Le Roi Odoacre, Patrice d’Italie

Le Roi Odoacre, Patrice d’Italie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 21 (p. 948-979).
LE ROI ODOACRE
PATRICE D'ITALIE



Les derniers temps de l’empire romain d’Occident, injustement dédaignés par les historiens modernes, présentent pourtant le plus intéressant spectacle de mouvement et de vie. Si les événemens ne s’y déroulent pas avec la marche régulière et majestueuse des grandes époques normales, le mélange des races y crée des individualités plus originales peut-être ; l’action personnelle y prend une place beaucoup plus large, et partout éclate l’imprévu. Les personnages les plus différens d’origine et d’habit s’y disputent la puissance sur les masses, armées ou désarmées : ici, c’est un moine qui fonde un gouvernement théocratique dans les villes romaines du Danube ; là, ce sont des évêques qui défendent leurs villes sur la brèche, affrontent des armées victorieuses, ou dirigent les négociations politiques les plus délicates ; là encore, ce sont des soldats qui deviennent empereurs, des empereurs qui deviennent prêtres, des Barbares qui se font plus Romains que les Romains eux-mêmes, des Romains qui aspirent à être Barbares. Les costumes sont mêlés, comme les caractères et les ambitions. Il faut une loi pour empêcher l’officier romain de souiller ses épaules d’une peau de mouton et de traîner dans les rues de Rome un long sabre goth attaché à des chaînes de fer. D’autres lois empêcheront bientôt le sujet barbare d’apprendre à lire et de se corrompre au contact des lettres et des arts de l’Italie. Au milieu de ce conflit de nationalités, d’intérêts, de sentimens opposés naissent les peuples modernes. Le tombeau de l’empire romain est fécond : un monde nouveau en sort tout armé.

Parmi les personnages des derniers temps de Rome, il en est un dont on parle beaucoup, que l’on connaît peu, et qui mérite pourtant d’être étudié : c’est Odoacre. On en a fait un conquérant venu du Nord avec d’effroyables Barbares pour enlever aux Italiens le tiers de leur territoire. Ce mot de conquête appliqué aux événemens du Ve et du VIe siècle, semble tout expliquer sans peine, et au fond dispense de rien expliquer. Odoacre ne venait point en conquérant des bords du Danube, où il n’avait jamais régné ; il sortait de la garde impériale romaine, où il était soldat. Son rôle ne fut pas celui d’un chef de sauvages s’abattant sur un pays civilisé et s’y partageant les hommes, les villes et les champs ; Odoacre, chef d’une révolte des troupes romaines, fut un dictateur militaire comme Sylla, comme Jules César, comme Auguste ; il récompensa comme eux ses vétérans et ses jeunes soldats en imposant pour contribution de guerre à l’Italie une portion de son territoire ; seulement ces recrues et ces vétérans étaient des Barbares, et le dictateur lui-même un Barbare, parce qu’il n’y avait plus alors que des Barbares sous le drapeau de Rome. On se sert donc d’une formule erronée quand on écrit : « Odoacre conquiert l’Italie, Odoacre fonde un royaume barbare en Italie. » Rien n’est plus propre que de telles formules à faire dévier l’histoire de son vrai sens. Odoacre ne s’appela jamais roi d’Italie, aucun contemporain ne lui donne ce titre ; il fut roi de ses soldats et patrice gouvernant l’Italie, avec l’agrément du sénat de Rome au nom de l’empereur d’Orient.

J’essaierai d’exposer brièvement ici les événemens qui amenèrent la suppression de l’autorité impériale en Occident, et de bien définir la nature du pouvoir substitué par Odoacre à celui des césars. Mon but est de mettre en saillie non pas seulement le caractère de cet aventurier fameux, mais généralement celui des Barbares qui participèrent au maniement des affaires romaines dans cette période suprême de l’empire : classe particulière de Barbares qui sert de transition entre le Barbare pur et le Romain.

Odoacre se montre à nous dans l’histoire flanqué de deux personnages à physionomie étrange : l’un est un ancien secrétaire d’Attila, le Pannonien Oreste, père de l’enfant qui vint clore la liste des césars ; l’autre est un moine, fondateur d’un petit royaume théocratique, sur le versant septentrional des Alpes tridentines et juliennes. Ce moine, honoré par l’église sous le nom de saint Séverin, donna le plus parfait modèle de ces gouvernemens spirituels établis d’un commun consentement, au nom de la morale et de la religion, sur les ruines du gouvernement temporel, et qui, dans les formules de l’époque, prenaient parfois le nom de gouvernement de Dieu. Séverin ne fera qu’apparaître dans ce récit, son action étant restée étrangère à l’Italie ; mais en revanche on y verra se dessiner le plus grand des évêques du Ve siècle, Épiphane de Pavie, à qui n’a manqué, sous l’habit du prêtre, aucune des qualités du héros, ni le génie, ni le dévouement, ni l’amour de son pays.

Séverin était venu s’établir en Pannonie dans l’année même qui suivit la mort d’Attila, et quand ce pays était bouleversé par les guerres cruelles que se livraient les fils et les capitaines du conquérant pour se partager sa dépouille. Nul ne connaissait le nouveau-venu, et nul ne sut jamais ni son origine ni sa vie passée. Toutes les fois qu’on l’interrogeait sur sa personne, il semblait montrer de l’irritation ou gardait un silence dédaigneux. Dieu l’avait envoyé, disait-il, pour assister des populations souffrantes, souffrir avec elles, et non pour satisfaire une futile curiosité. Cet homme, encore jeune, d’une austérité de vie incroyable, même chez un moine, et d’une volonté à l’épreuve des plus grands obstacles, entreprit de sauver de l’irruption barbare les villes romaines du Danube, qui n’avaient plus ni soldats pour les défendre, ni magistrats pour les gouverner. Il leur inspira l’énergie de se protéger elles-mêmes, il les rattacha entre elles par un lien commun, au nom de Dieu et de la charité ; il fut leur conseiller, leur sauveur, leur roi absolu. Son autorité s’étendit pareillement sur les peuples barbares qui enveloppaient ces villes et les menaçaient. Le saint (c’est ainsi qu’on l’appelait) fut bientôt considéré comme un messager du ciel et un prophète, dont tous les actes étaient des miracles et toutes les paroles des prédictions. Étrange gouvernement, dont le Capitole était une cellule, le despote un saint, et les ministres des moines ordonnant, administrant, faisant la paix ou la guerre !


I

Vers l’année 470 ou 471, lorsque le règne d’Anthémius commençait à chanceler en Italie et que celui du moine Séverin dans le Norique atteignait son plus haut degré de puissance, un soldat ruge, parti des bords du Danube pour aller, à travers les Alpes, chercher du service en Italie, passa près de la cellule du saint, placée dans un des vallons les plus agrestes du mont Kalenberg. Aucun Barbare n’approchait jamais de ce lieu vénéré sans visiter le prophète, lui demander sa bénédiction et provoquer de lui quelque mot qu’on pût regarder comme un avis ou une prédiction, et que chacun interprétait suivant sa pensée. La cellule était basse, et le nouveau visiteur, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, ne put franchir le seuil qu’en se baissant, et se tenir debout sous le toit qu’en courbant la tête. C’était un homme encore jeune, d’une allure martiale, et dont la physionomie intelligente et hardie contrastait avec son misérable accoutrement de peaux de mouton sales et déchirées. « Tu es grand, et pourtant tu grandiras encore, » lui dit Séverin en fixant sur lui un de ces regards qui semblaient percer l’avenir. Le Barbare recueillait avec avidité les paroles du saint, comme si elles eussent répondu à une consultation intérieure, et il tressaillit quand celui-ci ajouta en le congédiant : « Poursuis ta route, va en Italie sous les peaux grossières qui te couvrent ; le temps n’est pas loin où le moindre des cadeaux que tu distribueras à tes amis vaudra mieux que tout le bagage qui fait maintenant ta richesse. » Ce soldat s’appelait Odoacre, fils d’Édécon. Il reprit sa marche, plein de joie, conservant dans le secret de son cœur, comme un gage assuré de sa fortune, les paroles d’un prophète que l’événement ne démentait jamais.

Arrivé en Italie, Odoacre y trouva facilement l’emploi de son bras. La mâle tournure et la haute taille des guerriers ruges étaient faites pour attirer l’attention des recruteurs romains. Les volontaires de cette nation, et généralement tout ce qui sortait des bandes d’Attila, à l’exception peut-être des Goths, trouvaient à la cour de Ravenne un chaud protecteur et presque un compatriote dans la personne du Pannonien Oreste, autrefois secrétaire du roi des Huns, maintenant officier supérieur dans la garde des empereurs d’Occident. L’ancien ministre d’Attila n’avait point oublié ses amis barbares.

De tous les aventuriers romains ou barbares que produisit le Ve siècle, ce siècle des grands aventuriers de l’ancien monde, aucun n’offrit dans sa vie de plus étranges contrastes que cet Oreste, sorti des chariots des Huns pour aller fermer, sur le trône impérial d’Occident, en la personne de son fils, la succession de Jules César et d’Auguste. Né à Pettau, en Illyrie, d’une famille honnête de provinciaux, il s’était allié à une plus illustre, en épousant la fille du comte Romulus, personnage considérable même hors de sa province, et honoré de plusieurs missions par les césars de Ravenne. Avec une merveilleuse souplesse d’esprit, que n’embarrassaient guère les scrupules de conscience, Oreste savait toujours accommoder son patriotisme aux vicissitudes de sa patrie. Romain au temps où la Pannonie était romaine, Barbare lorsque les Huns l’occupèrent, mais prêt à redevenir Romain au premier retour de fortune, il servit loyalement, à mesure qu’elles se présentèrent, toutes les causes que lui imposa la nécessité. Attila n’eut pas de ministre plus fidèle, l’empire de plus dangereux adversaire, tant que dura la domination des Huns ; mais à la mort du conquérant il regarda ses engagemens comme rompus, et, refusant de prendre part aux luttes de ses compagnons d’armes, il vint avec sa famille et ses trésors se fixer en Italie, où il dépensait noblement la part qu’il avait touchée dans le pillage de l’empire. Ainsi rendu à sa première situation, le secrétaire d’Attila se montrait un bon et utile Romain. Sa profonde connaissance des mœurs et des intérêts barbares le fit rechercher par les ministres des empereurs et par les empereurs eux-mêmes. Il se glissa dans leur intimité, fut bientôt de tous leurs conseils, et obtint un commandement dans le corps des domestiques, poste envié et réellement important en ce qu’il servait de marchepied à tout.

