.

On dirait la déclaration d’un explorateur d’un pays inconnu, qui demanderait une description détaillée de la région qu’il voudrait parcourir.

Si l’avenir d’un individu isolé, lors de son passage d’un âge à un autre, lui était parfaitement connu, il n’aurait plus de raison de vivre, de même pour l’humanité : si elle avait le programme de la vie qui l’attend lors de son entrée dans un âge nouveau, ce serait le plus sûr indice qu’elle ne vit pas, ne se meut pas, mais piétine sur place.

Les conditions du nouvel ordre de choses ne peuvent pas nous être connues, parce qu’elles doivent être créées justement par nous-mêmes. La vie est précisément dans la recherche de l’inconnu et dans la subordination de l’action aux connaissances nouvellement acquises.

C’est là la vie de chaque individu comme la vie de toute l’humanité.



CHAPITRE XI

LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DE LA VIE NAÎT DÉJÀ DANS NOTRE SOCIÉTÉ ET DÉTRUIT INFAILLIBLEMENT L’ORGANISATION DE NOTRE VIE BASÉE SUR LA VIOLENCE. QUAND CELA ARRIVERA.

La situation de l’humanité chrétienne avec ses prisons, ses bagnes, ses gibets, ses fabriques, sa concentration des richesses, ses impôts, ses églises, ses cabarets, ses maisons publiques, ses armements toujours grandissants et ses millions d’hommes abrutis, prêts, comme des chiens, à se jeter sur ceux contre lesquels le maître les excite, serait terrible si elle était le produit de la violence, mais elle est avant tout le produit de l’opinion publique. Or ce qui est établi par l’opinion publique peut être détruit par elle.

Des sommes se chiffrant par des centaines de millions, des dizaines de millions d’hommes disciplinés, des armes de destruction d’une force inouïe, une organisation arrivée au plus haut degré de perfectionnements, une légion d’hommes chargés de tromper et d’hypnotiser le peuple et tout cela obéissant, grâce à l’électricité qui supprime la distance, à des hommes qui considèrent cette organisation comme avantageuse pour eux et qui savent que sans elle ils disparaîtraient : quelle force invincible cela ne paraît-il pas ! Cependant il suffirait de voir où nous allons fatalement, il suffirait que les hommes aient honte de participer à la violence et d’en profiter, comme ils ont honte de l’escroquerie, du vol, de la mendicité, de la lâcheté, pour qu’aussitôt, de soi-même, sans aucune lutte, disparût cette organisation qui semble si compliquée et si puissante. Et pour cela, il est inutile qu’il entre quelque chose de nouveau dans la conscience humaine, il faut seulement que se dissipe le brouillard qui voile aux hommes la véritable signification de certains actes de violence ; l’opinion publique et les mœurs chrétiennes, qui se développent, absorberont les mœurs païennes qui permettaient et justifiaient la violence, mais dont le temps finit. Et ce progrès se fait lentement. Seulement, nous ne le remarquons pas comme nous ne remarquons pas le mouvement quand nous tournons avec tout ce qui nous entoure.

Il est vrai que l’organisation sociale, dans ses principaux traits, porte encore le même caractère de violence qu’elle avait il y a mille ans, et même pire sous certains rapports, comme les armements et les guerres, mais l’opinion publique chrétienne grandissante commence déjà son action. L’arbre desséché semble aussi solide qu’avant, il semble même plus solide parce qu’il est devenu plus dur, mais son cœur se creuse et sa chute se prépare. De même l’organisation sociale actuelle, basée sur la violence. L’aspect extérieur reste le même, — les mêmes oppresseurs, les mêmes opprimés, mais leurs vues sur leur situation respective ont changé.

Les hommes qui oppriment, c’est-à-dire ceux qui participent à l’administration, et les hommes qui profitent de l’oppression, c’est-à-dire les riches, ne constituent plus aujourd’hui, comme autrefois, l’élite de la société et ne présentent plus l’idéal de bonheur et de grandeur vers lequel tendaient jadis tous les opprimés.

Aujourd’hui ce sont les oppresseurs qui souvent abandonnent volontairement les avantages de leur situation pour celle des opprimés et cherchent à leur ressembler par la simplicité de leur vie.

Sans parler des professions déjà méprisées telles que celles d’espion, d’agent de la police secrète, d’usurier, de cabaretier, il en est un grand nombre, jadis considérées, comme celles de policiers, de courtisans, de juges, de fonctionnaires administratifs, ecclésiastiques ou militaires, d’entrepreneurs, de banquiers, qui sont aujourd’hui regardées par tous comme peu enviables et même réprouvées par les personnes les plus estimées. On rencontre déjà des hommes qui abandonnent volontairement ces fonctions autrefois enviées, pour des situations moins lucratives, mais qui ne sont pas liées à la violence.

Ce ne sont pas seulement des fonctionnaires qui renoncent à leurs privilèges, mais aussi des particuliers riches. On en voit qui, obéissant déjà à l’influence de l’opinion publique naissante et non, comme autrefois, à un sentiment religieux, abandonnent des biens qui leur sont échus par héritage, ne considérant comme juste que la jouissance de ceux acquis par le travail.

Les jeunes gens les mieux doués, à l’âge où, n’étant pas encore corrompus par la vie, ils choisissent leur carrière, préfèrent les professions laborieuses de médecin, d’ingénieur, de professeur, d’artiste, d’écrivain, ou même simplement de propriétaire rural vivant de son travail, à la situation de juge, d’administrateur, de prêtre, de militaire payés par le gouvernement, ou à celle des hommes qui vivent de leurs rentes. La plupart des monuments sont élevés aujourd’hui, non plus à des hommes d’État, à des généraux et encore moins à des riches, mais à des artistes savants, inventeurs, à des hommes qui, loin d’avoir quelque chose de commun avec le gouvernement, ont souvent lutté contre lui. Ce sont eux surtout que la poésie et les arts glorifient.

Aussi la classe des hommes de gouvernement et des riches devient chaque jour moins nombreuse et son niveau moral s’est abaissé. De sorte que, à en juger d’après l’intelligence, l’instruction et surtout la moralité, les hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir et les riches ne sont plus comme autrefois l’élite de la société, au contraire.

En Russie et en Turquie, comme en Amérique et en France, malgré les changements fréquents des fonctionnaires, le plus grand nombre d’entre eux sont cupides, vénals et si peu recommandables au point de vue moral qu’ils ne satisfont pas aux exigences les plus élémentaires d’honnêteté requises par le gouvernement. Aussi entend-on souvent les lamentations naïves des gouvernants qui s’étonnent de ce que les meilleurs de nous, par un hasard qui leur semble étrange, se trouvent toujours dans le camp de l’opposition. C’est comme si on se plaignait que, par un hasard étrange, ce ne sont pas les gens policés et bons qui acceptent des fonctions de bourreau.

Ce n’est pas non plus parmi les riches que se rencontrent aujourd’hui la plupart des hommes supérieurs de la société.

Les riches ne sont plus que de grossiers accapareurs d’argent n’ayant pour souci que d’augmenter leurs richesses, le plus souvent par des moyens impurs, ou bien les héritiers dégénérés de ces accapareurs qui, loin de jouer un rôle important dans la société, inspirent un mépris général.

Bien des situations ont perdu leur ancienne importance. Les rois et les empereurs ne dirigent plus rien ; ils ne se décident presque jamais à introduire des modifications intérieures ou à changer de politique extérieure. Le plus souvent ils abandonnent la solution de ces questions à des institutions gouvernementales ou à l’opinion publique. Tous leurs devoirs se réduisent à être les représentants de l’unité et de sa puissance. Et même ce devoir, ils l’accomplissent de moins en moins bien. La plupart des chefs d’états, non seulement ne gardent pas leur ancienne majesté inabordable, mais se démocratisent au contraire de plus en plus et même « s’encanaillent » en déposant leur dernier prestige, c’est-à-dire en détruisant justement ce qu’ils sont appelés à maintenir.

Il en est de même des militaires. Le haut fonctionnaire militaire, au lieu d’encourager dans les soldats la grossièreté et la férocité nécessaires à leur œuvre, répand lui-même l’instruction dans l’armée, prêche l’humanité et souvent même, partageant les convictions socialistes des masses, nie l’utilité de la guerre. Dans le dernier complot contre le gouvernement russe, beaucoup des affiliés étaient des militaires.

Il arrive souvent (tout récemment encore) que l’armée, appelée pour rétablir l’ordre, refuse de tirer sur la population. Les allures de caserne sont franchement réprouvées par les militaires eux-mêmes, qui en font souvent l’objet de leurs railleries.

Il en est de même pour les juges : obligés de juger et de condamner les criminels, ils conduisent les débats de façon à les innocenter le plus possible, de sorte que le gouvernement russe, pour obtenir la condamnation de ceux qu’il veut punir, confie toujours ces affaires non à des tribunaux ordinaires, mais à la cour martiale, qui n’est qu’une parodie de la justice. Les procureurs mêmes renoncent souvent à requérir et, contournant la loi, défendent parfois ceux qu’ils ont mission de charger.

Des jurisconsultes savants, dont le devoir est de justifier la violence du pouvoir, nient de plus en plus le droit de punir et introduisent à sa place les théories de l’irresponsabilité. Au lieu du châtiment ils préconisent la guérison des prétendus criminels par un traitement médical ou moral.

Les geôliers et les gardes-chiourmes deviennent souvent les défenseurs de ceux qu’ils ont pour mission de martyriser, et souvent les gendarmes et les détectives sauvent ceux qu’ils doivent perdre.

Le clergé prêche la tolérance, parfois même la négation de la violence, et les plus instruits de ses membres cherchent à éviter dans leurs sermons le mensonge qui est la base même de leur situation et qu’ils sont appelés à soutenir.

Les bourreaux refusent d’accomplir leur ministère, de sorte que souvent, en Russie, les arrêts de mort ne peuvent être exécutés, et que, malgré tous les avantages accordés aux forçats parmi lesquels on recrute les bourreaux, ceux qui acceptent ces fonctions deviennent de plus en plus rares.

Les gouverneurs, les commissaires, les percepteurs ont souvent pitié du peuple et cherchent toutes sortes de prétextes pour exempter les pauvres diables de l’impôt.

Les riches n’osent plus jouir de leurs richesses pour eux-mêmes uniquement, mais ils en sacrifient une partie à des libéralités.

Les propriétaires fonciers construisent sur leurs terres des hôpitaux, des écoles et quelques-uns même abandonnent leur propriété aux cultivateurs ou y établissent des colonies agricoles.

Les propriétaires d’usines et de fabriques créent, eux aussi, des hôpitaux, des écoles, des caisses de retraites, des spectacles pour leurs ouvriers. Certains forment des associations dont ils font partie au même titre et avec les mêmes droits que les autres membres.

Les capitalistes abandonnent une partie de leurs capitaux à des institutions publiques d’instruction, d’art ou de philanthropie. N’ayant pas la force de se séparer de leurs richesses de leur vivant, beaucoup parmi eux les lèguent à des institutions publiques.

Tous ces phénomènes pourraient sembler des cas exceptionnels si on n’en devinait la cause unique, comme on s’étonnerait en avril des premiers bourgeons si on n’en connaissait pas la cause générale, le printemps ; de sorte que, en voyant quelques branches se gonfler et verdir, on peut dire avec certitude que les autres vont en faire autant.

De même en ce qui concerne les manifestations de l’opinion publique chrétienne. Si cette opinion publique agit déjà sur quelques personnes, les plus impressionnables, et les force, chacune dans son milieu, à abandonner les avantages que leur procure la violence, elle continuera à agir et son action se poursuivra jusqu’au moment où elle changera toute l’organisation actuelle et la mettra d’accord avec l’idée chrétienne qui a pénétré déjà dans la conscience des hommes de l’avant-garde.

S’il se trouve déjà des gouvernants qui ne décident rien de leur propre autorité, qui cherchent à ressembler le plus possible, non à des souverains, mais à de simples mortels, et qui sont prêts à abandonner leurs prérogatives et à devenir les premiers citoyens de leurs pays ; s’il se trouve déjà des militaires qui comprennent toute la barbarie de la guerre et désirent n’avoir à tirer ni sur les étrangers ni sur leurs concitoyens, des juges et des procureurs qui ne veulent pas charger et condamner des criminels, des prêtres qui évitent de prêcher le mensonge, des publicains qui cherchent à adoucir le plus possible la rigueur de leurs fonctions, et des riches qui abandonnent leurs richesses, — la même chose arrivera fatalement aux autres gouvernants, aux autres militaires, juges, prêtres, publicains et riches. Et, lorsqu’il n’y aura plus d’hommes qui veuillent occuper ces situations, ces situations elles-mêmes basées sur la violence disparaîtront.

Mais ce n’est pas par cette seule voie que l’opinion publique conduit les hommes à la suppression de l’ordre de choses actuel et à son remplacement par un nouveau. À mesure que les situations basées sur la violence deviennent moins séduisantes et moins ambitionnées, leur inutilité devient plus évidente.

Nous voyons toujours, dans le monde chrétien, les mêmes gouvernants et les mêmes gouvernements, les mêmes armées, les mêmes tribunaux, les mêmes impôts, le même clergé, les mêmes riches, propriétaires fonciers, industriels, capitalistes, mais leur situation vis-à-vis les uns des autres n’est plus la même. Les mêmes chefs d’état ont les mêmes entrevues, les mêmes rencontres, les mêmes fêtes, le même apparat ; les mêmes diplomates ont les mêmes conversations sur les alliances et sur les guerres ; les mêmes parlements discutent les mêmes questions d’Orient et d’Afrique, et les cas de guerre, et le Home Rule, et la journée de huit heures ; toujours les mêmes changements de ministères, les mêmes discours, les mêmes incidents, mais pour ceux qui s’aperçoivent comment un article de journal change parfois la situation plus que des dizaines d’entrevues de monarques et de sessions parlementaires, apparaît de plus en plus nettement que ce ne sont pas ces entrevues et ces débats parlementaires qui dirigent les affaires, mais quelque chose d’indépendant de tout cela et qui ne réside nulle part.

Les mêmes généraux, officiers et soldats, les mêmes canons, forteresses, revues, manœuvres, mais la guerre ne se produit pas. Un an, dix ans, vingt ans se passent. En même temps on a de moins en moins confiance dans l’armée pour réprimer les émeutes, et il devient de plus en plus évident que les généraux, les officiers et les soldats sont simplement des figurants de processions solennelles, objets d’amusement des gouvernements, des sortes de corps de ballet qui coûtent trop chers.

Les mêmes procureurs et juges, les mêmes assises, mais il devient de plus en plus évident que les tribunaux civils rendent leurs arrêts sans souci de la justice, et que les tribunaux criminels n’ont aucun sens parce que les punitions n’atteignent pas le but poursuivi par les juges eux-mêmes. Ces institutions ne servent donc qu’à nourrir des hommes incapables d’autre chose plus utile.

Les mêmes prêtres, archevêques, mais il devient de plus en plus évident que ces hommes ne croient plus eux-mêmes à ce qu’ils enseignent et, par suite, ne peuvent plus donner à personne une foi qu’ils n’ont pas.

Les mêmes percepteurs d’impôts, mais de plus en plus incapables de prendre par la force le bien des contribuables, et il devient de plus en plus évident que, sans percepteurs d’impôt, les hommes peuvent, par une souscription volontaire, pourvoir à tous les besoins sociaux.

Les mêmes riches, mais il devient de plus en plus évident qu’ils ne peuvent être utiles qu’en cessant d’être les administrateurs personnels de leurs biens et en les abandonnant à la société, totalement ou du moins en partie.

Et, lorsque tout cela deviendra tout à fait évident, il sera naturel aux hommes de se demander : Quelle utilité de nourrir, d’entretenir tous ces rois, empereurs, présidents et membres de toutes sortes de chambres et de ministères, si de toutes leurs réunions et de tous leurs discours rien ne résulte ? Ne vaut-il pas mieux, comme a dit un plaisant, faire une reine en caoutchouc ?

Et à quoi bon l’armée avec ses généraux, ses musiciens, ses chevaux, ses tambours ? Quelle est son utilité puisqu’il n’y a pas de guerre, que personne ne veut conquérir personne et que, si même la guerre éclatait, les autres peuples ne permettraient pas d’en retirer un bénéfice, tandis que, sur les nationaux, l’armée refuse de tirer ?

Et à quoi bon ces juges et procureurs, qui, au civil, ne jugent pas d’après la justice et, qui, au criminel, reconnaissent eux-mêmes l’inutilité du châtiment ?

À quoi bon les percepteurs d’impôts, qui s’acquittent de leur tâche à contre-cœur, puisqu’on peut réunir sans eux les sommes nécessaires ?

À quoi bon le clergé, qui ne croit plus depuis longtemps en ce qu’il prêche ?

À quoi bon les capitaux, concentrés entre les mains de quelques-uns, puisqu’ils ne peuvent être utiles qu’en devenant la propriété de tous ?

Et une fois ces questions posées, les hommes ne peuvent pas ne pas arriver à la résolution de cesser d’entretenir toutes ces institutions devenues inutiles.

Plus encore, les hommes qui occupent ces positions privilégiées seront amenés à la nécessité de les abandonner.

L’opinion publique condamne de plus en plus la violence, c’est pourquoi ces positions, qui sont basées sur la violence, sont de moins en moins recherchées.

Un jour, à Moscou, j’ai assisté à une des discussions religieuses qui ont lieu ordinairement à la Quasimodo, près de l’église, dans l’Okhotny-Rïad. Une vingtaine d’hommes s’étaient réunis sur le trottoir et s’entretenaient très sérieusement de religion.

En même temps un concert avait lieu à côté dans le bâtiment du cercle de la noblesse, et l’officier de police posté là, ayant remarqué ce groupe, envoya un gendarme à cheval avec l’ordre de faire circuler. À vrai dire, l’officier n’avait nul besoin de disperser ce groupe, qui ne gênait personne, mais il avait été posté là toute la matinée et il fallait bien que ce ne fût pas pour rien. Le gendarme, un brave garçon, en mettant son poing sur la hanche et en faisant retentir son sabre, s’approcha de nous et ordonna d’un ton sévère : « Circulez ! qu’est-ce que cette réunion ? » Tous se retournèrent vers lui et l’un de nous, un homme doux, répondit d’un air calme et affable : « Nous parlons de choses sérieuses, pourquoi donc nous séparer ? Il vaut mieux, jeune homme, descendre de ton cheval et venir nous écouter, cela te sera utile aussi. » Puis il se tourna de nouveau vers nous et continua l’entretien. Le gendarme tourna bride et s’éloigna sans mot dire.

La même chose doit avoir lieu dans tous les actes de violence. Ce pauvre officier, il s’ennuie ; le malheureux est mis dans une situation qui l’oblige à faire acte d’autorité ; il vit d’une vie à part ; il ne peut que surveiller et donner des ordres, donner des ordres et surveiller, quoique sa surveillance et ses ordres n’aient aucune utilité. Dans la même situation se trouvent un peu déjà et bientôt se trouveront tout à fait tous ces malheureux chefs d’état, ministres, membres des parlements, gouverneurs, généraux, officiers, archevêques, prêtres, et même les riches. Ils n’ont rien autre chose à faire que de donner des ordres, et ils le font, ils envoient leurs subordonnés — comme l’officier, le gendarme — pour gêner les hommes. Et, comme les hommes qu’ils gênent s’adressent à eux avec la prière de ne pas les gêner, il leur semble qu’ils sont très nécessaires.

Mais le temps viendra — il vient — où tout le monde comprendra clairement que ces autorités sont absolument inutiles, ne font que gêner, où les hommes qu’ils gênent leur diront, comme celui de tout à l’heure, avec autant de douceur et de calme : « Ne nous gênez pas, je vous prie. » Et tous ces envoyés et envoyeurs seront forcés de suivre ce bon conseil, c’est-à-dire de cesser de caracoler au milieu des hommes le poing sur la hanche et de les gêner ; mais, en descendant de leurs beaux chevaux et en ôtant toute leur ferraille, ils viendront écouter ce qui se dit et, se joignant aux autres, rentreront dans la vie véritable.

Le temps vient où toutes les institutions basées sur la violence disparaîtront par suite de leur inutilité, de leur stupidité, et même de leur inconvenance évidente.

Ce temps sera venu quand il arrivera aux hommes de notre société qui occupent des situations créées par la violence, ce qui est arrivé au roi, dans le conte d’Andersen intitulé : Le nouvel habit royal, lorsque l’enfant, ayant aperçu le roi nu, a crié naïvement : « Regardez, il est nu ! » Alors tous ceux qui le voyaient aussi, mais ne le disaient pas, n’ont pas pu ne pas le reconnaître.

Il s’agit dans ce conte d’un roi très amateur de vêtements nouveaux et à qui des tailleurs ont promis un habit extraordinaire, un habit dont l’étoffe a cette propriété particulière de rester invisible à quiconque n’est pas apte à la fonction qu’il occupe. Les courtisans qui viennent suivre le travail des tailleurs ne voient rien, car les tailleurs poussent leurs aiguilles dans le vide. Mais, en se souvenant de la propriété de cette étoffe, tous disent qu’ils la voient et s’extasient sur sa beauté. Le roi fait de même. Le moment de la procession où il doit paraître dans son nouvel habit arrive. Il se déshabille et revêt l’habit imaginaire, c’est-à-dire reste tout nu et se promène ainsi dans la rue. Mais, en se souvenant de la propriété de l’étoffe, personne ne se décide à dire qu’il n’y a pas d’habit jusqu’au moment où un petit enfant s’écrie : « Regardez, il est tout nu ! »

La même chose doit arriver pour tous ceux qui occupent par inertie des situations devenues depuis longtemps inutiles, au premier qui s’exclamera naïvement : « Mais il y a longtemps que ces hommes ne sont bons à rien ! »

La situation de l’humanité chrétienne, avec ses forteresses, ses canons, sa dynamite, ses fusils, ses torpilles, ses prisons, ses gibets, ses églises, ses fabriques, ses douanes, ses palais, est réellement terrible ; mais ni les forteresses, ni les canons, ni les fusils ne tirent d’eux-mêmes, les prisons n’enferment personne d’elles-mêmes, les gibets ne pendent pas, les églises ne trompent personne toutes seules, les douanes n’arrêtent pas, les palais et les fabriques ne se construisent pas d’eux-mêmes. Tout cela est fait par des hommes. Et, lorsque les hommes comprendront qu’il ne faut pas le faire, tout cela n’existera plus.

Et ils commencent déjà à le comprendre. Si ce n’est tout le monde, du moins les hommes de l’avant-garde, ceux qui seront suivis de tous les autres. Et cesser de comprendre ce qu’on a compris une fois est impossible, et ce qu’ont compris les hommes de l’avant-garde, les autres peuvent et doivent le comprendre.

De sorte que le temps prédit où tous les hommes seront instruits par Dieu, désapprendront la guerre, transformeront les glaives en socs de charrue et les lances en faucilles, où, en traduisant en notre langue, les prisons, les forteresses, les casernes, les palais, les églises demeureront vides, et les gibets, les fusils, les canons sans emploi, n’est plus une utopie, mais une nouvelle forme de la vie vers laquelle s’avance l’humanité avec une rapidité de plus en plus grande.

Mais quand cela arrivera-t-il ?

Il y a dix-huit cents ans, le Christ a répondu à cette question que la fin du siècle actuel, c’est-à-dire de l’organisation païenne, arrivera lorsque les calamités humaines se seront multipliées et que la nouvelle heureuse de la venue du royaume de Dieu, c’est-à-dire la possibilité d’une nouvelle organisation de la vie non basée sur la violence, sera prêchée sur toute la terre. (Saint Mathieu, XXIV, 3-28.)

« Quant au jour et à l’heure, personne ne les connaît, seul mon Père les connaît (Saint Mathieu, XXIV, 36), dit le Christ. Car il peut arriver toujours à chaque instant et quand nous l’attendrons le moins. »

Quand cette heure arrivera-t-elle ? Le Christ dit que nous ne pouvons pas le savoir. Nous devons donc toujours être prêts à sa venue, comme doit veiller celui qui garde sa maison des voleurs, comme doivent veiller les vierges qui attendent avec leurs lampes le fiancé, et, de plus, nous devons travailler de toutes nos forces pour avancer cette heure, comme devaient travailler les serviteurs pour faire fructifier les talents qu’ils avaient reçus. (Saint Mathieu, XXIV, 43 ; XXVI, 13-14-30.)

Et il ne peut pas y avoir d’autre réponse. Savoir quand viendra le royaume de Dieu, les hommes ne le peuvent pas, car cette heure ne dépend de personne autre que des hommes eux-mêmes.

La réponse est comme celle de ce sage à qui un passant demandait s’il en avait pour longtemps avant d’arriver à la ville et qui répondit : Marche !

Comment pouvons-nous savoir s’il est encore loin le but vers lequel l’humanité se dirige, puisque nous ne savons pas comment elle marchera vers lui, et qu’il dépend d’elle de marcher ou de s’arrêter, de tempérer ou d’accélérer son mouvement.

Tout ce que nous pouvons savoir, c’est ce que nous, qui composons l’humanité, nous devons faire ou ne pas faire pour que vienne le royaume de Dieu, et cela nous le savons. Il suffit à chacun de commencer à faire ce qu’il doit, et de cesser de faire ce qu’il ne doit pas, il nous suffit de mettre sur nos actes toute la lumière qui est en nous, pour qu’aussitôt s’établisse le royaume de Dieu promis et auquel tend l’âme de tout homme.



CHAPITRE XII

CONCLUSION

FAITES PÉNITENCE, CAR LE RÈGNE DE DIEU EST PROCHE

IL EST À NOTRE PORTE

Je terminais enfin cet ouvrage auquel je travaillais depuis deux ans, quand, traversant en chemin de fer les gouvernements de Toula et Riazan, alors ravagés par la famine, comme ils le sont encore actuellement, mon train croisa à une station un train de soldats qu’accompagnait le gouverneur même du pays. Ces soldats avaient des fusils, des cartouches et des verges pour martyriser les malheureux affamés.

Les exécutions par les verges pour faire respecter les décisions de l’autorité, bien que les peines corporelles aient été légalement rapportées il y a trente ans, deviennent depuis quelques années de plus en plus fréquentes.

J’avais déjà entendu parler de ces choses-là ; j’avais même lu dans les journaux le compte rendu d’exécutions, qui ont eu lieu à Tchernigov, Tambov, Saratov, Astratchan et Orel, et de celles dont le gouverneur de Nijni-Novgorod, Baranov, s’était vanté ; mais jamais il ne m’avait été donné comme ce jour-là de voir les hommes à l’œuvre. Ainsi j’ai vu des Russes bons et pénétrés de l’esprit chrétien, armés de fusils, de cartouches et de verges qui allaient martyriser leurs frères affamés !

