Eugène Renduel (Œuvres complètes de Victor Hugo. Drames, Tome Vp. 218-232).
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NOTE.

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L’éditeur a cru devoir joindre à cette édition, comme document biographique, le détail du procès dont le Roi s’amuse a été l’occasion. Ce détail est emprunté à un journal haut placé dans la presse, qui, soutenant à cette époque le pouvoir, ne saurait être suspect de partialité en faveur de l’auteur.

Le jour viendra peut-être de juger à leur tour les journaux qui jugent tout, et de faire remarquer qu’au moment où nous sommes, par une contradiction étrange, mais facile à comprendre pour qui connaît à fond certaines passions personnelles peu honorables, les doctrines politiques les plus larges (en apparence, du moins) s’allient souvent, dans le même journal, aux doctrines littéraires les plus étroites. Le premier Paris dérive de Marat et le feuilleton de Boileau. Bizarre amalgame.

Il va sans dire que cette observation ne s’applique pas au journal dont est extrait le compte-rendu qu’on va lire.


TRIBUNAL DE COMMERCE.

PROCÈS DE M. VICTOR HUGO CONTRE LE THÉÂTRE-FRANÇAIS, ET ACTION EN GARANTIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS CONTRE LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Le drame le Roi s’amuse n’avait peut-être point, proportion gardée, attiré autant de foule à la Comédie-Française, que le procès auquel il a donné lieu en a amené aujourd’hui à l’audience de la juridiction consulaire.

Ici, comme dans la rue de Richelieu, les spectateurs se séparaient en plusieurs classes distinctes. Dans l’enceinte du parquet, des personnes choisies et des dames brillantes de parure ; dans le barreau réservé aux agréés, des jurisconsultes, parmi lesquels s’étaient confondus MM. de Bryas et de Brigode, députés ; enfin, dans la partie la plus reculée où les spectateurs sont debout, et que l’on peut comparer au parterre de nos théâtres, on voyait se presser un auditoire plus impatient, et qui, longtemps avant l’ouverture des portes, dès neuf heures du matin, faisait queue dans les vastes galeries du palais de la Bourse. Derrière ces spectateurs, était encore un autre public d’une mise plus modeste, et d’autant plus bruyant qu’il se voyait relégué aux dernières places.

À midi, les portes ayant été ouvertes à ces deux dernières parties du public, tout ce qui restait vide dans l’auditoire a été envahi, et la salle même des Pas-Perdus, espèce de vestibule séparé de l’auditoire proprement dit par des portes vitrées, a été encombrée d’une multitude de curieux.

Quelques-uns des spectateurs semblaient surpris de ne point voir le tribunal, les parties et leurs conseils, aussi ponctuels qu’eux-mêmes, et ils réclamaient le commencement de ce qui semblait être pour eux un spectacle.

Lorsqu’on a vu arriver et se placer aux bancs de la gauche M. Victor Hugo et ses conseils, beaucoup d’individus sont montés sur les banquettes, les autres leur ont crié de s’asseoir, et M. Victor Hugo a été vivement applaudi.

Le tribunal, présidé par M. Aubé, prend enfin séance, et le silence ne se rétablit pas sans peine. Les cris : À la porte ! s’élèvent contre ceux qui, n’ayant pu trouver place, occasionnent quelque tumulte. C’est au milieu de cette agitation que l’on fait l’appel des deux causes : 1o la demande formée par M. Hugo contre le Théâtre-Français ; 2o l’action récursoire des comédiens contre M. le ministre du commerce et des travaux publics.

Me  CHAIX-D’EST-ANGE, avocat de M. le ministre, prend des conclusions tendant à ce que le tribunal se déclare incompétent, attendu que la question de la légalité ou de l’illégalité d’un acte administratif, aux termes de la loi du 24 août 1791, défend aux tribunaux de connaître des actes administratifs et de s’immiscer dans les affaires d’administration.

Le texte de la loi, dit Me  Chaix-d’Est-Ange, est tellement formel que l’incompétence ne me paraît pas souffrir la moindre difficulté ; j’attendrai au surplus les objections pour y répondre.

Me  ODILON-BARROT, avocat de M. Victor Hugo, prend les conclusions suivantes :

« Attendu que, par convention verbale du 22 août dernier, entre M. Victor Hugo et la Comédie-Française, représentée par M. Desmousseaux, l’un de MM. les sociétaires du Théâtre-Français, dûment autorisé, l’administration s’est obligée à jouer la pièce le Roi s’amuse, drame en cinq actes et en vers, aux conditions stipulées ; que la première représentation a eu lieu le 22 novembre dernier ; que, le lendemain, l’auteur a été prévenu officieusement que les représentations de sa pièce étaient suspendues par ordre ; que de fait l’annonce de la seconde représentation, indiquée au samedi 24 novembre suivant, a disparu de l’affiche du Théâtre-Français pour n’y plus reparaître ; que les conventions font la loi des parties ; que rien ne peut ici les faire changer dans leur exécution ;

 » Plaira au tribunal condamner par toutes les voies de droit, même par corps, les Sociétaires du Théâtre-Français à jouer la pièce dont il s’agit, sinon à payer par corps 25,000 francs de dommages et intérêts, et, dans le cas où ils consentiraient à jouer la pièce, les condamner, pour le dommage passé, à telle somme qu’il plaira au tribunal arbitrer. »

Messieurs, dit le défenseur, la célébrité de mon client me dispense de vous le faire connaître. Sa mission, celle qu’il a reçue de son talent et de son génie, était de rappeler notre littérature à la vérité, non à cette vérité de convention et d’artifice, mais à cette vérité qui se puise dans la réalité de notre nature, de nos mœurs, de nos habitudes.

Cette mission, il l’a entreprise avec courage ; il la poursuit avec persévérance et talent. Il a soulevé bien des orages ; et le public, ce tribunal souverain devant lequel il est traduit, semble avoir consacré ses efforts par maints et maints suffrages.