Par suite de ses aventures mêmes et des relations de sa vie passée, Oreste pouvait rendre à l’empire des services de plus d’un genre ; mais le plus important de tous se trouvait en quelque sorte entre ses mains. La question de vie ou de mort pour la Romanie occidentale était alors dans la composition de ses armées : non pas qu’il s’agît encore, comme sous Marc-Aurèle ou Probus, d’y combiner avec prudence l’élément national et l’élément étranger, de manière à garantir toujours la prééminence au premier ; le temps des simples tempéramens n’était plus, et le gouvernement d’Occident se résignait à ne plus compter sous ses enseignes que des soldats étrangers. La question était de décider si ces soldats étrangers formeraient au sein de l’Italie une armée ou un peuple. Sans doute le recrutement des mercenaires barbares dans un seul peuple, par l’intermédiaire d’un chef ou roi de ce peuple, généralissime romain, offrait de grands avantages de facilité et de cohésion ; mais Ricimer en Italie, Aspar à Constantinople, avaient mis à nu les inconvéniens d’un pareil système, qui amenait, comme conséquence inévitable, la dépendance des empereurs et l’abaissement de l’autorité impériale devant le patriciat barbare. Le remède à ce mal, remède bien impuissant encore, consistait à changer le mode de recrutement, au moins pour une portion des troupes, à diviser les commandemens, à créer entre les chefs des rivalités de position, en un mot à détruire au profit de l’empereur cette unité et souvent cette hérédité du gouvernement militaire qui faisait la force des patrices barbares, entrepreneurs d’armées romaines.

Dans la Romanie orientale, Léon avait accompli ce travail avec succès. En composant sa garde de recrues isauriennes opposées aux fédérés goths de Théodoric le Louche et d’Aspar, et remettant le commandement de cette garde à l’Isaurien Zenon, devenu son gendre, il avait su se préserver lui-même, et chasser des abords du trône la dynastie militaire des Ardabures, maîtresse de l’Orient depuis un demi-siècle. L’Occident, il est vrai, ne comptait, parmi ses populations sujettes de l’empire, rien de comparable pour l’énergie guerrière aux sauvages tribus de l’Isaurie ; mais à défaut de Romains on pouvait opposer les Barbares aux Barbares, et combiner, pour la garde des empereurs, un système d’enrôlement qui échappât à l’action de Ricimer. Il semble que ce fut là l’idée d’Anthémius, et peut-être la cause immédiate de sa ruine. On voit en effet, vers cette époque, des corps entiers, et en particulier celui des domestiques, se recruter de Ruges, d’Hérules, de Scyres, de Turcilinges, d’Alains, enrôlés individuellement ou par petits groupes isolés, et ces bandes de race différente, soumises au commandement d’officiers romains, formèrent, suivant toute apparence, ce qu’on appela les nations. Ce ne fut plus, comme l’armée de Ricimer, une masse homogène, un peuple que son roi louait à l’empereur, mais une troupe stipendiée directement par l’empereur, et qui lui resta fidèle quand la guerre éclata entre son patrice et lui. Telle est en effet la transformation qu’on voit s’opérer sourdement dans la milice romaine sous le règne d’Anihémius. Oreste semblait fait exprès pour la diriger, lui qui connaissait si bien les intérêts, les mœurs, les alliances ou les inimitiés des Barbares, et que ceux-ci regardaient presque comme un homme de leur sang. On peut supposer qu’il fut d’abord employé par Anthémius à des missions de ce genre, et que l’aventurier pannonien dut à cette utilité toute particulière sa faveur marquée à la cour et un poste dans la garde palatine. Le scribe qui avait tenu le registre des armées d’Attila devint le recruteur en chef de la garde des césars.

Grâce à cette circonstance et à l’engouement dont les recrues ruges, hérules et turcilinges furent dès lors l’objet, Odoacre entra d’emblée dans le corps des domestiques, en qualité de doryphore ou porte-lance. Oreste l’attacha à son service personnel ; il le prit pour écuyer, nous dit la tradition. Le fils d’Edécon assista, dans cette situation modeste, aux guerres civiles qui amenèrent la chute d’Anthémius, suivie si promptement de la mort de Ricimer et de celle d’Olybrius, son digne protégé. Ces guerres durent offrir au doryphore plus d’une occasion de montrer sa vive intelligence et son audace. Il s’acquit dans la milice palatine, ennemie des Suèves, une popularité qui faisait déjà de lui un personnage important, quand il n’était encore que simple soldat.

Dans cette position, Odoacre assista aux grands drames qui précédèrent la chute de l’empire d’Occident. Il prit part à la lutte de Ricimer contre Anthémius. Il vit les progrès des patrices barbares, se rendant maîtres du trône impérial sans oser eux-mêmes s’y asseoir, puis le patriciat, devenu héréditaire, transmis du puissant Ricimer à l’imbécile Gondebaud. Il traversa le règne ridicule d’Olybrius, le protégé des Vandales, puis celui de Glycerius, le protégé des Burgondes, règnes éphémères, mais trop longs pour l’honneur et le bonheur des Romains, et marqués tous deux, à des degrés différens, par l’affaiblissement de l’empire et l’avilissement de l’empereur. Enfin il servit sous Népos.

Le nom de cet avant-dernier des césars ne réveille plus dans la postérité qu’un seul souvenir : il se nommait Julius, comme le premier de ces maîtres du monde. C’est à peu près tout ce qu’on sait de lui ; pourtant ce fut un homme juste et bon, plein d’intentions droites, qu’on lui dénia, et de vertus civiles, qui n’excitèrent que le mépris. Sa mauvaise étoile semblait aggraver encore les destinées de Rome, déjà si fatalement entraînée vers la ruine. Envoyé par l’empereur d’Orient avec une armée orientale pour délivrer l’Italie de la honteuse tyrannie de Gondebaud, il fut traité comme un usurpateur étranger, comme un lieutenant de Léon, chargé de la conquête de Rome au profit de Constantinople. Sa clémence envers Glycerius ne servit qu’à lui réserver un bourreau, sa condescendance respectueuse envers le sénat qu’à l’amoindrir et le livrer sans défense à la haine des sénateurs ; enfin tout tourna contre lui, jusqu’aux espérances que ses bonnes qualités avaient fait naître. Ces tristes spectacles, en dévoilant à tous les yeux les vices cachés de ce grand empire, sa faiblesse, et les passions qu’il fallait soulever pour le perdre, durent à la fois éveiller l’ambition d’Odoacre et lui enseigner la route à suivre pour parvenir à ce but.

L’avènement de Népos avait été l’occasion d’une prise d’armes de la part des Visigoths de Toulouse. Euric, leur roi, envahit le Limousin, le Berri et l’Auvergne ; mais l’héroïque résistance de Clermont, défendue par son évêque, Sidoine Apollinaire, et par le maître des milices, Ecdicius, beau-frère de l’évêque, força les Visigoths à la retraite. Ils allaient revenir au printemps de l’année 475, irrités de leur défaite et décidés à conquérir non-seulement l’Auvergne, mais la Gaule Narbonnaise. C’était une guerre dangereuse, qui mettait en péril, avec la dernière province romaine à l’ouest des Alpes, la dernière armée de l’empire d’Occident. Avant de l’entreprendre, Népos voulut consulter l’Italie ; il réunit les conseils provinciaux de la péninsule, leur demandant leur avis sur le parti qu’il fallait prendre. L’Italie émit le vœu qu’on négociât. Les conditions de la paix furent dures, et un traité solennel céda l’Auvergne aux Visigoths : à ce prix seulement, Népos sauva la Narbonnaise. Mais l’Auvergne ne se soumit point ; elle voulut rester Romaine en dépit de Rome, et le maître des milices, Ecdicius, se retranchant dans ses montagnes avec une troupe de patriotes dévoués, appela la Gaule entière aux armes. Népos se vit contraint de dépouiller de sa charge, comme rebelle, un homme qu’il admirait ; il en revêtit le Paunonien Oreste, alors patrice, et commandant en chef d’une armée campée sous les murs de Rome, Oreste reçut l’ordre de conduire cette armée en Gaule pour pacifier la cité d’Auvergne et assurer l’exécution du traité passé avec le roi des Visigoths. C’est ici que s’ouvre la série des événemens qui, en moins d’une année, firent du porte-lance Odoacre un général et plus qu’un empereur.

L’armée réunie sous les murs de Rome se composait des corps qui avaient pris parti pour Népos et de ceux qui, restés fidèles à Glycerius, s’étaient dispersés lorsque leur chef leur avait donné, par sa retraite précipitée, le signal de la déroute. Répandus dans la campagne de Rome, ils l’infestaient de leurs brigandages, et une fois la guerre terminée, Népos s’occupa de les rallier et de les refondre avec les premiers, afin de reconstituer sur son ancien pied l’armée italienne. Il semble qu’Oreste avait été chargé de ce travail. Soit que le Pannonien, voyant Glycerius s’abandonner lui-même, eût déserté sans scrupule pendant la lutte, entraînant avec lui la garde impériale, dont il était un des chefs influens, soit qu’il eût attendu, suivant son habitude, que la fortune eût prononcé, on le retrouve après la victoire à la tête de l’armée reconstituée, et le plus important des capitaines de Népos. Il avait son quartier-général à Rome même, dont il occupait le territoire, tandis que l’empereur était rentré dans Ravenne, véritable siège du gouvernement et métropole des affaires.

Ce voisinage de Rome, dangereux pour la discipline des soldats, l’était encore plus pour la fidélité des officiels. C’est là que se donnaient carrière, avec une liberté qu’ils n’eussent pas osé invoquer ailleurs, les partis ennemis de Népos : fonctionnaires disgraciés de Glycerius, sénateurs oubliés par le nouveau prince, vieux Romains dont l’orgueil ne se mesurait pas à la réalité des choses, et qui voyaient de bonne foi dans une intervention de l’empire d’Orient un attentat contre Rome et une oppression pour l’Italie, ambitieux de toute classe, fauteurs de révolutions sous le masque du patriotisme occidental. Ni les bonnes intentions de Népos, ni ses efforts pour faire le bien, n’avaient réussi à le rendre populaire. L’amère critique dont ses actes étaient l’objet dans la ville éternelle parut aisément à des généraux avides de pouvoir un appel à la révolte. L’histoire ne saurait affirmer, en l’absence de documens positifs, que le sénat ou du moins une notable partie du sénat prit une part directe au complot qui ne tarda pas à s’organiser ; mais l’attitude des sénateurs vis-à-vis de ce malheureux prince fut si ouvertement hostile, que l’empereur d’Orient put leur dire plus tard avec justice : « C’est vous qui l’avez renversé. »

Dans ce tourbillon de préjugés et de passions qui travaillaient pour lui, Oreste, clairvoyant et réservé, se tenait prêt à tout événement. Sans se compromettre par de vaines paroles, il aidait la désaffection à se glisser peu à peu parmi les soldats. La présence des auxiliaires grecs dans les troupes de Népos pendant la dernière guerre était une arme à deux tranchans, redoutable dans la main des provocateurs de désordre, qui sans doute ne la laissaient pas reposer. À ceux qui avaient fidèlement soutenu Glycerius, ils pouvaient dire : « Vous avez été vaincus par des Grecs ; » aux soldats de Népos : « Vous avez marché à la suite d’un Grec. » Ce fait, présenté comme une injure, offensait ces esprits grossiers, et la vanité barbare prenait parti pour l’orgueil italien. L’ordre, reçu tout à coup, d’aller en Gaule remettre la cité d’Auvergne aux Visigoths réveilla en outre dans ce ramas d’étrangers des idées qu’il eût été plus prudent de ne point exciter. Qu’iraient-il faire au-delà des Alpes ? Assister au partage de l’un des territoires les plus fertiles de l’Occident, le livrer à des Barbares, et comprimer au besoin la résistance des provinciaux dépossédés ! Lorsque Rome traitait si généreusement ses ennemis, pourquoi ses défenseurs étaient-ils réduits à une maigre paye pour prix de leur sang ? Le temps des auxiliaires ne viendrait-il pas aussi ? Les soldats de Rome ne demandaient qu’à être traités comme les Visigoths ! Des pensées de ce genre s’agitaient dans beaucoup de têtes, et, sans les approuver ni les combattre, ou, pour mieux dire, en les combattant mollement, Oreste laissa se développer ce terrible ferment qui devait tout emporter. Ainsi se noua entre le compagnon d’Attila et les anciennes bandes du roi des Huns on ne sait quel contrat bizarre, un accord tacite, un complot sans engagement mutuel, mais qu’une des parties put invoquer après le succès.