La cause pour laquelle ils voyageaient était celle-ci :

Dans l’une des plus belles propriétés du pays, les paysans soignaient une forêt sur une terre commune à eux et au propriétaire, l’un des plus riches de l’endroit, quand celui-ci se l’adjugea tout entière et commença à pratiquer des coupes. Les paysans, qui depuis longues années jouissaient de cette forêt qu’ils considéraient comme leur ou tout au moins comme bien commun, portèrent plainte. En première instance les juges rendirent un jugement injuste. (Je dis injuste avec le gouverneur et le procureur qui, eux-mêmes, le déclarèrent tel.) Le juge donna gain de cause au propriétaire.

Tous les autres jugements qui suivirent, y compris celui du sénat, bien que chacun vît clairement que le premier jugement était injuste, le confirmèrent, et la forêt fut donnée tout entière au propriétaire.

Le propriétaire continua les coupes ; mais les paysans, ne pouvant croire qu’une injustice aussi flagrante pût être accomplie par des pouvoirs supérieurs, ne se soumirent pas. Ils chassèrent les ouvriers venus pour couper, déclarant que la forêt leur appartenait, qu’ils iraient jusqu’au tsar, mais qu’ils ne laisseraient pas toucher à la forêt.

On en référa à Pétersbourg d’où l’ordre fut transmis au gouverneur d’exécuter le jugement, et celui-ci demanda la troupe, et voilà les soldats avec leur fourniment de fusils, de cartouches et de faisceaux de verges préparées exprès pour la circonstance, tout cela pêle-mêle, en wagon, les voilà partant pour faire exécuter la décision suprême.

L’exécution de la décision des autorités supérieures se traduit par l’homicide, par des supplices ou par la menace de l’un ou de l’autre, selon que les gens se révoltent ou se soumettent.

Dans le premier cas, c’est-à-dire si le paysan se révolte, les choses se passent en Russie (comme dans tous les pays où existe le droit de propriété), les choses se passent de la manière suivante :

Le gouverneur prononce un discours dans lequel il demande la soumission. La foule, surexcitée et ordinairement abusée par les plus exaltés, n’a rien compris au langage pompeux du fonctionnaire ; sa surexcitation augmente ; alors le gouverneur réclame la soumission de la foule et lui ordonne de se dissiper, sinon il sera forcé de recourir à la force.

Si la foule ne se soumet pas et ne se dissipe pas, le gouverneur ordonne de tirer à blanc. Si la foule même alors ne se dissipe pas, le gouverneur ordonne de tirer sur la foule, n’importe sur qui ; le soldat tire ; dans la rue tombent les morts et les blessés. Alors la foule se dissipe et les soldats, par ordre du gouverneur, s’emparent parmi elle de ceux qui leur semblent les plus dangereux et les emmènent sous escorte ; on ramasse ensuite les mourants ensanglantés, les estropiés, les morts, les hommes blessés, quelquefois des femmes et des enfants. Les morts sont enterrés, les estropiés envoyés dans les hôpitaux.

Ceux que l’on considère comme les meneurs les plus exaltés sont emmenés en ville et jugés par un conseil de guerre. Quand il est prouvé que leur rébellion a été jusqu’à la violence, on les condamne à la pendaison. Alors se dresse la potence. On étrangle des victimes sans défense, comme cela se passe fréquemment en Russie et comme cela ne peut se passer autrement partout où l’organisation sociale est basée sur la force. Voilà ce qui arrive en cas de révolte.

Dans le second cas, dans le cas où le paysan se soumet, il se passe quelque chose de particulier, absolument russe. Il se passe ceci : le gouverneur arrive sur la place désignée, prononce un discours reprochant au peuple son insubordination et, ou bien fait occuper par l’armée les maisons du village où, tout un mois quelquefois, les soldats épuisent les ressources des paysans, ou bien, s’étant borné à la menace, s’en retourne sans sévir, ou bien, ce qui arrive le plus souvent, déclare que les meneurs doivent être punis. On choisit au hasard, sans jugement, et une certaine quantité d’individus, reconnus comme meneurs, sont frappés de verges en sa présence.

Pour vous donner l’idée de la manière dont cela se pratique, je vais vous décrire une exécution de ce genre et qui a reçu l’approbation des autorités supérieures.

Voici ce qui est arrivé à Orel :

Comme dans le gouvernement de Toula le propriétaire a eu l’idée de s’approprier le bien des paysans, et également, comme là-bas, les paysans se sont opposés à ses prétentions. Le sujet du litige était celui-ci : le propriétaire voulait détourner sur la hauteur, au profit de son moulin, une chute d’eau qui arrosait les champs des paysans. Ceux-ci se sont révoltés. Le propriétaire porta plainte au commissaire rural, qui, bien injustement (comme cela d’ailleurs fut ensuite reconnu par la justice), donna raison au propriétaire. Il lui permit de détourner l’eau. Le propriétaire envoya des ouvriers creuser les conduites par lesquelles devait lui venir l’eau. Les paysans révoltés de cet inique jugement envoyèrent leurs femmes empêcher les ouvriers du propriétaire de creuser les conduites : arrivées sur les digues, elles renversèrent les voitures et chassèrent les ouvriers.

Le propriétaire porta plainte contre les femmes. Le commissaire rural ordonna de mettre en prison une femme sur chaque ménage.

L’ordre n’était pas d’une exécution facile, parce que dans chaque maison il y avait plusieurs femmes et l’on ne pouvait savoir laquelle il fallait emprisonner, aussi la sentence ne fut-elle pas exécutée. Le propriétaire se plaignit de la négligence de la police au gouverneur, lequel, sans bien se rendre compte des choses, ordonna simplement de faire exécuter le jugement du commissaire rural.

Le commissaire du district vint dans le pays et commanda sévèrement à ses agents d’appréhender dans chaque maison n’importe quelle femme ; mais, ainsi que nous l’avons dit, comme il y a plusieurs femmes dans chaque maison, des discussions s’élevèrent ; le commissaire du district ordonna de n’en pas tenir compte, de saisir la première femme que l’on verrait et de l’emmener en prison.

Les paysans défendirent leurs femmes et leurs mères ; ils ne laissèrent point la police accomplir sa mission ; ils battirent les agents et le commissaire du district. Un nouveau crime s’ajouta donc à l’autre, la rébellion aux lois ; on donna connaissance de ce nouveau fait à la ville ; et voilà, comme à Smolensk, le gouverneur de la contrée, à la tête d’un bataillon de soldats armés de fusils et de verges, à grand renfort de télégraphe et de téléphone, montant en express, accompagné d’un docteur savant chargé de veiller à ce que l’on bâtonnât hygiéniquement, voilà, disons-nous, le gouverneur incarnant le Gengis Kan moderne prédit par Herzen, arrivé sur le lieu de l’exécution.

Dans la mairie du canton se trouvaient la troupe, un régiment de sergents avec leurs revolvers pendant à leurs cordons rouges, les principaux parmi les paysans de l’endroit et enfin les coupables. Autour de tout cela s’était groupée une foule de plus de mille individus.

Le gouverneur arrivé en calèche descendit, prononça le discours d’usage et demanda les coupables et un banc. Cette demande ne fut pas d’abord comprise, mais un sergent que le gouverneur traînait partout à sa suite et qui s’occupait spécialement de l’organisation de ces exécutions, répétées plusieurs fois dans ce gouvernement, expliqua que le banc demandé devait servir à flageller.

Ce banc fut apporté, ainsi que les verges, et on appela les bourreaux. Les bourreaux sont préparés d’avance, on les choisit parmi les voleurs de chevaux du même village, car les soldats refusent absolument ce genre de fonctions.

Quand tout fut prêt, le gouverneur ordonna de faire sortir des rangs le premier entre les douze hommes signalés par le propriétaire comme les plus coupables. C’était un père de famille honorable, estimé de tous, un homme de 40 ans qui défendait énergiquement les intérêts de sa classe et qui était pour cela très considéré par les habitants. On l’amena près du banc, on le déshabilla et on l’étendit.

Le paysan essaya de supplier, mais, voyant que cela était inutile, il fit un large signe de croix et se coucha. Deux sergents se précipitèrent pour le maintenir. Le savant docteur se tenait à portée pour le cas où ses secours et sa haute science médicale deviendraient nécessaires. Les bourreaux crachèrent dans leurs mains, levèrent les verges et commencèrent à frapper. Il se trouva que le banc n’était pas assez large et qu’il était difficile d’y maintenir la victime qui se tordait. Le gouverneur ordonna d’apporter un autre banc et de mettre une planche. Les soldats, en faisant le salut militaire et en répétant : « Fort bien, Votre Excellence, » se mirent en devoir d’exécuter l’ordre, tandis que demi nu, pâle, l’homme martyrisé attendait, fronçant les sourcils, regardant la terre et claquant des dents. Quand le banc se trouva élargi, on réinstalla la victime et, de nouveau, les voleurs de chevaux commencèrent à frapper. De plus en plus le dos et les reins de l’homme se marbraient de rayures et, à chaque coup, on entendait les sourds gémissements que le supplicié ne pouvait retenir.

Dans la foule qui se tenait alentour, on entendait les cris de la femme, de la mère, des enfants, des parents du supplicié, et de tous ceux qui avaient été appelés à être témoins de l’exécution.

Le malheureux gouverneur, enivré de son pouvoir, comptait chaque coup sur ses doigts en les pliant l’un après l’autre, sans cesser de fumer sa cigarette, qu’autour de lui des gens serviables s’empressaient de lui rallumer en lui apportant une allumette enflammée.

Quand on fut arrivé à plus de cinquante, le paysan cessa de crier et de s’agiter, et le docteur qui avait fait ses études dans une institution de l’état pour pouvoir mettre ensuite sa haute science au service de son souverain et de sa patrie, le docteur s’approcha du supplicié, tâta le pouls, écouta le cœur et déclara au gouverneur que l’homme puni avait perdu connaissance et que, d’après les données de la science, il pouvait être dangereux pour la vie du patient de continuer l’exécution. Mais le malheureux gouverneur, déjà enivré par la vue du sang, ordonna de continuer, et l’exécution se poursuivit jusqu’au soixante-dixième coup, limite qu’il avait fixée on ne sait pourquoi. Alors seulement le gouverneur dit : « Assez ! Au suivant. » Et on enleva le supplicié, le dos meurtri, sans connaissance ; puis un autre fut amené. Les sanglots de la foule redoublaient, mais le représentant de l’autorité fit continuer l’exécution.

Il en fut ainsi jusqu’au douzième, et chacun d’eux reçut soixante-dix coups. Tous imploraient leur pardon, criaient et gémissaient. Les sanglots de la foule et surtout ceux des femmes devenaient déchirants. Le visage des hommes s’assombrissait de plus en plus. Mais la troupe les entourait et l’exécution ne se termina que lorsqu’elle parut suffisante à ce malheureux à demi enivré et égaré qu’on appelait le gouverneur. Les fonctionnaires, les officiers, les soldats, non seulement assistaient à cette exécution, mais encore ils y participaient puisque, par leur présence, ils rendaient impossible toute résistance de la foule.

Quand je demandai à l’un de ces gouverneurs pourquoi ces exécutions de gens déjà soumis, avec l’importance d’un homme qui connaît toutes les finesses de la sagesse gouvernementale, il me répondit qu’il est reconnu par l’expérience que, si les paysans n’étaient pas châtiés, ils se révolteraient de nouveau et que l’exécution de quelques-uns affermit pour toujours l’autorité du pouvoir.

Et voilà pourquoi le gouverneur de Toula, avec ses fonctionnaires, ses officiers et ses soldats, allait à son tour accomplir une exécution semblable.

Ici encore, l’assassinat et le supplice devaient sanctionner la décision de l’autorité supérieure. Il s’agissait de donner la possibilité à un jeune propriétaire foncier, ayant déjà cent mille roubles de revenu, d’en recevoir encore trois mille pour le bois enlevé par lui à toute une communauté de paysans affamés, afin de pouvoir dépenser cet argent en deux ou trois semaines dans les cabarets de Moscou, de Pétersbourg ou de Paris. Voilà à quelle œuvre allaient les gens que j’ai rencontrés.

Comme par un fait exprès, le hasard, après deux ans de méditation sur le même objet, me faisait être témoin, pour la première fois de ma vie, d’un fait dont la réalité brutale me montrait, avec une évidence complète, ce que j’avais vu depuis longtemps très nettement en théorie, que notre organisation sociale est établie non pas, comme aiment à se le représenter des hommes intéressés à l’ordre de choses actuel, sur des bases juridiques, mais sur la violence la plus grossière, sur l’assassinat et le supplice.

Les hommes qui possèdent de grandes quantités de terres et de capitaux, ou qui reçoivent de gros appointements prélevés sur la classe la plus misérable, la classe ouvrière, de même que ceux qui, comme les négociants, les médecins, les artistes, les employés, les savants, les cochers, les cuisiniers, les écrivains, les laquais, les avocats, se nourrissent près de ces hommes riches, aiment à croire que les privilèges dont ils jouissent résultent non de la violence, mais d’un échange absolument régulier et libre des services. Ils aiment mieux croire que les privilèges dont ils jouissent existent par eux-mêmes et sont le résultat d’une libre convention entre les hommes, et que les violences existant aussi par elles-mêmes résultent de je ne sais quelles lois générales. Ils s’efforcent de ne pas voir que leurs privilèges sont toujours la conséquence de la même cause, de celle qui oblige les paysans, sous peine d’être passés par les verges ou tués, à abandonner leur bois à un propriétaire qui n’en a pas besoin et qui n’a pris aucune part à la culture de la forêt.

Et cependant, s’il est vrai que c’est par les menaces, les coups ou l’assassinat que le revenu du moulin d’Orel a été augmenté et que les forêts cultivées par les paysans sont livrées au propriétaire oisif, il est également vrai que tous les autres privilèges exceptionnels dont jouissent les riches, en privant les pauvres du nécessaire, sont basés sur les mêmes causes.

Si ceux qui ont besoin de terre pour nourrir leur famille ne peuvent cultiver celle qui entoure leurs maisons, et si un seul homme, quel qu’il soit, Russe, Anglais, Autrichien ou n’importe quel grand propriétaire ne cultivant pas lui-même, en possède une étendue capable de nourrir mille familles ; si le riche marchand, profitant de la misère du cultivateur, peut acheter le blé au tiers de sa valeur et, sans encourir une punition, le conserver dans ses magasins au milieu de gens affamés à qui il le revend trois fois ce qu’il vaut, il est visible que tout cela provient de la même cause.

Et si on ne peut acheter certains produits, à cause d’une ligne de démarcation qu’on appelle la frontière, sans payer des droits de douane à des gens qui n’ont pris aucune part à la production de ces marchandises ; si les malheureux doivent vendre leur dernière vache pour payer les impôts que le gouvernement distribue à ses fonctionnaires ou qu’il emploie à nourrir des soldats chargés de tuer ces mêmes imposés, il semblerait évident que tout cela n’est pas la conséquence de quelque principe abstrait, mais résulte de la même cause que ce qui est arrivé à Orel, que ce qui aurait pu avoir lieu maintenant dans le gouvernement de Toula et qui se présente périodiquement, sous une forme ou sous une autre, dans le monde entier, partout où il y a un gouvernement et où il y a des riches et des pauvres.

Les hommes qui jouissent des privilèges des classes dirigeantes se persuadent et persuadent aux autres, uniquement parce qu’il est des cas de violence sans supplices et sans assassinats, que ces avantages dont ils jouissent ne sont pas la conséquence de martyres et d’exécutions, mais celle de quelques causes générales et mystérieuses. Cependant, si les hommes qui voient l’injustice de tout cela (comme les ouvriers, aujourd’hui) donnent cependant la plus grande partie du produit de leur travail aux capitalistes, aux propriétaires fonciers, et payent les impôts sachant à quel mauvais usage ils sont destinés, il est évident qu’ils le font, non pour obéir à certaines lois abstraites dont ils n’ont aucune idée, dont ils n’ont même jamais entendu parler, mais parce qu’ils savent qu’on les frappera et qu’on les tuera s’ils s’y refusent.

Et, si l’on n’est pas obligé d’emprisonner, d’assommer et d’exécuter chaque fois que le propriétaire perçoit ses fermages, chaque fois que ceux qui ont besoin de pain doivent le payer trois fois ce qu’il vaut, chaque fois que l’ouvrier est obligé de se contenter d’un salaire insuffisant alors que le patron gagne deux fois plus, et chaque fois que le pauvre en est réduit à donner ses derniers roubles pour payer les taxes et les impôts, cela résulte de ce que, d’une façon ou d’une autre, on a déjà tellement assommé et tué les hommes pour leurs anciennes tentatives d’indépendance, qu’ils s’en souviennent pour toujours. De même qu’un tigre dompté, qui, dans sa cage, ne prend pas la viande qu’on lui met sous la gueule et qui saute par-dessus un bâton lorsqu’on le lui ordonne, agit ainsi parce qu’il se souvient de la barre de fer rougi, ou du jeûne dont on a châtié sa désobéissance, de même les hommes qui se soumettent à ce qui est contraire à leur intérêt et à ce qu’ils regardent comme injuste, se souviennent de ce qu’ils ont souffert lorsqu’ils ont voulu résister.

Quant aux hommes qui profitent des avantages résultant des violences antérieures, ils oublient souvent et aiment à oublier comment ces avantages ont été acquis. Cependant il suffit de relire l’histoire, non pas celle des exploits des divers souverains, mais la véritable, celle de l’oppression de la majorité par la minorité, pour s’apercevoir que tous les privilèges des riches ne sont basés que sur les verges, les prisons, les bagnes, les exécutions.

On peut citer des cas d’oppression, rares il est vrai, qui n’ont pas pour but de procurer des avantages aux classes dirigeantes, mais on peut dire hardiment que dans notre société, où, pour chaque homme vivant dans l’aisance, il en est dix usés par le travail, envieux, avides et souvent souffrant cruellement avec leurs familles, tous les privilèges des riches, tout leur luxe, tout leur superflu n’est acquis et assuré que par les mauvais traitements, les emprisonnements, les exécutions.

Le train rapide que je rencontrai le 9 septembre était composé d’un wagon de première classe pour le gouverneur, les fonctionnaires et les officiers, et de quelques wagons de marchandises remplis de soldats. Ces autorités et ces soldats se rendaient à Toula pour commettre une injustice flagrante. Ce fait prouve avec évidence combien les hommes peuvent accomplir des actes absolument contraires à leur conviction et à leur conscience, sans s’en apercevoir.

Les soldats, de braves jeunes gens, dans leurs uniformes tout neufs et propres, étaient groupés debout ou assis les jambes pendant par la large baie des wagons de marchandises. Les uns fumaient, d’autres se poussaient du coude, plaisantaient, riaient, montrant toutes leurs dents ; d’autres, grignotant des grains de tournesol, en crachaient les pellicules d’un air d’importance. Quelques-uns couraient boire au tonneau d’eau qui se trouvait sur la plate-forme et, à la rencontre des officiers, ils ralentissaient le pas, faisaient leur geste stupide en portant la main au front d’un air sérieux, comme s’ils faisaient quelque chose de très important, passaient devant, puis se remettaient à courir plus joyeusement encore en frappant les planches de la plate-forme, riant et bavardant comme cela est naturel à des jeunes gens bien portants et bons garçons qui voyagent en joyeuse compagnie. Ils allaient assommer leurs pères et leurs grands-pères affamés, comme s’ils se rendaient à une partie de plaisir.

Les fonctionnaires en grande tenue et les officiers disséminés sur la plate-forme et dans le salon de première classe produisaient la même impression. À une table chargée de bouteilles était assis, en son habit demi-militaire, le gouverneur, chef de toute l’expédition. Il mangeait et s’entretenait tranquillement du beau temps avec des connaissances qu’il avait rencontrées ; comme si le but de son voyage était si simple et si ordinaire qu’il ne pouvait pas déranger sa quiétude et l’intérêt qu’il portait au changement du temps.

Un peu à l’écart de la table était assis le général de gendarmerie avec un air impénétrable, mais ennuyé, comme si toutes ces formalités l’excédaient. De tous côtés, des officiers, en leurs uniformes galonnés d’or, allaient et venaient avec bruit. Qui, à table, achevait sa bouteille de bière ; qui, debout près du buffet, mangeait un gâteau, secouait les miettes tombées sur le devant de l’uniforme et jetait la monnaie d’un geste assuré ; qui, en se dandinant, se promenait devant notre train et regardait les jolies femmes.

Tout ce monde, allant assassiner ou martyriser les gens affamés et inoffensifs qui le nourrissent, avait l’air de savoir fort bien ce qu’il faisait et même d’en tirer gloire.

Qu’est-ce donc ?

Tout ce monde se trouve à une demi-heure de l’endroit où il va accomplir les actes les plus terribles qu’on puisse imaginer, et il s’en approche tranquillement !

Dire que tous ces fonctionnaires, officiers et soldats ne savent pas ce qu’ils vont faire est impossible, puisqu’ils s’y sont préparés. Le gouverneur a dû donner des ordres relatifs aux verges, les fonctionnaires ont dû les marchander, les acheter et les porter sur leur livre de dépenses ; les militaires ont donné ou reçu des ordres relativement aux cartouches. Ils savent tous qu’ils vont martyriser, peut-être tuer leurs frères épuisés par la famine et qu’ils vont commencer cette besogne dans une heure peut-être.

Dire, comme on le dit généralement et comme ils le répètent eux-mêmes, qu’ils agissent par conviction de la nécessité de maintenir l’organisation gouvernementale, serait injuste, d’abord parce qu’il est douteux que tous ces hommes se soient jamais préoccupés de l’organisation gouvernementale et de sa nécessité ; ensuite parce qu’ils ne peuvent pas être convaincus que l’acte auquel ils participent servira au maintien et non pas à la ruine de l’état ; et enfin parce qu’en réalité le plus grand nombre d’entre eux, si ce n’est tous, non seulement ne sacrifieront jamais leur tranquillité et leur joie pour maintenir l’état, mais encore ne laisseront jamais passer l’occasion de profiter, au détriment de l’état, de tout ce qui peut augmenter leur tranquillité et leur bien-être. Ce n’est donc pas par principes qu’ils le font.

Qu’est-ce donc ?

Je les connais cependant, tous ces hommes. Si je ne les connais pas personnellement, je connais plus ou moins leur caractère, leur passé, leur manière de voir. Tous ont bien des mères, quelques-uns des femmes, des enfants. La plupart sont de braves gens, bons, doux, souvent sensibles, qui détestent toute cruauté ; sans parler de l’assassinat, beaucoup ne peuvent pas tuer ou martyriser un animal ; de plus, ce sont des chrétiens, et ils considèrent toute violence sur des gens inoffensifs comme une action vile et honteuse. Dans la vie ordinaire pas un de ces hommes n’est capable de faire, pour son moindre profit, la centième partie de ce qu’a fait le gouverneur d’Orel ; ils seraient même offensés qu’on les en crût capables. Et cependant les voilà à une dernière heure de l’endroit où ils peuvent être amenés nécessairement à le faire.

Qu’est-ce donc ?

Non seulement ces hommes que ce train emporte sont prêts au meurtre et à la violence, mais encore les autres qui sont la cause de toute cette affaire : le propriétaire, le gérant, le juge et ceux qui, de Pétersbourg, ont donné l’ordre, comment ont-ils pu, ces hommes, bons aussi, chrétiens aussi, entreprendre et ordonner un acte pareil ? Comment les simples spectateurs eux-mêmes, qui n’y participent pas, qui s’indignent de tous cas de violence dans la vie privée, quand il ne s’agirait même que d’un cheval martyrisé, peuvent-ils laisser perpétrer une œuvre aussi terrible ? Comment ne s’en indignent-ils pas, ne barrent-ils pas le chemin et ne crient-ils pas : « Non, nous ne permettrons pas de frapper et de tuer des affamés parce qu’ils ne cèdent pas les derniers biens qu’on veut leur prendre indûment ! » Au lieu de cela, ces hommes et même ceux qui ont été la cause de l’affaire, le propriétaire, le gérant, le juge et ceux qui ont donné les ordres, comme le gouverneur, le ministre, ont la conscience absolument tranquille. Tous ceux qui allaient accomplir ce crime paraissaient aussi tranquilles.

Les spectateurs, qui ne pouvaient avoir, semble-t-il aucun intérêt personnel dans cette affaire, regardaient plutôt avec sympathie qu’avec répugnance tous ces gens qui se préparaient à commettre une action aussi atroce. Dans le même wagon que moi voyageait un marchand de bois, ancien paysan. Il exprimait franchement et à haute voix son approbation.

« On ne doit pas désobéir à l’autorité, disait-il. Elle est faite pour être obéie. Attendez un peu, on va leur secouer les puces. Ils ne feront plus d’émeutes. Ce sera bien fait ! »

Qu’est-ce donc ?

On ne peut pas dire que tous ces gens, provocateurs, participants, indifférents, étaient tellement dégradés qu’ils agissaient contrairement à leurs convictions, les uns pour un traitement, les autres par la peur d’une punition. Dans certaines circonstances, ils savent défendre leurs convictions. Aucun de ces fonctionnaires ne volera une bourse, ne lira une lettre qui ne lui sera pas adressée, ne supportera une offense sans en demander satisfaction ; aucun de ces officiers ne trichera au jeu, ne dénoncera un camarade, ne fuira du champ de bataille ou n’abandonnera le drapeau ; aucun de ces soldats ne consentirait à cracher l’hostie, ni même à manger de la viande le vendredi saint. Tous ces gens sont prêts à supporter toutes sortes de privations et de souffrances, plutôt que de consentir à faire ce qu’ils considèrent comme une mauvaise action. Ils ont donc la force de résistance lorsque leurs convictions sont en jeu.

Dire que ce sont tous des bêtes féroces à qui il ne répugne pas de commettre cette cruauté est encore moins possible. Il suffit de leur parler pour voir que tous, et le propriétaire, et le juge, et le ministre, et le souverain, et le gouverneur, et les officiers, et les soldats, non seulement n’approuvent pas cette action dans leur for intérieur, mais encore souffrent de l’obligation d’y participer lorsqu’on leur en rappelle l’iniquité. Ils cherchent seulement à ne pas y penser.

Il suffirait de leur parler pour s’apercevoir qu’ils ont conscience de cette iniquité, qu’ils auraient préféré ne pas y participer et qu’ils en souffrent.

Une dame qui professait des opinions libérales et qui voyageait dans le même train que nous, ayant aperçu le gouverneur et les officiers dans le salon de première classe, et ayant appris le but de leur voyage, se mit, en élevant ostensiblement la voix, à critiquer violemment les mœurs de notre temps et à invectiver les hommes qui étaient les instruments de cette iniquité. Tout le monde se sentit mal à l’aise, on ne savait où porter les regards. Mais personne ne la contredit. On eut l’air de n’attacher à ses paroles aucune importance, mais, à l’attitude contrainte des voyageurs, il était visible qu’ils avaient honte. Je remarquai le même embarras chez les soldats. Eux aussi, ils savaient que l’action qu’ils allaient commettre était indigne, mais ils ne voulaient pas y penser.