Comment se fait-il aujourd’hui qu’il soit assis sur ces bancs, devant un tribunal, ayant pour appui, non le prestige de son talent, mais mon sévère ministère et la présence de jurisconsultes qui n’ont rien de littéraire ni de poétique ? C’est que M. Victor Hugo n’est pas seulement poète, il est citoyen ; il sait qu’il est des droits qu’on peut abandonner quand on n’apporte préjudice qu’à soi-même ; mais il en est d’autres qu’on doit défendre par tous les moyens possibles, parce qu’on ne peut pas abandonner son droit propre sans livrer le droit d’autrui, le droit de la liberté de la pensée, de la liberté des représentations théâtrales. La résistance à la censure, à des actes arbitraires, ce sont là des droits de garantie que l’on ne peut pas déserter lorsqu’on a la conscience de ces droits et de ces garanties, et lorsqu’on sait ce qu’est le devoir d’un citoyen.

C’est ce devoir que M. Victor Hugo vient remplir devant vous ; et bien qu’on ait reproché, quelquefois avec justice, à la république des lettres de livrer trop aisément ses franchises et ses priviléges au pouvoir, l’illustre poète a l’avantage d’avoir déjà donné de nobles et d’éclatants démentis à ce reproche. M. Victor Hugo a depuis long-temps fait ses preuves ; déjà sous la Restauration il a refusé de fléchir devant l’arbitraire de la censure. Ni les décorations, ni les pensions, ni les faveurs de toute espèce n’ont pu dominer en lui le sentiment de son droit, la conscience de son devoir. Nous l’admirions, et alors nous l’entourions de nos témoignages de sympathie, de nos manifestations publiques d’admiration. Eh bien ! serait-il accueilli avec d’autres sentiments aujourd’hui qu’il vient accomplir ce même devoir, aujourd’hui que, dans des circonstances bien plus favorables, lorsqu’une révolution semble avoir aboli toute censure, lorsqu’au frontispice de notre Charte sont écrits ces mots : La censure est abolie, il vient réclamer non un droit douteux, incertain, mais un droit consacré par notre révolution, consacré par la Charte constitutionnelle, qui a été le fruit, la conquête de cette révolution ?

Non, Messieurs, je ne crains pas que le sentiment de faveur qui jusqu’ici a accompagné M. Victor Hugo l’abandonne aujourd’hui ; ses sentiments sont restés les mêmes ; ils ont peut-être acquis un nouveau caractère d’énergie par les circonstances qui se sont passées depuis. Je n’oublierai jamais, la France n’oubliera pas non plus, que c’est dans cette enceinte même, le 28 juillet 1830, qu’a été donné le premier, le plus solennel exemple de résistance à l’arbitraire : c’est le jugement mémorable qui a condamné l’imprimeur Chantpie à exécuter ses engagements en imprimant le Journal du Commerce, malgré les ordonnances du 25 juillet.

Je prévois, ajoute-t-il, que l’on m’objectera un autre jugement rendu par vous en 1831, à l’occasion de l’interdiction qui fut faite par l’autorité au théâtre des Nouveautés de jouer la pièce, intitulée : Procès d’un Maréchal de France. Les auteurs, MM.  Fontan et Dupeuty, perdirent leur cause ; mais l’espèce était bien différente. Votre jugement constate que le directeur du théâtre des Nouveautés avait fait tout ce qui était en lui pour continuer de jouer la pièce ; il n’avait cédé qu’à la force majeure, et même à l’emploi de la force armée ; son théâtre avait été cerné par des gendarmes et fermé pendant plusieurs jours. Il ne se rencontre rien de semblable dans le procès actuel. Le lendemain de la première représentation, on écrit vaguement à M. Victor Hugo qu’il existe un ordre qui défend sa pièce. Cet ordre n’est pas produit, nous ne le connaissons pas ; nous devrions d’abord savoir si en effet il existe, et ensuite quelle en est la nature.

Me  LÉON DUVAL, avocat de la Comédie-Française, interrompt Me  Odilon-Barrot : Les relations de M. Victor Hugo avec le Théâtre-Français ne sont pas, dit-il, tellement rares, qu’il ne puisse point connaître l’ordre intimé par le ministre. Au surplus, voici cet ordre :

« Le ministre secrétaire-d’État au département du commerce et des travaux publics, vu l’article 14 du décret du 9 juin 1806, considérant que, dans des passages nombreux du drame représenté au Théâtre-Français le 22 novembre 1832, et intitulé le Roi s’amuse les mœurs sont outragées (violents murmures et rires ironiques au fond de la salle), nous avons arrêté et arrêtons :

» Les représentations du drame intitulé le Roi s’amuse sont désormais interdites.

» Fait à Paris, le 10 décembre 1852.

Signé : comte d’Argout. »

Les clameurs redoublent au fond de la salle, on entend même quelques sifflets.

Me  ODILON-BARROT : Je suis bien aise d’avoir provoqué cette explication ; nous avons au moins désormais une base certaine sur laquelle la discussion peut porter.

Messieurs, je crois qu’il y a ici une étrange confusion, et que M. d’Argout s’est complètement trompé sur la nature de ses pouvoirs. Trois espèces d’influence ou d’autorité peuvent s’exercer sur les théâtres.

Ici le tumulte devient tel dans le vestibule qui précède la salle d’audience, qu’il est impossible de saisir les paroles de l’avocat.

Me  CHAIX-D’EST-ANGE : Je prie le tribunal de prendre des mesures pour faire cesser ce bruit qui m’empêche de suivre les raisonnements de mon adversaire, et doit lui nuire à lui-même.

M. LE PRÉSIDENT : Si le calme ne se rétablit pas, on sera obligé de faire évacuer une partie de l’auditoire.

Me  ODILON-BARROT (se tournant vers la foule) : Il est difficile de continuer une discussion qui a nécessairement de la sécheresse et de l’aridité, au milieu de cette agitation continuelle. Je prie le public de vouloir bien écouter, au moins avec résignation, les déductions légales que j’ai à faire dériver de la législation existante.