Si Népos, instruit de ce qui se passait, crut porter remède à ces manœuvres en éloignant Oreste avec une partie de son armée, il se trompait étrangement sur la gravité du mal, et ne connaissait guère l’homme à qui il avait affaire, car, après avoir résolu l’éloignement des troupes, il ne prit aucune mesure pour l’assurer ; aucune ne fut prise non plus pour garantir Ravenne contre une attaque possible. L’armée d’expédition partit de Rome, au commencement de mars, par la voie militaire qui conduisait en Gaule à travers l’Étrurie, et, se bifurquant à Forum-Livii, aujourd’hui Forli, se dirigeait de là sur l’Adriatique : c’était à la fois la route de Milan et celle de Ravenne. Elle marchait silencieusement à grandes journées, irritée au fond, mais ne dénotant par aucun de ses actes un état actuel de révolte : aussi la surprise de Népos fut complète. Selon toute apparence, c’est à Forum-Livii qu’Oreste, maître de la route de Ravenne et tenant l’empereur sous sa main, leva le masque et déclara à sa troupe qu’il ne la menait pas hors de l’Italie déshonorer le nom romain, mais à Ravenne, où elle aurait occasion de le venger. Chefs et soldats protestèrent qu’ils étaient prêts à le suivre.

Quant à Népos, il restait comme assoupi dans sa sécurité. Lorsque des bruits vagues vinrent exciter tout à coup son attention, il observa avec anxiété cette marche mystérieuse de son patrice, perdant en conjectures et en hésitation un temps précieux pour agir. Il eût pu dès le principe appeler à lui les corps disséminés en Ligurie et se fortifier dans Ravenne : bientôt il fut trop tard ; le passage se trouva fermé par l’approche des colonnes ennemies, et la mer seule lui resta. Dans cette conjoncture, il fit appareiller un des navires du port pour s’y jeter à tout événement. Aucun effort ne fut tenté pour défendre la ville, et au moment où l’avant-garde d’Oreste attaquait la longue et étroite chaussée coupée de ponts qui reliait Ravenne à la terre ferme, Népos gagna le quartier de Classe et s’embarqua. Suivant toute vraisemblance, sa petite flotte dalmate prit le large avec lui. Ainsi le protégé de Léon regagnait Salone, qu’il avait quittée quatorze mois auparavant, si plein d’espérances déçues, et où Glycerius l’attendait. Les deux ennemis allaient se retrouver face à face dans une singulière parité de destin : tous deux empereurs d’Occident dépossédés et exilés, tous deux partageant l’administration de la Dalmatie, l’un comme prince, l’autre comme évêque. Jamais les dérisions de la fortune n’avaient été à la fois plus burlesques et plus amères.

Oreste fit son entrée à Ravenne le 28 mars de l’année 475, et, contre toute attente, il ne s’installa point, du moins comme empereur, dans le palais resté vacant ; il ne prit point la pourpre, et si les soldats la lui offrirent, il la refusa. Ce n’était pas là son jeu. Soit qu’il affectât de suivre en tout la tradition des patrices barbares, plus confiant dans leur stabilité que dans celle des césars, soit qu’il craignît de payer trop cher ses complices, s’il acceptait la souveraineté pour lui-même, il déclara n’en point vouloir, et son refus rejeta l’Occident dans l’embarras des interrègnes. Celui-ci dura deux mois, pendant lesquels Oreste fut censé chercher un candidat qu’il ne trouvait pas, et pendant lesquels aussi, comme on le pense bien, aucun ne vint s’offrir à son choix. Le sénat, les villes, l’armée, se montraient impatiens d’en finir, quand un coup de théâtre leva soudainement les incertitudes.

J’ai dit plus haut qu’Oreste, venu en Italie après la mort d’Attila, y avait amené sa famille, composée de son père ou de son beau-père, le comte Romulus, de sa femme jeune encore, et d’un frère nommé Paulus, qui s’était attaché à sa fortune. Depuis leur établissement au midi des Alpes, la fille du comte Romulus lui avait donné un fils qui pouvait avoir alors treize ou quatorze ans, et portait le nom de son aïeul. Les parens du nouveau-né, par un jeu d’esprit assez bizarre, avaient ajouté au nom patronymique de Romulus le surnom d’Augustus, comme pour réunir sur la tête de cet enfant le double souvenir du fondateur de Rome et du premier de ses empereurs. Ce rapprochement puéril passa plus tard pour une prophétie. Suivant l’usage romain, le jeune fils d’Oreste fut désigné par son surnom d’Augustus, et plus familièrement par le diminutif Augustulus, qui signifiait le petit Augustus. Il grandit près de son père, au milieu des soldats, et comme il était gracieux et beau (l’histoire a pris soin de nous le dire), il devint l’idole de l’armée qu’Oreste commandait. Un jour donc, c’était le 29 octobre, l’interrègne se prolongeant trop au gré de tout le monde, une troupe, envoyée on ne sait par qui, envahit la demeure du patrice, s’empara de l’enfant, le plaça sur un bouclier, et, après l’avoir affublé d’un manteau de pourpre emprunté à la garde-robe des césars, et trop grand pour sa taille, elle le promena de rue en rue, proclamant Romulus Augustus empereur de la Romanie occidentale, aux applaudissemens du peuple et de l’armée. C’est ainsi du moins que nous pouvons nous figurer l’élévation du fils d’Oreste, en rapprochant les divers détails transmis jusqu’à nous.

Arrivé par la ruse au but qu’il désirait, l’aventurier pannonien se crut bien plus sûr du pouvoir impérial que s’il l’avait possédé lui-même, car il restait patrice et généralissime de son fils. Or, l’intérêt du patrice et celui de l’empereur étant exactement les mêmes et se protégeant l’un par l’autre, rien ne pourrait les ébranler : voilà ce que se disait Oreste, tandis que d’un autre côté l’Italie et le sénat voyaient dans cette combinaison un gage de stabilité. Oreste était estimé des sénateurs, et généralement on s’accordait à reconnaître en lui une capacité applicable à beaucoup de choses. Il prit en main, comme tuteur de son fils, les rênes de l’administration publique. Le petit Auguste, ainsi qu’on continua de l’appeler, ceux-ci par moquerie, ceux-là parce que c’était son surnom de famille[1], fut confié à la direction d’un prêtre italien nommé Pirménius, homme de haute naissance et de grandes vertus, qu’Oreste aimait à consulter sur les affaires de l’état, et qu’il traitait comme un père. Au moyen de ce prêtre en relation avec les évêques, le patrice sut se ménager l’affection du clergé italien. En même temps il entra en négociation avec Genséric, pour mettre un terme à la guerre qui frappait de stérilité depuis vingt ans le commerce de l’Occident et promenait l’épouvante sur toutes ses côtes. Enfin, pour n’être point en faute vis-à-vis de la constitution romaine, et sans se faire d’ailleurs illusion sur le succès, Oreste députa à Constantinople deux officiers de son palais, Latinus et Madusius, chargés de notifier à l’empereur d’Orient (c’était alors Basilisque) l’avènement de Romulus Augustus, lui envoyant, suivant la coutume, le portrait du jeune césar entouré de lauriers ; mais lettre et portrait furent repoussés avec mépris : le successeur de Théodose, si indigne qu’il fût lui-même, refusa de reconnaître pour frère et collègue le fils du secrétaire d’Attila.

Quant à ces affaires de la Gaule, si funestes à Népos, Oreste prudemment les laissa se dénouer d’elles-mêmes, déclinant toute responsabilité dans des événemens qu’il n’avait point fait naître. Les Visigoths prirent possession de l’Auvergne sans grande peine, car la soumission d’Ecdicius avait frappé au cœur la résistance nationale, et d’ailleurs les nouveaux troubles de l’Italie diminuaient pour les Gallo-Romains le regret d’être séparés d’un empire qui ne pouvait plus compter sur une année de paix intérieure. Euric donna pour gouverneur aux Arvernes le comte Victorius, dont l’administration, d’abord assez modérée, sut ménager les sentimens religieux de ce pays, attendu que lui-même était catholique ; mais, comme tous ces Gallo-Romains qui vendaient leurs services aux Barbares, Victorius était au fond un homme sans probité et sans mœurs, qui, forcé bientôt de quitter l’Auvergne et s’étant réfugié à Rome, y fut lapidé par la populace pour le scandale de ses débauches. Après l’abandon de cette province par l’empire, il ne resta plus à l’ouest des Alpes d’autre vestige des conquêtes romaines que la Narbonnaise, réduite aux deux tiers environ de son ancien territoire. La paix qu’Oreste négociait avec les Vandales put sembler un petit dédommagement d’une si grande perte. En somme, le gouvernement d’Augustule, adopté par l’Italie, la laissait reposer de deux secousses violentes, et semblait d’ailleurs assez fort pour résister à de nouveaux orages. Ce n’était là qu’une illusion. Un état si longtemps bouleversé dans ses fondemens ne pouvait plus connaître que des trêves plus ou moins longues ; la paix ne lui appartenait plus. « Nous jouissions du repos, dit un auteur contemporain, interprète des sentimens du clergé italien, le biographe et le successeur de l’évêque Épiphane, nous jouissions du repos sans songer à l’avenir ; mais voilà que tout à coup l’ennemi, l’infatigable fabricateur de crimes, amoncelle des fermens de douleurs ; voilà que sa main répand dans l’ombre la semence des discordes, et que, par l’espérance de nouvelles révolutions, il éveille, il excite des hommes perdus[2]. »

Ces hommes perdus, c’étaient les soldats de l’empire, et le démon qui les agitait était celui de la cupidité. L’idée que Rome leur devait bien, à eux ses défenseurs, la même faveur qu’à ses ennemis, Goths, Burgondes et Franks, à qui elle distribuait ou laissait prendre ici des terres, là des colons et des villes ; cette idée, excitée tout naturellement par l’exemple de ce qui se passait en Gaule et en Pannonie, avait fini par s’enraciner dans la tête des auxiliaires barbares. Sans doute Oreste ne leur avait rien promis avant la révolte, il avait même décliné soigneusement, en homme habile, toute occasion de se prononcer pour ou contre de semblables demandes ; mais il se trouvait tacitement engagé par la révolte dont il recueillait le fruit. En favorisant l’ambition d’un homme qu’elles regardaient comme un Barbare d’adoption, les bandes d’Attila devaient penser qu’elles seraient traitées comme elles voulaient l’être. Elles attendirent donc patiemment pendant quelques mois qu’il prît l’initiative d’une distribution de territoire en Italie ; puis, quand elles ne virent rien arriver, elles se crurent frustrées. Un vif mécontentement éclata ; les cabales succédèrent aux murmures ; une partie de l’armée menaça de s’insurger. Le foyer de l’agitation se trouvait dans le corps formé de Ruges, de Scyres, de Turcilinges, qui occupait en ce moment les camps retranchés de la Ligurie. C’étaient précisément les troupes sur lesquelles Oreste avait dû le plus compter, celles qui, selon toute probabilité, avaient le plus fait pour son élévation. Peut-être le patrice, en les éloignant, avait-il voulu se dérober à leurs réclamations ; et pour contre-balancer l’effet de cette sorte de disgrâce, il s’était entouré de Barbares moins exigeans et du peu de Romains qui restaient encore sous les drapeaux de Rome.