Lorsque le marchand de bois — cela sans sincérité, je le suppose, mais seulement pour montrer qu’il n’était plus un paysan — se mit à dire combien de pareilles mesures étaient nécessaires, les soldats qui l’avaient entendu se détournèrent de lui en fronçant les sourcils et en ayant l’air de n’avoir pas entendu.

Tous ces gens qui concouraient à l’accomplissement de cette répression, de même que les voyageurs de notre train, qui, sans y participer, assistaient seulement à ses préparatifs, tous avaient honte.

Pourquoi donc le faisaient-ils ou le toléraient-ils ? Demandez-le-leur. Les fonctionnaires répondront que c’est pour assurer l’ordre nécessaire au bien du pays, indispensable au progrès de toute société constituée.

Ceux qui obéissent, ceux qui doivent de leurs mains accomplir la violence, les paysans, les soldats, répondront que cela a été ordonné par l’autorité supérieure et que l’autorité sait ce qu’elle fait. Quant à savoir si l’autorité doit être entre les mains des hommes qui la détiennent, pour eux cela est indiscutable. Si même la possibilité d’une erreur pouvait être admise par eux, ils ne pourraient la comprendre que d’un fonctionnaire inférieur ; quant à l’autorité supérieure, elle est pour eux toujours infaillible.

Bien qu’ils expliquent leur conduite par des motifs différents, les chefs comme les subordonnés sont d’accord pour dire qu’ils agissent ainsi parce que l’ordre de choses existant est nécessaire et qu’il est du devoir sacré de chacun de contribuer à son maintien.

C’est sur la nécessité et sur l’immutabilité de cet ordre de choses qu’ils se basent pour justifier leur participation aux violences du gouvernement. « Puisque cette organisation est immuable, disent-ils, ce n’est pas le refus d’obéir d’un individu isolé qui pourrait y apporter le moindre changement. Il arriverait seulement que la mission dont cet insoumis ne voudrait pas se charger serait confiée à un autre qui l’accomplirait peut-être d’une façon plus rigoureuse et plus cruelle. »

C’est cette argumentation qui permet à des hommes, honnêtes et bons dans la vie privée, de participer, la conscience plus ou moins tranquille, à des actes comme ceux qui se sont passés à Orel ou comme ceux auxquels se préparaient les voyageurs du train allant à Toula.

Mais sur quoi est fondée cette affirmation ?

Il va sans dire qu’il est agréable et désirable pour le propriétaire de croire à la nécessité et à l’immutabilité de l’ordre de choses actuel qui lui assure le revenu de ces centaines et de ces milliers d’acres de terre et lui permet de mener sa vie habituelle, oisive et luxueuse.

On comprend également que le juge croie volontiers à la nécessité de cet ordre de choses qui lui permet de recevoir cinquante fois plus que l’ouvrier le plus laborieux. De même pour tous les autres fonctionnaires supérieurs. Ce n’est que grâce à cet ordre de choses que le gouverneur, le procureur, les sénateurs, les membres de toutes sortes de conseils peuvent toucher ces gros traitements sans lesquels ils périraient immédiatement avec toute leur famille, car toute leur intelligence, tout leur savoir et tout leur travail ne leur donnerait pas, dans toute autre situation, la centième partie de ce qu’ils gagnent. Dans le même cas se trouvent les ministres, le chef d’état et toutes les autorités supérieures, avec cette seule différence que plus ils sont haut placés, plus leur situation est exceptionnelle et plus ils doivent croire que le régime actuel est le seul possible, car non seulement ils ne pourraient avoir en dehors de lui une situation équivalente, mais encore ils tomberaient plus bas que tous les autres hommes. Un homme engagé volontairement comme sergent de ville pour un traitement de dix roubles par mois, etc., qu’il pourrait facilement gagner partout ailleurs, est peu intéressé à la conservation de l’ordre de choses actuel et, par suite, peut ne pas croire à sa nécessité absolue. Mais un roi ou un empereur, qui reçoit des millions, qui sait qu’autour de lui se trouvent des milliers d’hommes envieux de sa place, qui sait que dans aucune autre situation il ne recevra ni les mêmes honneurs ni le même revenu, que même, si on le renversait, on pourrait le juger pour ses abus de pouvoir ; tout roi ou empereur, dis-je, ne peut pas ne pas croire au caractère immuable et sacré de l’ordre de choses existant. Plus haute est la situation d’un homme et plus elle est instable ; et plus sa chute serait terrible, plus il a foi dans la durée illimitée de l’organisation existante et peut commettre des violences et des cruautés avec une plus parfaite tranquillité d’âme, comme s’il n’agissait point dans son propre intérêt, mais seulement dans l’intérêt du régime. Telle est la situation de tous les fonctionnaires qui occupent des positions plus lucratives que celles qu’ils pourraient occuper avec une autre organisation, depuis les policiers les plus humbles jusqu’à l’autorité la plus élevée.

Mais les paysans, les soldats, placés aux degrés inférieurs de l’échelle, qui n’ont aucun profit de cet ordre de choses, qui se trouvent dans la position la plus infime et la plus humiliée, qu’est-ce qui leur fait croire que cet ordre est bien celui qui doit exister et qu’on doit, par suite, maintenir, même au prix d’actes contraires à la conscience ? Qui force ces hommes à croire à son immutabilité, puisqu’il est évident qu’il n’est immuable que parce qu’ils le maintiennent ?

Qui force ces paysans, pris hier à la charrue et accoutrés de vêtements disgracieux et inconvenants, avec le collet bleu et les boutons dorés, à aller, armés de fusils et de sabres, assassiner leurs pères et leurs frères affamés ? Ceux-ci déjà n’ont aucun intérêt au maintien du régime actuel et ne peuvent craindre de perdre leur situation, puisqu’elle est pire que celle à laquelle on les a arrachés.

Les chefs, souvent bons, humains, outre le profit qu’ils y trouvent, sont capables de participer à de pareils actes parce que leur participation est limitée à l’instigation, aux décisions, aux ordres. Le plus souvent ils ne voient même pas comment se commettent toutes les atrocités provoquées ou ordonnées par eux. Mais les malheureux des classes inférieures, qui, sans le moindre profit — au contraire ils sont méprisés — arrachent de leurs propres mains des hommes à leurs familles, qui les garrottent, les emprisonnent, les déportent, les gardent, les fusillent, pourquoi le font-ils ?

Toute violence, c’est grâce à eux qu’on peut la commettre. Sans eux, aucun de ces hommes qui signent des arrêts de mort, d’emprisonnement et de bagne perpétuel, ne se serait jamais décidé à pendre, à emprisonner, à martyriser lui-même la millième partie de ceux que, de son cabinet, il a si tranquillement fait pendre et martyriser, uniquement parce qu’il ne le voit pas, qu’il ne le fait pas lui-même, mais qu’il le fait faire au loin par ses exécuteurs dociles.

Toutes ces injustices et cruautés ne sont devenues habituelles que parce qu’il existe des gens toujours prêts à les commettre servilement, car s’ils n’existaient pas, ceux qui donnent les ordres n’auraient jamais osé même rêver ce qu’ils ordonnent avec une si grande assurance, et personne n’oserait affirmer, comme aujourd’hui tous les propriétaires oisifs, que la terre qui entoure les paysans misérables est la propriété d’un homme qui ne la travaille pas, et que les réserves de blé escroquées aux cultivateurs doivent être gardées intactes au milieu d’une population affamée, parce que les négociants doivent y trouver un bénéfice.

Si ces exécuteurs n’existaient pas, il ne serait jamais venu au propriétaire l’idée de prendre aux moujiks la forêt qu’ils ont soignée, ni aux fonctionnaires celle de considérer comme légitimes leurs traitements pris au peuple affamé et qu’ils gagnent en opprimant ce peuple ou en poursuivant des gens parce qu’ils réfutent le mensonge et prêchent la vérité.

Toutes ces actions comme celles de tous les tyrans, depuis Napoléon jusqu’au dernier commandant de compagnie qui tire dans la foule, ne s’expliquent que parce qu’ils sont enivrés par la puissance que leur donne la soumission des hommes prêts à accomplir tous leurs ordres et qu’ils sentent derrière eux. Toute la force réside donc dans les hommes qui accomplissent de leurs mains les actes de violence, dans les hommes qui servent dans la police, dans l’armée, surtout dans l’armée, car la police n’agit que lorsqu’elle sent l’armée derrière elle.

Qu’est-ce qui a donc amené ces masses honnêtes, dont tout dépend, à cette aberration surprenante qu’un ordre de choses si meurtrier doive exister nécessairement ?

Qui les a donc fait tomber dans une erreur aussi grossière ?

Ces hommes n’ont pas pu se persuader eux-mêmes qu’ils doivent faire ce qui est contraire à leur conscience, nuisible, meurtrier pour eux et pour toute leur classe qui représente les neuf dixièmes de la population.

« Comment pourras-tu tuer des hommes, lorsque la loi de Dieu dit : Tu ne tueras pas » ? ai-je demandé plus d’une fois à divers soldats. Et toujours je les embarrassais en leur rappelant par cette question ce à quoi ils voulaient ne pas penser. Ils savaient qu’il existe une loi de Dieu obligatoire : Tu ne tueras pas, et ils savaient qu’il existe aussi un service militaire obligatoire, mais ils n’avaient jamais pensé qu’il y eût là une contradiction. Le sens des réponses timides que j’obtenais était toujours que tuer à la guerre ou exécuter un criminel par ordre de l’autorité ne rentre pas dans la défense générale. Mais, lorsque j’ai dit que cette distinction n’est pas faite dans la loi de Dieu, et que j’ai rappelé l’obligation pour tous de la doctrine chrétienne de la fraternité, du pardon des offenses, de l’amour, qui, en aucun cas, ne peut se concilier avec le meurtre, les hommes du peuple me l’accordaient généralement, mais de leur côté me demandaient : « Comment se fait-il alors que le gouvernement (qui à leur avis ne peut se tromper) envoie l’armée à la guerre et fasse exécuter des criminels ? » Lorsque je répondais que le gouvernement agit mal en donnant ces ordres, mon interlocuteur se troublait davantage et cessait la conversation ou bien s’irritait contre moi.

« Il est probable qu’on a trouvé une loi pour cela. Les archevêques, j’espère, sont bien aussi savants que vous, » me répondit un soldat.

Puis, absolument sûr que ses chefs ont trouvé une loi qui autorisait leurs ancêtres, leurs héritiers, et des millions d’hommes, et lui-même à servir dans l’armée, il se sentit visiblement tranquillisé et fut persuadé que c’était de ma part une simple ruse, une sorte de devinette que je lui posais.

Tous les hommes de notre monde chrétien savent, d’une façon absolue, et d’après la tradition, et d’après la révélation, et d’après la conscience, que le meurtre est un des plus grands crimes que puisse commettre un homme, comme cela est dit dans l’Évangile, et que ce crime ne peut pas être limité, c’est-à-dire que tuer soit péché pour les uns et ne le soit pas pour les autres. Tous savent que c’est toujours péché quelle que soit la victime. C’est un péché comme l’adultère, comme le vol ou tout autre. Cependant les hommes voient dès leur enfance que le meurtre est non seulement admis, mais encore béni par ceux qu’ils sont habitués à considérer comme leurs guides spirituels, désignés par Dieu lui-même, et ils voient les chefs laïques porter avec une parfaite tranquillité et même avec fierté des armes meurtrières, et, au nom de la loi, exiger des citoyens et même de Dieu, leur participation aux meurtres. Les hommes sentent bien là une contradiction, mais, ne pouvant la résoudre, ils supposent qu’elle n’est qu’apparente et résulte de leur ignorance.

Leur conviction s’affermit de la grossièreté même et de l’évidence de cette contradiction. Ils ne peuvent pas s’imaginer que ceux qui marchent à la tête de la civilisation puissent prêcher avec autant d’assurance deux obligations qui leur semblent si opposées : la loi chrétienne et le meurtre. Un simple enfant non corrompu, adolescent ensuite, ne peut pas s’imaginer que des hommes si haut placés dans son estime puissent dans n’importe quel but le tromper aussi impudemment.

Et cependant cela se fait et cela ne cesse pas de se faire. Cela se fait : 1o parce qu’à tous les travailleurs, qui n’ont pas le loisir d’examiner eux-mêmes les questions morales et religieuses, on suggère dès l’enfance, par l’exemple et par l’enseignement, que la torture et le meurtre sont conciliables avec le christianisme et que, dans certains cas, non seulement ils peuvent, mais doivent être employés ; 2o parce que, à certains d’entre eux, engagés dans l’armée soit d’après le service obligatoire, soit volontairement, on suggère que l’accomplissement par ses propres mains de la torture et de l’homicide est un devoir sacré et même un exploit glorieux digne d’éloge et de récompense.

Ce mensonge universel est répandu par tous les catéchismes ou par les livres qui les remplacent et qui servent aujourd’hui à l’instruction obligatoire. Il y est dit que la violence, la torture, l’emprisonnement et les exécutions, de même que le meurtre pendant la guerre civile ou étrangère, qui a pour but de maintenir et défendre l’organisation sociale existante quelle qu’elle soit — monarchie absolue ou constitutionnelle, convention, consulat, empire, république ou commune — est absolument légitime et ne contredit ni la morale ni le christianisme.

Et les hommes se persuadent si bien de cela qu’ils grandissent, vivent et meurent dans cette conviction sans douter un seul instant.

Ceci est le mensonge universel, mais il y a encore le mensonge particulier aux soldats ou aux policiers qui commettent les cruautés ou les meurtres nécessaires au maintien de l’ordre de choses actuel.

Dans tous les codes militaires, il est dit, en tels ou tels termes, ce qu’on lit dans le code militaire russe :

§ 87. Accomplir rigoureusement et sans observation les ordres des chefs, cela veut dire les accomplir sans discuter s’ils sont bons ou mauvais et si leur exécution est possible. Seul le chef est responsable des conséquences de son ordre.

§ 88. Le subordonné ne doit désobéir à l’ordre du chef que dans le cas où il voit nettement qu’en obéissant il viole… (vous pensez qu’on va dire dans le cas où il viole la loi de Dieu : pas du tout), lorsqu’il voit nettement qu’il viole le serment de fidélité au souverain.

Il est dit dans ce code que l’homme, lorsqu’il est soldat, peut et doit accomplir sans exception tous les ordres du chef ; or, ces ordres consistant surtout en homicides, il doit par conséquent violer toutes les lois divines et humaines, mais il ne doit pas violer son serment de fidélité à celui qui, à un moment donné, se trouve par hasard au pouvoir. Et il ne peut en être autrement parce que c’est sur ce mensonge que repose toute la puissance de l’état. C’est là la raison de cette croyance étrange des classes inférieures que l’ordre de choses actuel, si meurtrier pour elles, est bien celui qui doit exister, et qu’on doit le maintenir par la torture et le meurtre.

Ces jours derniers, j’ai de nouveau été témoin de ce mensonge éhonté et cynique, et, de nouveau, je me suis étonné qu’il pût se perpétrer aussi impudemment.

Au commencement du mois de novembre, en passant par la ville de Toula, j’aperçus de nouveau à la porte de la mairie la foule que je connais si bien et dans le bruit de laquelle se mêlaient les voix avinées des hommes et les lamentations des mères et des femmes. C’était le conseil de revision. Je ne peux jamais passer à côté de ce spectacle sans m’y arrêter ; il semble m’attirer malgré moi, comme par fascination. Je me mêlai encore à la foule, regardant, questionnant et je fus surpris de la liberté avec laquelle on commet ce grand crime en plein jour et au milieu d’une ville.

Comme tous les ans, au 1er novembre, dans tous les bourgs et dans tous les villages de cette Russie aux cent millions d’habitants, les starostes ont réuni les hommes inscrits sur des listes, souvent leurs propres fils, et les ont menés à la ville. En route, on buvait, sans que les recrues en soient empêchées par les anciens, parce que se rendre à une affaire aussi insensée en abandonnant femmes, mères et tout ce qui est cher, simplement pour devenir une arme passive de destruction, serait trop cruel si on ne s’étourdissait pas par le vin.

Les voilà donc filant dans des traîneaux, noçant, jurant, chantant, se bousculant, passant la nuit dans des auberges. Le matin ils se sont donnés du cœur en vidant de nouveaux verres, et se sont réunis devant la mairie. Ils sont là, recouverts de leurs pelisses de mouton toutes neuves, des écharpes tricotées au cou, les yeux gonflés d’ivresse, les uns poussant des cris sauvages pour s’exciter, les autres calmes et tristes ; ils se pressent près de la porte, en attendant leur tour, entourés des mères et des femmes les yeux pleins de pleurs. D’autres s’entassaient dans le vestibule du bureau de recrutement.

À l’intérieur, pendant ce temps, le travail marche rapidement. On ouvre la porte et le garde appelle Petr Sidorov. Celui-ci tressaille, se signe et entre dans une petite pièce à porte vitrée où se déshabillent les conscrits. Un camarade de Petr Sidorov, qui vient d’être déclaré bon pour le service et de sortir tout nu de la salle du conseil de revision, la mâchoire tremblante, s’habille hâtivement. Sidorov a déjà entendu et voit d’ailleurs, par le visage de son camarade, qu’il a été déclaré bon pour le service. Il veut le questionner, mais on le presse et on lui ordonne de se dévêtir au plus vite. Il ôte sa pelisse de mouton, ses bottes en déchaussant un pied avec l’autre, puis son gilet, il enlève sa chemise en la retournant, et, les côtes saillantes, tout nu, tremblant de tout son corps et exhalant une odeur de vin, de tabac et de sueur, entre dans la salle du conseil, ne sachant où mettre ses bras musculeux.

Dans la salle, bien en vue, est suspendu dans un cadre doré le portrait de l’Empereur en grande tenue, le grand cordon en sautoir, et, dans un coin, un petit portrait du Christ en chemise et couronné d’épines. Au milieu de la salle est placée une table couverte de drap vert sur laquelle reposent des papiers et un bibelot triangulaire surmonté d’un aigle, appelé le miroir de justice.

Autour de la table sont assis les membres du conseil, l’air assuré et tranquille. L’un fume une cigarette, l’autre compulse un dossier.

Aussitôt Sidorov entré, le garde s’approche de lui et le place sous la toise en lui relevant brusquement le menton, et lui arrange les pieds. L’homme à la cigarette s’approche, — c’est le médecin, — et, sans le regarder en face, il palpe avec répugnance le corps du conscrit, le mesure, l’ausculte, lui fait ouvrir la bouche par le garde, le fait respirer, parler. Quelqu’un écrit quelque chose. Enfin, sans l’avoir regardé une seule fois en face, il dit : « Bon ! au suivant. » Et, l’air fatigué, il se rassied.

De nouveau le soldat pousse le jeune homme, le hâte. Celui-ci remet rapidement sa chemise, tant bien que mal, ne trouvant pas l’ouverture des manches, boutonne précipitamment son pantalon, remet ses bottes, cherche son écharpe, son bonnet, met sa pelisse sous le bras, et on le ramène dans la salle du conseil en le séparant des autres par un banc. Là attendent les conscrits reconnus bons pour le service. Un jeune homme, paysan comme lui, mais d’une province éloignée, déjà soldat, armé d’un fusil avec une baïonnette au bout, le surveille, prêt à le transpercer si l’idée lui venait de fuir.

Cependant la foule des pères, des mères et des femmes, poussée par le sergent de ville, se presse à la porte, anxieuse de savoir qui est déclaré bon, qui est sauf. Sort un réformé qui déclare que Petr est pris, et, au même moment, on entend un cri de la jeune femme de Petr pour laquelle ce mot « pris » signifie séparation pour quatre ou cinq ans, la vie de femme de soldat comme domestique, dans la débauche.

Mais voilà qu’à ce moment arrive en voiture un homme aux cheveux longs et revêtu d’un costume qui le distingue des autres ; il s’approche de la porte de la mairie. Le sergent de ville lui ménage un passage à travers la foule. C’est le « père » qui est arrivé pour faire prêter serment. Et alors ce « père », à qui on a persuadé qu’il est le serviteur particulier, exclusif du Christ, et qui le plus souvent ne voit pas lui-même le mensonge dont il est entouré, entre dans la salle du conseil où l’attendent les conscrits. Il endosse, en guise de vêtement, un rideau de brocart, en dégage ses longs cheveux, ouvre ce même Évangile où il est défendu de jurer, prend la croix, cette même croix où fut cloué le Christ pour n’avoir pas voulu faire ce qu’ordonne son prétendu serviteur, les pose sur le lutrin et tous ces malheureux jeunes gens, sans défense et trompés, répètent après lui le mensonge qu’il débite d’un ton assuré et habituel. Il lit et eux répètent : « Je promets et jure par le Dieu tout-puissant, et devant son saint Évangile… etc., » de défendre (c’est-à-dire par le meurtre) tous ceux qu’on me désignera et de faire tout ce que m’ordonneront des hommes que je ne connais pas et qui ont besoin de moi pour opprimer mes frères et accomplir les crimes qui les maintiennent dans leur situation.

Tous les conscrits répètent stupidement ces paroles sauvages. Puis ce soi-disant « père » s’en va, persuadé qu’il a consciencieusement et correctement accompli son devoir, tandis que ces jeunes gens trompés sont convaincus que les paroles ineptes, inintelligibles, qu’ils viennent de prononcer les dispensent, pour tout le temps de leur service, de toute obligation humaine, et leur en créent de nouvelles et plus rigoureuses : les obligations du soldat.

Et cet acte se commet publiquement et personne ne crie aux trompeurs et aux trompés : Réfléchissez, c’est le mensonge, le plus vil et le plus perfide, qui perd non seulement vos corps, mais encore vos âmes.

Personne ne le fait. Au contraire, l’opération terminée, comme pour se moquer des conscrits, le colonel, avec un air solennel, entre dans la salle où ils sont enfermés, et militairement leur crie : « Bonjour, jeunes gens, je vous félicite d’entrer au service du tsar. » Et les malheureux (quelqu’un le leur a déjà appris) balbutient, de leur langue inhabile et encore épaisse des excès de la veille, quelques paroles qui semblent vouloir manifester leur contentement.

Dehors, la foule des parents attend toujours à la porte. Les femmes, les yeux rougis de larmes, ont le regard fixé sur la porte. Elle s’ouvre enfin et les conscrits reconnus bons pour le service sortent en chancelant, mais en faisant semblant d’être courageux. Ils évitent de regarder leurs parents. Tout à coup éclatent les cris et les gémissements des mères et des femmes. Les uns se jettent dans leurs bras et pleurent ; les autres font bonne contenance, d’autres les consolent. Les mères, les femmes, sachant qu’elles restent maintenant abandonnées, sans leurs soutiens, pour trois, quatre ou cinq ans, crient et se lamentent à haute voix. Les pères parlent peu. Ils ne font que claquer leur langue avec tristesse et soupirent. Ils savent qu’ils ne verront plus les aides qu’ils ont élevés et formés, que ce ne seront plus des cultivateurs doux et laborieux qui leur reviendront, mais pour la plupart des débauchés et des faquins déshabitués de la vie simple.

Enfin, la foule remonte en traîneaux et défile dans la rue vers les auberges et les cabarets, et plus haut encore retentissent à la fois les chansons, les pleurs, les cris avinés, les doléances des mères et des femmes, les sons de l’accordéon et les jurons. Ils s’en vont dépenser leur argent dans les cabarets et les traktirs dont le commerce forme un des revenus du gouvernement. Et la fête commence, qui étouffe en eux le sentiment de l’injustice dont ils sont les victimes.

Ils restent deux ou trois semaines chez eux, où ils s’enivrent presque constamment.

Puis, au jour fixé, on les réunit, on les rassemble comme un troupeau, et on se met à leur apprendre les exercices militaires.

Les instructeurs sont des hommes comme eux, mais qui ont été trompés et abrutis il y a un an, ou deux, ou trois. Les moyens de les instruire sont le mensonge, l’abrutissement, les coups, l’eau-de-vie. Un an ne se passe pas avant que ces jeunes gens, sains de corps et d’âme, intelligents, bons, ne deviennent des êtres aussi sauvages que leurs instructeurs.

— Eh bien ! et si ton père, arrêté, voulait fuir, qu’est-ce que tu ferais ? demandais-je à un jeune soldat.

— Je le percerais de ma baïonnette, répondit-il, de cette voix stupide particulière aux soldats, — et, s’il « s’échappait », je devrais tirer dessus, ajouta-t-il, visiblement fier de savoir ce qu’il faudrait faire dans le cas où son père s’échapperait.

Alors, quand le bon garçon est descendu plus bas qu’un fauve, il devient ce qu’il doit être pour ceux qui l’emploient comme instrument de violence. Il est prêt : l’homme est perdu et un nouvel instrument de violence est forgé. Et tout cela est commis chaque automne, partout, dans toute la Russie, en plein jour, au milieu de la ville, au vu et au su de tous, et la tromperie est si habile que, tout en sachant au fond de leur âme toute son infamie, tous la redoutent et ne peuvent pas s’en affranchir.

Lorsque les yeux s’ouvrent sur ce mensonge terrible, on est étonné de voir les prédicateurs de la religion chrétienne, de la morale, les maîtres de la jeunesse, ou simplement les bons parents intelligents qu’on trouve toujours dans toute société, prêcher n’importe quelle doctrine morale dans cette société où on reconnaît ouvertement que la torture et l’homicide constituent la condition indispensable de l’existence des hommes, et qu’au milieu de nous doivent toujours se trouver des êtres à part prêts à tuer leurs frères et à qui chacun de nous peut devenir pareil.

Comment donc enseigner aux enfants, aux adolescents, à tous en général, sans parler même de l’instruction chrétienne, quelque doctrine morale, à côté de celle qui prêche que le meurtre est nécessaire pour maintenir le bien-être général et que, par cela même, légitimement, il y a des hommes (dont nous pourrions être) qui sont obligés de violenter et de tuer leurs semblables, par la volonté de ceux qui détiennent le pouvoir ? Si une pareille doctrine est possible, il n’y a pas et ne peut y avoir aucune doctrine morale, il n’y a que le droit du plus fort. En réalité, cette doctrine, justifiée pour certains par la théorie de la lutte pour l’existence, règne dans notre société.

En effet, comment une doctrine morale peut-elle admettre la nécessité du meurtre dans n’importe quel but ? C’est aussi inadmissible qu’une théorie mathématique qui admettrait que deux est égal à trois. La reconnaissance comme sacrée de la vie de tout homme est la première et la seule base de toute morale.

La doctrine œil pour œil, dent pour dent et vie pour vie est précisément rapportée par le christianisme parce qu’elle n’est que la justification de l’immoralité et n’est qu’un semblant d’équité sans aucun sens. La vie est une valeur qui n’a ni poids ni mesure et qui ne peut être comparée à aucune autre et, par suite, l’anéantissement de la vie pour la vie n’a aucun sens. En outre, toute loi sociale a pour but d’améliorer l’existence. Comment donc la destruction de la vie de quelques hommes pourrait-elle améliorer celle des autres en général ? La destruction d’une vie n’est pas un acte d’amélioration, mais un suicide.

