Le procès de Galilée


LE PROCÈS DE GALILÉE

D’APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS[1]


Le procès de Galilée, devant l’Inquisition de Rome, a laissé dans la conscience publique une impression si profonde, qu’aujourd’hui encore, à deux siècles et demi de sa date néfaste, elle s’en émeut chaque fois que l’histoire, l’art ou la science le lui rappellent sous différentes formes. Devant ce tribunal suprême, les vraies causes et le vrai sens du procès sont fixés depuis longtemps, et les juges de Galilée, jugés à leur tour.

Pour la conscience publique, l’abjuration imposée à Galilée n’est autre chose que l’humiliation et l’asservissement de la science et de la raison, et la sentence du Saint-Office un des actes les plus odieux du. despotisme ecclésiastique. Mais l’histoire ne peut pas s’en tenir aux jugements populaires quelle qu’en soit la force instinctive, surtout lorsqu’il s’agit de faits sur lesquels les partis se passionnent et dont le sophisme et la mauvaise foi ont ou faussé le sens, ou changé la marche, ou caché les sources. Sa mission est de pénétrer dans les détails, de déterminer les rapports, de démontrer l’ordre et la signification certaine de chaque événement. C’est là précisément le caractère que M. Rerti, avec de longues recherches et une critique patiente et éclairée, est parvenu à donner à son livre sur ce procès célèbre.

Ce volume, de cxxxviii et 170 pages, se divise en trois parties : les deux premières contiennent la narration des faits relatifs aux procès de Galilée, car il y en eut deux, l’un en 1616, l’autre en 1633, et la troisième comprend les documents et un appendice. Les documents sont au nombre de 91 dont 25 inédits[2]. Dans l’Appendice se trouvent aussi des pièces justificatives d’une grande importance, telles que le texte de la Sentence de l’Inquisition et de l’Abjuration de Galilée.

M. Berti commence par nous donner des informations sur le volume des Archives secrètes du Vatican portant le numéro 1182 et contenant les pièces authentiques des procès de Galilée. Transporté à Paris durant l’occupation française de Rome sous Napoléon Ier, ce volume fut restitué au Pape sous Louis-Philippe. M. Berti a pu en prendre connaissance en 1870, avec l’autorisation et le concours du préfet même des susdites Archives, le révérend père Theiner, et en tirer les preuves irrécusables, sur lesquelles on devra désormais s’appuyer pour résoudre les controverses soulevées par les faits auxquels il se rapporte.

En élaguant les nombreuses questions de détail et d’importance diverse auxquelles le travail de M. Berti répond d’une manière complète, après tant d’efforts employés par les historiens et les érudits à l’éclaircissement de cette page célèbre des annales de l’esprit humain, il nous semble pouvoir dire que les points les plus graves des controverses soulevées par les procès de Galilée, avant cette publication, étaient au nombre de deux, et que l’auteur nous a fourni sur l’un et sur l’autre tous les renseignements qu’il était possible d’obtenir. L’un était de savoir si Galilée avait été réellement condamné pour son adhésion au système de Copernic, ou, suivant la prétention de récents écrivains ecclésiastiques, pour s’être maladroitement mêlé de théologie, en invoquant l’Écriture sainte au secours de ses idées ; l’autre était de décider si Galilée avait été, oui ou non, soumis à la torture.

Le livre de M. Berti détruit tous les doutes possibles sur le premier point. C’est bien la science, c’est bien la découverte du vrai système du monde, quoi que en disent les Marini et autres apologistes du Vatican, qu’on a entendu condamner dans les procès de Galilée, et non la conduite d’un savant qui aurait eu le tort de méconnaître la distinction de la science humaine et de la théologie. Quant au second point, on remarquera qu’il contient deux questions. D’abord est-il prouvé qu’on a prescrit de soumettre Galilée à la torture, qu’on a donné l’ordre de la lui appliquer ? Ensuite est-il constaté qu’il l’a subie ? À la première l’auteur répond, pièces en main, affirmativement, et sa réponse est, à notre avis, définitive ; quant à la seconde, c’est une réponse négative qui, suivant l’auteur, ressort de l’inspection des documents et de la confrontation des papiers officiels ; pour nous, au contraire, c’est un doute. On verra plus loin ses raisons et nos réserves.

