Le roman canadien-français/08
CHAPITRE HUITIÈME
PERSPECTIVES
Je n’ai voulu, jusqu’ici, ni faire l’apothéose du roman français éclos au Canada, ni même en esquisser la défense. On peut, cependant, établir que nous avons, maintenant, un roman, surtout conservateur comme notre peuple lui-même, et que ce roman, avec l’ensemble de notre littérature d’ailleurs, procède d’un peuple jeune, encore tenu en laisse.
Quant à notre écriture elle-même, si sa forme s’est nettement améliorée, si nous avons, aujourd’hui, quelques œuvres en bon français à étaler à la vitrine du monde, nous manquons toujours de l’aisance qui donne aux œuvres leur vernis définitif. On ne peut encore, pour tout dire, mettre notre littérature en parallèle avec la littérature française contemporaine ou les littératures américaines du Nord et du Sud ; je pense qu’il est encore trop tôt pour la juger selon les mêmes critères.
Notre cas porte cependant en lui-même ses circonstances atténuantes. Sans doute, avons-nous avec la France une tradition commune de civilisation ; sa littérature nous appartient comme à tous les autres peuples d’expression française et rien, à première vue, ne pourrait nous empêcher de tirer profit d’une langue qui sût si bien s’affirmer au titre de moyen universel d’expression et retint si longtemps la préséance. L’anglais peut être devenu la langue du commerce international, le français demeurera toujours la langue des civilisés. Mais il ne faudrait pas oublier que cette civilisation française n’a pas émigré avec les Français qui, aux xviie et xviiie siècles, s’en sont allés fonder le Canada ; son centre de gravité est toujours à Paris qui n’a cessé de demeurer le carrefour intellectuel du monde, qu’aucune capitale n’est encore parvenue à déplacer à son profit. Et l’on comprend ce que cela veut dire pour celui qui écrit que de vivre dans un climat réchauffé par toutes les manifestations possibles d’une culture en perpétuel développement et renouvellement.
Notre langue, coupée de la civilisation qui l’animait, s’est développée en vase clos ; on a fait de belles métaphores pour tâcher de situer nos positions intellectuelles, sans trop nous heurter de front. Les écrivains de France ont abandonné, depuis la guerre surtout, le petit ton condescendant sur lequel ils parlaient de notre langage, de nos archaïsmes, tout comme on le fait pour la langue d’un enfant ; on y a substitué des formules plus ouvertes : on a parlé de branche, de rameau, d’arbre transplanté et que sais-je. Cela partait de bonnes intentions ; mais nous devons être les premiers à admettre que nous avons encore des progrès à réaliser dans le seul domaine de la correction de notre langue.
Mais il y a plus. Non seulement nous manquons d’ambiance, non seulement le climat de culture française dans lequel nous vivons n’est ni assez riche ni assez chaud, mais nous nous trouvons de plus handicapés par le problème de la vie à gagner et de la vie à gagner dans un milieu où il nous faut sinon accéder à une autre culture, du moins posséder une autre langue : cette froideur de notre climat culturel se double donc d’une ambiance, étrangère à cette culture, dans laquelle nous sommes continuellement baignés.
Le problème de la vie à gagner est partout un problème difficile ; mais chez nous, parce que nous n’avons pas encore accédé au marché de la littérature universelle, aucun de nos écrivains ne peut vivre de sa plume ; on est écrivain par surcroît ; c’est encore un véritable luxe que d’être écrivain. La littérature ne peut faire vivre son homme. Ce qui fait qu’au Canada français, la littérature digne de ce nom ne peut être, en général, que le fruit du travail supplémentaire, d’autant plus méritoire qu’il n’est pas lucratif, de celui qui se sent la vocation d’écrivain et veut suivre cette vocation.