La fermentation des camps de Ligurie aboutit d’abord à une requête solennelle adressée au patrice pour lui demander au nom de l’armée la concession du tiers des terres en Italie. On se flattait sans doute d’être très modéré dans la demande, quand les Visigoths et les Burgondes s’attribuaient en Gaule les deux tiers du territoire, et que d’autres Barbares prenaient tout. Oreste refusa courageusement. Au fond, il avait le cœur romain, et, flatté de la confiance que les Italiens lui témoignaient, il eût rougi d’attacher son nom à une si sauvage spoliation. Son refus, nettement exprimé, excita parmi les auxiliaires, comme on devait le prévoir, une tempête violente ; de la mutinerie ils passèrent à la révolte. Au premier rang des mécontens se distinguait un homme qu’à sa haute taille, à la hardiesse de ses discours, à l’entraînement qu’il exerçait sur ses grossiers compagnons, on reconnaissait tout d’abord pour l’ancien soldat d’Oreste, le Ruge Odoacre, arrivé dans le corps des domestiques à quelque grade encore subalterne. Il promit à ses camarades de les mettre en possession de ce qu’ils demandaient, s’ils l’agréaient pour chef, et ceux-ci le nommèrent sans hésiter. La guerre dès lors commença. Odoacre, placé au pied des Alpes, en communication facile et prompte avec les peuples du Danube, appela à lui tout ce qui voulut s’enrôler parmi les Ruges, les Alains, les Turcilinges et les Scyres. Ces Barbares vinrent en grand nombre rejoindre leurs frères en Ligurie, et formèrent avec eux une armée redoutable. Il paraîtrait même, à la manière dont quelques historiens s’expriment, qu’Odoacre en personne alla présider à ces levées, et que lorsqu’il reparut en Italie par le passage des Alpes tridentines, il ressemblait beaucoup plus à un envahisseur barbare qu’à un officier de l’empire romain.

Pendant ce temps-là, Oreste, résolu à ne point céder, concentrait dans Ravenne tout ce qui restait à l’Italie de troupes fidèles, et quoiqu’elles fussent clair-semées et travaillées elles-mêmes par des fermens de discorde, il prit l’offensive contre Odoacre. La première rencontre eut lieu dans la plaine de Lodi, appelée alors Laus Pompeia. Affaibli par la désertion d’une partie des siens, le patrice dut se réfugier derrière le Lambro, afin de couvrir du moins les approches de Pavie, qu’on regardait dès ce temps comme la plus forte des villes liguriennes. Suivant une tradition en vigueur au moyen âge et recueillie par les écrivains italiens, il se retrancha dans une position avantageuse, près des collines qui portent aujourd’hui le nom de San-Columbano ; mais Odoacre, par une manœuvre hardie, remonta le Lambro, qu’il franchit à gué vers son cours supérieur, et revint lui-même, par la rive droite, couper à son ennemi le chemin de Pavie. À quelques milles du camp impérial, il s’arrêta, offrit la bataille pour le lendemain, et fit les préparatifs d’usage. Ses bataillons serrés et sa nombreuse cavalerie, nous dit la tradition, débordaient au loin de la plaine sur la montagne. Oreste désespéra de la victoire, et, décampant silencieusement au milieu de la nuit, il se dirigea vers Pavie. Ses retranchemens tombèrent au pouvoir d’Odoacre, qui les occupa. On voyait encore dans ce lieu, au XVe siècle, les vestiges d’ouvrages romains indiquant le passage d’une grande armée, et le lieu lui-même se nommait le Camp ruiné.

Cependant Augustule se fortifiait dans Ravenne, ou, pour mieux dire, Paulus, son oncle, à qui Oreste avait confié la garde d’une si chère tête, disposait tout pour empêcher l’accès de la ville. Les troupes italiennes en retraite sur Pavie avaient été reçues avec une faveur marquée par Épiphane et son clergé, et de ce côté aussi on se préparait à une défense vigoureuse. Pavie, encore appelée Ticinum, commençait à cette époque le rôle de métropole militaire de la Haute-Italie, qu’elle joua si brillamment sous les monarchies lombarde et franke. Le petit bourg qui du temps de Néron possédait à peine une enceinte était devenu successivement, par l’effet de son heureuse situation, une ville municipale et une forteresse très renommée. Située sur le Tessin, à trois milles de son embouchure dans le Pô, et au lieu où ce fleuve était régulièrement navigable, cette place commandait les deux routes importantes de Milan à Rome et de Ravenne aux Alpes gauloises. Deux formidables barrières, le Tessin et le Pô, en protégeaient les approches à l’ouest et au midi, mais rien ne la couvrait à l’est et au nord ; or c’était précisément par là que devait l’attaquer une armée qui venait des bords du Lambro. Odoacre en effet, si l’on en croit la tradition, établit son camp en face de la porte septentrionale, et ouvrit aussitôt les travaux d’un siège qui dura, dit-on, quarante jours.

L’armée d’Oreste, si bien traitée par l’évêque et le peuple de Pavie et contenue d’ailleurs par son chef, se conduisit d’abord vaillamment et honnêtement pour les assiégés ; mais à mesure que le siège se prolongea et que l’ennemi gagna du terrain, le découragement vint, et la cupidité rentra dans le cœur de ces hommes féroces. Ils payèrent le bon accueil de la ville par un sac en règle : ses défenseurs voulurent lui donner un avant-goût de ce que l’ennemi lui réservait. Un jour donc, sans provocation d’aucune sorte les rues se remplirent d’une multitude armée de glaives et de torches, et folle de fureur. « Ce n’était partout que deuil, nous dit par une réminiscence classique un témoin oculaire de ce premier pillage fait par des amis ; ce n’était partout qu’épouvante et spectacles de mort. » Tout habitant qui connaissait un soldat, qui l’avait logé sous son toit, qui lui avait fait du bien, le voyait accourir vers lui l’injure à la bouche et le fer au poing ; l’hôte enfonçait la porte de son hôte ou la brûlait et menaçait le maître de le tuer, s’il ne lui livrait son argent. Un second sac succéda au premier, quand la place eut été enlevée d’assaut, et les soldats d’Odoacre ravirent ce qu’avaient épargné ceux d’Oreste. C’est alors que fut pillée la maison d’Épiphane : tout y fut pris ou brisé ; on alla jusqu’à fouiller le sol pour y trouver les immenses richesses que faisaient supposer aux Barbares les prodiges de sa charité. « Ces hommes grossiers, dit le contemporain que nous aimons à citer, cherchaient dans la terre les trésors du saint évêque, celui-ci les avait déposés dans le ciel. » Le feu prit aux deux églises, et la ville entière ressembla à un brasier ardent.

La perte des biens ne fut que le moindre des maux pour cette population infortunée. Chassée des maisons par l’incendie, errante de rue en rue, mais traquée à tous les carrefours, elle n’échappait au tranchant du glaive que pour tomber en captivité, et pourtant au milieu de tant d’inquiétudes et de souffrances on n’entendait retentir qu’un seul mot : « Où est l’évêque ? — Qu’est devenu Épiphane ? vit-il encore ? » se demandaient en fuyant ces malheureux tremblant pour leur vie, tant le salut de leur pasteur leur semblait préférable à tout le reste ! Épiphane n’avait point songé à fuir ; tandis qu’on saccageait sa maison, il courait à ce qu’il regardait comme le plus pressé, à la protection des enfans et des femmes qui ne pouvaient se défendre. Les Barbares effectivement faisaient main basse sur tout ce qu’il y avait à Pavie de jeunes filles riches et nobles pour les échanger ensuite contre de fortes rançons : ils les emmenaient dans leur camp, où elles étaient gardées à vue. Dans le nombre se trouvèrent la sœur cadette d’Épiphane, Honorata, qui sur ses conseils avait embrassé la vie religieuse, et une autre vierge consacrée, Luminosa, leur commune amie, femme distinguée par le savoir aussi bien que par la naissance. Autour d’elles se groupaient en nombre considérable des mères, des épouses, des filles, séparées de tout ce qu’elles aimaient, troupe gémissante dont les larmes servaient de risée aux vainqueurs. La nuit approchait. Épiphane craignit qu’une soldatesque ivre de sang et de vin ne se portât contre elles aux derniers outrages : il se rendit au camp, et par ses ardentes prières, par l’éloquence de ses discours, par l’autorité de son caractère, il obtint d’Odoacre la liberté des captives.

Fait prisonnier dès les premiers momens du sac, et livré peut-être par les siens, Oreste fut mis dans un des bateaux en station sur le Tessin, et conduit par le Pô à Plaisance. Le malheureux patrice ne trouva point grâce devant son protégé et son ancien soldat devenu son maître. L’intérêt barbare parlait plus haut en ce moment que la reconnaissance ou la pitié. Il fut bientôt mis à mort. Par un raffinement de cruauté, on choisit pour son supplice le 28 d’août, jour anniversaire de son entrée à Ravenne l’année précédente. Ainsi finit cet aventurier, dont le cœur valait mieux que la fortune. Grandi au milieu des Barbares et par leur moyen, le ministre d’Attila parut les avoir trahis dès qu’il cessa de les servir. L’homme qui était venu, une bourse au cou, demander à Théodose II, de la part du roi des Huns, la tête du grand eunuque Chrysaphius, perdit la sienne pour avoir voulu redevenir Romain.

Le choix d’un pareil anniversaire pour le supplice d’Oreste disait assez haut que c’était là la revanche d’une espérance déçue. Avant de quitter Pavie, et sur ses ruines baignées de sang, les auxiliaires avaient proclamé Odoacre roi, titre d’une nouveauté étrange de la part d’une armée de l’empire, mais qui annonçait au fond la reconstitution de cette armée en peuple barbare et une sorte de mainmise sur le pays. Tandis que ces choses se passaient sur les bords du Pô, le jeune Romulus Augustus se tenait renfermé à Ravenne, que son oncle Paulus se préparait à bien défendre malgré leur fortune désespérée. Une petite troupe de soldats dévoués, probablement enfans de l’Italie, résolue aussi à mourir pour une cause qui se liait à la nationalité italienne, formait, sous le commandement du frère d’Oreste, l’armée du dernier des empereurs. Odoacre, parti de Plaisance, arriva le 4 septembre devant Ravenne.