Suivons pour le moment, d’une manière rapide, la marche des deux procès. Notons d’abord qu’ils dépendent l’un de l’autre, ainsi que leurs résultats et leurs causes. Le premier, celui de l’année 1616, est motivé par les théories de Copernic et de Galilée sur le système du monde ; il a pour base principale deux propositions tirées d’une publication du grand physicien sur les taches solaires, propositions dans lesquelles les idées nouvelles sont formulées, et il se termine par une admonestation infligée au novateur par le cardinal Bellarmin et le commissaire-général du Saint-Office d’après le commandement du Pape, Cette admonestation consistait dans l’ordre absolu de renoncer à son opinion sur le mouvement de la terre et la position centrale du soleil, ainsi qu’en la défense de jamais s’en occuper, l’enseigner ou la défendre, soit de vive voix, soit par écrit, et de quelque façon que ce fût, sous peine de subir un nouveau procès devant l’Inquisition ; nec eam de cetera quovis modo teneat, doceat aut defendat verbo aut scriptis, alias contra ipsum procedetur in Sancto Officio.

Le second, celui de 1633, a également pour point de départ une publication de Galilée, les Dialogues sur les deux systèmes de Ptolémée et de Copernic ; il comprend l’intimation faite à Galilée de se rendre à Rome pour comparaître devant le tribunal du Saint-Office, son incarcération, son interrogatoire, son abjuration, sa condamnation à la prison.

Des écrivains qui avaient intérêt à déguiser la vérité et à présenter sous un jour moins défavorable le rôle joué par l’autorité ecclésiastique dans ces odieux procès, se sont efforcés de rejeter sur la conduite de la victime la responsabilité qui pèse sur les persécuteurs. M. Berti démontre surabondamment que le premier procès de Galilée a eu pour but unique la condamnation des idées nouvelles sur le système du monde, comme contraires au miracle de Josué raconté dans la Bible et généralement à la lettre de l’Écriture-Sainte ; il cite les écrits de Galilée où la séparation de la science et de la Foi est professée de la manière la plus explicite, et confirme que c’est au contraire la théologie qui, se mêlant de gouverner la science, a donné l’exemple d’un arbitre insensé.

Mais, dit-on, Galilée a manqué à une promesse formelle. Le cardinal Bellarmin et le commissaire général du Saint-Office ne lui avaient-ils pas prescrit au nom du Pape, de ne plus s’occuper du système de Copernic et d’y renoncer même dans son for intérieur ? Et contrairement à sa parole n’a-t-il pas publié les Dialogues sur les deux systèmes où les raisons qui militent en faveur des idées nouvelles sont exposées avec une force qui contraste avec la faiblesse des arguments de la partie adverse ? Qu’on reconnaisse, au moins, que Galilée a manqué de prudence et qu’il s’est exposé volontairement aux conséquences de son procédé.

À ces observations en faveur du pape Urbain VIII et de l’Inquisition il serait aisé de répondre, qu’il n’y a pas de promesse, extorquée ou non, qui puisse nous astreindre à ne pas dire la vérité ; qu’au contraire l’obligation de la chercher et de la faire connaître est au-dessus de toute prescription ; mais sans avoir recours aux droits imprescriptibles de la raison, et au point de vue même des conditions juridiques du temps, on peut démontrer le tort de la cour de Rome et l’innocence de Galilée. En vain le grand physicien s’était contenté de présenter le système de Copernic comme une opinion probable, en vain il s’était porté personnellement à Rome pour soumettre son manuscrit au maître du Sacré Palais, le père Riccardi, et avait obtenu des autorités la permission formelle de l’imprimer, en vain, le pape en avait été informé ; Galilée avait tort, il devait connaître les règles à suivre mieux que la cour de Rome et les autorités ecclésiastiques qui accordaient l’impression de son ouvrage. Le livre se publie, le bruit qui s’en fait dans le public est considérable ; les partis se passionnent ; Rome s’émeut, le pape désigné par les malins dans la personne de l’interlocuteur péripatéticien, Simplicius, s’irrite et se tient pour offensé ; Galilée est donc coupable ; en effet, pourquoi, en demandant au père Riccardi l’autorisation de publier son livre, ne l’a-t-il pas informé qu’il avait reçu 17 ans auparavant un avertissement, et qu’il lui était défendu de s’occuper du sujet de son livre, de quelque manière que ce fût ? Voilà le reproche qu’on lui fit et qu’on répète. Galilée devait sans doute aider la mémoire des Éminences de l’Inquisition et chercher apparemment tous les moyens de gâter sa cause qui était aussi celle de la science pour servir celle du despotisme ecclésiastique. En vérité, devant de semblables raisons, on se sent tenté de répondre avec la fable du loup et de l’agneau. Mais l’histoire est patiente et ne dédaigne pas de discuter avec le sophisme et la mauvaise foi.