Cet acte est semblable à celui que commettrait un homme qui, voulant réparer le malheur qui lui est arrivé de perdre un bras, pour être juste, se couperait l’autre.

Sans parler du mensonge qui permet de considérer le crime le plus terrible comme une obligation, sans parler de l’abus effroyable qu’on fait du nom et de l’autorité du Christ pour légitimer une action condamnée par lui, sans parler de la tentation par laquelle on tue non seulement le corps, mais encore l’âme « des petits », comment les hommes peuvent-ils tolérer même, pour leur propre sécurité, cette force stupide, cruelle et meurtrière que représente tout gouvernement organisé s’appuyant sur l’armée. La bande des brigands les plus féroces offre une organisation moins redoutable. Le pouvoir de tout chef de brigands est, quand même, limité par ce fait que ceux qui forment sa bande jouissent au moins d’une partie de liberté et peuvent s’opposer à l’accomplissement des actes contraires à leur conscience. Au contraire, grâce à l’appui de l’armée, aucun obstacle ne gêne les hommes qui font partie d’un gouvernement organisé. Il n’existe pas de crime que ne soient prêts à commettre les hommes qui font partie du gouvernement et de l’armée sur l’ordre de celui que le hasard a mis à leur tête. Souvent, quand on assiste au recrutement des conscrits, aux exercices militaires, aux manœuvres, ou même lorsqu’on voit les sergents de ville avec leurs revolvers chargés, les sentinelles avec leurs fusils armés de baïonnettes, lorsqu’on entend, des journées entières (comme je l’entends à Khamovniki, où je demeure) le sifflement des balles et leur bruit contre la cible, et lorsqu’on voit, au milieu de la ville où toute tentative de violence personnelle, de vente de poudre, de commerce illicite de médicaments, d’exercice de la médecine sans diplôme, etc., est interdite, des milliers d’hommes disciplinés, soumis à un seul homme, s’exercer au meurtre, on se demande : Comment les hommes qui tiennent à leur sécurité peuvent-ils tranquillement admettre et supporter cela ? Car, sans parler de l’immoralité, rien n’est plus dangereux. Que font donc tous ceux — je ne dis pas chrétiens, pasteurs chrétiens, philanthropes, moralistes, — mais simplement ceux qui tiennent à leur vie, à leur sécurité, à leur bien-être ? Cette organisation sociale fonctionnera de même en quelques mains qu’elle se trouve. Supposons qu’aujourd’hui le pouvoir soit entre les mains d’un chef d’état modéré ; mais demain il peut passer dans celle d’un Biron, d’une Élisabeth, d’une Catherine, d’un Pougatchev, d’un Napoléon Ier ou d’un Napoléon III. Et même le chef modéré, dans les mains duquel se trouve aujourd’hui le pouvoir, peut demain devenir une bête fauve, ou peut avoir pour héritier un fou ou un demi-fou comme le roi de Bavière ou Paul Ier.

Et non seulement le chef de l’état, mais tous ces petits satrapes qui sont répandus partout, les gouverneurs, les chefs de police, même les commissaires, les chefs de compagnies, peuvent commettre les crimes les plus graves avant qu’on ait eu le temps de les remplacer. C’est ce qui arrive en effet.

On se demande malgré soi comment les hommes tolèrent tout cela, ayant souci de leur sécurité.

On peut répondre que cela n’est pas toléré par tous les hommes (la plupart trompés et soumis n’ont rien à tolérer ou à interdire). Cela est toléré par ceux seulement qui, dans une pareille organisation, occupent une situation avantageuse. Ils le tolèrent parce que les désavantages que présenterait pour eux la présence d’un fou à la tête du gouvernement ou de l’armée sont toujours moindres que ceux qui résulteraient pour eux de la disparition de l’organisation elle-même.

Un juge, un commissaire de police, un gouverneur, un officier occupera indifféremment sa situation dans une monarchie ou dans une république ; mais il la perdrait certainement si l’ordre de choses qui la lui assure disparaissait. C’est pourquoi tous ces gens ne craignent pas de voir qui que ce soit à la tête de l’organisation de la violence : ils se feront bien venir de tous. C’est pourquoi ils soutiennent toujours le gouvernement, et souvent inconsciemment.

On doit s’étonner de voir des hommes libres qui n’y sont nullement obligés, ce qu’on appelle l’élite de la société, entrer au service militaire en Russie, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et même en France, et désirer des occasions de tuerie. Pourquoi des parents, d’honnêtes gens, font-ils entrer leurs enfants dans des écoles militaires ? Pourquoi les mères leur achètent-elles comme jouets préférés des shakos, des fusils, des sabres ? (Il est à remarquer que les enfants de paysans ne jouent jamais aux soldats.) Pourquoi des hommes bons, et même des femmes, qui n’ont rien à voir au militarisme, aux exploits des Skobelev et autres, ne tarissent-ils d’éloges à leur sujet ? Pourquoi des hommes qui n’y sont nullement forcés, qui ne reçoivent à cet effet aucun traitement, comme par exemple les maréchaux de noblesse en Russie, consacrent-ils des mois entiers à un travail physiquement pénible et moralement douloureux, pour le recrutement ? Pourquoi tous les empereurs et rois portent-ils l’habit militaire ? Pourquoi fait-on des manœuvres, des revues ; distribue-t-on des récompenses aux militaires et élève-t-on des monuments aux généraux et aux conquérants ? Pourquoi des hommes libres, riches, considèrent-ils comme un honneur les fonctions de laquais auprès des souverains, s’humiliant devant eux, les flattant et feignant de croire à leur supériorité particulière ? Pourquoi des hommes qui ne croient pas depuis longtemps aux superstitions religieuses du moyen âge feignent-ils de croire sérieusement et soutiennent-ils l’institution impie de l’église ? Pourquoi non seulement les gouvernements, mais encore les classes supérieures cherchent-elles à maintenir si jalousement les hommes dans l’ignorance ? Pourquoi les historiens, les romanciers, les poètes, qui eux ne peuvent rien obtenir en échange de leurs flatteries, font-ils des héros d’empereurs, de rois et de chefs militaires morts depuis longtemps ? Pourquoi des hommes qui se disent des savants consacrent-ils des vies entières à la création de théories d’après lesquelles la violence commise sur le peuple par le pouvoir est une violence légitime, un droit ?

On s’étonne souvent de voir une femme du monde ou un artiste, qui, semble-t-il, ne s’intéresse pas aux questions sociales ou militaires, condamner les grèves des ouvriers, prêcher la guerre et toujours sans hésiter attaquer un camp et défendre l’autre.

Mais on ne s’en étonne que jusqu’au moment où l’on comprend que cela n’a lieu que parce que tous les membres des classes dirigeantes sentent instinctivement ce qui maintient et ce qui détruit l’organisation grâce à laquelle ils peuvent jouir de leurs privilèges.

La femme du monde ne s’est même pas dit que, s’il n’existait pas de capitalistes ni d’armées pour les défendre, son mari n’aurait pas d’argent, et elle de salon et de toilettes ; et le peintre n’a pas songé non plus que les capitalistes défendus par l’armée lui sont nécessaires pour la vente de ses tableaux, mais l’instinct, qui remplace en ce cas le raisonnement, est leur guide le plus sûr. Et le même instinct guide, sauf de rares exceptions, tous les hommes qui soutiennent les institutions politiques, religieuses, économiques qui leur sont profitables.

Mais est-ce que vraiment les hommes des classes supérieures peuvent soutenir cet ordre de choses, seulement parce qu’ils y sont intéressés ? Ils ne peuvent pas ne pas voir que cet ordre de choses est irrationnel, qu’il ne répond plus au degré de développement moral des hommes, à l’opinion publique, et qu’il est plein de dangers. Les hommes des classes dirigeantes, honnêtes, bons, intelligents, ne peuvent pas ne pas souffrir de ces contradictions et ne pas voir les périls dont elles les menacent. Est-ce que les millions d’hommes des classes inférieures peuvent accomplir, la conscience tranquille, tous les actes évidemment mauvais, qu’ils n’exécutent que par crainte du châtiment ? En effet, cela ne pourrait être, et ni les uns ni les autres ne pourraient pas ne pas s’apercevoir de la démence de leurs actes, si les détails de l’organisation sociale ne la leur cachaient pas.

Tant d’instigateurs, de complices, d’indifférents participent à chacun de ces actes que personne ne se considère comme moralement responsable.

Les assassins obligent tous les témoins de l’assassinat à frapper la victime déjà tuée, en vue de répartir la responsabilité entre le plus grand nombre possible. C’est ce qui a lieu également dans l’organisation sociale lors de l’accomplissement de tous les crimes sans lesquels elle ne pourrait pas exister. Les gouvernants cherchent toujours à englober le plus grand nombre de citoyens dans l’accomplissement de tous les actes criminels qu’ils ont intérêt à commettre.

En ces derniers temps, cela s’est manifesté d’une façon particulièrement évidente par l’appel des citoyens dans les tribunaux en qualité de jurés, dans l’armée en qualité de soldats, et dans l’administration communale ou législative en qualité d’électeurs ou d’élus.

Par l’organisation gouvernementale, comme dans un panier tressé d’osier où tous les bouts sont si bien cachés qu’il est difficile de les trouver, les responsabilités sont si bien dissimulées que les hommes, sans apercevoir celle qu’ils encourent, accomplissent les actes les plus horribles.

Dans l’ancien temps on accusait les tyrans des crimes commis, tandis qu’aujourd’hui des forfaits impossibles sous les Nérons se commettent sans qu’on puisse en accuser personne.

Les uns ont demandé, les autres ont proposé, les troisièmes ont rapporté, les quatrièmes ont décidé, les cinquièmes ont confirmé, les sixièmes ont ordonné et les septièmes ont exécuté. On pend, on fustige des femmes jusqu’à la mort, des vieillards, des innocents comme récemment chez nous, en Russie, à la fabrique de Iousov ; ou, comme cela se fait partout en Europe et en Amérique, dans la lutte contre les anarchistes et autres révolutionnaires, on fusille, on tue des centaines, des milliers d’hommes ; ou, comme cela se fait à la guerre, on massacre des millions d’hommes ; ou, comme cela se fait toujours, on perd des hommes par l’emprisonnement cellulaire, par la débauche des casernes, et personne n’est responsable.

Au degré inférieur de l’échelle sociale, les soldats armés de fusils, de pistolets, de sabres, violentent et tuent, et par ces violences et ces meurtres forcent les hommes à entrer au service militaire, et ils sont absolument sûrs que la responsabilité de ces actes incombe seulement aux chefs qui les commandent.

Au degré supérieur, le roi, le président, les ministres, les parlements ordonnent ces violences et ces meurtres, et ce recrutement, et sont absolument sûrs que, étant placés au pouvoir, ou par la grâce de Dieu ou par la société qu’ils gouvernent et qui leur demande justement ce qu’ils ordonnent, ils ne peuvent être responsables.

Entre les uns et les autres se trouve une classe intermédiaire qui surveille l’exécution de ces violences, et elle est absolument sûre que sa responsabilité est annihilée en partie par les ordres des supérieurs, en partie par le fait que ces ordres sont demandés par tous ceux qui sont placés au degré inférieur de l’échelle.

L’autorité qui commande et l’autorité qui exécute, placées aux deux limites extrêmes de l’organisation gouvernementale, se relient comme les deux bouts d’un anneau : elles dépendent l’une de l’autre et se maintiennent mutuellement.

Sans la conviction qu’il se trouve une personne ou des personnes qui prennent la responsabilité des actes commis, pas un soldat n’oserait lever le bras pour commettre une violence. Sans la conviction que cela est demandé par tout le peuple, aucun empereur, roi, président, aucune assemblée n’oserait ordonner ces violences. Sans la conviction qu’il y a des supérieurs qui assument la responsabilité de ses actes et des inférieurs qui les demandent pour leur bien, aucun des hommes de la classe intermédiaire n’oserait participer à l’exécution des actes dont ils sont chargés.

L’organisation gouvernementale est telle que, à quelque degré de l’échelle sociale qu’il se trouve, la responsabilité de chaque homme est toujours la même. Plus il est haut placé sur cette échelle, plus il est sous l’influence des demandes d’en bas et moins il est soumis à l’influence des ordres d’en haut.

Mais, outre que les hommes liés par l’organisation gouvernementale se rejettent mutuellement la responsabilité des actes commis — le paysan enrôlé comme soldat, sur les nobles ou les négociants sortis des écoles comme officiers ; l’officier, sur le noble occupant le poste de gouverneur ; le gouverneur sur le ministre, le ministre sur le souverain, et le souverain à son tour sur tous, fonctionnaires, nobles, négociants, paysans, — ils perdent tous la conscience de leur responsabilité encore par ce fait qu’en se formant en une organisation gouvernementale, ils se persuadent mutuellement et persuadent aux autres, si longtemps, si constamment, qu’ils ne sont pas égaux entre eux, qu’ils finissent par y croire sincèrement eux-mêmes. Ainsi on assure aux uns qu’ils sont des hommes particuliers qui doivent être particulièrement honorés ; aux autres, on suggère par tous les moyens possibles qu’ils sont plus bas que tous les autres hommes et, par suite, doivent se soumettre sans murmurer aux ordres des supérieurs.

C’est sur cette inégalité, sur l’élévation des uns et sur l’humiliation des autres, que se fonde surtout la faculté des hommes de ne pas s’apercevoir de la folie de la vie actuelle, de sa cruauté et du mensonge que commettent les uns et dont les autres sont victimes.

Les uns — ceux auxquels on a suggéré qu’ils sont investis d’une grandeur et d’une importance particulières — sont tellement enivrés de cette grandeur imaginaire qu’ils cessent déjà de voir leur responsabilité dans les actes qu’ils commettent ; les autres — ceux auxquels, au contraire, on persuade qu’ils sont des êtres inférieurs qui doivent en tout se soumettre par suite de cette humiliation constante — tombent dans un état étrange de servilité abrutie et, sous l’influence de cet abrutissement, ne voient pas non plus la portée de leurs actes et perdent la conscience de leur responsabilité. La classe intermédiaire, en partie soumise aux supérieurs, en partie se considérant elle-même comme supérieure, est en même temps enivrée et par le pouvoir et par la servilité, et perd, par suite, la conscience de sa responsabilité.

Il suffit de jeter un coup d’œil, lors d’une revue, sur le chef supérieur tout fier de son importance, accompagné de sa suite sur des chevaux superbes et parés, tous en uniformes éclatants, chamarrés de décorations, lorsque, au son des trompettes, harmonieux et solennels, ce chef passe devant le front des troupes comme pétrifiées de servilité, présentant les armes, il suffit de voir tout cela pour comprendre qu’en ce moment, se trouvant dans cet état d’enivrement au plus haut degré, le commandant, les officiers et les soldats peuvent accomplir tels actes qu’ils n’auraient jamais osés dans d’autres conditions.

L’ivresse que ressentent les hommes sous l’influence de ces excitants : revues, promenades militaires, solennités religieuses, couronnements, est un état aigu et provisoire, mais il y a d’autres états d’enivrement, chroniques : celui des hommes qui détiennent une parcelle quelconque du pouvoir, depuis le souverain jusqu’au plus humble policier, et celui des hommes qui se soumettent au pouvoir et qui sont abrutis de servilité et qui, pour justifier cet état, attribuent toujours, comme tous les esclaves, la plus grande importance et la plus haute dignité à ceux auxquels ils obéissent.

C’est sur ce mensonge de l’inégalité des hommes et sur l’enivrement de pouvoir et de servilité qui en résulte, que repose surtout la faculté des hommes formés en organisation sociale, de commettre sans remords des actes contraires à leur conscience.

Sous l’influence de cet enivrement, les hommes se croient des êtres particuliers — nobles, négociants, gouverneurs, juges, officiers, souverains, ministres, soldats, — qui n’ont plus de devoirs humains ordinaires, mais avant tout les devoirs de la classe à laquelle ils appartiennent.

Ainsi, le propriétaire foncier qui a fait le procès relatif à la forêt a agi parce qu’il se croyait non pas un homme comme les paysans, ses voisins, ayant les mêmes droits de vivre, mais un grand propriétaire, un membre de la noblesse et, par suite, sous l’influence de l’enivrement du pouvoir, il se sentait offensé par les réclamations des paysans. Ce n’est qu’à cause de cela que, malgré les conséquences que cela pouvait avoir, il a présenté une requête pour être réintégré dans ses prétendus droits. De même les juges qui ont attribué injustement la propriété de la forêt au propriétaire, ne l’ont fait que parce qu’ils ne se croient pas des hommes comme les autres, qui doivent se laisser guider seulement par la vérité, mais sous l’influence de l’enivrement du pouvoir, ils se croient les représentants d’une justice qui ne peut pas se tromper, et en même temps, sous l’influence de la servilité, ils se croient obligés d’appliquer certains textes d’un certain livre appelé le code. De même toutes les autres personnes qui ont participé à cette affaire, depuis les représentants de l’autorité supérieure jusqu’au dernier soldat prêt à tirer maintenant sur ses frères, se croient aussi des personnages conventionnels. Aucun d’entre eux ne se demande s’il doit participer ou non à cet acte que sa conscience réprouve, mais chacun se croit investi d’une mission particulière : qui, tsar, oint du Seigneur, être exceptionnel appelé à veiller sur le bonheur de cent millions d’hommes ; qui, représentant de la noblesse ; qui, prêtre, ayant reçu la grâce par l’ordination ; qui, soldat, obligé par le serment d’accomplir sans raisonner tout ce qu’on lui ordonne.

Les situations de convention établies il y a des centaines d’années, reconnues depuis des siècles, se distinguant par des noms et des vêtements particuliers, et sanctionnées par diverses solennités, s’imposent tellement aux hommes qu’en oubliant les conditions ordinaires de la vie, ils ne jugent leurs actions et celles d’autrui que de ce point de vue conventionnel.

Ainsi un homme absolument sain d’esprit et déjà vieux, par le seul fait qu’on lui accroche quelque breloque ou qu’on le revêt d’un habit ridicule, qu’on lui met des clés au derrière ou, sur la poitrine, un cordon bleu qui siérait seulement à une fillette coquette, et qu’on lui dit qu’il est général, chambellan, chevalier de Saint-André, ou une autre bêtise semblable, en devient aussitôt fier et arrogant et tout heureux ; et, au contraire, s’il perd ou n’obtient pas la breloque ou le sobriquet espéré, il devient triste et malheureux au point d’en tomber malade. Ou bien, ce qui est encore plus frappant, un jeune homme sain d’esprit, libre et même absolument à l’abri du besoin, par le seul fait qu’on l’a nommé juge d’instruction, emprisonne une pauvre veuve, la sépare de ses jeunes enfants qui restent abandonnés et tout cela parce que cette malheureuse vendait secrètement du vin et frustrait ainsi le trésor d’un revenu de 25 roubles ; et il ne sent pas le moindre remords. Ou bien, ce qui est plus étonnant encore, un homme, honnête et doux dans tous les autres cas, par le seul fait qu’il est revêtu d’un uniforme ou porteur d’une médaille et qu’on lui a dit qu’il est garde champêtre ou douanier, se met à tirer sur des gens, et ni lui ni ceux qui l’entourent, non seulement ne l’en rendent pas responsable, mais au contraire le considérerait comme coupable s’il ne tirait pas. Et tout cela sans parler des juges et des jurés qui condamnent à mort, et des militaires qui tuent des milliers d’hommes sans le moindre remords, seulement parce qu’il leur est suggéré qu’ils ne sont pas simplement des hommes, mais des jurés, des juges, des généraux, des soldats. Cet état anormal et étrange s’exprime par les paroles suivantes : « Comme homme, j’ai pitié de lui ; comme garde champêtre, juge, général, gouverneur, souverain, soldat, je dois le tuer ou le martyriser. »

Ainsi, par exemple, dans le cas actuel, des hommes s’en vont violenter et tuer des affamés et ils reconnaissent que, dans le conflit entre les paysans et le propriétaire, ce sont les premiers qui ont raison (tous les chefs me l’ont confirmé). Ils savent que les paysans sont malheureux, pauvres, affamés, et le propriétaire riche et n’inspirant aucune sympathie. Et voici que tous ces gens vont quand même tuer les paysans pour assurer au propriétaire la possession de 3,000 roubles, seulement parce que ces hommes se croient à ce moment non pas hommes, mais gouverneur, fonctionnaires, général de gendarmerie, officiers, soldats, et qu’ils considèrent comme leur devoir d’obéir, non pas aux exigences éternelles de la conscience, mais aux demandes temporaires, occasionnelles, de leur situation.

Si étrange qu’elle puisse paraître, l’unique explication de ces phénomènes surprenants est que ces hommes se trouvent dans le même état que ceux qui sont hypnotisés et qui se croient dans la situation que leur suggère l’hypnotiseur. Comme par exemple si l’on suggère à l’hypnotisé qu’il est boiteux et il se met à boiter, qu’il est aveugle et il ne voit plus, qu’il est un fauve et il se met à mordre. Dans la même situation se trouvent tous ceux qui accomplissent leurs devoirs sociaux et gouvernementaux avant et au détriment des devoirs de l’homme.

La différence, entre les hypnotisés par les moyens ordinaires et ceux qui se trouvent sous l’influence de la suggestion gouvernementale, est qu’on suggère aux premiers une situation imaginaire, tout à coup, par une seule personne et pour très peu de temps, et que, par suite, cette situation se présente à nous dans une forme qui nous surprend par sa brusquerie, tandis que la suggestion gouvernementale s’opère petit à petit, insensiblement, dès l’enfance, et parfois non seulement pendant des années, mais pendant plusieurs générations, et cela non pas par une seule personne, mais par tout l’entourage.

« Mais, objectera-t-on, toujours, dans toutes les sociétés la majorité des hommes, tous les enfants, toutes les femmes, absorbées par les devoirs et les soucis de la maternité, toute la grande masse des travailleurs, absorbés par leur labeur, tous les hommes faibles d’esprit, anormaux, tous les affaiblis, intoxiqués par la nicotine, l’alcool, l’opium ou d’autres causes, tous, se trouvent dans la situation de ne pouvoir penser avec indépendance, ou bien se soumettent à ceux qui sont placés à un plus haut degré intellectuel, ou bien demeurés sous l’influence des traditions familiales ou sociales et se soumettent à ce qu’on appelle l’opinion publique, et il n’y a rien d’anormal et de contradictoire dans cette soumission.

Et, en effet, il n’y a là rien d’anormal, et la tendance qu’ont les hommes qui raisonnent peu de se soumettre aux indications des hommes placés à un plus haut degré de conscience est un phénomène constant et nécessaire à la vie en société : les uns — la minorité — se soumettent constamment aux principes raisonnés, toujours les mêmes par suite de leur concordance avec la raison ; les autres — la majorité — se soumettent aux mêmes principes, inconsciemment, simplement parce que l’opinion publique l’exige.

Une soumission pareille à l’opinion publique, des hommes qui raisonnent peu, ne présente aucun caractère anormal, tant que l’opinion publique ne se partage pas en deux. Mais il arrive un moment où la conscience d’une vérité plus haute, après s’être révélée à quelques personnes, s’impose peu à peu à une si grande quantité d’hommes, que l’ancienne opinion publique commence à chanceler pour faire place à la nouvelle, déjà prête à s’établir. Il arrive un moment où les hommes commencent à raisonner leurs actes d’après des principes nouveaux, tandis que, dans la vie générale, par inertie, par tradition, ils continuent à appliquer les principes, qui dans l’ancien temps formaient le degré supérieur de la conscience raisonnée, mais qui se trouvent déjà en contradiction évidente avec elle. D’où, une situation anormale pour tous, qu’ils appartiennent aux classes supérieures privilégiées ou aux classes inférieures soumises à tous les ordres.

Les hommes des classes dirigeantes n’ayant plus l’explication raisonnable de leurs privilèges sont obligés pour les garder d’étouffer en eux les sentiments supérieurs d’amour, et de se persuader de la nécessité de leurs situations exceptionnelles, ceux des classes laborieuses, écrasés par le travail et abrutis à dessein, demeurant sous la constante influence des classes supérieures.

Ce n’est qu’ainsi que s’explique ce phénomène étonnant, dont j’ai été témoin le 9 septembre : des hommes honnêtes et doux allant, avec une parfaite tranquillité d’âme, commettre le crime le plus atroce, le plus stupide, le plus vil.

Non pas qu’il y ait absence chez eux de toute conscience qui leur défende de faire ce qu’ils se préparent à commettre ; non, elle existe, mais elle est seulement endormie, chez les chefs par ce que les psychologues appellent l’autosuggestion, et chez les exécuteurs, les soldats, par l’hypnotisation des classes supérieures.

Si endormie qu’elle soit, la conscience se manifeste même à travers l’autosuggestion et la suggestion, elle commence à parler et, encore un peu, elle se réveillera.

Tous ces hommes se trouvent dans la situation d’un hypnotisé auquel on ordonnerait un acte contraire à ses notions du bien et du juste — par exemple, tuer sa mère ou son enfant ; — se sentant lié par la suggestion, il lui semble qu’il ne peut pas s’arrêter ; mais, en même temps, plus il s’approche du moment et de l’endroit de l’exécution, plus s’élève en lui la voix de la conscience étouffée, et plus il cherche à réagir, à se réveiller. Et on ne peut pas dire d’avance s’il commettra ou non l’acte suggéré ; on ne peut savoir qui prendra le dessus, de la conscience raisonnée ou de la suggestion irraisonnée : tout dépend de la force relative de l’une et de l’autre.

Il fut un temps où les hommes, partis dans un but de violences et de meurtres, pour faire un exemple, ne revenaient qu’après avoir accompli cette mission, et cela, sans remords ni doutes, mais tranquillement, et, après avoir frappé, retournaient dans leurs familles, caressaient les enfants, plaisantaient, riaient, se laissaient aller à toutes les joies pures du foyer. Alors, les hommes qui profitaient de ces violences, les propriétaires et les capitalistes, ne se doutaient même pas que leurs intérêts avaient un lien direct avec ces cruautés. Aujourd’hui les hommes savent déjà, ou sont près de savoir, ce qu’ils font et dans quel but ils le font. Ils peuvent se fermer les yeux, faire taire leur conscience, mais, les yeux ouverts, la conscience déliée, ils ne peuvent plus — ni ceux qui exécutent, ni ceux qui ordonnent — ne pas voir la portée des actes commis. Il arrive que les hommes ne comprennent la portée de ce qu’ils ont fait qu’après l’avoir fait ; il peut arriver aussi qu’ils le comprennent juste avant de le faire. Ainsi, les hommes qui ont ordonné les violences de Nijni-Novgorod, de Saratov, d’Orel, de l’usine d’Iousov, n’ont compris la signification de leurs actes qu’après les avoir accomplis, et actuellement ils en rougissent devant l’opinion publique et devant leur conscience, aussi bien ceux qui ont ordonné que ceux qui ont exécuté. J’en ai parlé à des soldats qui s’empressaient de détourner la conversation ou qui n’en parlaient qu’avec répugnance.