Cette ville immense se divisait alors en cinq grands quartiers qui formaient comme autant de villes distinctes, séparées par des canaux : d’où lui venait le surnom de Pentapole, ou de quintuple ville. La principale de ces cinq villes accolées dans une même enceinte était Ravenne proprement dite, la vieille cité grecque et étrusque, restée le quartier de la classe opulente. Ensuite venaient Cœsarea, séjour des empereurs et des hauts fonctionnaires attachés à la cour ; Palatiolum, quartier des jardins, où les césars possédaient une maison de plaisance sur le bord d’un petit lac ; Tauresium, et enfin Classe, quartier du port maritime, des artisans et du négoce. Une dérivation du Pô, des rivières et de profonds marais traversés par la longue et étroite chaussée percée d’arches qu’on appelait le pont Candidien, défendaient la Pentapole à l’ouest et au nord ; une forêt de pins, dont les restes sont encore debout, et qui s’étendait au loin sur les dunes de l’Adriatique, la couvrait du côté de la terre ferme, au sud-ouest et au sud. Paulus, après avoir intercepté le pont Candidien de manière à rendre Ravenne inabordable sur ce point, avait pris position du côté de la terre ferme, à trois milles environ de la ville, dans le bois de pins, où il s’était fortement retranché. Odoacre l’y vint attaquer, le défit et le tua. Nous ne savons rien de plus sur la bataille, et l’expression dont se sert le principal historien de cette guerre nous ferait douter que Paulus eût péri les armes à la main : Odoacre lui réserva sans doute, après sa défaite, le même traitement qu’à son frère.

C’est donc de ce côté qu’Odoacre entra dans Ravenne, interceptant par sa marche toute communication entre le quartier impérial et celui du port. Augustule attendait avec une mortelle anxiété le résultat de la journée ; en apprenant que la ville était prise, il détacha précipitamment son manteau de pourpre, le rejeta loin de lui, et essaya de se cacher[3]. Des soldats ruges le découvrirent dans la retraite où il s’était blotti. Amené devant son vainqueur, le pauvre enfant tremblait et pleurait. Odoacre eut pitié de son âge, il eut aussi pitié de sa beauté[4], disent les historiens ; il lui répugnait de verser le sang de ce jeune homme, dont il acclamait naguère, comme tant d’autres, les grâces enfantines sous le costume des césars. Non-seulement il ne lui fit aucun mal, mais il lui assigna une pension annuelle de six mille écus d’or pour aller vivre librement, avec ce qui restait de sa famille, dans le château de Lucullane, en Campanie. Le prêtre Pirménius, son gouverneur, s’échappa sous quelque déguisement, gagna le Norique, et se retira près de saint Séverin.

Ce château de Lucullanum, lieu d’exil d’Augustule, était situé sur les pentes du cap Misène, en face du golfe de Baïa, dont il dominait au loin la mer et les îles verdoyantes. Cette villa des plus riches Romains avait subi, depuis sa fondation, d’assez bizarres destinées, dont Augustule n’arrêta point le cours. Modestement bâtie par Marius et confisquée par Sylla, elle passa des mains des proscripteurs dans celles de Lucullus, qui épuisa pour l’embellir le produit des pillages de l’Asie. Elle devint, grâce à lui, le plus insolent exemple de ces défis jetés par l’opulence romaine à la nature pour la dompter et la transformer. Des palais de marbre, des temples, des statues, des thermes couronnés de frais ombrages et entourés d’eaux jaillissantes, s’étendirent de terrasse en terrasse le long de la montagne jusqu’à la mer. L’histoire nous entretient surtout des vastes piscines creusées sous le roc pour servir d’abri au poisson contre les ardeurs de la canicule, et qui faisaient dire orgueilleusement au maître de ces domaines. « Je n’ai rien à envier au dieu Neptune ! » Après la mort de Lucullus, les dépouilles d’autres provinces vinrent, sous d’autres possesseurs, entretenir la magnificence de ce beau lieu. Des maisons se groupèrent autour ; un village se forma, et dans la suite des temps, un château fut bâti pour défendre le village contre les incursions des pirates vandales. Telle fut la retraite assignée par Odoacre au jeune fils d’Oreste. Des trois empereurs d’Occident dépossédés et encore vivans, l’un évoque, l’autre prince de Dalmatie, le troisième banni dans les jardins de Lucullus, celui-ci fut le plus résigné et le plus heureux. S’il remit le pied une fois encore sur la scène des révolutions politiques, ce fut pour déclarer au monde qu’il avait renoncé volontairement à ce trône des césars qui n’apparaissait plus dans ses rêves que flanqué des têtes de son père et de son oncle, et demander que de si futaies aventures finissent avec lui.

Qu’on ne croie pas au reste que cette chute de l’empire romain d’Occident fit chez les contemporains autant de fracas qu’elle en a fait depuis dans l’histoire. C’était un événement préparé par un siècle de revers constans, annoncé par la politique, prédit par la religion, et attendu, pour ainsi dire, à jour fixe.

Une inexplicable fatalité plana sur Rome dès son berceau. La ville de Romulus, on ne peut le nier, connut presque en naissant ses futures destinées : elle sut qu’elle dominerait le monde, et que sa puissance s’éteindrait au bout de douze siècles. La légende des douze vautours apparus à son fondateur dans l’augure du mont Palatin fut l’expression de cette croyance instinctive fortifiée de toute l’autorité de la science augurale. Les aruspices toscans avaient en effet déclaré que les douze vautours de Romulus signifiaient douze siècles de puissance, après lesquels le sort de Rome serait consommé. Cette foi politique, déjà en vigueur aux plus beaux temps de l’époque républicaine, se transmit de génération en génération, avec orgueil tant qu’on fut loin du terme, avec crainte quand on le vit approcher, et comme on ne s’accordait point sur l’époque historique de la fondation de la ville, comme on différait également sur la durée du siècle tel que le comprenaient les aruspices toscans, chacun supputait à sa guise, mais tous attendaient.

D’après la chronologie la plus généralement reçue, Rome avait dépassé le milieu de son XIe siècle lorsqu’Alaric la prit et la saccagea. On put croire alors l’augure accompli, en négligeant une différence de quelques années[5]. Après le départ des Goths, on se remit à espérer et à calculer encore. Lors du second sac de Rome par Genséric, en l’année douze cent septième depuis sa fondation, quatre cent cinquante-cinquième depuis Jésus-Christ, on déclara l’heure fatale définitivement arrivée. « Le douzième vautour vient d’achever son vol ; ô Rome, tu sais ton destin[6] ! » s’écriait Sidoine Apollinaire, chrétien convaincu, mais imbu comme tout sujet romain des traditions superstitieuses de la ville aux sept collines. Dès lors en effet commença la vraie agonie de l’empire, soumis à des maîtres barbares, et passant des mains de Ricimer à celles de Gondebaud, puis de Gondebaud à Oreste et à Odoacre, toujours plus faible, plus méprisé, plus abattu. Et lorsqu’on vit des noms depuis longtemps étrangers à la nomenclature des césars, les noms de Jules et d’Auguste, sortir des tombeaux de l’histoire comme autant de spectres annonçant le dernier jour, et celui de Romulus expirer sur la tête d’un enfant, la frayeur publique n’eut plus de bornes. Ces rapprochemens fortuits présentaient dans leur bizarrerie je ne sais quoi de surnaturel qui justifiait la crédulité, et troublait jusqu’aux plus fermes esprits ; on baissa la tête et on se tut.

Les funérailles de Rome s’accomplirent donc au milieu d’un morne silence. Nous ne trouvons dans les écrivains contemporains ni accens de regrets ou de joie, ni déclamations en prose ou en vers ; quelques dûtes et une sèche mention du fait, voilà tout. On dirait qu’il ne s’était rien passé d’important en l’année 476. Le seul Jornandès, un peu plus tard, embouche sa trompette barbare sur le tombeau de l’empire, mais c’est pour chanter l’avènement des Goths.


II

Odoacre ne resta dans Ravenne que le temps nécessaire pour établir une ombre de gouvernement, puis il alla prendre possession de l’Italie. Ses troupes, avides de pillage, se répandirent de tous côtés comme en pays conquis ; ce fut la même conduite, le même spectacle lamentable : des campagnes ravagées, des villes sans défense incendiées et pillées, d’autres essayant de résister et payées de leur courage par la ruine. L’histoire atteste qu’en plusieurs lieux les soldats ne laissèrent pas une âme vivante, pas une maison debout. Précédé par ces exemples, Odoacre entra dans Rome épouvantée, et s’y fit confirmer sans obstacles, comme on peut le croire, l’autorité souveraine qu’une révolution venait de placer dans ses mains. Il garda le titre de roi, sans y attacher une dénomination de territoire ou de peuple, et sans prendre ni le manteau de pourpre des césars, ni les insignes des rois germains. De là résulte la grande variété de dénominations sous lesquelles les contemporains le désignent, les uns l’appelant roi des Hérules, les autres roi des Ruges, des Turcilinges et des Scyres, d’autres enfin roi des nations, ce qui indiquait mieux le vrai caractère de cette royauté décernée par des soldats de peuples divers ; mais nul ne le qualifie de roi d’Italie, et lui-même ne s’attribua jamais un pareil titre. Sous son habit militaire, qu’il ne quitta que beaucoup plus tard, il se présentait devant le sénat et le peuple de Rome comme un dictateur barbare, chef d’une armée auxiliaire en révolte. Il y fit décréter, selon toute apparence, dans la forme légale, la confiscation du tiers des terres de l’Italie au profit de ses soldats, en accomplissement de sa promesse. Les mêmes formes furent employées pour la distribution générale, qui s’opéra d’après les procédés administratifs usités dans l’empire. On consulta les registres du cadastre, servant de base à la répartition de l’impôt foncier et de la capitation ; ils furent dépouillés région par région, canton par canton, puis des arpenteurs publics allèrent délimiter, dans chaque propriété particulière, ce qui fut désigné en langage officiel par les mots de tiers barbare ou de tierce portion.

C’est ici le lieu d’exposer aussi brièvement qu’il sera possible la constitution administrative de l’Italie ainsi que l’état de son agriculture et de sa population au moment où elle entrait dans cette nouvelle phase de son histoire.

Il y avait déjà près de deux siècles que l’Italie avait cessé d’être une reine vis-à-vis des autres parties de l’empire. Descendue au niveau de ses sujettes, elle n’était plus qu’une simple province soumise aux taxes publiques et aux obligations du recrutement militaire, dont les premiers empereurs l’avaient affranchie. Dioclétien fit peser sur elle cette loi d’égalité qui, abolissant le dernier privilège des conquérans, effaça du monde romain la dernière empreinte de l’épée.

Un préfet du prétoire, chef suprême de l’administration civile et de la justice, et au-dessous de lui des gouverneurs provinciaux portant les noms de consulaires, correcteurs, présidens ou juridiques, administrèrent dès lors l’Italie à l’instar du reste de l’empire. Chaque gouverneur avait à ses côtés un conseil provincial chargé de donner son avis sur les besoins et les intérêts de sa province, de veiller sur l’administration du gouverneur et de porter ses plaintes, s’il en était besoin, au préfet du prétoire, et dans certains cas au prince lui-même. Le diocèse italique eut aussi sa représentation, composée de délégués des conseils provinciaux et surveillante-née du préfet du prétoire. Quoique les attributions de ces conseils fussent essentiellement spéciales et bornées aux intérêts de leurs circonscriptions, l’empereur les consultait quelquefois sur des questions générales intéressant tout l’empire. C’est ainsi que Népos avait soumis à l’assemblée des cités liguriennes la question de paix ou de guerre, et qu’après un mûr examen celle-ci conseilla la paix.