M. LE PRÉSIDENT : Que l’on ferme les portes.

Voix de l’intérieur : Nous étoufferons.

Autres voix : Il vaudrait mieux ouvrir les fenêtres ; on étouffe.

Me  ODILON BARROT  : La première influence est celle de la police municipale. Si l’ordre est troublé par la représentation d’une pièce, si l’on craint pour les représentations suivantes le renouvellement de pareils désordres, je conçois que l’autorité intervienne et prenne des mesures pour faire cesser la cause du trouble.

La seconde influence est celle de la censure dictatoriale qui s’exerçait sous la Convention et sous l’Empire, et qui existait encore sous la Restauration.

La troisième est l’influence de protection et de subvention ; l’autorité qui subventionne un théâtre pour lui intimer, sous peine de perdre ses bienfaits, de ne plus jouer telle ou telle pièce.

Nous ne sommes dans aucun de ces cas ; nous n’avons point vu par une anomalie que sans doute la loi sur l’organisation municipale de Paris fera cesser bientôt, nous n’aurons pas vu le préfet de police et les commissaires de police exerçant le pouvoir municipal, mettre un terme aux représentations du drame. Ce n’est pas non plus le ministre de la police qui a usé des droits de censure, c’est le ministre des travaux publics qui a empiété sur les pouvoirs de son collègue. Ainsi ce pauvre ministère de l’intérieur (rires ironiques dans la même partie de la salle d’où vient tout le bruit), ce ministère de l’intérieur, déjà si mutilé, qui fait incessamment des efforts pour couvrir sa nudité et ressaisir quelques-unes des attributions qui lui ont échappé, se voit dépouillé par le ministre des travaux publics de son droit de police sur les théâtres.

Le ministre des travaux publics n’a pu intervenir que d’une seule manière et en menaçant la Comédie-Française de lui retirer la subvention que la loi du budget accorde aux théâtres royaux. Cette considération ne saurait intéresser l’auteur, ni influer sur la décision du tribunal. Le théâtre doit exécuter ses engagements, dût-il perdre sa subvention. En passant le contrat, il a dû calculer toutes les chances. Serait-on admis à refuser l’exécution d’un engagement vis-à-vis d’un tiers, sous prétexte que cette convention déplaît à un bienfaiteur, à un parent dont on attend un legs ou dont on peut craindre l’exhérédation.

Je ne professe point la liberté absolue du théâtre ; ce n’est point ici le lieu de nous livrer à des théories absolues, surtout lorsqu’elles ne sont pas nécessaires ; mais enfin la censure dramatique, comme toute autre censure, est abolie par la Charte de 1830. Un article formel dit que la censure ne pourra être rétablie. Aussi vers la fin de 1830, M. de Montalivet, alors ministre de l’intérieur, présentant sur la police des théâtres un projet auquel il n’a pas été donné suite, disait dans l’exposé des motifs : La censure est morte !

Mais ce qu’on voudrait rétablir ce ne serait point la censure préventive, ce serait une censure bien autrement dangereuse, la censure à posteriori. On laisserait une administration théâtrale faire des frais énormes de décorations et de costumes, on laisserait jouer la première représentation, et tout d’un coup la pièce serait arbitrairement interdite. Voilà une mesure à laquelle la Comédie-Française aurait dû elle-même ne pas obéir avec tant de docilité. Nous ne saurions trop nous étonner de voir qu’elle n’a pas attendu le 24 novembre l’ordre qui n’a été signé que le 10 décembre suivant ; elle s’est contentée d’une simple intimation verbale, peut-être de quelques mots échappés dans la conversation du ministre.

Elle doit donc supporter la peine de l’inexécution de ses engagements vis-à-vis de nous, et cette infraction ne peut se résoudre qu’en des dommages et intérêts.

Nous vivons, Messieurs, à une singulière époque, à une époque de transition et de confusion, car nous vivons sous l’empire de quatre à cinq législations successives, qui se croisent et se contredisent les unes les autres. Il n’y a que les tribunaux qui puissent, dans cet arsenal de lois, dégager les armes qui peuvent encore servir, de celles dont l’usage n’est plus permis. Vous vous attacherez à la lettre de la Charte, qui proscrit toute espèce de censure, la censure dramatique comme la censure des ouvrages imprimés, et, en rendant justice à mon client, vous aurez servi les intérêts de la liberté.

M. LE PRÉSIDENT : L’avocat du Théâtre-Français a la parole.

M. VICTOR HUGO : Je demanderai à M. le président la permission de prendre ensuite la parole.

M. LE PRÉSIDENT : Vous l’avez en ce moment.

M. VICTOR HUGO : Je préférerais parler après mes deux adversaires.

M. LÉON DUVAL prend et développe, au nom du Théâtre-Français, des conclusions tendant à faire déclarer l’incompétence du tribunal de commerce. La Comédie-Française n’aurait pas demandé mieux que de continuer les représentations d’un ouvrage qui lui promettait d’abondantes recettes ; elle aurait désiré appeler des orages du premier jour à de nouveaux orages ; mais elle a dû céder à une nécessité impérieuse.

Le tumulte devient si violent, qu’il est impossible de continuer les plaidoiries. On crie de toutes parts : On étouffe ! Ouvrez les fenêtres ! Donnez-nous de l’air ! Il faut faire évacuer la première pièce ! Plusieurs dames effrayées se retirent de l’enceinte.

M. LE PRÉSIDENT : On n’entend déjà pas trop ; si l’on ouvre les fenêtres, on n’entendra plus les défenseurs.

Une foule de voix : Nous ne pouvons ni sortir ni respirer ; nous étouffons.

M. LE PRÉSIDENT : L’audience va être suspendue ; on ouvrira les fenêtres, et l’on fera évacuer la première pièce. (Applaudissements dans la partie la plus rapprochée du tribunal ; murmures dans le vestibule.)