Mais il y a des cas où les hommes reviennent à eux juste avant l’accomplissement de l’acte. Ainsi je connais le cas d’un sergent qui avait été frappé par deux moujiks pendant la répression de désordre et qui en avait fait un rapport ; mais, le lendemain, lorsqu’il vit comment on maltraitait d’autres paysans, il supplia le chef de sa compagnie de déchirer sa plainte et de donner la liberté aux moujiks qui l’avaient battu. Je connais un cas où des soldats désignés pour une exécution militaire ont refusé d’obéir, et je connais beaucoup de cas où des officiers ont refusé de commander les exécutions.

Les hommes qui voyageaient dans le train du 9 septembre allaient tuer et violenter leurs frères, mais personne ne savait s’ils le feraient ou non. Si cachée que fût pour chacun sa part de responsabilité dans cette affaire, si forte que fût leur conviction qu’ils ne sont pas des hommes, mais des fonctionnaires ou des soldats, et que, comme tels, ils pouvaient violer toutes les obligations humaines, plus ils ont approché du lieu de l’exécution, et plus ils ont dû hésiter.

Le gouverneur pouvait s’arrêter au moment de donner l’ordre décisif. Il savait que l’affaire du gouverneur d’Orel a provoqué l’indignation des hommes les plus honorables, et lui-même déjà, sous l’influence de l’opinion publique, avait plus d’une fois exprimé son improbation à cet égard. Il savait que le procureur qui devait venir lui aussi avait refusé, parce qu’il considérait cette action comme honteuse ; il savait aussi que, dans les sphères gouvernementales, des changements peuvent se produire, et que ceux qui faisaient avancer hier peuvent devenir demain une cause de disgrâce ; il savait qu’il existe une presse, sinon en Russie, du moins à l’étranger, qui pourrait parler de cette affaire et le déshonorer pour la vie. Il sentait déjà un changement dans l’opinion publique, qui condamne ce qui était naguère glorifié. En outre, il ne pouvait pas être absolument sûr de l’obéissance de ses subordonnés au dernier moment. Il hésitait, et on ne pouvait pas savoir comment il agirait.

Tous les fonctionnaires ou officiers qui l’accompagnaient éprouvaient plus ou moins le même sentiment ; ils savaient tous, dans leur for intérieur, que l’acte qu’ils allaient commettre était honteux, dégradant aux yeux de certains hommes à l’opinion desquels ils tenaient ; ils savaient qu’on a honte de se présenter à sa fiancée ou à une femme aimée après avoir commis un meurtre ou violenté des hommes sans défense ; enfin, comme le gouverneur, ils doutaient de l’obéissance absolue des soldats. Combien cela est différent de cette assurance avec laquelle se promenaient toutes les autorités sur le quai et dans les salles de la gare ! Au fond, non seulement ils souffraient, mais encore ils hésitaient. D’ailleurs, leur ton assuré n’était que pour cacher leur hésitation intérieure. Et ce sentiment augmentait à mesure qu’on approchait du lieu de l’action.

Et si imperceptible que ce fût, si étrange que cela paraisse, tous ces jeunes soldats, qui semblaient si soumis, se trouvaient dans les mêmes dispositions d’esprit.

Ce ne sont plus les anciens soldats, qui ont abandonné la vie naturelle de travail et qui ont consacré toute leur existence à la débauche, à la rapine, au meurtre, comme les légionnaires romains ou les combattants de la guerre de Trente Ans, ou même les soldats plus récents qui avaient à accomplir vingt-cinq ans de service. Ceux d’aujourd’hui sont, pour la plupart, des hommes pris depuis peu à leurs familles, encore pleins du souvenir de la vie bonne, naturelle et rationnelle à laquelle ils ont été arrachés. Tous ces jeunes gens, paysans pour la plupart, savent ce qu’ils vont faire ; ils savent que les propriétaires exploitent toujours leurs frères les paysans et que, ici encore, le même fait est probable. En outre, le plus grand nombre d’entre eux sait déjà lire, et les livres qu’ils lisent ne sont pas toujours ceux qui font l’éloge du militarisme ; il y en a même qui démontrent toute son immoralité. Parmi eux se trouvent souvent des camarades libres-penseurs, des engagés volontaires et de jeunes officiers libéraux, et le grain du doute, sur la légitimité absolue et le mérite de ce qu’ils vont faire, est déjà semé dans leur conscience.

Il est vrai que tous ont passé par cette éducation habile, terrible, élaborée par des siècles, qui tue toute initiative, et qu’ils sont tellement habitués à l’obéissance mécanique qu’au commandement : « Feu sur toute la ligne !… Feu !… etc. », leurs fusils se lèvent comme d’eux-mêmes et les gestes habituels se produisent. Mais ce « Feu ! » ne signifiera plus cet exercice amusant du tir à la cible, il va signifier tirer sur les pères, les frères exténués, exploités, qu’ils voient là en foule, avec les femmes, les enfants, et qui crient on ne sait quoi en gesticulant. Les voilà, qui en caftans tout rapiécés, chaussés de lapti[15], la barbiche rare, tout semblables au père qu’on a laissé au village, dans le gouvernement de Kazan ou de Riazan ; qui le dos voûté, s’appuyant sur un long bâton, la barbe toute blanche, tout semblable à l’aïeul ; qui jeune homme en bottes et en chemise rouge, tout semblable à ce qu’il était lui-même il y a un an, le soldat qui doit à présent tirer sur eux. Voici encore la femme, en lapti et en panéva[16], toute semblable à la mère…

Et il faut tirer sur eux !

Et Dieu sait ce que fera chaque soldat à ce moment suprême. Une seule parole, une allusion suffirait pour l’arrêter.

Au moment d’agir tous ces hommes se trouvent dans la même situation que l’hypnotisé auquel on a suggéré de couper en deux une poutre et qui, s’étant déjà approché de l’objet qu’on lui a désigné comme poutre et ayant déjà levé la hache, s’apercevrait que c’est non pas une poutre, mais son frère endormi. Il peut accomplir l’acte qui lui a été suggéré, mais il peut se réveiller au moment de le faire. De même tous ces hommes peuvent revenir à eux ou aller jusqu’au bout. S’ils vont jusqu’au bout, l’acte terrible s’accomplira comme à Orel, et alors l’autosuggestion et la suggestion qui conduisent à la soumission seront plus puissantes que jamais chez tous les autres hommes ; s’ils s’arrêtent, non seulement cet acte terrible ne sera pas accompli, mais encore beaucoup de ceux qui l’apprendront s’affranchiront de la suggestion sous l’influence de laquelle ils se trouvent ou, pour le moins, songeront à s’en affranchir.

Si quelques-uns seulement s’arrêtent et expriment hardiment aux autres tout ce qu’a de criminel cette action, l’influence de ces quelques hommes peut amener les autres à se réveiller de la suggestion sous l’influence de laquelle ils agissent, et l’acte criminel ne sera pas accompli.

Mieux encore, si quelques hommes, même parmi ceux qui ne participent pas à cet acte, mais qui sont simplement témoins de ses préparatifs, ou qui, connaissant déjà des faits semblables, ne restent pas indifférents et expriment franchement et hardiment tout leur dégoût pour ceux qui y ont participé ; cela seul aura une influence salutaire.

C’est ce qui est arrivé dans le cas de Toula. Il a suffi à quelques personnes d’exprimer leur répugnance à participer à cet acte ; il a suffi à une voyageuse et à d’autres personnes de manifester à la gare leur indignation ; il a suffi à un des commandants auxquels on a demandé des troupes pour réprimer le désordre de dire que les militaires ne sont pas des bourreaux pour que, grâce à ces petits faits et aux autres influences qui semblent de peu d’importance, l’affaire ait pris une tout autre tournure et que les troupes, arrivées sur place, n’aient pas commis de violences et se soient bornées à couper le bois et à le remettre au propriétaire.

Si la conscience que ce qu’ils font est mauvais n’existait pas chez certains hommes, et si, par suite, il n’y avait pas dans ce sens l’influence des uns sur les autres, ce qui s’est passé à Orel aurait encore eu lieu. Si cette conscience était plus puissante encore, il est fort probable que le gouverneur et les troupes ne se seraient pas décidés même à abattre le bois et à le remettre au propriétaire, ou même que le gouverneur ne se serait pas rendu sur le théâtre de l’action, et que le ministre n’aurait pas pris cette décision, et que le souverain ne l’aurait pas confirmée.

Tout dépend par conséquent du degré de conscience de la vérité chrétienne.

Il semblerait donc que c’est sur le développement de cette conscience que doit être dirigée l’action de tous les hommes de notre époque qui disent souhaiter le bien-être humain.

Mais, chose étrange, les hommes qui, précisément, parlent plus que les autres de l’amélioration des conditions de la vie et qui sont considérés comme les éclaireurs de l’opinion publique, affirment que c’est là précisément ce qu’il ne faut pas faire et qu’il n’existe d’autres moyens plus efficaces pour améliorer la situation des hommes. Ils affirment que l’amélioration des conditions de la vie humaine résulte non pas des efforts moraux isolés ni de la propagation de la vérité, mais de modifications progressives des conditions générales et matérielles de la vie et que, par suite, les efforts de chaque individu isolé doivent être dirigés en ce sens, tandis que toute confession individuelle de la vérité contraire à l’ordre de choses existant, loin d’être utile, est nuisible parce qu’elle provoque, de la part du pouvoir, une opposition qui empêche l’individu isolé de continuer son action utile à la société. D’après cette thèse, toutes les modifications de la vie humaine se produisent selon les mêmes lois que celles qui régissent la vie des animaux.

Il ressortirait de cette théorie que tous les fondateurs des religions, comme Moïse et les prophètes, Confucius, Lao-Tseu, Bouddha, le Christ et d’autres, ont prêché leurs doctrines et que leurs partisans les ont acceptées non pas parce qu’ils aimaient la vérité, mais parce que les conditions politiques, sociales et surtout économiques des peuples au milieu desquels ces doctrines ont apparu étaient favorables à leur éclosion et à leur développement.

L’action de l’homme qui désire servir la société et améliorer les conditions de la vie doit donc, selon cette thèse, être dirigée non pas vers l’éclaircissement de la vérité et son observation, mais vers l’amélioration des conditions extérieures, politiques, sociales et surtout économiques. Et la modification de ces conditions se fait en partie en servant le gouvernement et en introduisant dans l’administration des principes de libéralisme et de progrès, en partie en aidant au développement de l’industrie et en propageant les idées socialistes et principalement en concourant à la diffusion de la science.

Ce qui importe, d’après cette doctrine, ce n’est pas de professer la vérité révélée, et, par suite, de la réaliser dans la vie ou du moins ne pas commettre des actes qui lui sont contraires : servir le gouvernement, renforcer son pouvoir s’il est nuisible, profiter de l’organisation capitaliste si elle est mauvaise, témoigner du respect à certaines cérémonies si elles sont considérées comme superstitieuses, siéger dans les tribunaux si leur organisation est fausse, servir dans l’armée, jurer, mentir, s’avilir en général ; mais ce qui importe c’est, sans changer les formes actuelles de la vie et en s’y soumettant contrairement à ses convictions, introduire le libéralisme dans les institutions existantes. D’après cette théorie on peut, en restant propriétaire, négociant, fabricant, juge, fonctionnaire, officier, soldat, être en même temps non seulement humain, mais encore socialiste et révolutionnaire.

L’hypocrisie, qui, autrefois, était seulement religieuse avec la doctrine du péché originel, de la rédemption et de l’église, est devenue, avec cette nouvelle doctrine, scientifique, et elle a pris dans ses filets tous les hommes à qui leur développement intellectuel ne permettait plus de s’appuyer sur l’hypocrisie religieuse. De même que jadis l’homme qui professait la doctrine religieuse officielle pouvait, tout en se croyant pur de tout péché, participer à tous les crimes de l’État et en profiter, pourvu qu’il accomplît les pratiques extérieures de sa religion, aujourd’hui les hommes qui ne croient pas au christianisme officiel trouvent dans la science les mêmes raisons de se considérer comme purs et même hautement moraux, malgré leur participation aux méfaits gouvernementaux et les avantages qu’ils en retirent.

Un riche propriétaire foncier, qu’il soit russe, français, anglais, allemand ou américain, existe par les droits, dîmes qu’il prélève sur les hommes qui vivent sur sa terre pour la plupart misérables et à qui il prend tout ce qu’il peut. Son droit de propriété repose sur cette circonstance qu’à chaque tentative des opprimés de jouir sans son consentement de la terre qu’il croit sienne, arrivent des troupes qui les soumettent à toutes sortes de violences. Il semblerait évident que l’homme qui vit ainsi est un être méchant, égoïste et ne peut nullement se considérer comme chrétien ou libéral. Il semblerait évident que la première chose qu’il doit faire, s’il veut tant soit peu se conformer à l’esprit du christianisme ou du libéralisme, c’est de cesser de dépouiller et de perdre des hommes à l’aide des violences gouvernementales qui lui assurent le droit sur la terre. Cela arriverait en effet s’il n’existait pas une métaphysique hypocrite affirmant qu’au point de vue de la religion la possession ou la non-possession de la terre est indifférente pour le salut, et, au point de vue scientifique, que l’abandon de la terre serait un sacrifice individuel inutile, vu que l’amélioration du bien-être des hommes s’accomplit non pas par cette voie, mais par les modifications progressives des formes extérieures de la vie. Et, alors, cet homme, sans le moindre trouble ni le moindre doute, en organisant une exposition agricole, en fondant une société de tempérance, ou en envoyant par sa femme et ses enfants des tricots ou du bouillon à trois vieilles femmes, prêche hardiment dans la famille, dans les salons, dans les comités et dans la presse, l’amour évangélique ou humanitaire de son prochain en général, et, en particulier, des travailleurs agricoles qu’il ne cesse d’exploiter et d’opprimer. Et les hommes qui occupent la même situation que lui le croient, le louent et examinent sérieusement avec lui d’autres moyens d’amélioration du sort de ce peuple travailleur sur l’exploitation duquel leur vie est basée, inventant à cet effet toutes sortes de procédés, sauf celui, le seul, sans lequel toute amélioration de la situation du peuple est impossible, à savoir : cesser de lui prendre la terre nécessaire à son existence.

(Comme exemple frappant de cette hypocrisie, on peut citer les soucis des propriétaires fonciers russes pendant la dernière année de la famine, leur lutte contre cette famine qu’ils ont eux-mêmes provoquée et dont ils ont profité en vendant aux paysans non seulement le pain au prix le plus élevé, mais encore les feuilles de pommes de terre à raison de cinq roubles par déciatine (environ un hectare) comme combustible).

Un négociant dont tout le commerce — comme tout commerce d’ailleurs — est basé sur une série de filouteries, profite de l’ignorance ou du besoin : il achète les marchandises au-dessous de leur valeur et les revend bien au-dessus. Il semblerait évident que l’homme dont toute l’activité est basée sur ce qu’il appelle lui-même la filouterie devrait avoir honte de sa situation et ne pourrait jamais, en continuant son commerce, se dire chrétien ou libéral. Mais la métaphysique de l’hypocrisie lui dit qu’il peut passer pour un homme vertueux en continuant son action nuisible : l’homme religieux n’a qu’à croire, le libéral n’a qu’à aider au changement des conditions extérieures, au progrès de l’industrie. Et alors ce marchand (qui, en outre, vend de la mauvaise marchandise, trompe sur le poids, sur la mesure, ou vend des produits nuisibles à la santé, comme l’alcool, l’opium) se considère et est considéré par les autres, si toutefois il ne trompe pas ses collègues, comme un modèle d’honnêteté et de probité. Et, s’il dépense seulement la millième partie de l’argent qu’il a volé pour quelque institution publique — un hôpital, un musée, une école — il est considéré encore comme le bienfaiteur du peuple, sur l’exploitation et la débauche duquel est fondée toute sa fortune ; et, s’il a donné une faible partie de cet argent volé aux églises et aux pauvres, il est encore un chrétien exemplaire.

Un fabricant est un homme dont tous les revenus sont composés du salaire extorqué aux ouvriers, et dont toute l’action est basée sur un travail forcé et anormal qui use des générations entières. Il semblerait évident que, s’il professe des principes chrétiens ou libéraux, il devrait avant tout cesser de ruiner pour son profit des vies humaines ; mais, d’après la théorie existante, il concourt au progrès de l’industrie et il ne doit pas, ce serait même nuisible à la société, cesser son action. Et, alors, cet homme, ce dur possesseur d’esclaves, après avoir construit, pour les ouvriers estropiés dans sa fabrique, des maisonnettes avec jardinets de deux mètres, et une caisse de retraites, et un hôpital, est absolument sûr qu’il a, par ces sacrifices, payé et au delà les vies humaines qu’il a ruinées physiquement et moralement, et il continue à vivre tranquille, fier de son œuvre.

Un fonctionnaire, civil, religieux ou militaire, qui sert l’état pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive plus souvent, pour un traitement prélevé sur le produit du travail du peuple, si, ce qui est bien rare, il ne vole pas encore directement l’argent du Trésor, se considère et est considéré par ses égaux comme le membre le plus utile, le plus vertueux de la société.

Un juge, un procureur, qui sait que, sur sa décision ou sur sa réquisition, des centaines, des milliers de malheureux arrachés à leur famille sont enfermés, en prison, au bagne, et deviennent fous, ou se tuent avec des éclats de verre ou en se laissant mourir de faim ; qui sait qu’ils ont, eux aussi, des mères, des femmes, des enfants désespérés de la séparation, déshonorés, demandant inutilement le pardon ou même un allègement du sort de leurs pères, fils, maris, frères ; ce juge, ce procureur sont tellement abreuvés par l’hypocrisie qu’eux-mêmes et leurs semblables, leurs femmes et leurs familiers sont absolument sûrs qu’ils peuvent être avec cela des hommes très bons et très sensibles. D’après la métaphysique de l’hypocrisie ils remplissent une mission sociale très utile. Et ces hommes qui sont cause de la perte de milliers d’hommes, avec la foi dans le bien et la croyance en Dieu, se rendent à l’église le visage épanoui, écoutent l’évangile, prononcent des discours humanitaires, caressent leurs enfants, leur prêchent la moralité et s’attendrissent devant des souffrances imaginaires.

Tous ces hommes et ceux qui vivent autour d’eux, leurs femmes, leurs enfants, les précepteurs, les cuisiniers, les acteurs, les jockeys, se nourrissent du sang que par tel ou tel moyen, par telles ou telles sangsues, on tire des veines du travailleur, et chacun de leurs jours de plaisir coûte des milliers de jours de travail. Ils voient les privations et les souffrances de ces ouvriers, de leurs enfants, de leurs femmes, de leurs vieillards, de leurs malades ; ils savent à quelles punitions s’exposent ceux qui veulent résister à cette rapine organisée, et non seulement ils ne diminuent pas leur luxe, non seulement ils ne le dissimulent pas, mais ils l’étalent impudemment devant ces ouvriers opprimés dont ils sont haïs, comme pour les exciter à dessein. Et, en même temps, ils continuent à croire et à faire croire aux autres qu’ils ont grand souci du bien-être de ce peuple qu’ils ne cessent de fouler aux pieds, et, le dimanche, parés de riches vêtements, ils se rendent dans des équipages luxueux à la maison du Christ, élevée pour l’hypocrisie, et là ils écoutent des hommes, instruits pour ce mensonge, prêcher l’amour qu’ils nient tous par toute leur existence. Et ces hommes entrent tellement dans leur rôle qu’ils finissent par croire eux-mêmes à la sincérité de leur attitude.

L’hypocrisie générale a tellement pénétré corps et âme toutes les classes de la société actuelle que rien ne peut plus indigner personne. Ce n’est pas pour rien qu’hypocrisie, dans son sens propre, veut dire jouer un rôle ; et jouer un rôle, quel qu’il soit, est toujours possible. Des faits tels que les représentants du Christ bénissant les meurtriers rangés en ordre, armés contre leurs frères et tenant le fusil pour la prière ; que les prêtres de toutes les confessions chrétiennes participant aussi nécessairement que le bourreau aux exécutions, reconnaissant par leur présence le meurtre comme conciliable avec le christianisme (un pasteur a assisté à l’expérience de l’exécution par l’électricité), tous ces faits n’étonnent plus personne.

Une exposition internationale pénitentiaire a eu lieu dernièrement à Pétersbourg. On y a exposé les instruments de torture, les chaînes, des modèles de prisons cellulaires, c’est-à-dire des instruments de supplice pires que le knout et les verges, et les dames et les messieurs sensibles allaient voir tout cela et s’en amusaient.

Personne n’est surpris non plus de ce que la science libérale, tout en reconnaissant l’égalité, la fraternité, la liberté, démontre la nécessité de l’armée, des exécutions, des douanes, de la censure, de la prostitution, de l’expulsion des ouvriers étrangers qui avilissent les salaires, de l’interdiction d’émigrer, de la colonisation basée sur l’empoisonnement, sur le pillage, sur l’anéantissement de races entières d’hommes appelés sauvages, etc.

On parle de ce qui arrivera quand tous les hommes professeront ce qu’on appelle le christianisme (c’est-à-dire diverses confessions hostiles les unes aux autres), quand tous pourront se vêtir et manger à leur faim, quand tous les habitants de la terre seront reliés entre eux par le télégraphe, le téléphone, et communiqueront à l’aide de ballons, quand tous les ouvriers seront pénétrés des théories socialistes et que les associations ouvrières réuniront des millions d’adhérents et posséderont des millions de roubles, que tous seront instruits, liront des journaux, connaîtront toutes les sciences.

Mais, de tous ces perfectionnements, que peut-il résulter d’utile et de bon, si les hommes ne disent pas et ne font pas ce qu’ils considèrent comme la vérité ?

Le malheur des hommes provient de leur désunion, et leur désunion provient de ce qu’ils ne suivent pas la vérité, qui est unique, mais le mensonge, qui est multiple. L’unique moyen d’union est donc de s’unir dans la vérité. C’est pourquoi, plus les hommes recherchent sincèrement la vérité, plus ils approchent de l’union.

Mais comment les hommes peuvent-ils s’unir dans la vérité ou même en approcher, lorsque non seulement ils n’expriment pas la vérité qu’ils connaissent, mais encore la considèrent comme inutile et feignent de reconnaître comme vérité ce qu’ils savent être mensonge ?

Aussi aucune amélioration n’est-elle possible dans la situation des hommes tant qu’ils se cacheront à eux-mêmes la vérité, tant qu’ils ne reconnaîtront pas que leur union, par conséquent le bonheur, n’est possible que dans la vérité, et qu’ils ne placeront pas au-dessus de tout la reconnaissance et la pratique de la vérité qui leur est révélée.

Que tous les perfectionnements extérieurs que peuvent rêver les hommes religieux ou les hommes de science s’accomplissent ; que tous les hommes se convertissent au christianisme et que toutes les améliorations désirées par les Bellamy et les Richet se réalisent au-delà même de leur désir : si l’hypocrisie qui règne aujourd’hui subsiste, si les hommes ne professent pas la vérité qu’ils connaissent, mais continuent à simuler la croyance en ce qu’ils ne croient pas, l’estime pour ce qu’ils n’estiment pas, leur situation non seulement demeurera la même, mais ne fera qu’empirer. Plus les hommes seront à l’abri du besoin ; plus il y aura de télégraphes, de téléphones, de livres, de journaux, de revues ; plus il y aura de moyens de propager les mensonges et les hypocrisies contradictoires, et plus les hommes seront désunis et par conséquent malheureux, comme cela a lieu actuellement.

Que toutes ces modifications matérielles se réalisent, la situation de l’humanité n’en sera pas améliorée. Que chaque homme, dans la mesure de ses forces, suive personnellement la vérité qu’il connaît ou pour le moins ne défende pas le mensonge, et aussitôt, en cette année même de 1893, s’accompliraient des changements que nous n’osons pas rêver dans cent ans : l’affranchissement des hommes et l’établissement de la vérité sur la terre.

Ce n’est pas sans raison que l’unique parole dure et menaçante du Christ a été adressée aux hypocrites. Ce n’est pas le vol, le pillage, le meurtre, l’adultère, le faux, mais le mensonge, le mensonge spécial de l’hypocrisie, qui efface dans la conscience des hommes toute distinction entre le bien et le mal, qui les corrompt, qui les rend méchants et semblables à des bêtes fauves, qui les empêche de fuir le mal et de chercher le bien, qui leur enlève ce qui constitue le sens de la véritable vie humaine et, par suite, leur barre le chemin de toute perfection.

Les hommes qui ignorent la vérité et qui font le mal provoquent chez les autres la pitié pour leurs victimes et le dégoût pour eux, ils ne font du mal qu’à ceux qu’ils attaquent ; mais les hommes qui connaissent la vérité et qui font le mal sous le masque de l’hypocrisie, le font à eux-mêmes et à leurs victimes, et encore à des milliers et des milliers d’autres hommes, tentés par le mensonge qui cache ce mal.

Les voleurs, les assassins, les escrocs, qui commettent des actes reconnus mauvais par eux-mêmes et par tous les autres hommes, sont l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire et en dégoûtent les autres. Tandis que ceux qui commettent les mêmes vols, violences, meurtres, en les dissimulant par toutes sortes de justifications religieuses ou scientifiques, comme le font tous les propriétaires, commerçants, fabricants et fonctionnaires, provoquent l’imitation et font du mal non seulement à ceux qui en souffrent directement, mais encore à des milliers et des millions d’hommes qu’ils pervertissent et qu’ils égarent en faisant disparaître toute distinction entre le bien et le mal.

Un seul bien acquis par le commerce des produits nécessaires au peuple ou des produits qui le corrompent, ou acquis par des opérations de bourse, ou par l’acquisition à bas prix de la terre qui augmente de valeur à cause des besoins du peuple, ou par une industrie qui ruine la santé et compromet la vie, ou par le service civil ou militaire à l’état, ou par quelque occupation qui encourage les mauvais instincts, — un bien acquis de cette façon, non seulement avec l’autorisation, mais encore avec l’approbation des gouvernants, et masqué d’une philanthropie d’ostentation — pervertit les hommes incomparablement plus que des millions de vols, d’escroqueries, de pillages, accomplis contre les lois établies et poursuivis criminellement.

Une seule exécution, accomplie par des hommes instruits, à l’abri du besoin et non pas sous l’action de la passion, avec l’approbation et la participation des prêtres chrétiens, et mise en avant comme quelque chose de nécessaire et même de juste, pervertit et rend féroces les hommes plus que des centaines et des milliers d’assassinats accomplis par des ignorants et souvent sous l’influence de la passion. L’exécution comme celle que proposait d’adopter Joukovsky[17], où les hommes éprouveraient même un attendrissement religieux, serait l’acte le plus corrupteur qu’on puisse imaginer. (Voir le IVe tome des Œuvres complètes de Joukovsky.)