Laissons de côté le prétexte et les mauvais raisonnements auxquels il a servi de base et venons aux faits les plus douloureux qui se rapportent au dernier procès, et d’abord parlons de l’examen sur l’intention. On sait qu’on appelait ainsi cette partie de l’interrogatoire qui avait pour but de sonder la conscience de l’accusé et de s’assurer si ses paroles étaient sincères, lorsqu’il protestait de son obéissance aux ordres de l’Église et de son éloignement pour les hérésies qu’on lui reprochait. Il apparaît, d’après les documents rapportés par M. Berti, que Galilée déjà âgé de 70 ans, fatigué par un voyage pénible, affligé par une infirmité dangereuse et plus encore par les chagrins dont on l’accablait, n’a pas opposé aux questions des inquisiteurs cette franchise audacieuse que des âmes plus jeunes et plus enthousiastes ont montrée dans de semblables cas. La résistance eût sans doute semblé inutile à cet auguste vieillard, dont l’intelligence embrassait le système du monde et se sentait trop supérieure aux préjugés et aux passions des contemporains. Espérant échapper du moins à une peine trop grave, il a, à ce que pense M. Berti, concerté son plan de défense avec le père Macolano, commissaire général du Saint-Office, avec lequel il entretenait des relations d’amitié avant le procès ; c’est suivant ce plan qu’il aurait non-seulement nié son adhésion au système de Copernic, mais proposé et promis de démontrer et de défendre le système contraire. Cependant cette forme de la procédure ne suffit pas à ses juges ; ils ne sont pas convaincus de sa sincérité et suivant les prévisions et facultés contenues dans le décret pontifical relatif à l’examen sur l’intention, ils croient nécessaire de le soumettre à l’examen rigoureux. C’est du moins là ce qui ressort de la sentence publiée in extenso par l’auteur à la fin de son livre. Or l’examen rigoureux signifiait précisément la question, en d’autres mots l’examen avec torture. L’auteur le prouve amplement.

La sentence et le décret du pape sont donc d’accord. L’un prescrit en cas de besoin ce que l’autre annonce comme accompli, et donne comme un des antécédents et considérants juridiques de la peine ; cette peine consiste, sous la condition préliminaire de l’abjuration, dans une réclusion dont la durée est laissée à la décision du Saint-Office et dans l’obligation de réciter les psaumes une fois par semaine pendant trois ans, en pénitence du péché commis et pour l’édification des fidèles. Rien ne manque, comme on le voit, à la satisfaction de la justice ecclésiastique ou plutôt de la tyrannie sacerdotale dans la marche et le résultat de ce procès célèbre ; si nous en croyons le témoignage irrécusable de la sentence, tout ce que sa procédure a de cruel et d’odieux y a trouvé son application ; d’abord la torture de la conscience, ensuite la torture matérielle, puis l’abjuration, et enfin pour comble, la pénitence.

Nous sommes complètement de l’avis de M. Berti, lorsqu’il nous dit qu’appliquée ou non la torture a été voulue et décrétée par le pape et qu’on ne doit lui savoir aucun gré, si Galilée ne l’a pas subie ; mais nous ne pouvons pas nous ranger à son opinion, lorsqu’il juge définitivement établi par les documents que cette épreuve terrible n’a pas eu lieu. Avouons d’abord que la constatation de ce fait en elle-même a une importance secondaire ; si l’épreuve a été omise, ce n’est là qu’un accident contraire à l’ordre et à la volonté expresse des autorités qui ont jugé et condamné Galilée. Ce qui est au contraire essentiel, c’est qu’on a non-seulement décrété de le torturer, mais tenu à informer le monde entier qu’on l’a fait, en le publiant dans la sentence. Les juges de Galilée l’ont examiné sur l’intention ; l’histoire leur applique à son tour cet examen et trouve la leur clairement affirmée et signée de leur propre main, dans la pièce officielle qui termine le procès.