Le tumulte est à son comble ; un piquet de gardes nationaux pénètre dans l’enceinte ; le plus grand nombre l’applaudit, surtout quand on s’aperçoit que les soldats citoyens ont pris soin de retirer leurs baïonnettes du canon de leurs fusils. La force armée dissipe la foule qui se trouvait dans le premier vestibule. Quelques spectateurs, en se retirant, fredonnent la Marseillaise.

MM.  les agents de change et les négociants qui étaient, en ce moment, occupés d’affaires de bourse au rez-de-chaussée, ont pu croire qu’ils étaient cernés par une émeute.

Enfin on ferme les portes vitrées, ainsi que les portes extérieures, pour ne laisser rentrer personne, et l’audience est reprise à deux heures et demie.

M. LE PRÉSIDENT : Le tribunal a fait tout ce qui dépendait de lui pour que le public fût à son aise ; si ce bruit se renouvelle, l’audience sera levée et la cause remise à un autre jour.

M. LÉON DUVAL achève son plaidoyer. Il démontre que la Comédie-Française a cédé à la force majeure, et que, ne se fût-il agi que de la subvention, elle ne devait pas s’engager dans une lutte où elle aurait inévitablement succombé.

M. VICTOR HUGO, à qui M. le président accorde la parole, annonce qu’il désire parler le dernier.

Me  CHAIX-D’EST-ANGE : Il serait plus logique de plaider en ce moment ; je répondrais à tous mes adversaires. Sans quoi, je serai obligé de demander une réplique.

M. VICTOR HUGO : Je suis prêt à plaider.

Messieurs, après l’avocat célèbre qui me prête si généreusement l’assistance puissante de sa parole, je n’aurais rien à dire si je ne croyais de mon devoir de ne pas laisser passer sans une protestation solennelle et sévère l’acte hardi et coupable qui a violé tout notre droit public dans ma personne.

Cette cause, Messieurs, n’est pas une cause ordinaire : il semble à quelques personnes, au premier aspect, que ce n’est qu’une simple action commerciale, qu’une réclamation d’indemnités pour la non-exécution d’un contrat privé, en un mot, que le procès d’un auteur à un théâtre. Non, Messieurs, c’est plus que cela ; c’est le procès d’un citoyen à un gouvernement. Au fond de cette affaire, il y a une pièce défendue par ordre. Or, une pièce défendue par ordre, c’est la censure, et la Charte abolit la censure ; une pièce défendue par ordre, c’est la confiscation, et la Charte abolit la confiscation. Votre jugement, s’il m’est favorable, et il me semble que je vous ferais injure d’en douter, sera un blâme manifeste, quoique indirect, de la confiscation et de la censure. Vous voyez, Messieurs, combien l’horizon de la cause s’élève et s’élargit. Je plaide ici pour quelque chose de plus haut que mon intérêt propre : je plaide pour mes droits les plus généraux, pour mon droit de posséder et pour mon droit de penser, c’est-à-dire pour le droit de tous : c’est une cause générale que la mienne, comme c’est une équité absolue que la vôtre.

Les petits détails du procès s’effacent devant la question ainsi posée ; je ne suis plus simplement un écrivain, vous n’êtes plus simplement des juges consulaires ; votre conscience est face à face avec la mienne : sur ce tribunal vous représentez une idée auguste, et moi, à cette barre, j’en représente une autre ; sur votre siége, il y a la justice, sur le mien, il y a la liberté. (Applaudissements dans l’auditoire.)

M. LE PRÉSIDENT : Je rappelle au public que toutes marques d’approbation et d’improbation sont interdites.

M. VICTOR HUGO s’élève contre les décrets dictatoriaux qui, nés sous divers régimes établis contre la liberté, sont morts avec ces régimes. La liberté pour la chaire, la presse et le théâtre, telle est désormais la base principale de notre droit public.

Sans doute, s’il se présentait une de ces pièces où l’on ferait évidemment trafic et marchandise du désordre, il faudrait punir de pareils excès, mais il faudrait les réprimer, et ne point user de mesures préventives.

Un passage de la préface dont M. Victor Hugo donne lecture lui fournit l’occasion de dire que sa pièce s’élève aux plus hautes moralités ; quant à l’allusion qu’on a cru y découvrir contre le père du roi Louis-Philippe, ce serait la plus ignoble et la plus cruelle des injures. Il n’appartenait qu’à une étourderie de courtisans de relever un pareil vers et cette étourderie est une insolence, non-seulement pour le roi, mais pour le poète.

Messieurs, je me résume. En arrêtant ma pièce, le ministère n’a, d’une part, pas un texte de loi valide à citer, d’autre part, pas une raison valable à donner. Cette mesure a deux aspects également mauvais : selon la loi, elle est arbitraire ; selon le raisonnement, elle est absurde. Que peut-il donc alléguer dans cette affaire, ce pouvoir qui n’a pour lui ni la raison ni le droit ? Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien.

Vous ferez justice, Messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. Votre jugement, en me donnant gain de cause, apprendra au pays, dans cette affaire qui est petite, comme dans celle des ordonnances de juillet qui était grande, qu’il n’y a en France d’autre force majeure que celle de la loi, et qu’il y a au fond de ce procès un ordre illégal que le ministre a eu tort de donner, et que le théâtre a eu tort d’exécuter.

Votre jugement apprendra au pouvoir que ses amis eux-mêmes le blâment loyalement en cette occasion ; que le droit de tout citoyen est sacré pour tout ministre ; qu’une fois les conditions d’ordre et de sûreté générales remplies, le théâtre doit être respecté comme une des voix avec lesquelles parle la pensée publique ; et qu’enfin, que ce soit la presse, la tribune ou le théâtre, aucun des soupiraux par où s’échappe la liberté de l’intelligence ne peut être fermé sans péril. Je ne craindrai jamais, dans de pareilles occasions, de prendre un ministère corps à corps ; et les tribunaux sont les juges naturels de ces honorables duels du bon droit contre l’arbitraire, duels moins inégaux qu’on ne pense, car il y a d’un côté tout un gouvernement, et de l’autre rien qu’un simple citoyen. Le simple citoyen est bien fort quand il peut traîner à votre barre un acte illégal, tout honteux d’être ainsi exposé au grand jour, et le souffleter publiquement devant vous, comme je le fais, avec quatre articles de la Charte.