Toute guerre, la plus bénigne, avec toutes ses conséquences ordinaires, la destruction des récoltes, les vols, les rapts, la débauche, le meurtre, avec les justifications de sa nécessité et de sa légitimité, avec l’exaltation des exploits militaires, l’amour du drapeau, de la patrie, avec les sollicitudes feintes pour les blessés, etc., pervertit, en une seule année, plus de gens que des milliers de pillages, d’incendies, de meurtres commis pendant un siècle par des individus isolés poussés par la passion.

Une seule existence luxueuse, même dans des limites ordinaires, d’une famille soi-disant honnête et vertueuse, qui dépense pour ses besoins le produit d’un travail qui suffirait pour nourrir des milliers d’hommes vivant dans la misère à côté d’elle, pervertit plus de gens que les innombrables orgies de marchands grossiers, d’officiers, d’ouvriers adonnés à l’ivresse et à la débauche, qui pour leur plaisir brisent les glaces, la vaisselle, etc.

Une seule procession solennelle, un office, ou, du haut de la chaire de mensonge, un sermon auquel le prédicateur ne croit pas lui-même, produit, sans comparaison aucune, plus de mal que des milliers de faux, de falsifications de denrées alimentaires, etc.

On parle de l’hypocrisie des pharisiens. Mais l’hypocrisie des hommes de notre époque dépasse de beaucoup celle relativement innocente des pharisiens. Ceux-ci avaient au moins une loi religieuse extérieure dont l’accomplissement les empêchait de voir leurs véritables obligations vis-à-vis de leurs semblables. D’ailleurs ces obligations n’étaient pas alors nettement définies. Aujourd’hui une pareille loi n’existe pas (je ne parle pas de ces gens grossiers et stupides qui croient encore que les sacrements ou les dispenses du pape absolvent de tout péché). Au contraire, la loi évangélique, que nous professons sous une forme ou sous une autre, prescrit directement nos obligations ; en outre, ces mêmes obligations, qui alors n’avaient été exprimées que par certains prophètes dans des termes vagues, sont aujourd’hui si nettement formulées, sont devenues de tels truismes qu’elles sont répétées même par les collégiens et les feuilletonistes. Aussi les hommes de notre époque ne devraient-ils pas feindre de les ignorer.

L’homme moderne, qui profite de l’ordre de choses actuel basé sur la violence et qui assure en même temps qu’il chérit ses semblables, qui ne remarque pas que toute son existence est funeste à son prochain, ressemble au brigand qui, étant enfin pris, le couteau levé sur la victime appelant désespérément au secours, assurerait qu’il ne savait pas que ce qu’il faisait était désagréable à celui qu’il dévalisait et qu’il se préparait à égorger. Comme ce brigand ne pourrait pas nier ce qui est l’évidence même, de même l’homme moderne, vivant au détriment des opprimés, ne pourrait pas semble-t-il, se persuader et persuader aux autres qu’il désire le bien de ceux qu’il ne cesse de dépouiller, et qu’il ignorait comment est acquis le bien dont il jouit.

Nous ne pouvons plus nous persuader que nous ignorons l’existence des cent mille hommes qui, en Russie seulement, sont enfermés dans des prisons ou des bagnes à l’effet d’assurer notre propriété et notre tranquillité ; ni que nous ignorons l’existence des tribunaux dont nous faisons partie nous-mêmes, et qui, sur nos requêtes, condamnent ceux qui ont attaqué notre propriété ou notre sécurité, à l’emprisonnement, à la déportation, aux travaux forcés, où des hommes qui ne sont pas pires que ceux qui les jugent se perdent et se corrompent ; ni que nous ignorons que tout ce que nous avons nous ne le possédons que parce que cela est acquis et défendu par le meurtre et la violence. Nous ne pouvons pas feindre de ne pas nous apercevoir de la présence des sergents de ville qui, armés d’un revolver, font les cent pas sous nos fenêtres pour assurer notre sécurité pendant que nous mangeons nos mets succulents ou que nous regardons une nouvelle pièce, ou de l’existence des soldats qui paraîtraient armés de fusils et de cartouches aussitôt que se produirait quelque atteinte à notre propriété.

Nous savons bien que, si nous finissons en paix notre dîner, ou voyons la fin de la nouvelle pièce, ou finissons de nous amuser au bal, à la fête de l’arbre de Noël, à la promenade, aux courses ou à la chasse, ce n’est que grâce à la balle du revolver du sergent de ville ou du fusil du soldat qui percera le ventre affamé du déshérité qui, de loin, l’eau à la bouche, regarde nos plaisirs, et les interromprait aussitôt que le gardien ou les soldats ne seraient pas là pour accourir à notre premier appel.

C’est pourquoi, comme un brigand arrêté en plein jour, en flagrant délit, ne peut pas assurer qu’il a levé le couteau non pas pour s’emparer de la bourse de sa victime, nous ne pouvons, à notre tour, semble-t-il, pas affirmer que les soldats et les policiers nous entourent non pas pour nous protéger contre les déshérités, mais pour nous défendre contre l’ennemi extérieur, pour assurer l’ordre, pour les fêtes et les revues ; nous ne pouvons pas affirmer que nous ne savions pas que les hommes n’aiment pas mourir de faim, n’ayant pas le droit de gagner leur pain sur la terre où ils vivent, qu’ils n’aiment pas travailler sous terre, dans l’eau, dans une température accablante, dix à quatorze heures par jour, la nuit même, pour fabriquer les objets de nos plaisirs. Il semblerait impossible de nier cette évidence. Cependant on le fait.

Cependant il se trouve parmi les riches, parmi les jeunes gens et les femmes surtout, des hommes que je rencontre heureusement de plus en plus souvent, qui, lorsqu’on leur montre par quoi et comment sont achetés leurs plaisirs, ne cherchent pas à cacher la vérité et, la tête entre les mains, disent : « Ah ! ne me parlez pas de cela. Si c’est ainsi, la vie est impossible. » Mais, s’il existe de ces personnes sincères, qui voient leur faute et ne peuvent pas y renoncer, la grande majorité des hommes de notre époque est tellement entrée dans son rôle d’hypocrisie qu’ils nient hardiment ce qui crève les yeux de tout voyant.

« Tout cela est injuste, disent-ils, personne ne force le peuple à travailler chez le propriétaire ou le fabricant. C’est une affaire de libre engagement. La grande propriété et les capitaux sont nécessaires parce qu’ils organisent le travail pour la classe ouvrière. D’ailleurs le travail dans les fabriques et les usines n’est nullement aussi terrible que vous le dites. Si même certains abus existent, le gouvernement et la société prennent des mesures pour les empêcher et rendre le travail de l’ouvrier plus facile et même agréable. La classe laborieuse est habituée aux travaux physiques et incapable, pour l’instant, de faire rien autre chose. Quant à la pauvreté du peuple, elle ne résulte nullement de la grande propriété foncière ni de la concentration des capitaux, mais d’autres causes : l’ignorance, le désordre, l’ivrognerie. Et nous, hommes de gouvernement, qui réagissons contre cet appauvrissement par une sage administration ; nous, capitalistes, qui réagissons par l’extension des inventions utiles ; nous, prêtres, par l’instruction religieuse ; nous, libéraux, par la formation d’associations ouvrières, la vulgarisation de l’instruction, nous augmentons par ces moyens, sans changer notre position, le bien-être du peuple. Nous ne voulons pas que tous soient pauvres comme les pauvres, nous voulons que tous soient riches comme les riches. Quant à l’affirmation qu’on violente et qu’on tue des hommes pour les forcer à travailler au profit des riches, ce n’est qu’un sophisme. L’armée n’est envoyée contre le peuple que lorsque, sans comprendre son intérêt, il se révolte et compromet la tranquillité nécessaire au bien-être général. De même il est nécessaire de tenir en respect les malfaiteurs pour qui nous avons les prisons, les potences et les bagnes. Nous voudrions nous-mêmes les supprimer et nous travaillons en ce sens. »

L’hypocrisie est maintenue à notre époque de deux côtés : par la quasi-religion et la quasi-science, et elle est arrivée à de telles proportions que, si nous ne vivions pas dans ce milieu, nous ne pourrions pas croire que les hommes puissent arriver à ce degré d’aberration. Les hommes sont arrivés à un état si surprenant, leur cœur s’est tellement endurci qu’ils regardent et ne voient pas, écoutent et n’entendent pas, et ne comprennent pas.

Les hommes vivent, depuis longtemps déjà, contrairement à leur conscience. S’il n’y avait pas d’hypocrisie ils ne pourraient pas vivre ainsi. Cette organisation sociale, contraire à leur conscience, ne continue à exister que parce qu’elle est cachée par l’hypocrisie.

Et plus la distance entre la réalité et la conscience des hommes grandit, plus s’étend aussi l’hypocrisie ; mais elle a elle-même une limite. Et il me semble que nous l’avons atteinte aujourd’hui. Tout homme de notre époque, avec la morale chrétienne assimilée malgré lui, se trouve absolument dans la position d’un homme endormi qui se voit en rêve obligé de faire ce que, même en rêve, il sait qu’on ne doit pas faire. Il le sait, il en a l’intime sentiment, et cependant il semble ne pas pouvoir changer sa position et cesser d’agir contrairement à sa conscience.

Et, comme cela arrive en rêve, sa situation devenant de plus en plus douloureuse, il en vient à douter de la réalité de ce qu’il voit et fait un effort moral pour se débarrasser de l’obsession qui le hante.

C’est dans la même situation que se trouve l’homme ordinaire de notre monde chrétien. Il sent que tout ce qu’il fait lui-même et tout ce qui se fait autour de lui est absurde, infâme, intolérable et contraire à sa conscience ; il sent que cette situation devient de plus en plus douloureuse et qu’elle est arrivée à son paroxysme.

Il est impossible que nous, hommes modernes, avec la conscience chrétienne de la dignité humaine et de l’égalité qui nous a déjà pénétrés corps et âmes, avec le besoin que nous avons de communion pacifique, d’union entre les peuples, nous puissions vivre de façon que chacune de nos joies ou de nos satisfactions soit achetée au prix de la souffrance et de la vie de nos frères, et que, de plus, nous soyons toujours, comme des bêtes fauves, sur le point de nous livrer une lutte acharnée, homme contre homme, peuple contre peuple, en détruisant sans pitié les biens et les hommes, simplement parce qu’un diplomate étourdi ou un chef d’état dira ou écrira quelque bêtise à un autre diplomate ou à un autre chef d’état.

C’est impossible. Et cependant tout homme de notre temps assiste à ce spectacle et s’attend à la catastrophe.

Et la situation devient de plus en plus douloureuse.

Et comme l’homme qui rêve ne croit pas que ce qu’il voit soit la réalité et veut se réveiller pour retourner à la vie véritable, de même l’homme moyen de notre époque ne peut pas croire au fond que la situation terrible où il se trouve et qui empire de plus en plus soit réelle, et veut se réveiller pour revenir à la vie véritable.

Et de même qu’il suffit à l’homme endormi de faire un effort d’esprit et de se demander : « Est-ce que je ne rêve pas ? » pour que la situation qui lui semblait si désespérée s’évanouisse instantanément et qu’il se réveille dans la réalité tranquille et heureuse ; de même l’homme de notre temps n’a qu’à faire un effort d’esprit, qu’à mettre en doute ce que sa propre hypocrisie et l’hypocrisie générale lui présentent comme la réalité, et se demander : « Est-ce que ce n’est pas une illusion ? » pour se sentir aussitôt, comme l’homme endormi, transporté du monde imaginaire et effrayant, dans la réalité véritable, tranquille et heureuse.

Et pour cela l’homme n’a pas besoin d’actions d’éclat, ni d’héroïsme, il n’a besoin simplement que d’un effort moral.

Mais l’homme peut-il faire cet effort ?

D’après la théorie actuelle, nécessaire à l’hypocrisie l’homme n’est pas libre et ne peut pas changer sa vie.

« L’homme ne peut pas changer sa vie parce qu’il n’est pas libre, et il n’est pas libre parce que tous ses actes sont la conséquence de causes anciennes. Et quoi que l’homme fasse, ses actes ont toujours une cause à laquelle il obéit. Et c’est pourquoi l’homme n’est pas libre de modifier sa façon de vivre, » disent les défenseurs de la métaphysique de l’hypocrisie. Et ils auraient absolument raison si l’homme était un être inconscient, incapable, après avoir reconnu la vérité, de s’élever à un degré moral supérieur. Mais l’homme, au contraire, est un être conscient et qui s’élève, malgré tout, de plus en plus vers la vérité. Donc, si même il n’est pas libre dans ses actes, les causes mêmes de ses actes qui consistent dans la reconnaissance de telle ou telle vérité, ces causes l’homme peut en être maître.

De sorte que l’homme, qui n’est pas libre de ne pas accomplir certains actes, est libre de travailler à en supprimer les causes. C’est ainsi qu’un mécanicien, qui n’est pas libre de modifier le mouvement de sa locomotive, déjà accompli ou qui s’accomplit, est libre de régler d’avance ce mouvement pour l’avenir.

Quoi que fasse l’homme conscient, il agit ainsi et non autrement parce que : ou il reconnaît qu’il est dans la vérité, ou il l’a déjà reconnu autrefois et agit maintenant par habitude.

Que l’homme mange ou ne mange pas, qu’il travaille ou se repose, fuie le danger ou le recherche, s’il est conscient, il agit ainsi parce qu’il considère raisonnable d’agir ainsi, parce qu’il reconnaît que la vérité lui indique d’agir ainsi et non autrement, ou parce qu’il l’a déjà reconnu autrefois.

La reconnaissance ou la non-reconnaissance d’une certaine vérité dépend non de causes extérieures, mais de la conscience même de l’homme. De sorte que, parfois, dans les conditions extérieures les plus favorables à la reconnaissance de la vérité, il y a des hommes qui ne la reconnaissent pas, et d’autres, au contraire, qui, dans les conditions les plus défavorables, la reconnaissent sans motifs apparents, comme cela a été dit dans l’Évangile : « Et personne ne viendra à moi, s’il ne va vers mon Père. » C’est-à-dire que la reconnaissance de la vérité, qui est la cause de toutes les manifestations de la vie humaine, ne dépend pas des phénomènes extérieurs, mais de quelques facultés intérieures de l’homme qui échappent à l’observation.

C’est pourquoi l’homme qui n’est pas libre dans ses actes se sent toujours libre dans ce qui est la cause de ses actes, dans la reconnaissance ou la non-reconnaissance de la vérité.

Ainsi l’homme ayant accompli, sous l’influence de la passion, un acte contraire à la vérité dont il a conscience, reste quand même libre de la reconnaître ou non, c’est-à-dire qu’il peut, en ne reconnaissant pas la vérité, considérer son acte comme nécessaire et le justifier, et qu’il peut, en reconnaissant la vérité, considérer son acte comme mauvais et en avoir du remords.

Ainsi un joueur ou un ivrogne qui n’a pas pu dominer sa passion demeure quand même libre de reconnaître le jeu ou l’ivrognerie soit comme un mal, soit comme un amusement sans conséquence. Dans le premier cas, si même il ne renonce pas tout de suite à sa passion, il s’en affranchit d’autant plus qu’il reconnaît sincèrement qu’elle est funeste ; dans le second cas, sa passion augmente et il n’a plus aucune possibilité de s’en affranchir.

De même l’homme qui n’a pas eu la force de braver un incendie pour en sauver un autre et qui a fui seul de la maison en flammes, demeure libre, en reconnaissant cette vérité que l’homme doit, au péril de sa vie, secourir son semblable, de considérer son acte comme mauvais et de se le reprocher, ou bien, en ne reconnaissant pas cette vérité, de considérer son acte comme naturel, nécessaire, et le justifier. Dans le premier cas, il se prépare pour l’avenir une série d’actes d’abnégation qui découlent nécessairement de la reconnaissance de la vérité ; dans le second, une série d’actes égoïstes.

Je ne dis pas que l’homme est toujours libre de reconnaître ou de ne pas reconnaître toute vérité. Il y a des vérités reconnues depuis longtemps et qui sont transmises par l’éducation, les traditions, qui sont tellement entrées dans l’esprit qu’elles sont devenues comme naturelles, et il y a des vérités qui se présentent mal définies, vagues. L’homme n’est pas libre de ne pas reconnaître les premières et n’est pas libre de reconnaître les secondes. Mais il y a une troisième catégorie de vérités qui n’ont pas encore pu devenir les motifs irraisonnés de son action, mais qui lui sont déjà révélées avec une telle netteté qu’il ne peut pas ne pas prendre parti et doit ou les reconnaître ou les rejeter. C’est vis-à-vis de ces vérités que la liberté de l’homme se manifeste.

Tout homme se trouve, pendant sa vie, vis-à-vis de la vérité, dans la position d’un piéton qui marche dans l’obscurité à la lumière d’une lanterne dont il projette la clarté devant lui ; il ne voit pas ce que la lanterne n’éclaire pas encore ; il ne voit pas non plus le chemin qu’il a parcouru et qui est déjà retombé dans l’obscurité ; mais, à quelque endroit qu’il se trouve il voit ce qui est éclairé par la lanterne, et il est toujours libre de choisir l’un ou l’autre côté de la route.

Il y a toujours des vérités invisibles, qui n’ont pas encore été révélées au regard intellectuel de l’homme ; il y a d’autres vérités déjà vécues, oubliées et assimilées par l’homme, et il y a certaines vérités qui surgissent devant lui à la clarté de son intelligence et qu’il ne peut pas ne pas reconnaître. Et c’est par la reconnaissance ou la non-reconnaissance de ces vérités que se manifeste ce que nous appelons liberté.

Toute la difficulté apparente de la question de la liberté provient de ce que les hommes qui ont à la résoudre se représentent l’homme comme immobile vis-à-vis de la vérité.

L’homme n’est certainement pas libre si nous le représentons comme immobile, si nous oublions que la vie de l’humanité n’est qu’un mouvement incessant de l’obscurité vers la lumière, de la vérité inférieure à la vérité supérieure, de la vérité plus mêlée d’erreur à la vérité plus pure.

L’homme ne serait pas libre s’il ne connaissait aucune vérité, et il ne serait pas libre également et n’aurait même pas de notions de la liberté si la vérité lui était révélée dans toute sa pureté, sans mélange d’erreurs.

Mais l’homme n’est pas immobile vis-à-vis de la vérité, et toujours, à mesure qu’il avance dans la vie, la vérité lui est de plus en plus révélée, et il s’affranchit de plus en plus de l’erreur.

La liberté de l’homme ne consiste pas dans sa faculté d’agir indépendamment de la marche de la vie et des causes qui y influent, mais dans son pouvoir, en reconnaissant et en professant la vérité qui lui a été révélée, de devenir le libre et heureux artisan de l’œuvre éternelle accomplie par Dieu ou par l’humanité, ou, en fermant les yeux à cette vérité, de devenir son esclave et d’être entraîné péniblement là où il ne veut pas aller.

La vérité nous ouvre l’unique voie que puisse gravir l’humanité. C’est pourquoi les hommes suivront nécessairement, libres ou non, la voie de la vérité : les uns, de leur propre initiative, en accomplissant la mission qu’ils se sont imposée ; les autres, en se soumettant malgré eux à la loi de la vie. La liberté de l’homme est dans ce choix.

Cette liberté, dans des limites aussi étroites, semble aux hommes si insignifiante qu’ils ne la remarquent pas ; les uns, les déterministes, considèrent cette parcelle de liberté comme si peu de chose qu’ils ne la reconnaissent pas du tout ; d’autres — les défenseurs de la liberté complète — ayant en vue leur liberté imaginaire, dédaignent une liberté qui leur paraît si incomplète. Enfermée entre les limites de l’ignorance absolue de la vérité et de la reconnaissance d’une partie de cette vérité, cette liberté est peu apparente, car les hommes, qu’ils reconnaissent ou non la vérité révélée, sont obligés d’y conformer leur vie.

Le cheval attelé avec d’autres chevaux à une charrette n’est pas libre de ne pas marcher devant la charrette. S’il ne marche pas, la charrette le heurtera et il sera bien forcé d’avancer. Mais, malgré cette liberté limitée, il est libre de traîner la charrette ou d’en être poussé. De même l’homme.

Que cette liberté, comparée à la liberté fantastique que nous désirons, soit grande ou non, c’est elle seule qui existe réellement et c’est en elle que consiste le bonheur accessible à l’homme. Et, outre qu’elle donne le bonheur aux hommes, elle est encore l’unique moyen d’accomplir l’œuvre que l’humanité poursuit.

D’après la doctrine du Christ, l’homme qui voit le sens de la vie dans le domaine où elle n’est pas libre, dans le domaine des effets, c’est-à-dire des actes, ne vit pas véritablement. Celui-là seul vit véritablement, qui a transporté sa vie dans le domaine où elle est libre, dans le domaine des causes, c’est-à-dire la reconnaissance, la pratique de la vérité révélée.

Consacrant sa vie à des actes sensuels, l’homme accomplit des actions dépendant toujours de causes temporaires qui se trouvent en dehors de lui. Par lui-même, il ne fait rien, il lui semble seulement agir, mais en réalité tous ses actes sont accomplis sous l’influence d’une force supérieure ; il n’est pas le créateur de la vie, il en est l’esclave. En plaçant le mobile de sa vie dans la reconnaissance et la pratique de la vérité qui lui est révélée, il accomplit, en s’identifiant à la source de la vie universelle, des actes déjà non personnels qui dépendent des conditions d’espace et de temps, mais qui n’ont pas de causes, qui constituent les causes de tout le reste et qui ont une signification infinie qui n’est limitée par rien.

En déniant l’essence de la vie véritable, qui consiste dans la reconnaissance et la pratique de la vérité, et en faisant des efforts pour améliorer la vie matérielle, les hommes de la conception païenne ressemblent aux voyageurs d’un navire qui, pour atteindre le but de leur voyage, éteindraient les feux de la machine et chercheraient pendant la tempête à avancer au moyen de rames n’atteignant pas l’eau, au lieu de continuer la route à l’aide de la vapeur et de l’hélice dont ils disposent déjà.

« Le règne de Dieu s’acquiert par l’effort et ce n’est que ceux qui font l’effort qui l’atteignent. » Et c’est cet effort du sacrifice des conditions matérielles pour reconnaître et pratiquer la vérité, c’est cet effort par lequel on atteint le règne de Dieu, qui doit et peut être fait en notre époque. Il suffirait aux hommes de le comprendre, de cesser d’avoir souci de la vie matérielle, où ils ne sont pas libres, et d’employer, dans la sphère où ils peuvent agir librement, seulement la centième partie de leur énergie à la reconnaissance et à la pratique de la vérité qui est devant eux, à leur propre affranchissement du mensonge et de l’hypocrisie qui cache la vérité, pour que, sans effort ni lutte, disparaisse aussitôt la fausse organisation sociale qui rend les hommes malheureux et qui les menace de malheurs plus grands encore pour l’avenir. Et alors se réaliserait le règne de Dieu, ou au moins la première étape vers lui, à laquelle les hommes sont déjà préparés par le développement de la conscience.

Comme il suffit d’un choc pour que le sol dont un liquide est saturé se cristallise instantanément, de même il suffirait peut-être aujourd’hui du moindre effort pour que la vérité déjà révélée se répande parmi des centaines, des milliers, des millions d’hommes, que s’établisse une opinion publique répondant à la conscience existante, et que, par suite, toute l’organisation sociale se modifie. Et il dépend de nous de faire cet effort.

Que chacun de nous cherche seulement à comprendre et à reconnaître la vérité chrétienne qui, sous les formes les plus variées, nous entoure de tous côtés et nous presse ; que nous cessions de mentir en ayant l’air de ne pas la voir ou de vouloir la pratiquer, mais non pas en ce qu’elle nous demande avant tout ; que nous reconnaissions cette vérité qui nous appelle, et nous nous apercevrons aussitôt que des centaines, des milliers, des millions d’hommes se trouvent dans la même situation que nous, que, comme nous, ils voient la vérité, mais qu’ils craignent, comme nous, d’être seuls à la pratiquer et n’attendent que sa reconnaissance par les autres.

Que les hommes cessent seulement d’être hypocrites, et ils verront aussitôt que la dure organisation sociale qui seule les lie et se présente à eux comme quelque chose d’indestructible, de nécessaire, de sacré, venant de Dieu, vacille déjà et ne se maintient que par le mensonge et l’hypocrisie, et que c’est nous qui la soutenons.

Mais si c’est ainsi, s’il est vrai qu’il dépend de nous de supprimer le régime actuel, avons-nous le droit de le faire, ne sachant pas nettement ce que nous mettrons à la place ? Que deviendrait la société ?

« — Que trouverons-nous de l’autre côté du mur du monde que nous abandonnons ?

« La peur nous saisit, — vide, espace, liberté…, — comment marcher sans savoir vers quoi, comment perdre dans l’espoir de ne rien acquérir !…

« Si Colomb avait raisonné ainsi il n’aurait jamais levé l’ancre. C’était une folie de se lancer sur l’océan sans connaître la route, sur l’océan où personne ne s’est jamais engagé, pour voguer vers un pays dont l’existence était hypothétique. Par cette folie il a découvert un nouveau monde. Certes, si les peuples pouvaient déménager d’un hôtel garni pour un autre meilleur, ce serait plus facile, mais le malheur est qu’il n’y a personne pour préparer le nouveau gîte. L’avenir est plus incertain encore que l’océan, — il n’y a rien ; — il sera ce que le feront les circonstances et les hommes.

« Si vous êtes content du vieux monde, tâchez de le conserver, car il est bien malade et ne vivra pas longtemps ; mais, s’il vous est insupportable de vivre en éternel désaccord entre votre conviction et la vie, de penser une chose et d’en faire une autre, prenez sur vous de quitter l’abri des voûtes blanchies du moyen âge, quoi qu’il puisse arriver. Je sais bien que ce n’est pas facile. Ce n’est pas peu de chose qu’abandonner tout ce à quoi on est habitué depuis l’enfance, avec quoi on a grandi. Les hommes sont prêts à de grands sacrifices, mais pas à ceux que leur demande la nouvelle vie. Sont-ils prêts à sacrifier la civilisation moderne, leur manière de vivre, la religion, leur morale conventionnelle ? Sommes-nous prêts à abandonner tous les fruits produits avec tant d’efforts, et dont nous nous vantons depuis trois siècles, à abandonner toutes les commodités, tous les charmes de l’existence, à préférer la jeunesse sauvage à la sénilité civilisée, à renverser le palais élevé par nos pères pour le seul plaisir de participer aux fondations d’une nouvelle maison, qui sera construite longtemps après nous ? » (Herzen, tome V, page 55.)

Ainsi parlait, il y a presque cinquante ans, l’écrivain russe qui voyait déjà, de son esprit prophétique, ce qu’aujourd’hui voit tout homme qui réfléchit un peu : l’impossibilité de continuer l’existence sur ses anciennes bases et la nécessité d’établir de nouvelles formes de vie.