Les raisons sur lesquelles s’appuie M. Berti pour juger que Galilée n’a pas reçu la torture sont principalement l’état normal du volume 1182 des Archives secrètes du Vatican, dans lequel sont consignés les procès de Galilée, l’absence de toute mention relative à l’application réelle de la torture dans le second de ces procès, les règles ordinairement suivies par le Saint-Office à l’endroit de cette épreuve, et enfin les rapports personnels de Galilée avec le père Macolano sus-mentionné. Le volume manuscrit du procès est intact, dit en somme M. Berti ; pas une page ne manque ; l’application de la torture n’y est pas mentionnée ; si elle a eu lieu, pourquoi le notaire du Saint-Office a-t-il omis de l’enregistrer ? Sa profession l’obligeait à noter tout ce qui se passait entre le patient et les juges ; nous en avons la preuve dans d’autres procès célèbres ; il n’y a aucune raison de transformer le notaire du Saint-Office en un philosophe humanitaire de notre temps et de supposer qu’il a pu faire cette omission par des considérations et des scrupules qui n’ont pas arrêté les auteurs du décret et de la sentence. Le père Macolano, commissaire général du Saint-Office, a dû faire valoir les infirmités de Galilée et profiter de son pouvoir discrétionnaire pour soustraire l’accusé à la torture. La sentence d’ailleurs a dû être rédigée le jour qui a précédé le dernier examen de Galilée, car cet examen a eu lieu le 21 juin et la sentence a été lue dans la Congrégation des cardinaux le 22 ; autrement les cardinaux n’auraient pas eu le temps de l’approuver et de la signer. Voilà comment il se ferait, suivant l’auteur, que la sentence mentionne ce qui devait avoir lieu et qui néanmoins n’aurait pas eu lieu effectivement.

Pour M. Berti cette conclusion est une certitude ; pour nous ce n’est qu’une possibilité. En effet, si les choses se sont passées ainsi, l’auteur voudra bien nous accorder que le procès est entaché de plus d’une irrégularité grave : la première, c’est la rédaction de la sentence, avant la fin du procès ; la seconde et la plus forte, c’est de donner comme accompli ce qui ne l’aurait pas été, de parler de la torture dans la sentence comme si elle avait été réellement appliquée. Or, si des irrégularités si graves ont été commises sur un point de la procédure, pourquoi d’autres auraient-elles été impossibles sur d’autres points, surtout lorsqu’il s’agirait de l’omission d’une note dans un registre ? Malgré tout ce que les raisonnements de M. Berti ont de fin et de plausible, ils ne nous paraissent pas dissiper tous les doutes.

Du reste, ce beau livre que l’auteur vient d’ajouter à ses intéressants ouvrages sur la vie de Giordano Bruno et sur l’histoire du système de Copernic en Italie, nous paraît destiné, par la publication désormais complète des pièces officielles, à mettre fin aux controverses sérieuses sur les procès de Galilée et à ne laisser le champ libre qu’à des polémiques sans profit[3].

Luigi Ferri,
Professeur à l’Université de Rome.
  1. Il processo originale di Galileo Galilei pubiicato per la prima volta da Domenico Berti. — Roma, 1876.
  2. Les documents déjà publiés sont compris dans le livre de M. Henri de l’Épinoy : Galilée, son procès, sa condamnation d’après des documents inédits.
  3. Peu de temps avant la publication du livre de M. Berti, a paru sur le même sujet un volume de M. Charles Gebler dont le titre est : Galileo Galilei und die Römische Curie, nach den authentischen Quellen ; Stuttgart, 1876. M. Gebler soutient qu’une falsification de documents est intervenue entre le premier et le second procès de Galilée et qu’elle a fourni la base juridique d’une condamnation formelle, à laquelle le grand homme avait échappé une première fois. Quant à la question de la torture, il la résout aussi négativement, quoique pour des raisons différentes de celles de l’écrivain italien.