Je ne me dissimule pas que l’heure où nous sommes ne ressemble plus à ces dernières de la Restauration, où les résistances aux empiétements du gouvernement étaient si applaudies, si encouragées, si populaires. Les idées d’ordre et de pouvoir ont momentanément plus de faveur que les idées de progrès et d’affranchissement ; c’est une réaction naturelle après cette brusque reprise de toutes nos libertés au pas de course, qu’on a appelée la révolution de 1830. Mais cette réaction durera peu. Nos ministres seront étonnés un jour de la mémoire implacable avec laquelle les hommes mêmes qui composent à cette heure leur majorité, leur rappelleront tous les griefs qu’on a l’air d’oublier si vite aujourd’hui. Dans cette circonstance, je ne cherche pas plus l’applaudissement que je ne crains l’invective ; je n’ai suivi que le conseil austère de mon devoir.

Je dois le dire : j’ai de fortes raisons de croire que le gouvernement profitera de cet engourdissement passager de l’esprit public pour rétablir formellement la censure, et que mon affaire n’est autre chose qu’un prélude, qu’une préparation, qu’un acheminement à une mise hors la loi générale de toutes les libertés du théâtre. En ne faisant pas de loi répressive, en laissant exprès déborder depuis deux ans la licence sur la scène, le gouvernement s’imagine avoir créé, dans l’opinion des hommes honnêtes que cette licence peut révolter, un préjugé favorable à la censure dramatique. Mon avis est qu’il se trompe, et que jamais la censure ne sera en France autre chose que l’illégalité impopulaire. Quant à moi, que la censure des théâtres soit rétablie par une ordonnance qui serait illégale, par une loi qui serait inconstitutionnelle, je déclare que je ne m’y soumettrais jamais que comme on se soumet à un pouvoir de fait, en protestant. Et cette protestation, Messieurs, je la fais ici solennellement et pour le présent et pour l’avenir.

Et observez d’ailleurs que, dans cette série d’actes arbitraires qui se succèdent depuis quelque temps, le gouvernement manque de grandeur, de franchise et de courage. Cet édifice, beau quoique incomplet, qu’avait improvisé la révolution de juillet, il le mine lentement, souterrainement, sourdement, obliquement, tortueusement ; il nous prend toujours en traître, par derrière, au moment où on ne s’y attend pas. Il n’ose pas censurer ma pièce avant la représentation, il l’arrête le lendemain. Il nous conteste nos franchises les plus essentielles ; il nous chicane nos facultés les mieux acquises ; il échafaude son arbitraire sur un tas de vieilles lois vermoulues et abrogées ; il s’embusque, pour nous dérober nos droits, dans cette forêt de Bondy des décrets impériaux à travers laquelle la liberté ne peut jamais passer sans être dévalisée.

Je dois vous faire remarquer ici en passant, Messieurs, que je n’entends franchir, dans mon langage, aucune des convenances parlementaires. Il importe à ma loyauté qu’on sache bien quelle est la portée de mes paroles quand j’attaque le gouvernement, dont un membre actuel a dit : le Roi règne et ne gouverne pas. Il n’y a pas d’arrière-pensée dans ma polémique. Le jour où je croirai devoir me plaindre d’une personne couronnée, je lui adresserai ma plainte à elle-même ; je la regarderai en face et je lui dirai : Sire. En attendant, c’est à ses conseillers que j’en veux ; c’est sur ses ministres seulement que tombent mes paroles, quoique cela puisse sembler étrange dans un temps où les ministres sont inviolables et les rois responsables.

Je reprends, et je dis que le gouvernement nous retire petit à petit tout ce que nos quarante ans de révolutions nous avaient acquis de droits et de franchises. Je dis que c’est à la probité des tribunaux de l’arrêter dans cette voie fatale pour lui comme pour nous. Je dis que le pouvoir actuel manque particulièrement de grandeur et de courage dans la manière mesquine dont il fait cette opération hasardeuse, que chaque gouvernement, par un aveuglement singulier, tente à son tour, et qui consiste à substituer plus ou moins rapidement l’arbitraire à la Constitution, le despotisme à la liberté.

Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut empereur, voulut aussi le despotisme ; mais il fit autrement : il y entra de front et de plain-pied. Il n’employa aucune des misérables petites précautions avec lesquelles on escamote aujourd’hui toutes nos libertés, les aînées comme les cadettes, celles de 1830 comme celles de 1789. Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite ; Napoléon ne nous filouta point nos droits l’un après l’autre, à la faveur de notre assoupissement, comme l’on fait maintenant ; Napoléon prit tout à la fois, d’un seul coup et d’une seule main. Le lion n’a pas les mœurs du renard.

Alors, Messieurs, c’était grand. L’Empire, comme gouvernement et comme administration, fut assurément une époque intolérable de tyrannie ; mais souvenons-nous que notre liberté fut largement payée en gloire. La France d’alors avait, chose extraordinaire, une attitude tout à la fois soumise et superbe. Ce n’était pas la France comme nous la voulons, la France libre, la France souveraine d’elle-même, c’était la France esclave d’un homme et reine du monde.

