Le petit Poucet et la Grande Ourse

LE
ET
LA GRANDE OURSE
PAR
Gaston PARIS

1875
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AVANT-PROPOS.

Ce travail, qui a déjà paru dans le tome premier des Mémoires de la Société de linguistique de Paris, est imprimé sous cette nouvelle forme, revue, corrigée et augmentée, depuis bientôt trois ans. S’il n’a pas été publié plus tôt, c’est que je désirais le munir d’une préface que je n’ai pas écrite. Je ne comptais pas la faire bien longue, car ç’eût été charger mon petit héros d’un fardeau disproportionné, mais précisément parce que je voulais dire beaucoup de choses clairement et en peu de mots, je n’ai pu jusqu’ici trouver en même temps le loisir et la disposition nécessaires. J’aurais exposé dans cette préface l’état actuel de la science dans la question de l’origine des contes ; j’aurais émis à ce sujet quelques vues personnelles, et surtout j’aurais indiqué la méthode qui, suivant moi, doit être appliquée à ce genre d’investigations. Je regrette de n’y avoir pas écrit cette dernière partie : mon mémoire, tel qu’il est, pèche précisément du côté de la méthode, et je tenais à montrer que je n’ignorais pas les règles qu’on peut me reprocher de n’avoir pas rigoureusement suivies. Mon étude sur Poucet, qui paraît avec la date de 1875, remonte à 1868 ; elle est en réalité mon premier pas dans un domaine nouveau pour moi. Je ne me dissimule pas qu’on y sent quelque tâtonnement. J’ai suivi l’ordre dans lequel les faits et les idées se sont successivement présentée à moi, plutôt que celui dans lequel ils s’enchaînent et eux-mêmes. La conclusion peut paraître aventurée, et elle a été, dans le sein de la Société où j’ai lu mon travail, l’objet de critiques dont certaines sont peut-être fondées. J’aurais aussi voulu répondre à ces objections, mais si je remets encore à beaucoup de lendemains, mon petit livre ne sortira jamais de la prison noire où comme Daümling lui-même, il est enserre depuis si longtemps. L’occasion de dire ce que je voudrais dire sur ces questions se retrouvera ; celle de mettre au jour ce petit volume se présente si bien que je la saisis. Chargé de représenter l’école des hautes Études au jubilé trois fois séculaire de l’Université de Leyden, je n’ai pas voulu arriver les mains tout-à-fait vides : c’est un bien petit cadeau que j’offre à mes savants collègues puissent-il dire : δὀσζϛy’ὀλζyη τεφέλη τε !

Je joins encore ici une variante languedocienne qui m’a été communiquée l’année dernière par M. Langlade, le félibre de Lansargues, que j’en remercie vivement. M. Mistral m’a dit que le conte, sous une forme très-voisine, était populaire en Provence ; le héros y porte le nom, difficile à traduire, mais explicable par les inconstances de sa naissance (cf. Pantagruel, II, 27) de PedounPedel. Quant à celui de Peperelet, il est identique au Grain-de-poivre grec.

PEPERELET.

l’aviè na fes una fenna que faguèt un enfant tani pichotet, pichotet, pichotet, qu’èra pas pus gros qu’una fura : es pèr acó que lou batejèroun Peperelet. Mès amai seguesse pichotet èra talamen brave que sa maire n’èra bauja. Tabe quand s’en anèt soul pèr la paga, qu’èra tan brave, d’un sugaman ie faguèt un parel de braietas, una camisa, un pichot bourdou, un boumbetet et una bounetela : emb’acó semblava un omenet.

Un jour que sa maire aviè quioch, ie fiai : « Peperelet, vai t’en pourtà quela fouasseta à toun paire e à tous fraires que buscaioun dînes tous bos. » E Peperelet qu’èra de bona commanda : « Oui, s’hou dis, maire, ie vou. » Prea la fouasseta jouta soun brasset, e dran dran s’en vai çoum tut omenet. En camin véi veni lou loup ; pecaire ! se dona pôu e vai se rescondre jout’un caulet. Lou loup passet sens lou véire ; mès la vaca que trevava pèr aqui mangèt bu caulét amai lou paure Peperelet

Après un brieu, sa maire que lou vej pa veni, vai defora en lon sounan : res ie respond. À la fin qu’a proun sounat : « Peperelet ! Peperelet ! » ausis una vosseta que ie respond : « Soùi aici, maire. — Ounte ? — Dins lou ventre de la vaca. » La maire mena la vaca à la jassa, e quand caguèt, caguèt Peperelet embè la bousa. Alors sa maire lou prén, lou mes dins una gauda plena d’aiga, pioi lou lava ben, l’assuya ben, ie lava sa fata, e quand saguèt seca, ie carga sa camiseta, sas braietas, soun pichot gourdoun, soun boumbetet, e lou gal cantèt, e la sourneta feniguét.


LE PETIT POUCET
ET
LA GRANDE OURSE.