Il est déjà clair, pour le plus simple, le plus terre-à-terre, qu’il est fou de demeurer sous le toit d’un bâtiment qui menace ruine, et qu’il faut en sortir. Et, en effet, il est difficile d’inventer une situation plus malheureuse que celle où se trouve aujourd’hui le monde chrétien, avec ses peuples armés les uns contre les autres, avec ses impôts toujours augmentant pour continuer ses armements, avec la haine des classes ouvrières contre les riches toujours croissante, avec la guerre suspendue sur tous comme une épée de Damoclès, prête à tomber à chaque instant, et qui tombera en effet un jour ou l’autre.

Il est douteux que n’importe quelle révolution puisse être plus funeste pour la grande masse du peuple que l’ordre, ou plutôt le désordre actuel, avec ses victimes habituelles du travail surhumain, de la misère, de l’ivrognerie, de la débauche, et avec toutes les horreurs de la guerre prochaine qui engloutira en une année plus de victimes que toutes les révolutions du siècle présent.

Que deviendra l’humanité si chacun de nous accomplit ce que lui demande Dieu par la conscience qui est en nous ?

Est-il mauvais que, sous les ordres d’un maître, j’accomplisse, dans l’atelier qu’il a créé et qu’il dirige, ce qu’il me dit de faire, bien que cela me paraisse étrange, à moi qui ne connais le but final qu’il s’est proposé ? Mais ce n’est même pas cette question : « Qu’adviendra-t-il ? » qui inquiète les hommes lorsqu’ils hésitent à accomplir la volonté du maître : ils se demandent comment vivre en dehors des conditions habituelles de la vie que nous appelons civilisation, culture, sciences, arts. Nous sentons personnellement tout le poids de la vie actuelle, nous voyons aussi que l’organisation de cette vie, si elle continue, nous perdra infailliblement ; mais en même temps nous voulons que les conditions de notre vie, — civilisation, culture, sciences, arts, — restent les mêmes, malgré les changements apportés à l’ordre des choses. C’est comme si l’homme qui habite une vieille maison où il souffre du froid et de mille incommodités, sachant qu’elle va s’effondrer d’un instant à l’autre, ne consentirait à sa reconstruction qu’à condition de n’en pas sortir, condition qui équivaudrait au refus de la reconstruire.

« Et qu’adviendra-t-il si, en sortant de la maison, je me prive de tous ses avantages et qu’on n’en construise pas une nouvelle, ou bien si elle est construite d’une autre façon et qu’il ne s’y trouve plus rien de ce à quoi je suis habitué ? » Mais, puisque les matériaux existent, puisque les constructeurs existent, tout nous fait croire que la nouvelle maison sera construite et dans de meilleures conditions que l’ancienne. En même temps il est non seulement probable, mais certain, que la vieille maison s’écroulera et ensevelira sous ses décombres ceux qui y seront restés. Que les anciennes conditions de la vie disparaissent, que de nouvelles, meilleures, s’établissent, car de toute façon il faut nécessairement abandonner les anciennes, devenues impossibles et mortelles, et marcher au-devant de l’avenir.

« Mais la science, l’art, la civilisation, tout disparaîtra ! » Mais puisque tout cela n’est que des manifestations diverses de la vérité, puisque le changement à faire a pour but de nous rapprocher de la vérité et de la réaliser. Comment donc les manifestations de la vérité pourraient-elles disparaître par suite de sa réalisation ? Elles seront autres, meilleures et supérieures, mais elles ne disparaîtront pas. Ce qui disparaîtra c’est ce qu’il y avait en elles de mensonger ; ce qu’elles contenaient de vrai ne fera que resplendir davantage.

Revenez à vous, hommes, et croyez à l’Évangile, à la doctrine du bonheur. Si vous ne revenez pas à vous, vous périrez tous comme ont péri les hommes tués par Pilate, comme ont péri ceux qu’a écrasés la déesse Siloam, comme ont péri des millions et des millions d’hommes tués et qui ont tué, exécutés et qui ont exécuté, martyrisés et qui ont martyrisé, et comme… a sottement péri l’homme qui a muré les granges et qui comptait y vivre longtemps, et qui y est mort la nuit même à partir de laquelle il a voulu commencer cette vie.

Revenez à vous, hommes, et croyez à l’Évangile, a dit le Christ il y a dix-huit siècles, et il le dit avec plus de force aujourd’hui que le malheur prédit par lui est arrivé et que notre vie a atteint le dernier degré de folie et de souffrance.

Après tant de siècles de vaines tentatives pour assurer notre vie à l’aide de l’organisation païenne de la violence, il semblerait évident que tous les efforts dirigés vers ce but ne font qu’apporter de nouveaux dangers dans la vie personnelle et sociale, au lieu de la rendre plus sûre.

Quel que soit le nom que nous nous donnions, quels que soient les habits que nous revêtions, quel que soit le prêtre devant lequel nous nous oignons, quel que soit le nombre de nos millions, quel que soit le nombre de gardes placés sur notre chemin, quel que soit le nombre de policiers chargés de protéger notre richesse, quel que soit le nombre de prétendus malfaiteurs, révolutionnaires ou anarchistes, que nous exécutions, quels que soient nos exploits, quels que soient l’état que nous fondions, les forteresses et les tours que nous élevions, depuis la tour de Babel jusqu’à la tour Eiffel, — deux conditions inévitables sont toujours dressées devant nous qui suppriment complètement le sens de la vie : 1o la mort, qui peut nous atteindre à chaque instant ; 2o la fragilité de toutes nos œuvres qui disparaissent trop vite et sans laisser de traces. Quoi que nous fassions : que nous fondions des états, que nous construisions des palais et des monuments, que nous composions des poèmes et des chants, tout cela ne reste pas longtemps, tout passe sans laisser de traces. C’est pourquoi, si bien que nous nous le cachions à nous-mêmes, nous ne pouvons pas ne pas voir que le sens de notre vie ne peut résider ni dans notre existence matérielle, soumise à des souffrances inévitables et à la mort, ni dans aucune institution ou organisation sociale.

Qui que tu sois, toi qui lis ces lignes, pense à ta situation et à tes devoirs, non pas à ta situation de propriétaire, négociant, juge, empereur, président, ministre, prêtre, soldat que te font provisoirement les hommes, et non pas aux devoirs imaginaires que cette situation te crée, mais à la situation véritable, éternelle, de l’être qui, par la volonté de Quelqu’un, après toute une éternité de non-existence, est sorti de l’inconscience, et qui peut à chaque instant, par la même volonté, y retourner ; et pense à tes devoirs véritables qui résultent de ta véritable situation d’être, appelé à la vie et doué d’intelligence et d’amour. Fais-tu bien ce que te demande Celui qui t’a envoyé dans le monde et auquel tu retourneras bientôt ? Fais-tu bien ce qu’Il te demande ? Le fais-tu quand, propriétaire, fabricant, tu prends aux pauvres le produit de leur travail, basant ta vie sur cette spoliation, ou, gouvernant, juge, tu violentes les hommes, les condamnes et les fais exécuter, ou, militaire, tu te prépares à la guerre et la fais, pilles et tues ?

Tu dis que le monde est organisé ainsi, que tout cela est inévitable, que tu le fais contre ta volonté. Mais avec une répulsion si forte pour les souffrances des hommes, les violences et le meurtre, avec un besoin si irrésistible d’amour mutuel, en voyant nettement que seuls, l’égalité de tous les hommes, leur désir de s’entr’aider peuvent réaliser la plus grande somme de bonheur possible, lorsque ton cœur, ton intelligence, ta foi te disent la même chose, que la science te le répète, est-il possible, que tu sois forcé, par je ne sais quelle argumentation confuse et embrouillée, de faire tout le contraire, propriétaire ou capitaliste : de baser ta vie sur l’oppression du travailleur ; empereur ou président, de commander à l’armée, c’est-à-dire être le chef et le guide de meurtriers ; fonctionnaire, de prendre aux pauvres leur dernier avoir pour en profiter personnellement ou le donner aux riches ; juge ou juré, de condamner aux souffrances ou à la mort des hommes égarés parce qu’on ne leur a pas montré la vérité, ou surtout, ce qui est la base de tout le mal, que toi, jeune homme, tu sois forcé de te faire soldat et, en renonçant à ta volonté et à tous tes sentiments humains, de t’engager à tuer, sur la volonté d’étrangers, tous ceux qu’ils t’ordonneront ?

C’est impossible.

Si même on te dit que tout cela est nécessaire pour le maintien de l’ordre de choses actuel, et que cet ordre, avec le paupérisme, les fascines, les prisons, les potences, les armées, les guerres, est nécessaire à la société ; que, si cette organisation disparaissait, des malheurs plus grands en résulteraient, ce n’est dit que par ceux qui profitent de cette organisation, tandis que tous ceux qui en souffrent — et ils sont dix fois plus nombreux — pensent et disent le contraire. Et toi même, dans ton for intérieur, tu sais que ce n’est pas vrai, que l’organisation actuelle a fait son temps et qu’elle doit inévitablement être reconstituée sur de nouvelles bases, et que, par suite, rien ne t’oblige à la soutenir en sacrifiant les sentiments humains.

Même en admettant que cette organisation soit nécessaire, pourquoi crois-tu de ton devoir de la maintenir en foulant aux pieds les meilleurs sentiments ? Qui t’a placé comme bonne de cette organisation qui se désagrège ? Ni la société, ni l’état ; personne ne te l’a jamais demandé, à toi qui occupes la position de propriétaire, de négociant, de souverain, de prêtre et de soldat, — et tu sais fort bien que tu occupes ta situation nullement dans le but désintéressé de maintenir l’organisation de la vie nécessaire au bonheur des hommes, mais bien dans ton propre intérêt : la satisfaction de ta cupidité, de ta vanité, de ton ambition, de ta paresse et de ta lâcheté. Si tu ne désirais pas cette situation, tu ne ferais pas tout ce qu’il faut pour t’y maintenir. Essaie seulement de ne plus commettre les actes cruels, perfides et vils que tu ne cesses de commettre pour te maintenir dans ta position, et tu la perdras aussitôt. Essaie seulement, chef d’état ou fonctionnaire, de ne plus mentir, de ne plus participer aux violences et aux exécutions ; prêtre, de ne plus tromper ; militaire, de ne plus tuer ; propriétaire ou fabricant, de ne plus défendre ta propriété par la chicane et la violence, et tu perdras aussitôt la situation que tu prétends qu’on t’a imposée et qui semble te peser.

Il est impossible que l’homme soit mis contre sa volonté dans une situation contraire à sa conscience.

Si tu te trouves dans ta position, ce n’est pas parce que c’est nécessaire à qui que ce soit, mais simplement parce que tu le veux. C’est pourquoi, sachant que cette position répugne absolument à ton cœur, à ta raison et à ta foi, et même à la science à laquelle tu crois, il est impossible de ne pas s’arrêter à la question de savoir si, en la conservant et surtout en cherchant à la justifier, tu fais bien ce que tu dois faire.

Tu pourrais tenter l’aventure si tu avais le temps de t’apercevoir de ta faute et de la réparer, et si tu courais ce risque pour quelque chose ayant une valeur. Mais, lorsque tu sais d’une façon certaine que tu peux disparaître à chaque instant, sans la moindre possibilité, ni pour toi ni pour ceux que tu entraînes dans ta faute, de la réparer, lorsque tu sais aussi que, quoi que tu fasses dans l’organisation matérielle du monde, tout cela disparaîtra aussi vite et aussi sûrement que toi-même, sans laisser aucune trace, il est évident que tu n’as aucune raison d’endosser la responsabilité d’une aussi terrible faute.

Ce serait si simple et si clair si notre hypocrisie n’obscurcissait pas la vérité qui nous est indiscutablement révélée.

Partage ce que tu as avec les autres, n’accumule pas de richesses, ne t’enorgueillis pas, ne vole pas, ne fais pas souffrir, ne tue pas, ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, tout cela a été dit, non pas il y a dix-huit cents ans, mais cinq mille, et il ne pourrait y avoir de doute sur la vérité de cette loi si l’hypocrisie n’existait pas. On n’aurait pas pu, sinon ne pas la mettre en pratique, au moins ne pas la reconnaître et dire que celui qui ne la pratique pas n’agit pas mal.

Mais tu dis qu’il y a encore le bonheur universel, que, pour lui, on peut et on doit ne pas se conformer à ces règles : pour le bien-être général, on peut tuer, violenter, piller. Il vaut mieux qu’un homme périsse que tout un peuple, dis-tu comme Caïphe, et tu signes l’arrêt de mort d’un homme, d’un deuxième, d’un troisième ; tu charges ton fusil contre cet homme qui doit périr pour le bien général, tu l’emprisonnes, tu lui prends ce qu’il possède. Tu dis que tu accomplis ces cruautés parce que tu fais partie de la société, de l’état, que tu as le devoir de les servir et, comme propriétaire, juge, empereur, soldat, de te conformer à leurs lois.

Mais, si tu appartiens à l’état et si cette position te crée des devoirs, tu appartiens aussi à la vie éternelle et à Dieu, ce qui t’impose aussi des devoirs. Et, comme tes devoirs de famille et de société sont soumis aux devoirs supérieurs de l’état, de même ces derniers doivent nécessairement être subordonnés à ceux qui te sont dictés par la vie éternelle et par Dieu. Et, comme il serait insensé d’abattre les poteaux des fils télégraphiques pour donner du combustible à une famille ou à une société et augmenter ainsi son bien-être, ce qui compromettrait les intérêts généraux, de même, il est insensé de violenter, d’exécuter, de tuer pour augmenter le bien-être de la nation, parce que cela compromet les intérêts de l’humanité.

Tes devoirs de citoyen ne peuvent pas ne pas être subordonnés aux obligations supérieures de la vie éternelle de Dieu et ne peuvent pas les contredire, comme l’ont dit, il y a dix-huit siècles, les disciples du Christ : « Jugez vous-mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu » (Actes des Apôtres, IV, 19), et : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes des Apôtres, V, 29).

On t’affirme que tu dois, pour que l’ordre de chose instable, établi dans quelque coin du monde pour quelques hommes, ne soit pas détruit, commettre des violences qui détruisent l’ordre éternel et immuable établi par Dieu ou par la raison. Est-ce que c’est possible ?

C’est pourquoi tu ne peux pas ne pas réfléchir à ta position de propriétaire, négociant, juge, empereur, président, ministre, prêtre, soldat, qui est inhérente à l’oppression, à la violence, au mensonge, au meurtre, et ne pas reconnaître son illégitimité.

Je ne dis pas que, si tu es propriétaire, tu doives abandonner immédiatement ta terre aux pauvres ; capitaliste ou industriel, ton argent aux ouvriers ; que, souverain, ministre, fonctionnaire, juge, général, tu doives renoncer immédiatement aux avantages de ta situation, et soldat (sur qui sont basées toutes les violences), refuser immédiatement d’obéir, malgré tout le danger de ton insoumission.

Si tu le fais, ce sera un acte héroïque. Mais il peut arriver, — et c’est le plus probable, — que tu n’en auras pas la force : tu as des relations, une famille, des subordonnés et des chefs, tu es sous une influence si puissante que tu ne peux t’en affranchir, mais tu peux toujours reconnaître la vérité et ne pas mentir. Tu n’affirmeras pas que tu restes propriétaire, fabricant, négociant, artiste, écrivain, parce que c’est utile aux hommes ; que tu es gouverneur, procureur, souverain, non parce que cela t’est agréable, que tu y es habitué, mais pour le bien public ; que tu continues à être soldat, non par crainte d’une punition, mais parce que tu considères l’armée comme nécessaire à la société. Tu peux toujours ne pas mentir ainsi à toi-même et aux autres, tu le dois même parce que l’unique but de ta vie doit être de t’affranchir du mensonge et de professer la vérité. Et il te suffirait de faire cela pour que ta situation change aussitôt d’elle-même.

Tu n’es libre d’accomplir qu’une seule chose : reconnaître et professer la vérité.

Et voilà que, par le seul fait que des hommes aussi égarés, aussi pitoyables que toi, t’ont fait soldat, souverain, propriétaire, capitaliste, prêtre, général, tu te mets à commettre des violences évidemment contraires à ta raison et à ton cœur, à baser ta vie sur le malheur d’autrui, et surtout, au lieu de remplir l’unique devoir de ta vie, reconnaître et professer la vérité, tu feins de ne pas la connaître et tu la caches à toi-même et aux autres.

Et dans quelles conditions le fais-tu ? Toi qui peux mourir à chaque instant, tu signes des arrêts de mort, tu déclares la guerre, tu y prends part, tu juges, tu martyrises, tu dépouilles des ouvriers, tu vis luxueusement au milieu des pauvres et tu enseignes aux hommes faibles qui ont confiance en toi que cela doit être ainsi, que c’est là le devoir des hommes ; et cependant il peut arriver, au moment où tu agis ainsi, qu’une bactérie ou qu’une balle t’atteigne et que tu tombes, et que tu meures, en perdant pour toujours la possibilité de réparer le mal que tu as fait aux autres et surtout à toi-même en employant inutilement une vie qui t’a été donnée une seule fois dans toute l’éternité, et sans avoir accompli la seule chose que tu devais accomplir.

Si banale et si surannée qu’elle nous paraisse, si troublés que nous soyons par l’hypocrisie et par l’auto-suggestion qui en résulte, rien ne peut détruire la certitude de cette vérité simple et nette : aucunes conditions matérielles ne peuvent assurer notre vie, que les souffrances inévitables accompagnent et que la mort termine infailliblement, et qui, par conséquent, ne peut avoir aucun autre sens que l’accomplissement constant de ce que nous demande la Puissance qui nous a mis dans la vie avec un seul guide certain, la raison consciente.

C’est pourquoi cette Puissance ne peut pas nous demander ce qui est irrationnel et impossible : l’organisation de notre vie temporaire matérielle, de la vie de la société ou de l’état. Cette Puissance nous demande ce qui seul est raisonnable, certain et possible : servir le royaume de Dieu, c’est-à-dire concourir à l’établissement de la plus grande union entre tous les êtres vivants — union possible seulement dans la vérité — et reconnaître et professer la vérité révélée, ce qui est toujours en notre pouvoir.

« Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par dessus. » (Saint Mathieu, VI, 33.) L’unique sens de la vie est de servir l’humanité en concourant à l’établissement du règne de Dieu, ce qui ne peut se faire que par la reconnaissance et la profession de la vérité par chacun des hommes.

« Le règne de Dieu ne viendra point avec éclat, et on ne dira point : le voici qui est ici, ou : le voilà qui est là ; car, voici, le règne de Dieu est au milieu de vous. » (Saint Luc, XVII, 20.)


Yasnaïa Poliana.
14/26 mai 1893.