Alors on nous prenait notre liberté, c’est vrai, mais on nous donnait un bien sublime spectacle. On disait : Tel jour, à telle heure, j’entrerai dans telle capitale ; et on y entrait au jour dit et à l’heure dite. On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. On faisait se coudoyer toutes sortes de rois dans les antichambres. Si l’on avait la fantaisie d’une colonne, on en faisait fournir le bronze par l’empereur d’Autriche. On réglait, un peu arbitrairement je l’avoue, le sort des comédiens français, mais on datait le réglement de Moscou. On nous prenait toutes nos libertés, dis-je, on avait un bureau de censure, on mettait nos livres au pilon, on rayait nos pièces de l’affiche, mais à toutes nos plaintes on pouvait faire, d’un seul mot, des réponses magnifiques, on pouvait nous répondre : Marengo ! Iéna ! Austerlitz !!!…

Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui c’est petit. Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. Notre gouvernement n’est pas de ceux qui peuvent consoler une grande nation de la perte de la liberté. En fait d’art, nous déformons les Tuileries ; en fait de gloire, nous laissons périr la Pologne. Cela n’empêche pas nos petits hommes d’état de traiter la liberté en despotes, de mettre la France à leurs pieds, comme s’ils avaient des épaules à porter le monde. Pour peu que cela dure encore quelque temps, pour peu que les lois proposées soient adoptées, la confiscation de tous nos droits sera complète.

Aujourd’hui, on fait prendre ma liberté de poète par un censeur ; demain, on me fera prendre ma liberté de citoyen par un gendarme. Aujourd’hui, on me bannit du théâtre ; demain, on me bannira du pays. Aujourd’hui, on me bâillonne ; demain, on me déportera. Aujourd’hui, l’état de siége est dans la littérature ; demain, il sera dans la cité. De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot, néant. Si le gouvernement, mieux conseillé, ne s’arrête sur cette pente pendant qu’il en est temps encore, avant peu nous aurons tout le despotisme de 1807 sans sa gloire, nous aurons l’Empire sans l’Empereur.

Je n’ai plus que quatre mots à dire, Messieurs, et je désire qu’ils soient présents à votre esprit au moment où vous délibérerez. Il n’y a eu dans ce siècle qu’un grand homme, Napoléon, et une grande chose, la liberté ; nous n’avons plus le grand homme, tâchons d’avoir la grande chose.


Ce discours a été suivi d’applaudissements redoublés partant du fond et du dehors de la salle.

M. LE PRÉSIDENT : Une partie du public oublie qu’on n’est pas ici au spectacle.

Me  CHAIX-D’EST-ANGE : Messieurs, deux questions ont été agitées dans ce procès ; l’une de compétence : il s’agit de savoir si vous pouvez apprécier un acte dont la régularité vous est déférée ; l’autre, du fond : il s’agit de savoir en fait si cet acte est légal, régulier, conforme à la Constitution et à la liberté qu’elle a promise.

Sur la première question, soulevée par moi-même, je dois entrer dans quelques détails. Je devrais négliger la seconde : incompétents que vous êtes, je ne devrais pas examiner devant la juridiction consulaire si l’acte de l’autorité administrative est légal et doit être aboli. Mais avant tout, Messieurs, il y a un devoir de conscience et d’honneur que l’avocat doit remplir. Il ne voudra pas laisser sans réponse les reproches qui sont adressés ; il ne voudra pas qu’il reste cette honte, il la repoussera, et ç’a été là, Messieurs, la première condition de ma présence dans la cause, que si l’on adressait des reproches graves à l’autorité que j’étais chargé de représenter et de défendre, je prendrais la parole sur le fond, et prouverais devant des hommes d’honneur que l’autorité a rempli son devoir.

J’espère que j’obtiendrai de ce public, si ardent pour la cause de M. Victor Hugo, si ami de la liberté, cette liberté de discussion qu’on doit accorder à tout le monde. Que personne ici ne se croie le droit d’interrompre un avocat dont jamais de la vie on n’a suspecté la loyauté ni l’indépendance. (Mouvement général d’approbation au barreau et dans l’enceinte du parquet.)

J’examine la première question, celle de compétence. Il y a des principes que dans toute argumentation il suffit, ce semble, d’énoncer, et qui ne peuvent jamais être soumis à aucune contradiction. Ainsi l’estime générale, ainsi l’expérience de tous les temps, ont consacré, de telle sorte qu’il n’est plus possible d’y porter atteinte, le principe de la division des pouvoirs dans tout gouvernement bien réglé.

Ainsi il y a le pouvoir législatif, c’est celui qui fait les lois ; il y a le pouvoir judiciaire, c’est celui qui les applique ; il y a le pouvoir administratif, c’est celui qui veille à leur exécution et à qui l’administration est confiée. Cette division n’est pas nouvelle. Le principe a été consacré dans des lois si nombreuses, dans des textes si précis, qu’il suffit de les énoncer.

Après avoir cité entre autres les lois de 1790 et de 1791, et invoqué l’autorité d’un vénérable magistrat, M. Henrion de Pansey, le défenseur ajoute : Je puis encore opposer à mon adversaire le témoignage d’un de ses collègues, de M. le vicomte de Cormenin, ce défenseur si ardent, si intrépide de la liberté.

Il ne faut pas, disait M. le vicomte de Cormenin, lorsqu’il n’était encore que baron (rire presque général suivi de violentes rumeurs au fond de la salle), il ne faut pas s’écarter de ce principe tutélaire de la division des pouvoirs.

Mon adversaire vous a cité le premier un jugement rendu par ce tribunal dans l’affaire relative à la pièce de MM.  Fontan et Dupeuty, au sujet du Procès du maréchal Ney. Le tribunal n’a pas seulement appuyé le rejet de la demande sur le cas de force majeure, résultat de l’intervention des gendarmes, il a nettement reconnu l’incompétence de la juridiction commerciale pour prononcer sur un acte d’administration. Dans cette affaire, en effet, on avait vu, comme dans celle-ci, une espèce de concert entre les auteurs et le théâtre, pour mettre le ministre en cause.

Me  ODILON-BARROT : Ne nous accusez pas de manquer de franchise ; nous n’avons connu votre intervention qu’à l’audience.

Me  CHAIX-D’EST-ANGE : Je vous prie de ne pas m’interrompre ; j’ai déjà assez de peine à lutter contre les interruptions de certains auditeurs qui épient mes moindres paroles. Vous voyez que je n’ai pu, jusqu’à présent, prononcer les mots de morale et d’outrages aux mœurs, sans exciter les plus inconcevables murmures.