En lisant l’excellent Dictionnaire étymologique de la langue wallonne
, de M. Charles Grandgagnage, j’ai été frappé d’une expression dont je n’avais encore remarqué le pendant nulle part. La voici 1 :

« Châur-Pôcé (la Grande-Ourse, verb. : le char-Poucet : des huit étoiles dont semble formée cette constellation, les quatre en carré représentent, selon les paysans, les quatre roues d’un char, les trois qui sont en ligne sur la gauche sont les trois chevaux, enfin, au-dessus de celle de ces trois qui est au milieu, il s’en trouve une petite qu’ils regardent comme le conducteur du char et qu’ils nomment Pôcé). »

Dans cette intéressante notice sont contenus quatre faits qu’il me sera permis de considérer séparément pour mieux m’en rendre compte. Il résulte de l’expression recueillie et expliquée par le savant lexicographe liégeois : 1o que les habitants du pays wallon se représentent la constellation que nous appelons Grande-Ourse comme un charriot ; 2o que les quatre étoiles α ϐ γ δ sont pour eux les quatre roues du char, et les étoiles ε ζ η les trois chevaux qui le traînent ; 3o que la petite étoile à peine visible à l’œil nu appelée par les astronomes, qui se trouve au-dessus de ζ, est à leurs yeux le conducteur du char ; 4o qu’ils, appellent ce conducteur Pôcé c’est-à-dire Poucet : Voyons rapidement en quoi chacune de ces idées est propre au peuple wallon, en quoi elle lui est commune avec d’autres.

I.


On sait que les peuples indo-européens ne possèdent pas et n’ont jamais possédé de religion proprement sidérale. Les dieux de notre race sont la personnification, plus ou moins distincte et plus ou moins ancienne, des grands phénomènes naturels. Née probablement dans un pays de montagnes, sous les climats violents de la Haute Asie centrale, la religion indo-européenne porte dans chacun de ses mythes la trace de la joie ou de l’effroi que jetaient dans l’âme encore presque uniquement sensible des hommes d’autrefois les convulsions terribles, mais souvent bienfaisantes qu’ils avaient a subir sans moyens de s’en défendre. Si l’on ose émettre, une opinion sur les origines, encore bien obscures, des religions sémitiques, elles semblent s’être développées chez un peuple plus réfléchi, moins passionné, et soumis à des conditions de vie différentes. Les grandes plaines où se sont assises les premières civilisations sémitiques n’offraient pas les spectacles grandioses et saisissants des pâturages montagneux où la divinité se révélait dans les orages ; la sérénité des nuits, la transparence de l’air, l’absence de lignes qui arrêtassent les regards, tout contribuait à reporter vers le ciel les yeux des pâtres qui menaient leurs troupeaux dans ces immenses prairies. Aussi les Chaldéens furent-ils, d’après la tradition de toute l’antiquité, les premiers astronomes ; mais avant qu’ils eussent l’idée d’observer scientifiquement la marche des astres, ils avaient adoré leur splendeur. Les cinq grandes planètes leur semblèrent particulièrement avoir quelque chose de divin : au milieu de l’immobilité des étoiles, elles seules se mouvaient, et leur course paraissait naturellement volontaire avant qu’on en eût constaté la régularité et calculé les variations. Avec le soleil et la lune, doués du même mouvement les cinq grandes planètes constituèrent donc l’heptade sacrée des Babyloniens, heptade qui domina non-seulement leur culte, mais plus tard leur science, et qui s’est conservée jusqu’à nos jours dans notre semaine, à chacun des jours de laquelle préside en réalité une des planètes : les noms des dieux assyriens, changés par les Grecs, suivant leur usage, en ceux des dieux helléniques, puis transposés de nouveau par les Romains, ont disparu dans cette double transformation ; mais les noms de leurs remplaçants latins désignent encore pour nous cinq jours au moins de la semaine, tandis que chez les peuples germaniques, subissant une traduction nouvelle, ils sont détrônés par ceux des vieilles divinités tudesques. C’est un des cas, devenus moins rares depuis les belles découvertes contemporaines, ou notre civilisation se reconnaît l’héritière de ces antiques sociétés orientales qu’on croyait mortes sans avoir laissé de tracés ; nous retrouvons plus d’une fois avec étonnement, dans nos idées les plus habituelles, dans les notions qui nous sont les plus familières, la manière de penser et de sentir de ces peuples qui nous apparaissent si lointains. Nous devons signaler et raviver de tels souvenirs avec une reconnaissante piété.

Mais ce n’est point là le sujet de cette étude. Je veux seulement constater que les religions indo-européennes ne nous offrent rien de semblable au culte planétaire. Jacob Grimm s’est étonné de cette lacune chez les Allemands : elle leur est commune avec leurs frères. Les peuples de l’Europe, au moins, ne semblent même pas avoir eu de noms pour désigner les planètes : ceux qu’ils leur ont donnés sont, comme nous venons de le dire, empruntés aux Orientaux. Vénus seule, généralement divisée en étoile du soir et étoile du matin, a été l’objet de légendes mythologiques et de dénominations diverses 2 ; les quatre autres planètes ne sont mentionnées, si |e ne me trompe, avec des noms particuliers, dans aucun texte ancien antérieur à l’introduction en Grèce de l’astronomie asiatique.