En résumé, cette autre culture qui nous frôle continuellement, à laquelle nous prenons part presque malgré nous et souvent sans nous en apercevoir, crée une ambiance qui n’est pas de nature à aider une production littéraire qui soit essentiellement française. La Belgique et la Suisse ont des problèmes analogues, mais non semblables ; ces deux pays vivent à côté de la France et il n’y a pas entre eux et le pays français de solution de continuité : à Bruxelles, à Genève, à Lausanne, Neuchâtel ou Fribourg, on baigne dans une atmosphère presque entièrement française. Ce n’est que par accident que l’on entend le flamand, l’italien ou l’allemand. Nous sommes par contre intégrés dans le grand tout américain anglo-saxon ; sa civilisation, ne fut-ce que par la radio et le cinéma, nous poursuit jusque dans les moindres recoins : Montréal, avec sa population aux trois quarts française, n’affiche pas son visage français. Alors que les Suisses et les Belges peuvent s’affirmer Suisses français ou Belges français, sans qu’on les accuse de mettre en danger l’unité de leur pays, on fait officiellement grief aux Canadiens de langue française de se trop proclamer Canadiens français. Comme si en nous affirmant intégralement Canadiens français, en faisant valoir à plein notre culture, nous gênions qui que ce soit. Est-ce que, au contraire, cette attitude n’aide pas davantage à l’enrichissement du patrimoine spirituel du Canada ?
Je pense néanmoins que nos écrivains pourraient, appuyés par une critique constructive, surmonter ces obstacles et les autres qui émanent de contingences universelles. C’est que depuis la guerre surtout, l’existence même de la littérature a été remise en question dans presque tous les pays. Dans notre monde contemporain, devenu d’un pragmatisme outrancier, se pose, en effet, la question de l’utilité de la littérature. À cette crise, le Canada n’échappe pas ; elle serait même plus aiguë du seul fait que nous vivons sur un continent voué tout entier au culte de l’utilitarisme ; beaucoup, par exemple, comprennent mal l’acharnement du Canada français à vouloir demeurer lui-même : le français, en Amérique du Nord, leur semble un anachronisme.
Il est évident que si l’on s’en tient au sens strict des mots, la littérature ne peut que très modestement contribuer à l’amélioration sociale de notre peuple. Mais si l’on accepte que dans le monde, seul ce qui paie puisse avoir sa place, on peut déchirer et jeter au feu le patrimoine littéraire humain tout entier ; il resterait toujours à l’homme pour se distraire les romans policiers, la T.S.F. et la télévision, le cinéma américain, les « comics » et autres choses du genre. L’écrivain n’aurait plus aucune utilité, ne fut-ce que comme rédacteur en bon français — ou en une langue élégante quelle qu’elle soit — d’un rapport de réunion du Conseil d’administration de sociétés anonymes. Et encore ! C’est un luxe dont se passent d’ailleurs très bien nos grandes entreprises.
Accepter ce point de vue, ce serait aussi admettre que tout ce par quoi les générations passées sont parvenues jusqu’à nous fut parfaitement inutile. Il en est heureusement un plus grand nombre qui, avec Thierry Maulnier, pensent que la littérature — et tous les arts en général — doive rester comme l’un des témoins de notre époque, l’un des moments de notre civilisation qu’elle fixera pour les siècles à venir. Il en fut ainsi depuis la lointaine Égypte, depuis le tyran Périclès, dont la protection qu’il accorda aux arts et à l’esprit, a fait d’un nom qui aurait pu être odieux, l’un des plus grands de l’humanité. Et c’est ici que le romancier a un rôle plus particulier à jouer. On a dit que Balzac, Stendhal, Flaubert, furent les grands peintres des mœurs de la société de la première moitié du xixe siècle et que leur témoignage vaut, s’il ne les dépasse, ceux de tous les historiens. Nos romans vaudront aussi en autant qu’ils auront pu fixer la vie du Canada français dans ses manifestations les plus diverses. Parmi ceux que nous avons examinés, bon nombre demeureront les témoins de notre époque, même s’ils n’ont pas l’ampleur universelle qu’on leur souhaiterait.
Mais pour que notre roman continue l’élan qu’il a pris, surtout depuis quelques années, il faut que notre critique tienne son rôle, ce qu’elle a, hélas ! trop souvent manqué de faire. Je ne pense pas que notre critique, prise dans son ensemble, ait vraiment fait œuvre critique. Je n’exclus que Roger Duhamel, lorsqu’il était au « Devoir » et, dans une bonne mesure, Guy Sylvestre, au « Droit ». René Garneau ne sut pas toujours se plier aux circonstances locales, que sa grande culture dépassait ; fin lettré, il se plaisait dans des sphères où nos lettres n’avaient pas encore accédé. Il posa néanmoins des questions pertinentes que, malheureusement, personne n’a reprises depuis, comme celle de nos relations intellectuelles avec la France. On peut espérer qu’il n’a pas dit son dernier mot.