On a invoqué le jugement rendu le 28 juillet 1830, dans l’affaire du Courrier Français. Un jugement rendu au milieu des combats et des périls, un jugement prononcé du haut de cette espèce de trône a proclamé l’illégalité des ordonnances du 25 juillet. Ce fut un grand acte de courage, un acte de bons citoyens ; mais faut-il, dans des moments de calme, citer ce qui s’est passé dans des temps de désordres ? Les juges qui ont rendu cette décision étaient comme les gardes nationaux, qui, illégalement aussi, se revêtaient de leur uniforme et allaient combattre pour la liberté et les lois.

Nous ne sommes heureusement plus à cette époque, et cependant M. Victor Hugo a une pensée qui le poursuit toujours ; M. Victor Hugo pense que l’ordre qui arrête sa pièce vaut au moins les ordonnances de juillet. Il pense que pour faire cesser cet ordre, on est prêt, comme lors des ordonnances de juillet, à faire une émeute ou plutôt une révolution. (Nouveaux murmures dans les mêmes parties de la salle.) L’auteur l’a dit lui-même dans une lettre par lui adressée aux journaux ; je le répète, parce que toute liberté doit entourer ici l’avocat qui parle avec conscience. (Applaudissements et bravos de la grande majorité des spectateurs.)

Oui, M. Victor Hugo a écrit qu’il voulait se jeter entre l’émeute et nous ; il a eu la complaisance, la générosité d’écrire dans les journaux pour recommander à la généreuse jeunesse des ateliers et des écoles de ne pas faire d’émeute pour lui, et de ne pas ressusciter sa pièce par une révolution.

Dans l’intérêt de l’administration, je devrais m’arrêter ici ; mais j’ai annoncé que je traiterais la question légale. Ici mes deux adversaires ne sont pas d’accord. Le client se raidit contre toute espèce d’entrave et toute espèce de mesures préventives, et veut, du moins avant la représentation, une liberté illimitée. Le défenseur n’est pas du tout du même avis : la censure pour le théâtre a paru au défenseur une question délicate ; aussi son argumentation est restée entourée de ces nuages dont son talent aime quelquefois à s’envelopper au milieu d’une discussion. (On rit.) Il est devenu, en quelque sorte, insaisissable ; il vous a prié de permettre à lui, homme politique, de ne pas prendre parti et de ne pas vous dire le fond de sa pensée, car sa pensée n’est pas encore définitivement arrêtée.

Or, je dis à mes adversaires : Mettez-vous donc d’accord. Si vous ne voulez pas la censure, dites-le franchement ; si vous en voulez, homme populaire, ayez le courage de le dire avec la même franchise, car il y a courage à braver les fausses opinions dont le public est imbu et à proclamer ostensiblement la vérité.

Je ne m’étonne pas, au surplus, de cette hésitation de mon adversaire. Lorsque M. Odilon-Barrot fut appelé, comme membre du conseil-d’État, à donner son avis sur la liberté des théâtres, il a reconnu la nécessité de la répression préventive ; seulement il ne voulait pas qu’elle restât dans les mains de la police. Un des préfets de police qui se sont succédé depuis la révolution, M. Vivien, a partagé le même avis. Qu’on ne vienne donc plus nous présenter la censure dramatique comme une attaque à la Charte avec effraction, et que M. Hugo, dans son langage énergique et pittoresque, ne se vante pas de souffleter un acte du pouvoir avec quatre articles de la Charte.

Toutes les lois sur les théâtres subsistent ; elles ont été exécutées sous le régime du Directoire ; aucune n’a été révoquée. Pouvait-il en être autrement ? Telle pièce peut être sans danger dans un lieu, et présenter dans d’autres les plus grands périls. Supposez, en effet, la tragédie de Charles IX, le massacre de la Saint-Barthélemy représenté sur le théâtre de Nîmes, dans un pays où les passions ou les haines entre les catholiques et les protestants sont si exaltées, et jugez l’effet qui en résulterait.

De trois espèces d’influence de l’autorité sur les théâtres dont vous a parlé mon adversaire, la seconde, celle de la censure, subsiste. En parlant de la première, celle de l’autorité municipale, mon adversaire est tombé en contradiction avec lui-même : car la loi de 1790 défend aux municipalités de s’immiscer dans la police des théâtres. L’influence des subventions n’aurait pas dû être traitée par un auteur dramatique.

Cependant mon adversaire insiste ; il prétend que c’est le ministre de l’intérieur et non le ministre des travaux publics qui devrait être chargé de la police des théâtres ; il s’est attendri sur ce pauvre ministre de l’intérieur dépouillé d’une de ses plus importantes attributions. Hé bien ! la police des théâtres est, aussi bien que les subventions, dans les attributions du ministre des travaux publics. C’est ce ministre et non celui de l’intérieur qui a été mis en cause dans l’affaire de la pièce du Maréchal Ney.

Pourquoi, dit-on, le ministre n’a-t-il pas exercé envers M. Victor Hugo la censure préventive, ce que mon adversaire appelle la bonne censure ? La raison en est simple. Le ministre a dit à M. Victor Hugo, qui se refusait à la censure : Je ne vous demande pas le manuscrit de votre pièce ; mais donnez-moi votre parole d’honneur que la pièce ne contient rien de contraire à la morale. La parole a été donnée ; voilà pourquoi la pièce a été permise sans examen.

M. VICTOR HUGO : Je demanderai à répondre à cette assertion du défenseur… (Bruits divers.)

Me  CHAIX-D’EST-ANGE : Les censeurs, j’en conviens, ont tué la censure ; ils l’ont souvent rendue odieuse ; mais que l’on se rassure : nos mœurs publiques et l’opinion publique sont toutes puissantes en France. Il ne serait pas dans le désir ni dans le pouvoir du gouvernement d’arrêter une pièce qui n’offrirait aucun danger pour la tranquillité ou pour la morale. Que M. Victor Hugo fasse un chef-d’œuvre (et il a assez de talent pour le faire), qu’il parle des bienfaits de la liberté, comme il parlait autrefois des bienfaits de la restauration, il sera écouté, et, s’il éprouve des entraves, justice lui sera rendue.