Venaient ensuite les municipalités, cette base de tout édifice politique, ce premier et ce dernier de tous les pouvoirs, celui qui les précède tous et leur survit. L’organisation municipale fit la force et la gloire de l’administration romaine aux époques prospères de l’empire. L’Italie en avait donné le type, qui s’était modifié, étendu, régularisé sous la main des jurisconsultes, et avait fini par être appliqué uniformément aux provinces. Un conseil municipal ou curie, deux magistrats principaux chargés de l’administration sous le nom de duumvirs, un édile chargé de la police et un curateur comptable des deniers de la ville et gérant du patrimoine commun, formaient le corps administratif d’une cité. Valentinien Ier ajouta aux anciennes magistratures municipales celle de défenseur, sur laquelle nous nous arrêterons quelques instans, parce que son importance grandit rapidement, et qu’à la fin du Ve siècle elle était devenue, par suite du malheur des temps, le pouvoir prépondérant dans la municipalité.

La loi romaine, par cette création du défenseur, avait voulu constituer, dans un temps où des nécessités déjà très fortes pesaient sur la société romaine, un protectorat de l’individu contre les abus de l’autorité, de quelque côté qu’ils vinssent, du pouvoir central ou de la ville elle-même. Les duumvirs et la curie, les gouverneurs et leurs officiaux eurent dès lors un surveillant attentif, et afin que son action ne fût ni embarrassée par des liens de corporation, ni affaiblie par des ménagemens de confraternité, la loi le voulut étranger à la curie. Le peuple, les notables, les curiales et l’évêque le nommèrent directement. Les fonctions du défenseur duraient cinq ans, pendant lesquels il ne pouvait se démettre sans l’agrément du prince, sous peine de trente livres d’or. Armé d’une juridiction directe, il remplissait, en dehors de sa compétence de juge, l’office de magistrat instructeur. Dans les cas de rapt, d’adultère, de violation de domicile, il faisait saisir le prévenu et le livrait au tribunal après une information sommaire. Chaque jour, à chaque heure, il avait libre accès près des fonctionnaires de tout ordre pour l’accomplissement de sa charge.

« La protection de ce peuple t’est confiée, afin que tu sois pour lui un vrai père, écrivaient au défenseur d’une des cités de l’empire les augustes Gratien, Valentinien II et Théodose. Tu ne souffriras donc point que les habitans de la ville, non plus que ceux de la campagne, soient injustement taxés ; tu t’opposeras aux excès des gouverneurs, sauf le respect dû à leur dignité. Leur porte te sera ouverte à toute réquisition, et tu veilleras à ce que l’insolence de leurs officiaux soit réprimée. Tu écarteras avec soin de ceux que ton devoir est de défendre comme des fils toute exaction ou rapine que des agens infidèles tenteraient d’exercer… » Un pouvoir si indéterminé, confié en quelque sorte à la conscience du magistrat, dut s’accroître, on le comprend aisément, soit par l’impuissance des autres, soit par leurs excès, et dégénérer en une dictature municipale.

Le peuple, ainsi qu’on vient de le dire, n’était pas exclu de toute participation au gouvernement de la ville. Outre l’élection du défenseur à laquelle il avait une grande part, il concourait à celles des duumvirs, de l’évêque, des agens salariés de la commune, avocats et médecins publics ; il délibérait sur les aliénations de biens communaux, enfin sur les recours à former devant le prince. Les élections municipales et épiscopales, où parfois l’ancienne licence se donnait carrière, souvent troublées par les brigues, la corruption ou la violence, présentaient encore une lointaine image de ces comices jadis si tumultueux de Rome républicaine.

Les curies, dont la constitution énergique et féconde avait fait pendant les trois premiers siècles de l’empire la prospérité du monde romain, tombèrent ensuite dans un déplorable état de faiblesse, de misère et de tyrannie. La commune étant la base sur laquelle sont assises ces superpositions artificielles qu’on appelle gouvernemens politiques, elle souffre la première de leurs malheurs ou de leurs fautes. Or, lorsqu’un gouvernement menacé par une conquête étrangère a pour mission (et ce fut celle du gouvernement romain), non-seulement de défendre sa forme politique, mais de protéger une grande société en péril et la civilisation elle-même ; quand ce gouvernement se trouve assailli sur tous les points à la fois, au nord, au midi, à l’est et jusque sur la mer par des ennemis sans cesse renaissans, et que cette guerre du monde barbare contre le monde civilisé, faite sous son drapeau, se prolonge sans interruption pendant deux siècles, alors les ressorts administratifs, usés lentement, ont perdu toute vigueur, et la société s’affaisse sur elle-même.

Si l’énergie des institutions municipales avait fait dans les temps prospères la grandeur de la société romaine, par une conséquence logique, elle précipita sa ruine dans les temps malheureux. Cette même force, cette même violence d’action qui servait d’abord à féconder, aida plus tard à détruire. Le dévouement au municipe, la subordination complète de l’intérêt individuel à l’intérêt communal, et de l’individu à la cité, furent des principes empruntés à l’ancienne république, et qui se retranchèrent dans ces petites démocraties quand la grande cessa d’exister. La maxime appliquée aux organisations communales : salvam esse rempublicam oportet, produisit l’obligation des fonctions curiales et celles des magistratures : on fut membre du corps de sa cité, magistrat, avocat, médecin public, comme on était tributaire et soldat de l’empire ; on dut à la patrie locale son temps, ses talens, son crédit, l’éclat de son nom et de sa fortune, comme à l’état son argent et son sang. Ce ne fut pas tout : une responsabilité réelle et personnelle pesa sur des magistrats qui pouvaient l’être malgré eux ; leurs personnes et leurs biens répondirent de leur administration, et l’on ne put se soustraire à ces fonctions obligées sans des peines graves, car c’était une désertion : le curial déserteur était ramené à sa municipalité comme le soldat réfractaire à son drapeau.

De même que l’individu était obligé envers la cité, la cité le fut envers l’état. Chargée par la loi du recouvrement des contributions publiques, elle dut en garantir le produit, et fut soumise aux règles de responsabilité des agens financiers. Il y avait assurément dans cette intervention de la commune entre le contribuable et l’état quelque chose de bon, de paternel, pour ainsi dire, car l’autorité municipale, en rapport direct avec chacun, connaissant ses ressources et ses intentions, et sachant tenir compte des circonstances, était un receveur plus indulgent, plus équitable, que le représentant inflexible du pouvoir central. Mais aux époques de détresse, quand l’état aux abois ne put plus admettre de non-valeurs dans l’impôt, il pressura les municipalités pour obtenir tout ce que l’impôt devait rendre, leur laissant un recours contre les individus, et celles-ci se récupérèrent par tous les moyens violens. Alors cette intervention paternelle du pouvoir communal entre le contribuable et le gouvernement se transforma en une véritable oppression. « Autant de curiales, autant de tyrans ! » s’écriait un moraliste du Ve siècle. Ce rôle était peu séduisant pour des hommes de cœur. On chercha à s’y soustraire en changeant d’état, en entrant dans l’armée, dans le clergé, en s’expatriant, en dénaturant la propriété qui vous faisait curiale ; mais la loi veillait, terrible, impitoyable, et venait river le fugitif aux honneurs de sa cité comme à la plus dure des servitudes.

Entre les exactions fiscales et les ravages incessans des Barbares, quel pouvait être l’état de l’agriculture ? On ne saurait l’imaginer plus déplorable. La Ligurie, l’Emilie, le versant méridional des Alpes, restaient en partie incultes ; la Toscane, le Samnium, la Campanie, éloignés cependant du théâtre ordinaire des invasions, n’en avaient pas moins leurs solitudes et leurs friches ; mais la dépopulation de l’Italie tenait à des causes anciennes et profondes, dont les misères de la guerre ne firent qu’accélérer les effets. La grande propriété, suivant le mot bien connu de Pline, avait déjà perdu ce pays à l’époque de la plus grande puissance romaine. Cette métropole du monde, domicile obligé des sénateurs et demeure favorite des riches provinciaux, s’était transformée en un immense jardin parsemé de palais et de villas construits avec les dépouilles de l’univers. La culture des champs y fit place aux prairies et aux bois, le travail, des hommes libres au travail des esclaves, et le produit de la terre devint presque nul sous des bras serviles. On crut trouver un remède à ce mal par l’institution du colonat ; mais le colonat ne rendit pas le territoire italien au travail fécondant des bras libres, il ne fit que substituer un travail à moitié libre au labeur improductif des esclaves. La guerre pesa d’un triple poids sur cette race infortunée des colons, attachés à leurs champs et serfs de la terre. Les ravages des Barbares, les exactions du fisc, le recrutement militaire se réunirent pour les accabler, et par suite de leur dépérissement, des régions entières restèrent désertes.

Si Odoacre s’était borné à distribuer ces campagnes sans culture et sans maître, en faisant de ses soldats des laboureurs, il eût rendu service à l’Italie ; mais ce n’était point là ce qu’entendait l’armée des nations : il lui fallait, comme aux vétérans de Sylla, aux compagnons de César, à ceux d’Auguste et d’Antoine, les meilleurs champs, du bétail et des bras romains pour la nourrir. Les Visigoths, les Burgondes, les Ostrogoths, établis dans leurs cantonnemens en corps de nation, avec l’attirail complet des peuples nomades, bétail, chariots, instrumens de labour, cultivaient tant bien que mal par les bras de leurs familles les terres qui leur étaient assignées : les Barbares d’Odoacre n’avaient ni familles, ni bétail, ni organisation de travail ; c’étaient des soldats qui n’apportaient que leur épée.

Lorsqu’on cherche dans le passé de l’histoire romaine quelque fait comparable à la spoliation exercée par Odoacre au profit de son armée, il faut remonter jusqu’aux dictatures de Sylla et de César et au triumvirat d’Auguste. Sylla assigna des terres en Italie aux soldats de quarante-sept légions, César y fonda treize colonies militaires, les triumvirs dix-huit, Auguste à lui seul trente-deux ; mais tous ces établissemens, fruits d’occupations tyranniques, furent inféconds pour l’agriculture. « Étrangers à l’usage de se marier et d’élever des enfans, dit à ce sujet un historien romain, les soldats se dispersaient bientôt ; ils désertaient leur champ après l’avoir épuisé, et ne laissaient aucune postérité dans leurs maisons abandonnées. » Dès le temps de Cicéron, les terres distribuées par Sylla avaient presque toutes passé des vétérans à d’autres possesseurs, et les vétérans eux-mêmes mouraient de faim. La colonisation d’Odoacre ne réussit pas mieux : quelques années après, une grande partie de ce tiers barbare était rentrée dans des mains romaines.