C’est Duhamel, je crois, qui a rendu le plus de services aux lettres canadiennes. Critique universel comme Carneau, il tenta davantage d’appliquer les critères généraux aux œuvres de chez nous, tout en tenant compte de facteurs qui l’empêchaient de fausser son jugement. Quand il soupçonnait le talent, il savait se montrer indulgent, mais sans faiblesse, acquérant une autorité qui en fait, aujourd’hui, un des maîtres incontestés de toute notre critique.
Nous eûmes aussi jadis, Berthelot Brunet, qui, dans ses feuilletons de « L’Ordre », s’avéra un critique de première valeur et qui aurait pu figurer parmi nos plus grands s’il eut consenti à marquer quelque suite dans les idées. Il a montré un discernement rarement atteint et il a donné une « Histoire de la littérature canadienne-française » qui indique bien qu’il s’intéressait à elle et la connaissait. On peut également rappeler Victor Barbeau, grand seigneur et aristocrate, qui se laissa trop souvent aller à pontifier ; il a cependant publié quelques critiques d’un jugement sûr, appuyé sur une vaste culture et un désir sincère de servir ; mais il a trop souvent manifesté des partis-pris qui en diminuaient la portée. Il y a aussi le Père Gay qui s’embarrasse trop souvent de considérations extra-littéraires ; Julia Richer, pleine de bonne volonté, mais dont l’acharnement à trouver une morale dans tous les romans dévie parfois le jugement. Pierre Baillargeon a aussi fait de la critique ; mais son souci de perfection lui faisait rejeter d’emblée tout ce qui pouvait heurter son sens de l’esthétique et de la beauté ; son action s’est exercée trop tôt dans une littérature encore en ébauche qu’il aurait voulue déjà parfaite. D’autres noms s’esquissent, dont un Gilles Marcotte, chez qui on souhaiterait un peu plus de souplesse, et quelques jeunes qui s’exercent, principalement dans « La Presse » de Montréal, sous la direction de Jean Béraud, dont le grand mérite sera d’avoir formé une équipe en voie de prendre la relève. Mais — et c’est le plus grand obstacle au développement d’une critique effective et agissante — le malheur est que nous n’avons pas au Canada français de journal vraiment littéraire ou même de journal où la littérature ait vraiment la part qui devrait lui revenir.
Mais il faut s’empresser de dire que notre journalisme se prête mal à la critique littéraire sous sa forme intrinsèque et qu’il découragerait plutôt qu’il n’encouragerait à s’y livrer. Il y avait jadis, la tribune du vendredi soir à Radio-Canada qui servait plutôt de prétexte à dissertations sur un thème donné ; on y vit fleurir de beaux élans de rhétorique où chacun — et je ne m’exclus pas — se livrait aux jeux de l’esprit dans lesquels la critique n’avait pas toujours sa part ; de plus, le conformisme semblait s’y être érigé en système, un système que l’on se gardait de rompre pour ne pas fausser le jeu. L’arrivée de Roger Rolland, qui créa la tribune « Arts et Lettres » donna un renouveau de vie à la critique radiophonique ; on y fait maintenant de la véritable critique, mais il me semble que la part donné à la littérature canadienne y est trop congrue.
Mais notre critique devrait être plus que cela. Le grand critique est celui qui aura découvert l’œuvre ou l’écrivain que les autres ne reconnaîtront qu’après coup ; le grand critique est un défricheur ; une sentinelle sur le qui-vive qui se montrera impitoyable à tout ce qui est quelconque ou risque d’être une insulte à la beauté, sans toutefois cesser de se montrer compréhensif sur les détails, afin de ne pas briser inutilement des ailes. Il rend ainsi service au public qu’il débarrasse des écrivailleurs qui se prennent pour écrivains de génie. Le grand critique est celui qui, toujours à l’avant-garde de l’armée littéraire, saura faire le point, sans ménagement pour les susceptibilités personnelles, tout entier au service de la grande cause littéraire. Si indulgent que l’on puisse être pour notre littérature encore à la recherche de sa voie, il faut tout de même faire comprendre à nos auteurs en herbe que le métier d’écrivain est un dur métier auquel on n’accède que par la porte étroite, en se pliant à certaines exigences dont la première est de savoir écrire. L’amitié d’un critique pour un écrivain, romancier ou poète, devrait, si elle avait à entrer en ligne de compte, se montrer surtout judicieuse ; il est important qu’il en soit ainsi au Canada français où tous se côtoient et font, presque tous, partie de la même confrérie du journalisme ; c’est le plus mauvais service à rendre à un ami que de flatter son amour-propre en lui cachant ses défauts, que rien, mieux que l’amitié, ne peut faire discerner.