Me  ODILON-BARROT réplique sur-le-champ, et rappelle différentes circonstances des actes administratifs ont été reconnus illégaux par les tribunaux. Tel fut le principe de l’arrêt de la Cour de cassation au sujet de l’ordonnance de police qui enjoignait de tapisser les maisons lors des processions de la Fête-Dieu.

Ainsi les tribunaux ont toujours le droit d’apprécier les actes dont on fait dériver une poursuite ou une exception, de décider si cet acte puise sa force dans la loi, et si l’on peut fonder un jugement sur un pareil acte.

On a eu le courage, continue Me  Odilon-Barrot, je dirai presque l’audace, de voir dans le jugement que vous avez rendu dans l’affaire de l’imprimeur Chantpie et l’éditeur du Journal du Commerce, une espèce de sédition. Sans doute comme citoyens, comme individus, vous avez le droit de résister à des actes d’oppression ; mais quand nous sommes revêtus de la toge, quand nous exerçons une fonction publique, quand nous sommes institués pour faire respecter les lois, nous ne les violons pas, et c’est faire injure à un tribunal que de supposer que dans une circonstance quelconque, à la face du peuple, on a violé les lois. Non, Messieurs, le tribunal de commerce n’a point violé les lois dans l’affaire Chantpie, et sa gloire est d’autant plus belle, qu’il a résisté à l’arbitraire dans la limite de ses devoirs. Il a maintenu le respect des lois en les respectant lui-même.

Enfin, le défenseur qualifie d’ordre posthume la défense notifiée au Théâtre-Français, le 10 décembre, par M. le ministre des travaux publics. Il n’en est pas moins vrai qu’en refusant, le 24 novembre précédent, de jouer la pièce, le Théâtre-Français avait enfreint les conventions passées entre lui et l’auteur, et qu’aucun cas de force majeure ne saurait être allégué.

M. VICTOR HUGO : Je demande à dire seulement quelques mots.

M. LE PRÉSIDENT : La cause a été longuement plaidée.

M. VICTOR HUGO : Il y a quelque chose de personnel sur lequel il serait nécessaire que je donnasse une explication de fait.

Un passage du plaidoyer de Me  Chaix-d’Est-Ange me fournit l’occasion de rappeler un fait dont je n’avais point parlé d’abord, parce qu’il m’est honorable, et que je ne crois pas devoir me targuer de faits qui peuvent me faire honneur. Voici ce qui s’est passé :

Avant la représentation de ma pièce, prévenu par MM.  les Sociétaires du Théâtre-Français que M. d’Argout voulait la censurer, je suis allé trouver le ministre, et je lui ai dit alors : moi, citoyen, parlant à lui, ministre, que je ne lui reconnaissais pas le droit de censurer un ouvrage dramatique, que ce droit était aboli, selon moi, par la Charte ; j’ajoutai que s’il prétendait censurer mon ouvrage, je le retirerais à l’instant même, et que ce serait à lui à voir s’il n’y aurait point là, pour l’autorité, une conséquence plus fâcheuse que s’il permettait de jouer le drame sans l’avoir censuré.

M. d’Argout me dit alors qu’il était d’un avis tout différent sur la matière, qu’il se croyait, lui ministre, le droit de censurer un ouvrage dramatique, mais qu’il me croyait homme d’honneur, et incapable de faire des ouvrages à allusions, ou des ouvrages immoraux, et qu’il consentait volontiers à ce que ma pièce ne fût point censurée.

Je répondis au ministre que je n’avais rien à lui demander ; que c’était un droit que je prétendais exercer. M. d’Argout ne s’opposa point à ce qu’on représentât la pièce, et il renonça à la faculté qu’il croyait avoir de faire censurer l’ouvrage.

Voilà ce qui s’est passé ; j’invoque ici le témoignage d’un homme d’honneur présent à l’audience, et qui ne me démentira pas. Si M. d’Argout avait voulu censurer ma pièce, je l’aurais retirée à l’instant même. Je déclare qu’une députation du Théâtre-Français est venue, le matin même, chez moi me demander avec prière de ne pas retirer la pièce dans le cas où le ministre voudrait la censurer. Je persistai dans la volonté de ne point me soumettre à la censure ; je n’ai pas un seul instant voulu me départir de mon droit.

Voilà un fait que j’aurais pu raconter en détail dans ma plaidoirie, et j’ai la certitude qu’il ne m’aurait attiré qu’une vive sympathie de la part de vous, Messieurs, et de la part du public. Puisque l’avocat de ma partie adverse en a parlé le premier, je puis maintenant m’en vanter et m’en targuer.

Me  CHAIX-D’EST-ANGE : Le fait que j’ai rappelé était nécessaire à la défense sous un double rapport, en fait et en droit. Il n’était pas inutile de répondre à cette argumentation de mon adversaire, que le ministre a négligé d’exercer la censure préventive avant la représentation. J’ai expliqué pourquoi on n’a pas insisté pour avoir communication de la pièce, c’est parce que le ministre avait assez de confiance dans l’honneur et la loyauté de M. Victor Hugo, pour être persuadé qu’il n’y aurait dans son drame aucune atteinte aux mœurs publiques.

M. LE PRÉSIDENT : Le tribunal met la cause en délibéré pour prononcer son jugement à la quinzaine.

L’audience est levée à six heures moins un quart. La foule qui encombrait l’auditoire et toutes les avenues, a attendu M. Victor Hugo à son passage, et l’a salué de ses acclamations.

— JOURNAL DES DÉBATS, 20 DÉCEMBRE 1832. —



FIN DE LA NOTE.