Une révolution survenue dans l’empire d’Orient permit à Odoacre d’accomplir son usurpation sans être inquiété par la cour de Constantinople. Zenon avait été chassé du trône, puis ramené par son parti, qui était aussi celui du vieil empereur Léon, protecteur et oncle de Népos. Qu’allait faire Zenon dans les circonstances où se trouvait l’Italie ? Voilà ce qu’on se demandait à Rome, et Odoacre n’était pas sans inquiétude. En effet, le neveu de Léon, moins philosophe qu’Augustule et poursuivi de regrets cuisans, s’était hâté d’envoyer à Zenon un de ses affidés pour le féliciter de son retour et traiter aussi du sien. « Nous avons offert l’un et l’autre, lui faisait-il dire, un exemple pareil de la mobilité des choses humaines, tous deux victimes des inconstances de la fortune et de la perversité des hommes. Tends-moi donc la main, toi qui as obtenu justice du sort, et fais que ton bonheur ne soit pas perdu pour moi. » Chaudement appuyé par l’impératrice Vérine, veuve de Léon, il demandait de l’argent, des soldats, l’envoi d’une nouvelle flotte en Occident : l’affaire fut accueillie favorablement dans le conseil impérial de Byzance, où l’on croyait l’honneur romain engagé à la réintégration de Népos. Celui-ci d’ailleurs ne doutait pas du succès. Odoacre fut naturellement l’objet de beaucoup de conjectures : quel était cet homme ? que voulait-il ? que ferait-il ? On regarda comme une circonstance heureuse qu’il n’eût pas nommé d’empereur en remplacement d’Augustule, et l’on compta sur lui pour agir près du sénat. Népos, afin de l’attirer tout d’abord dans ses intérêts, imagina de lui envoyer le titre de patrice avec force louanges et promesses de toute sorte. Le roi des Ostrogoths, Théodoric, qui eut vent de ces négociations, offrit de réinstaller à ses risques et périls, avec ses seuls Ostrogoths, l’empereur déchu sur le trône de Rome : Zenon n’accepta point, soit qu’il se défiât de services si désintéressés, soit qu’il rougît d’imposer par de tels moyens un empereur à l’Italie.

Odoacre contre-mina ces projets avec une astuce de Barbare qui valait bien la fourberie proverbiale des Grecs. Il voulut avant tout se couvrir de l’autorité du sénat de Rome, en le faisant intervenir entre Zenon et lui ; mais comme la vénérable assemblée était aussi par trop sous sa main, et qu’on n’eût pas manqué de crier à la violence s’il avait lui-même provoqué cette intervention, il mit en avant son pensionnaire Augustule. Des trois empereurs vivans qui s’étaient assis quelques jours sur le trône occidental, un seul pouvait adresser au sénat des conseils, sinon des ordres : c’était Romulus Augustus, qui n’avait point été expulsé comme les autres, qu’aucune révolution civile n’avait condamné, et qui était censé avoir déposé volontairement la pourpre. Sur les instances d’Odoacre, il écrivit au sénat une lettre, dans laquelle il exposait son avis sur la circonstance présente avec un choix de termes et un ton général qui sentaient encore le commandement. Cet avis était que « l’Occident n’avait plus besoin d’un empereur particulier pour se gouverner, et que les choses, telles qu’elles existaient, se trouvaient arrangées pour le meilleur profit de l’Italie. Voilà ce que le sénat de Rome devait déclarer avec fermeté à l’empereur d’Orient. »

Dans cette missive inattendue, le sénat reconnut aisément la main d’Odoacre. Peu soucieux de s’attirer la colère du roi des nations, en résistant à son désir, il ne l’était guère plus de voir Népos réintégré, assouvissant ses rancunes contre les sénateurs, et leur faisant payer un à un tous ses déboires passés. Il obéit donc à la sommation d’Augustule. Une députation fut prise dans le sénat pour aller porter à Zenon le prétendu vœu de l’Italie, et lui en développer verbalement les raisons. Le message disait, comme l’avait voulu le fils d’Oreste, « qu’un empereur particulier suffisait seul à l’administration et à la défense des deux parties de l’empire, que le sénat de Rome avait désigné, pour veiller à la sûreté de l’Occident, Odoacre, homme non moins distingué dans la science du gouvernement que dans celle des armes, enfin que l’assemblée priait Zenon de conférer à ce roi la dignité de patrice, ainsi que l’administration de l’Italie. » Tout ayant été réglé de cette façon, Odoacre écrivit lui-même à l’empereur pour lui demander le titre de patrice, comme s’il ne l’avait pas déjà reçu de Népos ; et comme si encore la question du rétablissement de l’empire, qui devait se discuter à Constantinople, eût été déjà résolue négativement par le fait, il joignit à sa lettre un paquet contenant les ornemens impériaux[7], dont il faisait remise à l’empereur d’Orient, désormais seul et unique empereur. L’officier chargé de la lettre et du paquet se mit en route en même temps que les députés du sénat. Odoacre avait fait ramasser, soit à Ravenne, soit à Rome, tout ce qui restait de manteaux de pourpre et de diadèmes ayant appartenu aux césars, et la défroque d’Auguste, de Trajan, de Théodose, réunie à celle d’Augustule, alla décorer quelque cabinet de curiosités dans le palais de Constantinople.

Les deux ambassades arrivèrent ensemble auprès de Zenon, où elles trouvèrent un envoyé de Népos déjà installé et chargé probablement d’observer leurs démarches. Zenon les reçut en audiences séparées, avec un accueil fort différent, caressant et affectueux pour le messager d’Odoacre, dur jusqu’à l’excès pour les sénateurs. À ceux-ci, il reprocha amèrement l’antagonisme du sénat de Rome, son opposition à tous les désirs de l’Orient : il rappela Anthémius et Népos. « L’Orient, disait-il, vous avait donné deux empereurs ; vous avez tué l’un et chassé l’autre. Si maintenant vous me demandez ce que vous avez à faire, la chose est claire, et n’exige pas de longues explications ; votre empereur Népos est vivant, recevez-le comme vous le devez. » A l’envoyé d’Odoacre, il fit de grands éloges du roi. « Népos avait bien fait, disait-il, de lui envoyer la dignité de patrice, qu’il méritait si bien, et lui, Zenon, la lui offrirait volontiers, si Népos ne l’avait pas prévenu. » — « Je le loue, ajouta-t-il, de ce qu’il prend enfin des manières et un costume qui conviennent à un Romain. J’ai confiance que l’empereur, qui l’a honoré du plus illustre des titres, sera pour lui le bienvenu. Ses intentions étant toutes pour le bien de l’Italie, Odoacre n’a rien de mieux à faire que de réintégrer Népos. » En répondant à la lettre que lui avait écrite le roi des nations, il le qualifia de patrice, et lui renouvela avec chaleur ses recommandations en faveur de son protégé. Il mit dans toute cette affaire plus de sentimens affectueux qu’il n’en mettait d’ordinaire dans sa politique, la similitude frappante de sa propre destinée avec celle de Népos ayant pour quelques instans attendri son cœur. L’envoyé du prince dalmate n’eut donc ni préventions à détruire, ni hésitations à combattre ; il put rapporter à son maître la nouvelle d’une réintégration prochaine en Italie.

Elle était prochaine assurément dans les désirs de Zenon ; mais cet empereur, trop confiant dans l’effet de ses paroles, soit aux sénateurs de Rome, soit à l’envoyé d’Odoacre et désireux d’ailleurs d’arriver au résultat sans effusion de sang, attendit apparemment que la chose s’accomplit d’elle-même. Il ne fit aucun armement, ne prit aucune mesure décisive, et bientôt d’autres affaires plus directes vinrent à la traverse et le détournèrent de celle-ci. Odoacre profita avec son habileté ordinaire du répit que la fortune lui laissait. Il agit comme si la déclaration du sénat de Rome avait été admise par l’empereur d’Orient, comme si celui-ci avait accepté le gouvernement des deux empires, comme si enfin Népos n’existait pas. Il prit le titre de patrice en vertu de l’institution de Zenon, dont il se déclara le lieutenant en Italie. Zenon fut proclamé solennellement le protecteur du sénat et du peuple de Rome. Des statues lui furent dressées dans tous les quartiers de la ville. Le sénat se taisait et laissait faire, irrité de l’arrogance de Zenon, et préférant au protégé de cet empereur le Barbare que le sort avait donné pour maître à l’Italie. Odoacre eut donc le champ libre pour se consolider par tous les moyens en son pouvoir. Ce n’est pas qu’il n’eût besoin de vigilance et de décision. Népos n’était point sans amis, même dans l’année, même dans le palais de Ravenne. Odoacre fit enlever de cette ville et mettre à mort, le 11 juillet 477, un certain comte Bracila, officier goth qui conspirait pour Népos. Il le fit, nous dit Jornandès, afin d’imposer aux Romains par la terreur. Hors de l’Italie, le parti de l’ancien empereur s’agitait avec non moins de force et d’activité. Les cités gauloises d’Arles, de Marseille et d’Aix n’avaient voulu reconnaître ni Oreste ni Odoacre, et continuaient de gouverner au nom de Népos. L’assemblée provinciale de la Narbonnaise demanda même solennellement à Zenon que ce prince fût rétabli en Occident.

Népos voyait donc se dessiner pour lui des chances de retour, lorsqu’une trahison domestique y coupa court pour jamais. À l’époque où il était rentré en Dalmatie, fuyant les troupes d’Oreste, il y avait retrouvé son prédécesseur Glycerius, que lui-même avait fait ordonner évêque de Salone. En choisissant ce siège à son rival vaincu, Népos croyait s’assurer un prisonnier ; il se préparait un bourreau. Glycerius l’accueillit dans son malheur avec une joie féroce, qu’il ne chercha point à cacher, jouissant publiquement de ses regrets, et lui rendant toutes les tortures qu’il avait lui-même ressenties. Il s’entendit enfin avec deux de ses officiers, les comtes Ovida et Viator, pour lui tendre un guet-apens et l’assassiner.

Népos une fois mort, Zenon ne songea plus à l’Occident que de loin en loin, sans beaucoup de suite ni d’ardeur ; on dut même croire qu’il avait agréé le gouvernement d’Odoacre, quoiqu’il ne fît que le tolérer. Celui-ci ne négligeait aucun moyen de s’affermir, employant tour à tour la ruse et l’audace, écrasant les résistances au dedans, faisant des alliances au dehors, tout cela à l’insu de son empereur nominal, qui lui tenait lieu d’épouvantail pour écarter des rivaux, ou de prétexte pour colorer ses volontés. La Gaule narbonnaise cependant persistait à lui refuser obéissance, et adressait à l’empereur Zenon appel sur appel ; il la livra aux Visigoths de Toulouse en vertu d’un traité d’alliance qu’il fit avec Euric, de sorte que les Romains ne possédèrent plus un pouce de terre à l’ouest des Alpes. Antérieurement à ce traité, Odoacre en avait passé un autre avec le vieux roi des Vandales, Genséric, qui, plus avare et moins belliqueux à mesure qu’il avançait en âge, rendit la Sicile aux Italiens pour un tribut annuel en argent, sauf la conservation de quelques châteaux forts. Ce fut le dernier acte politique de ce Barbare fameux, qui mourut au mois de janvier 477. Après s’être assuré par ces moyens l’amitié des grandes royautés barbares voisines de l’Italie, Odoacre s’occupa du petit état dalmate, dont le comte Ovida, meurtrier de Népos, s’était fait proclamer roi. La Dalmatie, rendue indépendante par Marcellinus, n’avait point cessé d’être depuis lors un nid de Romains mécontens et un instrument de division sous la main des empereurs orientaux. Odoacre voulut la rattacher définitivement à l’Italie. Il conduisit cette entreprise en personne, battit le comte Ovida, le tua, et Salone, gouvernée par un officier italien, ne fut plus pour Ravenne une menace permanente.