Le fait dominant, celui que personne ne peut nier, c’est que, malgré toutes les réserves que l’on peut faire, nous assistons, aujourd’hui, à un éveil sensible dans notre littérature. Dans cette littérature, le roman, après avoir fait figure de parent pauvre derrière la poésie, conquiert sa place. Mais nous devons encore nous demander ce que nous cherchons dans notre roman, ce que nous attendons de lui ; il faudrait, pour cela, saisir la résultante de ses lignes de force, en établir les normes, déterminer sa puissance de devenir et la mesure dans laquelle il peut travailler à l’enrichissement de notre culture et, par le fait même, au patrimoine commun de la grande famille spirituelle de l’humanité.
On sent déjà une anxiété de posséder un roman qui traduise les sentiments complexes de notre peuple, qui en soit une émanation fidèle, quelque chose comme l’aboutissement de ses forces vives, dont les racines plongent au plus profond de son âme. On semble avoir définitivement rejeté les formules mièvres, où l’artificiel éclate comme dans les décors de carton-pâte, enluminés d’or de pacotille. Il y a évidemment dans l’établissement de toute formule de roman une grande part d’impondérable, quelque chose qui échappe à la logique, quelque chose de purement psychique, parce que l’œuvre d’art provient encore plus de l’âme que de la raison ; sinon une épure ou un plan d’ingénieur pourrait prétendre à l’œuvre d’art. Qu’est-ce qui fait, en effet, la grandeur de « La Chartreuse de Parme », de « Madame Bovary » ou des romans si simples mais si pleins de Colette ? On ne peut pas plus fixer de limites étroites au roman qu’à la poésie : on travaille sur une matière qui échappe à la fixation, qui débordera toujours les moules dans lesquels on voudrait la couler.
Nous sommes donc arrivés à un stade d’évolution littéraire qui demande une réadaptation des disciplines que l’on voudrait nous imposer. Il faudrait que l’on cesse de nous considérer comme un peuple-enfant. Je pense que, malgré tout, notre catholicisme est assez solide pour nous permettre d’aborder les sujets qui ont permis à des écrivains comme Bernanos, Mauriac, Greene et d’autres encore, de s’imposer au premier rang des maîtres du roman contemporain. C’est nous faire injure que de penser que nous ne sommes pas en mesure de faire les distinctions qui s’imposent, c’est faire injure aussi aux éducateurs qui nous ont formés et mettre en doute la solidité et l’excellence de cette formation.
Et nous devons, surtout, garder les contacts avec la France et les autres pays de culture française : non seulement parce que la civilisation française est une, même si ses manifestations sont multiples et soumises à des circonstances et conjonctures diverses, mais, précisément, parce que, du fait des circonstances mêmes où nous vivons, ce n’est que par des relations suivies avec les autres foyers de culture française qu’en même temps que nous éviterons l’étouffement, nous pourrons enrichir notre personnalité. Or, par un paradoxe réellement inqualifiable, on trouve chez nous, principalement dans certains groupes qui se posent en nationalistes et en défenseurs de l’idée française en Amérique, une sourde animosité contre la France : tout ce qui se dit contre elle, tout ce qui peut infirmer ses positions, en un mot, tout ce qui est de nature à lui nuire et la diminuer, les comble d’aise.