FIN

TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE I
LA DOCTRINE DE LA NON-RÉSISTANCE AU MAL PAR LA VIOLENCE A ÉTÉ PROFESSÉE PAR LA MINORITÉ DES HOMMES DEPUIS L’ORIGINE DU CHRISTIANISME.
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Du livre : En quoi consiste ma foi : Communications provoquées par ce livre. — Lettre des quakers. — La proclamation de Harrison. — Adin Ballou, ses œuvres, son catéchisme. — Le Filet de la Foi, de Kheltchitsky. — Attitude du public à l’égard des ouvrages expliquant la doctrine du Christ. — Le livre : La Guerre, de Dymond. — Le livre de Musser: Non-resistance asserted. — Attitude du public à l’égard des insoumis au service militaire, en 1818. — Attitude hostile en général des gouvernements et des libéraux à l’égard des hommes qui refusent de participer aux violences gouvernementales, et leurs efforts pour faire le silence sur ces manifestations de la non-résistance chrétienne 3
CHAPITRE II
OPINION DES CROYANTS ET DES LIBRES-PENSEURS SUR LA NON-RÉSISTANCE AU MAL PAR LA VIOLENCE
Le sort du livre : En quoi consiste ma foi. — Les réponses dilatoires des critiques religieux sur les objections de ce livre. Première réponse : la violence n’est pas en contradiction avec le christianisme ; deuxième réponse : nécessité de la violence pour maîtriser les malfaiteurs ; troisième réponse : nécessité de la violence pour défendre le prochain ; quatrième réponse : la violation du précepte de la non-résistance, considérée comme une simple faiblesse ; cinquième réponse : inutilité de discuter une question déjà résolue depuis longtemps. — Ce mensonge appuyé sur l’autorité de l’église, son autorité et sa sainteté est pour les hommes religieux l’unique moyen d’échapper à la contradiction de la violence et du christianisme, en théorie comme en pratique. — Attitude générale du clergé et des autorités à l’égard de la profession du véritable christianisme. — Caractère général des critiques laïques russes. — Critiques laïques étrangères. — La fausseté des arguments des unes et des autres résulte de l’inintelligence de la véritable signification de la doctrine du Christ 34
CHAPITRE III
LE CHRISTIANISME MAL COMPRIS PAR LES CROYANTS
Le sens de la doctrine chrétienne, clair pour la minorité, est devenu absolument incompréhensible pour la majorité des hommes. La cause en est dans la fausse interprétation du christianisme et la conviction aussi bien des croyants que des non-croyants qu’ils le comprennent. — L’intelligence de la doctrine du Christ est cachée aux croyants par l’église. — Apparition de la doctrine chrétienne. — Son principe et ce qui la distingue des doctrines païennes. — Le christianisme incomplètement compris tout d’abord est devenu de plus en plus clair pour les hommes qui l’ont accepté, grâce à sa conformité avec la vérité. — En même temps s’est produite l’affirmation de l’intelligence du sens véritable de la doctrine, basée sur sa transmission miraculeuse. — L’assemblée des disciples d’après les Actes des apôtres. — L’affirmation autorisée et miraculeuse de la véritable intelligence de la doctrine a abouti logiquement à la reconnaissance du Symbole de la foi et de l’église. — L’église n’a pas pu être fondée par le Christ. — Les définitions de l’église d’après les catéchismes. — Les églises sont toujours multiples et toujours hostiles les unes aux autres. — Qu’est-ce que l’hérésie ? — Les ouvrages de M. Arnold sur l’hérésie. — Les hérésies sont des manifestations du mouvement dans les églises. — Les églises sèment la discorde entre les hommes et sont toujours hostiles au christianisme. — En quoi consiste l’action de l’église russe. — Saint Matthieu, XXIII-23. — Le Sermon sur la Montagne ou le Symbole de la foi. — L’église orthodoxe cache au peuple la véritable signification du christianisme. — Les autres églises agissent de même. — Toutes les conditions matérielles de la vie moderne sont telles qu’elles détruisent la doctrine de l’église, et c’est pourquoi les églises font tous leurs efforts pour maintenir leurs doctrines 54
CHAPITRE IV
LE CHRISTIANISME MAL COMPRIS PAR LES HOMMES DE SCIENCE
Attitude générale des hommes de la science à l’égard des religions. — Ce qu’est la religion et quelle est sa portée pour la vie de l’humanité. — Trois conceptions de la vie. — La doctrine chrétienne est l’expression de la conception divine de la vie. — L’inintelligence du christianisme par les hommes de la science, qui étudient ses manifestations extérieures, résulte de ce qu’ils l’examinent au point de vue de la conception sociale de la vie. — L’opinion résultant de cette inintelligence est que la doctrine du Christ est exagérée et irréalisable. — L’expression de la conception divine de la vie dans l’Évangile. — Le faux raisonnement des hommes de la science à l’égard du christianisme provient de leur conviction de posséder le moyen infaillible de reconnaître la vérité. D’où résultent deux malentendus relativement à la doctrine chrétienne. — Premier malentendu : l’irréalisation de la doctrine provient de ce qu’elle donne une orientation de la vie autre que celle de la doctrine sociale. — Le christianisme ne donne pas de règles, mais un idéal. — Le Christ ajoute à la force animale la conscience de la force divine. — Le christianisme ne semble exclure la possibilité de la vie que lorsque l’indication de l’idéal est prise pour une indication de règles. On ne peut pas abaisser un idéal. — La vie, d’après la doctrine du Christ, est le mouvement. — L’idéal et les commandements. — Deuxième malentendu relativement à la substitution de l’amour pour l’humanité à l’amour pour Dieu. — Les hommes de la science supposent que leur doctrine de l’amour pour l’humanité et le christianisme sont un. — La doctrine de l’amour pour l’humanité a pour base la conception sociale de la vie. — L’amour pour l’humanité découlant logiquement de l’amour de la personnalité n’a aucun sens parce que l’humanité est une fiction ; l’amour chrétien découlant de l’amour pour Dieu a pour objet non seulement l’humanité, mais le monde entier. — Le christianisme enseigne à vivre conformément à sa nature divine. — Il indique que l’essence de l’âme humaine est l’amour et que le bonheur de l’homme résulte de l’amour pour Dieu, qu’il reconnaît par son amour… 91
CHAPITRE V
CONTRADICTION ENTRE NOTRE VIE ET LA CONSCIENCE CHRÉTIENNE
Les hommes croient possible d’accepter le christianisme sans changer leur vie. — La conception païenne de la vie ne correspond plus à l’âge de l’humanité et, seule, la conception chrétienne peut lui convenir. — La conception chrétienne n’est pas encore comprise par les hommes, mais la vie elle-même les amène à la nécessité de l’accepter. — Les exigences d’une nouvelle conception semblent toujours incompréhensibles, mystiques et surnaturelles. — Telles sont aussi, pour la majorité des hommes, les exigences de la conception chrétienne. — L’assimilation de cette conception s’accomplira inévitablement, pour des causes matérielles et morales. — Par suite de ce que les hommes, connaissant les exigences de la conception supérieure, continuent à conserver les formes inférieures de la vie, se produisent des contradictions et des souffrances qui empoisonnent leur existence et exigent un changement. — Les contradictions de notre vie. — La contradiction économique et les souffrances qui en résultent, aussi bien pour les travailleurs que pour les riches. — La contradiction politique et les souffrances qui en résultent, par suite de l’obéissance aux lois de l’état. — La contradiction internationale et les écrivains modernes qui en ont conscience : Komarovsky, Ferri, Booth, Passy, Lawson, Wilson, Bartlet, Defourny, Moneta. — Acuité de la contradiction militaire… 117
CHAPITRE VI
LES HOMMES DE NOTRE MONDE ET LA GUERRE
Les hommes ne s’efforcent pas de supprimer la contradiction entre la vie et la conscience, en modifiant les conditions de l’existence, et les hommes instruits mettent tous leurs efforts à cacher les exigences de la conscience et à justifier leur manière de vivre ; ils entraînent ainsi la société vers l’état, non pas même païen, mais barbare. — L’attitude mal définie des hommes instruits vis-à-vis de la guerre, l’armement universel et le service obligatoire. — Les uns considérant la guerre comme un phénomène politique accidentel et facile à éviter par des mesures extérieures. — Le Congrès de la Paix. — L’article de la Revue des Revues. — La proposition de Maxime du Camp. — La valeur des tribunaux d’arbitrage et le désarmement. — Attitude des gouvernements vis-à-vis des hommes de cette catégorie et de leurs œuvres. — Les autres considérant la guerre comme un phénomène douloureux, mais inévitable. — Guy de Maupassant. — Édouard Rod. — Les troisièmes considérant la guerre comme un phénomène utile et nécessaire. — Camille Doucet. — Jules Claretie. — Émile Zola. — M. E. de Vogüé 144
CHAPITRE VII
SIGNIFICATION DU SERVICE OBLIGATOIRE
Le service obligatoire n’est pas un accident politique, mais la dernière limite de la contradiction qu’enferme la conception sociale de la vie. — Origine du pouvoir dans la société. — La base du pouvoir est la violence physique. — Pour accomplir ces violences, le pouvoir a besoin d’une institution particulière : l’armée. — Le pouvoir dans la société, c’est-à-dire la violence, détruit peu à peu la conception sociale de la vie. — Attitude du pouvoir et des masses populaires, c’est-à-dire des hommes soumis. — Les gouvernements s’efforcent de maintenir les ouvriers dans la conviction que la violence gouvernementale est nécessaire pour les protéger contre l’ennemi extérieur. — Mais l’armée est nécessaire surtout pour défendre le gouvernement contre ses propres sujets, les travailleurs opprimés. — Le discours de M. de Caprivi. — Tous les privilèges des classes dirigeantes sont assurés par la violence. — La progression de l’armée jusqu’au service obligatoire. — Le service obligatoire détruit tous les avantages de la vie sociale que l’état est appelé à garantir. — Le service obligatoire est la dernière limite de la soumission puisqu’il exige au nom de l’état le sacrifice de tout ce qui peut être cher à l’homme. — L’état est-il nécessaire. — Les sacrifices qu’il demande aux citoyens par le service militaire n’ont plus aucune raison. — Il vaut mieux pour l’homme ne pas se soumettre aux exigences de l’état que de s’y soumettre 181
CHAPITRE VIII
ACCEPTATION INÉVITABLE PAR LES HOMMES DE NOTRE MONDE DE LA DOCTRINE DE LA NON-RÉSISTANCE AU MAL
La doctrine du Christ n’est pas un recueil de lois, mais une nouvelle conception de la vie, c’est pourquoi elle n’est pas obligatoire et n’est pas acceptée par tous dans toute sa portée ; quelques-uns seulement l’ont admise dans sa véritable signification. — Le christianisme est de plus une prophétie de la disparition de la vie païenne et, par suite, de la nécessité d’adopter la conception chrétienne. — La non-résistance au mal par la violence est un des principes de la doctrine du Christ et doit être admise inévitablement par les hommes de notre époque. — Deux moyens de mettre un terme à toute lutte : le premier est de trouver des définitions générales du mal, obligatoires pour tous, et de lutter contre lui par la violence ; le deuxième — chrétien — est de ne pas employer du tout la violence contre le mal. — Quoique l’insuccès du premier moyen soit déjà constaté depuis les premiers siècles du christianisme, on a continué à l’appliquer et c’est seulement à mesure que l’humanité a avancé qu’il est devenu de plus en plus évident qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de définition générale du mal. Aujourd’hui cela est évident pour tous et si la violence est toujours un moyen de lutter contre le mal, ce n’est pas parce qu’elle est toujours considérée nécessaire, mais parce que les hommes ne savent pas s’en affranchir. — La difficulté de cet affranchissement résulte de l’habileté avec laquelle le gouvernement emploie la violence. — La violence est maintenue par quatre moyens : l’intimidation, la corruption, l’hypnotisation et la force armée. — On ne peut pas s’affranchir de la violence gouvernementale par le renversement du gouvernement. — Par les épreuves de la vie païenne les hommes sont amenés à la nécessité d’adopter la doctrine du Christ, avec sa loi de la non-résistance au mal évitée jusqu’ici. — La conscience de la vérité de la doctrine chrétienne répandue dans notre monde amène aussi à cette nécessité. — Cette conscience se trouve en désaccord complet avec notre vie, ce qui est rendu particulièrement évident par le service obligatoire ; mais les hommes, sous l’influence de l’habitude et des quatre moyens de la violence gouvernementale, ne voient pas cette contradiction entre le christianisme et les obligations du soldat. Les hommes ne la voient pas même lorsque, avec une évidence complète, les autorités elles-mêmes montrent toute l’immoralité des devoirs du soldat. — L’appel sous les drapeaux est l’épreuve suprême pour chaque homme, c’est une proposition de choisir entre l’adoption de la non-résistance chrétienne et la soumission servile à l’organisation sociale actuelle. — Les hommes, en sacrifiant tout ce qui leur est sacré, se soumettent généralement aux exigences de l’organisation sociale et semblent ne pas voir d’autre issue. — Les hommes de la conception païenne de la vie n’ont et n’auront pas, en effet, d’autre issue, malgré toutes les horreurs de la guerre. — La société composée de tels membres doit périr ; aucune transformation sociale ne la sauvera. — La vie païenne est arrivée à ses dernières limites, elle se suicide 201
CHAPITRE IX
l’acceptation de la conception chrétienne de la vie préserve les hommes des malheurs de notre vie païenne
La vie extérieure des peuples chrétiens reste païenne, mais ils sont déjà pénétrés de la conscience chrétienne. — L’issue de cette contradiction est dans l’adoption de la conception chrétienne de la vie. — C’est par elle seule que l’homme est libre, c’est elle seule qui l’affranchit de tout pouvoir humain. — Cet affranchissement s’accomplit non pas par le changement des conditions extérieures de la vie, mais par la modification de la notion de la vie. — La conception chrétienne exige la suppression de la violence et, en affranchissant l’homme qui l’a adoptée, elle affranchit aussi le monde de tout pouvoir extérieur. — Le moyen de sortir de la situation actuelle, qui semble sans issue, est d’accepter et de pratiquer la conception chrétienne. — Mais les hommes considèrent cette voie comme trop longue et voient le salut dans le changement des conditions matérielles de la vie à l’aide du pouvoir gouvernemental. Cela ne conduira à rien parce que les hommes commettent eux-mêmes le mal dont ils souffrent. — Cela est rendu particulièrement évident par la soumission au service obligatoire, qu’il serait profitable pour chacun de refuser. — L’affranchissement des hommes ne s’accomplira que par l’affranchissement personnel de chaque individu, et les cas de cet affranchissement qui se produisent déjà menacent de renverser l’organisation sociale. — Le refus de se soumettre aux exigences antichrétiennes du gouvernement compromet son pouvoir et affranchit les hommes. — C’est pourquoi ces cas de refus sont plus menaçants pour les gouvernements que tous les complots et attentats. — Refus, en Russie, de prêter serment, de payer l’impôt, de prendre des passeports, d’occuper des fonctions de police, de participer à la justice, de servir dans l’armée. — Cas analogues dans les autres pays. — Les gouvernements ne savent quelle attitude prendre vis-à-vis des hommes qui refusent de se soumettre à leurs exigences, en se basant sur la doctrine chrétienne. — Ces hommes, sans lutter, détruisent intérieurement les bases gouvernementales. — Punir ces hommes, c’est renier soi-même le christianisme et aider à la propagation de la vérité au nom de laquelle ces refus sont faits. — C’est pourquoi la situation des gouvernements est désespérée, et les hommes qui prêchent l’inutilité de l’affranchissement personnel ne font que retarder la ruine de l’organisation sociale actuelle basée sur la violence 225
CHAPITRE X
INUTILITÉ DE LA VIOLENCE GOUVERNEMENTALE POUR SUPPRIMER LE MAL. — LE PROGRÈS MORAL DE L’HUMANITÉ S’ACCOMPLIT NON SEULEMENT PAR LA CONNAISSANCE DE LA VÉRITÉ, MAIS ENCORE, PAR L’ÉTABLISSEMENT DE L’OPINION PUBLIQUE.
Le christianisme détruit l’état. — Mais qu’est-ce qui est le plus nécessaire : le christianisme ou l’état ? — Il y a des hommes qui défendent la nécessité de l’organisation sociale, et d’autres qui la nient en se basant sur les mêmes arguments. — On ne peut prouver ni l’un ni l’autre par une argumentation abstraite. — Cette question décide du degré de la conscience de l’homme, qui lui défend ou lui permet de participer à l’organisation gouvernementale. — La conscience de l’inutilité et de l’immoralité de cette participation, contraire à la doctrine chrétienne, résout cette question pour chaque homme, abstraction faite de l’état. — Argument des défenseurs de l’état, nécessaire pour protéger les bons contre les mauvais jusqu’au moment où toutes les nations et tous les membres de chaque nation deviendront chrétiens. — Les plus mauvais sont toujours au pouvoir. — L’histoire de l’humanité est l’histoire de l’accaparement du pouvoir par les méchants au détriment des bons. — La reconnaissance par les autorités de la nécessité de lutter contre le mal par la violence équivaut à leur propre suicide. — La suppression de la violence gouvernementale ne peut pas augmenter le nombre des violences individuelles. — Non seulement il est possible de supprimer la violence, mais encore cela a lieu de nos jours. — Ce n’est pas par l’intervention gouvernementale qu’elle est supprimée, c’est par ce fait que les hommes, arrivant au pouvoir par la violence, en reconnaissent la vanité et deviennent meilleurs et moins aptes à employer la violence. — Par ce processus passent aussi bien les individus que les peuples entiers. — Par cette voie, le christianisme pénètre dans la conscience des hommes et cela non seulement malgré la violence employée par l’autorité, mais encore par son intermédiaire ; c’est pourquoi la suppression de l’autorité, loin d’être dangereuse, s’accomplit sans cesse par la vie elle-même. — Objection des défenseurs de l’organisation gouvernementale qu’il est douteux que l’extension du christianisme se réalise jamais. — La diffusion des vérités chrétiennes interdisant la violence s’accomplit non seulement par la voie intérieure, progressive, de la reconnaissance de la vérité, par le sentiment prophétique, par la conscience de la vanité du pouvoir et par l’abandon du pouvoir par des individus isolés, mais encore par la voie extérieure par laquelle de grandes masses d’hommes, inférieurs comme développement intellectuel, adoptent d’un coup, par la seule confiance pour les premiers, la nouvelle vérité. — La diffusion de la vérité arrivée à un certain degré crée une opinion publique qui oblige la grande masse des hommes, réfractaire jusqu’alors, à adopter d’un coup la nouvelle vérité. — C’est pourquoi la renonciation de tous les hommes à la violence peut se produire très vite et précisément au moment où s’établira l’opinion publique chrétienne. — La conviction de la nécessité de la violence empêche l’opinion publique chrétienne de s’établir. — La violence oblige les hommes à ne pas croire à la puissance morale qui seule les fait agir. — Ni les peuples ni les individus n’ont été soumis par la violence, mais seulement par l’opinion publique contre laquelle ne peut agir aucune force. — On ne peut soumettre les sauvages que par la propagation parmi eux de l’opinion publique chrétienne, tandis que les peuples chrétiens font tout pour détruire cette opinion publique chrétienne qui s’établit. — On ne peut pas citer ces tentatives infructueuses comme preuve de l’impossibilité de maîtriser les hommes par le christianisme. — La violence, en corrompant l’opinion publique, ne fait qu’empêcher l’organisation sociale de devenir ce qu’elle doit être. — En supprimant la violence, l’opinion publique chrétienne s’établirait. — Quoi qu’il arrive, en supprimant la violence, cet avenir inconnu ne peut pas être pire que la situation actuelle et, par suite, on ne doit pas le redouter. — Pénétrer l’inconnu et marcher à lui est le sens de la vie 248
CHAPITRE XI
LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DE LA VIE NAÎT DÉJÀ DANS NOTRE SOCIÉTÉ ET DÉTRUIT INFAILLIBLEMENT L’ORGANISATION DE NOTRE VIE BASÉE SUR LA VIOLENCE. — QUAND CELA ARRIVERA.
La situation et l’organisation de notre société sont terribles, mais elles sont toujours maintenues par l’opinion publique, et c’est par elle aussi qu’elles peuvent être détruites. — Les hommes changent déjà d’opinion sur la violence, et le cercle de ceux qui sont prêts à servir le gouvernement se rétrécit de plus en plus, et les serviteurs même de l’état ont honte de leur position, au point de ne pas remplir souvent leurs obligations. — Tous ces faits sont des indices d’une opinion publique qui naît et qui, en se répandant de plus en plus, amènera finalement l’impossibilité de trouver des fonctionnaires. — Il devient en outre de plus en plus évident que les fonctions administratives et les hommes qui les occupent ne servent à rien. — Les hommes commencent déjà à comprendre l’inutilité de toutes les institutions de violence, et puisque quelques-uns l’ont déjà comprise, tous la comprendront. — Le moment de l’affranchissement des hommes est inconnu, mais il dépend des hommes eux-mêmes, et n’arrivera que lorsque chacun d’eux vivra de la lumière qui est en nous 274
CHAPITRE XII
CONCLUSION
FAITES PÉNITENCE, CAR LE RÈGNE DE DIEU EST PROCHE.
IL EST À NOTRE PORTE
1. — Rencontre d’un train qui amenait des soldats pour rétablir l’ordre parmi les paysans souffrant de la famine. — Cause du désordre. — Comment sont exécutées les décisions du pouvoir supérieur en cas d’insoumission des paysans. — L’affaire d’Orel comme exemple de violences et de meurtres commis pour faire respecter les droits des riches. — Tous les privilèges des riches se basent sur les mêmes violences. 290
2. — Composition du train de Toula et conduite des personnes qui s’y trouvaient. — Comment ces hommes peuvent commettre des actions semblables. — La cause n’en est ni dans l’ignorance, ni dans les convictions, ni dans la cruauté, ni dans le manque de sens moral. — Ils commettent ces actes parce qu’ils sont nécessaires pour le maintien de l’ordre de choses actuel qu’ils considèrent comme un devoir de défendre. — Sur quoi est basée l’assurance de la nécessité et de l’immutabilité du régime actuel. — Pour les classes supérieures, cette assurance est basée sur les avantages qu’elles en retirent. — Mais les hommes des classes inférieures, qui n’en retirent aucun profit et qui commettent de leurs propres mains, pour maintenir cet ordre de choses, des actes contraires à leur conscience, qui les force de croire à sa nécessité ? — La raison en est que les classes inférieures sont trompées par les classes supérieures en ce qui concerne la nécessité du régime actuel, de même qu’à l’égard de la légitimité des violences nécessaires pour son maintien. — Mensonge général. — Mensonge particulier : militarisme. — La conscription 301
3. — Comment les hommes admettent-ils la légitimité du meurtre en même temps qu’ils enseignent la morale, et comment admettent-ils l’organisation militaire qui menace sans cesse la sécurité publique ? — Seules les classes supérieures, pour lesquelles cette organisation est profitable, l’admettent. — Les classes supérieures l’admettent et les classes inférieures exécutent, malgré la conscience qu’elles ont de l’immoralité de la violence, parce que, grâce à l’organisation gouvernementale, la responsabilité de ces actes s’étend sur un plus grand nombre de complices et que chacun d’eux la rejette sur les autres. — En outre, l’inconscience de la responsabilité provient de l’inégalité des hommes et de l’aberration qui en résulte pour les supérieurs par le pouvoir et pour les inférieurs par la servilité. — L’état de ces hommes qui commettent des actes contraires à leur conscience est pareil à celui des hypnotisés agissant sous l’influence de la suggestion. — Quelle est la différence entre la soumission à la suggestion gouvernementale et la soumission à des hommes supérieurs par leur conscience et à l’opinion publique. — Le régime actuel, qui est né de l’ancienne opinion publique et qui est déjà en contradiction avec la nouvelle, ne se maintient que grâce à la torpeur de la conscience, produite par l’autosuggestion des classes supérieures et l’hypnotisation des classes inférieures — La conscience de ces hommes peut se réveiller et cela arrive quelquefois. — C’est pourquoi on ne peut pas dire si les hommes feront ce qu’ils se disposent à faire. — Tout dépend du degré de conscience de l’illégitimité des actes de violence et cette conscience peut se réveiller spontanément ou sous une influence des hommes plus conscients 321
4. — Tout dépend du plus ou moins de conscience qu’a chaque individu de la vérité chrétienne. — Mais les hommes avancés de notre époque ne considèrent pas comme nécessaire de rendre évidente pour tous la vérité chrétienne et de la pratiquer ; pour améliorer les conditions de la vie ils regardent comme suffisant de changer les conditions extérieures dans les limites permises par le pouvoir. — Sur cette théorie scientifique de l’hypocrisie, qui a remplacé l’hypocrisie religieuse, les classes riches basent la justification de leur situation. — Grâce à cette hypocrisie, employant la violence et le mensonge pour assurer leurs privilèges, les hommes des classes riches peuvent mutuellement se dire chrétiens et se tranquilliser. — La même hypocrisie permet aux hommes qui prêchent le christianisme de participer à un régime basé sur la violence. — Aucune amélioration extérieure de la vie ne la rendra pas moins misérable. La misère de cette vie provient de la désunion ; la désunion provient de ce qu’on suit le mensonge et non la vérité. — L’union n’est possible que dans la vérité. — L’hypocrisie empêche cette union, car les hommes se cachent à eux-mêmes et cachent aux autres la vérité qu’ils connaissent. — L’hypocrisie change en mal tout ce qui est destiné à améliorer l’existence. — L’hypocrisie dénature la notion du bien et du mal, c’est pourquoi elle est un obstacle à la perfectibilité des hommes. — Les malfaiteurs et les criminels déclarés font moins de mal aux hommes que ceux qui vivent par la violence légale dissimulée par l’hypocrisie. — Tous les hommes ont conscience de l’iniquité de notre vie et elle serait modifiée depuis longtemps si cette iniquité n’était pas dissimulée par l’hypocrisie. — Mais nous sommes arrivés — il le semble — à la limite extrême de l’hypocrisie et il suffirait d’un effort de conscience pour, comme l’homme dans un cauchemar, se réveiller à une autre réalité 342
5. — L’homme peut-il faire cet effort ? — D’après les théories hypocrites d’aujourd’hui, l’homme n’est pas libre de modifier sa vie. — L’homme n’est pas libre dans ses actes, mais il est libre dans la reconnaissance ou la négation de la vérité qui lui est déjà connue. — La vérité reconnue est la cause des actes. — Triple attitude de l’homme à l’égard de la vérité. — La cause de la prétendue insolubilité de la question de la liberté de l’homme. — La liberté de l’homme n’est que dans la reconnaissance de la vérité qui lui est dévoilée, il n’y a pas d’autre liberté. — La reconnaissance de la vérité donne la liberté et indique la voie que doit suivre l’homme volontairement ou involontairement. — La reconnaissance de la vérité et de la liberté réelle permet à l’homme de participer à l’œuvre de Dieu et d’être non pas l’esclave, mais le créateur de la vie. — Il suffirait aux hommes de renoncer aux soucis de l’amélioration des conditions extérieures de la vie et d’employer toute leur énergie à la reconnaissance et à la profession de la vérité qu’ils ont reconnue, pour que disparaisse aussitôt l’organisation sociale actuelle, si misérable, et que soit atteinte l’étape du règne de Dieu accessible aux hommes. — Il suffirait pour cela de cesser de mentir et de feindre. — Mais alors qu’est-ce qui nous attend dans l’avenir ? — Que deviendra l’humanité si elle se conforme aux indications de la conscience, et comment vivra-t-elle sans les conditions habituelles de la civilisation ? — L’anxiété de ces questions est écartée par cette raison que rien de vrai et de bon ne peut disparaître par la réalisation de la vérité, puisque la vérité ne fait disparaître que ce qui est faux 359
6. — Notre vie est arrivée aux dernières limites de la détresse et ne peut être améliorée par aucune organisation païenne. — Toute notre vie et toutes nos institutions n’ont aucun sens. — Faisons-nous bien ce que Dieu nous demande en conservant nos privilèges et nos obligations actuels ? — Nous nous trouvons dans cette situation, non parce que le monde est ainsi fait, parce que c’est inévitable, mais parce que nous le voulons, parce que c’est profitable à quelques-uns d’entre nous. — Notre conscience est en contradiction avec notre situation et nos actes, et l’issue est dans la reconnaissance de la vérité chrétienne : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. — Comme les obligations envers soi-même doivent être subordonnées aux obligations envers les autres, de même ces dernières doivent être subordonnées aux obligations en vers Dieu. — L’issue de notre situation est, sinon d’abandonner sa position et ses droits, du moins de reconnaître sa faute, ne pas la justifier et ne pas mentir. — L’unique sens de la vie est dans la reconnaissance et la profession de la vérité, tandis que la reconnaissance de la situation et de l’action gouvernementale enlève tout sens à la vie. — Dieu veut que nous le servions, c’est-à-dire que nous établissions la plus grande union de tous les êtres vivants, possible dans la vérité seule 370
  1. Cet ouvrage a été traduit et publié en français sous le titre : Ma Religion.
  2. La traduction est faite librement avec certaines omissions. (Note de l’auteur.)
  3. Je ne connais qu’une seule étude — pas une critique dans le sens exact du mot — traitant le même sujet et ayant en vue mon livre, qui s’écarte quelque peu de cette définition générale. C’est la brochure de Troïtsky : Le Sermon sur la Montagne (Kazan). L’auteur reconnaît que le précepte de la non-résistance au mal par la violence veut dire ce qu’il dit, de même que le précepte sur le serment. Il ne nie pas, comme d’autres, la signification de la doctrine du Christ ; malheureusement il ne tire pas de cette reconnaissance les déductions inévitables qui en découlent et qui apparaissent tout naturellement quand on comprend comme lui la doctrine du Christ. Si on ne doit pas s’opposer au mal par la violence, ni prêter serment, chacun doit se demander : Et le service militaire ? Et le serment ? — Et c’est précisément à ces questions que l’auteur ne répond pas. Or il faut répondre, ou, si on ne le peut, éviter de soulever ces questions.
  4. Le monde entier juge légèrement.
  5. Prison des condamnés politiques.
  6. La définition de l’église par Khomiakow, qui jouit d’un certain succès parmi les Russes, ne change rien à la chose si l’on reconnaît avec lui que l’unique et véritable église est l’église orthodoxe. Khomiakow affirme que l’église est la réunion des hommes (sans distinction de pasteurs ou d’ouailles) unis dans l’amour ; qu’aux hommes unis dans l’amour seuls est révélée la vérité (aimons-nous les uns les autres), et que cette église est celle : 1o qui reconnaît le symbole de Nicée, et 2o qui, après la séparation des églises, ne reconnaît ni le pape ni les dogmes nouveaux. Mais après cette définition il devient plus difficile encore de comprendre, comme le veut Khomiakow l’église unie par l’amour, dans l’église reconnaissant le symbole de Nicée et la vérité prêchée par Photius.
    De sorte que l’affirmation de Khomiakow que cette église unie par l’amour, sainte par conséquent, est précisément celle qui est constituée par la hiérarchie grecque, est encore plus arbitraire que l’affirmation des catholiques et des vieux orthodoxes. Si l’on admettait la conception de l’église telle qu’elle est donnée par Khomiakow, tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’on désirerait fort en faire partie. Mais il n’existe aucun signe d’après lequel on pourrait dire que tel homme en fait ou n’en fait pas partie, car une telle conception ne peut se traduire par aucun caractère extérieur.
  7. Parce que nous fondons sur cette conception de la vie païenne ou sociale des formes de vie diverses : la vie de famille, de tribu, de race, d’état, et même la vie de toute l’humanité, théoriquement représentée par les positivistes, il ne s’ensuit pas que l’unité de cette conception de vie soit détruite. Toutes ces formes diverses de la vie sont basées sur une unique notion, à savoir que la personnalité n’est pas un but suffisant pour la vie ; que le sens de la vie peut être trouvé seulement dans l’association des individus.
  8. Voici par exemple une argumentation caractéristique de ce genre dans un article de la Revue américaine Arena (oct. 1890) intitulé New basis of church life (les nouvelles bases de la vie ecclésiastique). Raisonnant sur la signification du Sermon sur la Montagne, et surtout de la non-résistance au mal, l’auteur, sans être comme les partisans de l’église, obligé d’en cacher la signification, dit : « Le Christ a réellement prêché le communisme le plus complet et l’anarchie, mais il faut savoir regarder le Christ dans sa signification historique et psychologique. Comme tout prédicateur de l’humanité, le Christ enthousiaste arrivait dans sa doctrine jusqu’aux exagérations utopiques. Chaque pas en avant dans la perfection morale de l’humanité est toujours dirigé par des hommes qui ne voient rien autre que leur mission. Le Christ, lui, sans qu’on puisse le lui reprocher, avait le tempérament typique d’un pareil réformateur. C’est pourquoi nous devons nous souvenir que ses enseignements ne doivent pas être pris à la lettre comme une philosophie complète de la vie. Nous devons analyser ses paroles, avec respect pour elles, mais dans un esprit de critique cherchant la vérité, etc… » Le Christ aurait été heureux de bien dire, mais il ne savait pas s’exprimer aussi nettement et aussi exactement que nous dans l’esprit de critique. C’est pourquoi corrigeons-le. Tout ce qu’il a dit de la douceur, du sacrifice, de la pauvreté, du non-souci du lendemain, tout cela, il l’a dit par hasard, ne sachant pas s’exprimer scientifiquement.
  9. Cet extrait est traduit de la version russe d’un interview publié par un journal français.
  10. Parole prise dans le roman de Victor-Hugo, Notre-Dame de Paris.
  11. Le fait que les abus du pouvoir existent en Amérique malgré le nombre restreint des soldats, non seulement ne contredit pas cette donnée, mais encore ne fait que la confirmer. Il y a moins de soldats aux États-Unis que chez les autres nations. C’est pourquoi il n’existe nulle part une oppression moins grande des classes laborieuses, et on ne prévoit nulle part une disparition aussi prochaine des abus gouvernementaux et du gouvernement lui-même. En ces derniers temps, à mesure que les travailleurs s’unissent davantage, des voix de plus en plus fréquentes s’élèvent pour demander l’augmentation de l’armée, bien qu’aucune attaque extérieure ne menace la République. Les classes dirigeantes savent que 50,000 soldats ne suffiront bientôt plus, et, ne comptant plus sur l’armée de Pinkerton, elles sentent que la garantie de leurs privilèges est seulement dans une augmentation de forces militaires.
  12. Le fait que chez certains peuples, comme les Anglais et les Américains, il n’existe pas de service obligatoire (quoique des voix s’élèvent déjà chez eux pour le réclamer) ne change nullement la situation servile des citoyens par rapport aux gouvernements. Chez nous, chacun doit aller lui-même tuer ou se faire tuer, chez eux, il doit donner son travail pour le recrutement et l’instruction des tueurs.
  13. Tous les détails de ce fait comme de ceux qui précèdent sont authentiques.
  14. Très comique est l’affirmation des autorités russes qui oppriment les autres nationalités : les Polonais, les Allemands des provinces baltiques, les Juifs. Le gouvernement russe opprime ses sujets depuis des siècles ; il ne se soucie ni des Petits-Russiens de la Pologne, ni des Leths des provinces baltiques, ni des moujiks russes exploités par tout le monde. Voilà que tout à coup il devient le défenseur des opprimés contre les oppresseurs, de ces mêmes opprimés qu’il opprime lui-même.
  15. Chaussure de tille tressé.
  16. Jupe de paysanne.
  17. Célèbre poète russe.