En mime temps les plaies de la guerre civile se cicatrisaient en Italie. De toutes les cités victimes de la dernière lutte, Pavie, saccagée par deux armées successives, présentait le spectacle le plus lamentable. À la place d’une ville, on n’apercevait plus que des monceaux de décombres noircis par le feu, sur lesquels campait l’évêque avec son troupeau décimé. Sans argent et entouré d’un peuple qui n’avait plus rien que ses bras, Épiphane entreprit de relever sa métropole avec des aumônes quêtées dans les villes voisines. Il allait disant à ceux qui possédaient encore quelque chose : « Ayez l’âme riche, et vous trouverez ; c’est quand le cœur mendie que la pauvreté arrive. » Avec ce qu’il put ramasser et ce qui lui restait de patrimoine, il se mit à l’ouvrage, et Pavie sortit de ses ruines. Animés par son exemple, hommes, femmes, enfans travaillaient à qui mieux mieux. On déblayait les décombres, on courait abattre des bois dans les forêts environnantes ; on creusait les champs pour en extraire la pierre, et quand les bras des Pavésans étaient las, les voisins prêtaient les leurs. Épiphane dirigeait les travaux, surveillant tout, pourvoyant à tout, comme un architecte qui commande à des ateliers de constructeurs, ou plutôt comme le fondateur d’une colonie assise dans quelque solitude désolée. Le service de Dieu, comme il convenait, passa le premier. Les deux églises que contenait la ville avaient été dévorées par la flamme : on mit tant de hâte à les reconstruire, qu’elles semblèrent s’élever comme par prodige ; mais on paya la peine de cette pieuse précipitation. La grande église, appelée la Majeure, était achevée jusqu’au comble, et la Mineure venait de recevoir le signe symbolique de la dédicace, lorsque la voûte de la première s’affaissa par suite de l’écartement des colonnes : ouvriers et échafauds roulèrent pêle-mêle sur le pavé, et pourtant aucun de ces hommes ne fut blessé mortellement, ce qui sembla miraculeux. Néanmoins les habitans restaient frappés de crainte : « Dieu nous abandonne, disaient-ils. — Non, répondait Épiphane avec un calme qui ne se démentit jamais, Dieu veut nous éprouver ; montrons-lui que nous sommes des fils résignés et confians. » On se remit au travail, et les deux églises se terminèrent. On passa ensuite aux maisons des particuliers ; grâce au concours de tant d’hommes, et l’un aidant l’autre, elles furent promptement rétablies. L’évêque ne prit de repos que quand il vit sa ville ressuscitée. Elle revivait, mais mendiante et misérable ; loin de pouvoir acquitter les taxes publiques, elle avait besoin de tout le monde pour subsister. Épiphane alla donc trouver Odoacre, afin d’obtenir de lui, en faveur des habitans de Pavie, l’exemption des contributions de l’état pendant cinq ans. Sa présence et le nom de Pavie pouvaient réveiller dans l’âme du roi des nations plus d’un souvenir irritant, car c’est là qu’il avait trouvé ses ennemis les plus opiniâtres, et l’évêque s’était montré le dernier défenseur d’Oreste. Toutefois il n’en fit rien paraître. Non-seulement il accorda la remise d’impôts demandée, mais il prodigua au négociateur les marques d’une considération respectueuse. Quoiqu’il fût arien, il entretint par la suite de cordiales relations avec le saint évêque. Chaque fois que la Ligurie se trouvait frappée de quelque fléau de la nature ou des hommes, l’évêque accourait près du roi-patrice, et ne revenait jamais les mains vides de grâces ou d’argent. « Odoacre honora tellement ce grand homme, nous dit le disciple d’Épiphane, Ennodius, qu’il dépassa en bons procédés pour lui tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs. » Les ménagemens d’Odoacre pour le clergé italien ne l’empêchèrent pourtant pas de maintenir soigneusement vis-à-vis de lui les prérogatives de la souveraineté, et de les revendiquer au besoin quand il les trouvait lésées. Il en donna la preuve, en 483, dans ses rapports avec l’église de Rome.

Cet homme extraordinaire, devenu maître absolu de l’Italie, fit succéder aux violences de son début une administration habile et modérée. Obéissant au conseil de Zenon, il se rapprocha des habitudes romaines ; il prit l’habit de patrice en même temps qu’il en porta le titre. Patrice vis-à-vis de l’Italie, il restait roi vis-à-vis des Barbares, qui lui avaient décerné le commandement suprême. En retour de l’appui que lui avait prêté le sénat pour déjouer les espérances de Népos, il respecta son autorité ; l’action de la vénérable assemblée sembla même grandir en l’absence d’un empereur. Les rouages administratifs continuèrent à fonctionner, les lois restèrent debout, les habitudes séculaires ne furent point froissées ; enfin le vieil attirail des césars environna le roi-patrice sous les lambris du palais de Ravenne. Odoacre eut un préfet du prétoire, un maître des milices, des comtes des largesses et du domaine, un questeur pour préparer ses lois ou les rapporter au sénat, un conseil privé pour les discuter, un corps des domestiques pour sa garde personnelle. Des recteurs administrèrent, comme ses lieutenans, les provinces italiques ; des ducs militaires, les cantonnemens des troupes ; des consuls tantôt agréés par l’empereur d’Orient, tantôt particuliers à l’Occident, donnèrent leur nom à l’année. L’aristocratie italienne, acceptant la fiction sur laquelle Odoacre fondait son pouvoir, ne dédaigna point de le servir. On vit figurer sur les listes consulaires les noms de Symmaque, de Boëce, d’Anicius Faustus, d’un autre membre de la famille Anicia, Probinus, et de Basilius, un des personnages les plus honorés de ce temps. Cassiodore, père de celui qui fut ministre de Théodoric, remplit près d’Odoacre les charges de comte du domaine et de comte des largesses ; Basilius, devenu patrice, fut préfet du prétoire et lieutenant du roi dans la ville de Rome ; le comte Pierius, commandant de ses gardes. Tous ces hommes étaient illustres et considérés ; mais Odoacre leur adjoignit parfois des collègues qui durent les faire rougir. L’improbité des magistrats fut le grand vice de cette administration, sortie d’une guerre civile. Un certain Pélagius, quelque temps préfet du prétoire, et à ce titre chargé de la perception des impôts, trouvait moyen, dit-on, de les doubler à son profit. Odoacre, avare et prodigue à la fois, fermait les yeux sur ces pillages, dont il s’attribuait une part. Cette cupidité, jointe à sa cruauté naturelle, tourna plus tard contre lui, et précipita sa ruine.

La tombe des empires est comme leur berceau : les légendes voltigent alentour, et la vérité historique y prend parfois l’allure poétique des fables. Ainsi le pauvre moine que nous avons vu lié par sa prescience merveilleuse à l’avènement d’Odoacre se rattache encore à son déclin. Le porte-lance de la garde des césars, pendant sa vie obscure de soldat, avait eu constamment présens à la mémoire la prophétie et le prophète ; guettant l’occasion au milieu des troubles de l’Italie, il l’avait saisie lorsqu’elle s’était présentée comme on saisit un bien qu’on attend, et que Dieu lui-même vous a promis. À peine installé au palais de Ravenne, il écrivit à Séverin, lui rappelant en quelques lignes d’une tendresse respectueuse sa visite à l’ermitage du Kalenberg, sa pauvreté d’alors et la prédiction qui venait de s’accomplir. La lettre se terminait par ces mots : « Si ton cœur forme quelque vœu, ô père vénéré, confie-le-moi, et il sera satisfait. » Le saint demanda au nouveau maître de l’Italie de lever une condamnation d’exil qui pesait sur un Italien nommé Ambroise : il ne voulut rien de plus. A. ce propos pourtant, il annonça la courte durée de cette puissance qui semblait alors si solide, et lui-même prit à la chute d’Odoacre une part involontaire et fatale.

Séverin voyait son propre royaume déchoir sous la pression de dix peuples barbares, qui, se poussant l’un l’autre comme les vagues de l’Océan, envahissaient le Norique pied à pied. Ses villes succombaient aux attaques, ou étaient désertées par leurs habitans ; ses moines périssaient à la tâche, et lui, infirme et vieux, couvrait la retraite de son peuple, d’une contrée à l’autre, jusqu’aux limites orientales du Norique. Après sa mort, Odoacre transplanta en Italie ces populations restées sans maître, et avec elles le cercueil du moine qui les avait protégées et gouvernées pendant vingt ans ; mais dans cette visite des bords du Danube, faite à la tête d’une armée italienne, le Ruge eut à combattre ses propres compatriotes, qu’il détruisit presque entièrement, et dont il emmena le roi prisonnier. La guerre des Ruges le mit en contact avec les Ostrogoths, et suscita Théodoric, son rival et son vainqueur.

Odoacre comme personnage historique fut un homme de transition, et son règne le point de partage entre l’époque romaine et l’époque barbare. À son gouvernement, qui était une tyrannie militaire fondée par des Barbares soldats de Rome, succéda une conquête véritable opérée par des Barbares étrangers. Théodoric, roi ostrogoth d’Italie, remplaça le roi Odoacre, patrice romain d’Occident.


AMEDEE THIERRY.

  1. Son nom dans les médailles est Romulus Augustus. V. Eckel et Mionnet. D. N, ROMULUS AUGUSTUS. P. AUG. OU P. F. AUG., au revers : Salus Reipublicœ. On voit que dans cette légende Augustus figure deux fois, une fois comme nom propre et l’autre comme titre. — Procope explique ainsi l’origine du surnom d’Augustule : « Occidentis in partibus regnubat Augustus, quem minuente vocabulo Augustulum vulgus appellabat, quia puer ad imperium pervenerat. » Hist. Goth., 1. Les Grecs le nomment tantôt Augustus, Malch., Ewcerpt., 3, tantôt Augustulus, Candid., Hist., 4, tantôt Romulus, cognomento Augustulus, Evagr., Hist. eccl., II, 16. — Theopban., p. 111. — Les écrivains latins se servent généralement du sobriquet d’Augustulus. Tout fait présumer que le fils d’Oreste, avant son élévation au trône impérial, portait déjà son surnom d’Augustule dans l’intimité de la famille ; quand il fut empereur, on le lui donna par dérision.
  2. « Ecce ille quietis ncscius, et scelerum patrator inimicus, magna dolorum incrementa conglutinat. Discordiae crimina clandestinus supplantator interserit, spe novarum rerum, perditorum animos inquiétat. » Ennod., Vit. Epiphan., p. 348.
  3. « Metu perterritus, sponte miserabilis, purpuram abjiciens… » Hist. Miscell., XV.
  4. « Cujus infantiae misertus, concessit ei sanguinem, et quia pulcher erat. » Anonym. Vales., p. 716.
  5.  : :Tune reputant an nos, interceptoque volatu
    Vulturis, incidunt properatis saecula metis.
    (Claudianus, p. 130, T. 65, De Bella Getico.)
  6.  : :Jam propè fata tui bissenas vulturis alas
    Complebant, scis namque tuos, scis, Roma, labores !
    (Sidon. Apollin., Carm, VII, v. 337.)
  7. « Omnia ornamenta palatii, Odoacrus Constantinopolim transmisit. » — Anonym. Vales., ap. Amm., p. 431. — Voies., R. Franc., p. 231. — Tillem., Hist. des Emp., VI, p. 440.