Pourtant, si la France demeure, pour le monde entier, le pays où l’esprit se manifeste le plus librement, en dépit de tout ce qu’on pourra ou voudra écrire et dire, elle présente pour le Canadien français quelque chose de plus ; il existe une solidarité culturelle, née d’un héritage spirituel commun, plus solide encore et plus profonde que la solidarité que peuvent créer les hasards et artifices politiques. Il n’y a pas un Canadien français de culture moyenne qui refusera d’admettre qu’il se sent parfaitement chez lui à Paris, à Bruxelles ou à Genève, plus chez lui qu’à Toronto, tout comme le Suisse ou le Belge de culture française se sentira plus à l’aise dans un milieu culturel français qu’au cœur de la Suisse alémanique ou des Flandres. Et ceci soit dit sans vouloir porter atteinte au sentiment canadien, mais tout simplement pour souligner un fait que nul ne peut contester de bonne foi.
Il est enfantin et puéril aussi de parler de deux Frances, de faire des distinctions byzantines entre la France officielle et l’autre, comme si la France, sur le plan de la politique internationale, pouvait faire sa marque autrement que par le gouvernement légitime qui l’administre et que se sont donné librement les Français. Cette France, envers qui tant des nôtres sont exigeants alors qu’ils le sont si peu pour eux-mêmes, cette France qu’un trop grand nombre ne comprend pas assez, il ne faudrait pas oublier que nous lui devons tout de même quelque chose et que sa disparition ou tout simplement son amoindrissement se répercuterait de façon fatale sur nous. Il faut bien se mettre dans la tête que les Français ne pensent pas en série ; l’exiger d’eux, ce serait leur demander de se renier et de cesser d’être eux-mêmes ; ce qui fait précisément la richesse de la France, aujourd’hui comme hier, c’est sa diversité. Il est logique que l’esprit critique du Français énerve les conformistes que nous sommes. Nous n’aimons pas, par exemple, qu’ils se mêlent de nos affaires et nous donnent des conseils ; et pourtant, avec quelle passion, parfois, n’avons-nous pas pris part à leurs différends intérieurs : qui ne se souvient des attitudes irréductibles chez les Canadiens français pour Pétain ou de Gaulle ? Nous nous arrogeons aussi le droit de rire de leurs fréquents changements de ministères et d’en conclure à leur versatilité et leur légèreté ; mais nous nous offusquons immédiatement si, de chez eux, ils jugent parfois que nous faisons preuve d’étroitesse d’esprit et qu’ils le disent (affaire des « Enfants du Paradis », affaire Balzac, etc.) ; si nous réclamons le privilège de nous enfermer dans notre tour d’ivoire, demeurons-y et n’en sortons pas pour critiquer les autres ; nous éviterons ainsi les flèches que notre épiderme trop chatouilleux supporte mal. Le jour où nous comprendrons que les Français peuvent parler de nous autrement qu’en vantant nos qualités, qu’en payant un tribut ému à notre résistance à l’assimilation étrangère, pour accepter des reproches, comme nous-mêmes ne nous gênons pas pour leur en adresser, il y aura un grand pas de fait dans l’apaisement des querelles stériles auxquelles nous nous livrons sans profit. Dans le plus grand bien de notre avenir culturel, il faudrait réviser nos jugements sur la France.
Nous devons enfin travailler à produire une littérature qui ne dépare pas la littérature française universelle ; parce que nous appartenons à la grande famille française par notre culture, il ne peut pas ne pas nous faire plaisir de savoir que Villon, Rabelais, Montaigne, Descartes, Corneille, Molière, Racine, Voltaire, Rousseau, Balzac, Stendhal, Hugo, Valéry, Proust, Mauriac, Claudel et aussi Gauguin, Renoir, Ravel, Debussy, soient français. Et quand je lis les premiers, que je regarde des toiles ou entends de la musique des seconds, je pense pouvoir, sans chauvinisme aucun, m’enorgueillir de la chose. Il faudrait, maintenant, pour être complet, qu’à la façon du Belge Maeterlinck ou du Suisse Ramuz, un Canadien de culture française s’installe dans cette galerie, gloire de la civilisation française, et qu’en citant ce Canadien, les Français puissent en être aussi fiers que nous le sommes de ces noms qui illustrent le passé français. La littérature reflète l’âme d’un peuple ; il faut que notre littérature traduise dans toute sa complexité l’idéal qui n’a cessé d’animer le nôtre.