L’impression produite sur nos ancêtres par le ciel étoilé fut tout autre. Ils en restèrent pour les astres à ce premier état qui semble avoir précédé, même à l’égard des autres phénomènes naturels, l’état proprement religieux. Ils se bornèrent à transporter dans le ciel les objets qui leur étaient le plus familiers sur la terre : ils le peuplèrent comme ils pouvaient se représenter que serait peuplé un vaste champ. Cette conception naïve s’est conservée en partie, mêlée à bien d’autres choses, dans ce singulier catalogue des astres que nous a transmis la Grèce et qui contient le plus souvent des inventions toutes personnelles, des légendes relativement modernes et même, comme on sait, un bon nombre de flatteries d’astronomes officiels. Deux choses caractérisent les plus anciennes dénominations astronomiques, celles que nous pouvons sans crainte reporter aux plus anciens temps de l’existence de notre race : elles ne portent que sur les groupes d’étoiles les plus visibles et les plus naturellement constitués, — elles considèrent moins, pour établir leurs analogies, les lignes qu’on peut tracer en passant par les étoiles que ces étoiles elles-mêmes, prises chacune à part. Cette dernière remarque est due à Jacob Grimm, qui a vu avec raison dans ce trait le signe ordinaire d’une haute antiquité. Il faut ajouter que les noms de cette catégorie se retrouvent d’habitude, ou identiques ou analogues, chez la plupart des peuples qui composent la grande famille à laquelle nous appartenons. Pour nous en tenir à cette constellation splendide dont la forme presque régulière frappe tout d’abord les yeux qui se lèvent au ciel par une belle nuit, nous trouvons chez différents peuples indo-européens, avec quelques variantes, une même manière de se la représenter. Je ne parle pas ici du nom d’Ourse (Ἆρκτος) qui, comme l’a fort bien montré M. Max Müller, repose sur une simple erreur étymologique et veut proprement dire « étoile »3 : il est clair qu’il n’a aucun rapport avec la forme de la constellation, et Grimm conjecturait en vain, pour expliquer ce nom bizarre, que les trois étoiles supérieures avaient d’abord rappelé l’image de la queue d’un ours, et qu’on avait alors donné à l’ensemble le nom de l’animal, sans y regarder de trop près pour la ressemblance du corps. La représentation habituelle qu’on s’est faite de la Grande-Ourse a été celle d’un char4, et ce nom, qui remonte à une si haute antiquité, nous indique assez bien quelle pouvait être la plus antique forme du char. Les quatre roues, qui sont presque placées aux quatre angles d’un carré parfait, nous font penser à ces grands tombereaux, comme on en voit encore dans nos campagnes, qui sont à peu près aussi larges que longs, et forment, par leurs quatre pans droits et hauts, une sorte d’édifice massif que supportent quatre roues basses.

Les nations diverses sont d’accord en effet pour attribuer aux quatre étoiles α β γ δ le rôle des quatre roues5. Mais elles varient sur la valeur qu’elles donnent aux trois étoiles qui se trouvent au devant. Les unes en font le timon du char, les autres en font les bêtes qui le traînent. La conception hellénique appartenait à la première catégorie, comme le montre le scholiaste d’Aratos sur le vers 27 (Ἄρκτοι ἅμα τροχόωσι τὸ δὴ καλέονται ἅμαξαι.) des Phénomènes : τῶν τεσσάρων ἀστέρων ἀντὶ τροχῶν παραλαμϐανομένων, τῶν δὲ τριῶν τῆς οὐρᾶς ἀντὶ ῥυμοῦ. La même manière de se représenter la constellation est indiquée par le latin temo qui désigne soit le groupe entier, soit les trois étoiles antérieures6 ; elle est d’ailleurs exprimée clairement dans ce vers ajouté par Domitien dans sa traduction d’Aratos : Tres temone, rotisque micant sublime quaternae. On la retrouve dans l’allemand deichsel, nom donné à ces trois étoiles (et qui en anglo-saxon, peut désigner aussi (thistl) la constellation tout entière7), et dans le tchèque ogka « timon, » pour les trois étoiles de devant8.

À la seconde manière de comprendre la figure se rattache, nous l’avons ait en commençant la représentation wallonne : les trois étoiles de devant sont les trois chevaux en ligne. Laquelle de ces représentations est la plus ancienne ? Il ne faut pas attacher grande importance à ce que la seconde n’est constatée que dans un patois moderne, tandis que la première se trouve en latin ; on sait assez qu’en mythologie comparée l’antiquité des faits est bien différente et fort souvent inverse de celle des documents qui les offrent : d’ailleurs je chercherai tout à l’heure à montrer que plusieurs autres peuples ont eu la même idée, La question revient en somme à celle-ci : quel est le plus ancien mode d’attelage ? a-t-on commencé par atteler les bœufs (car il est clair que pour trouver la forme antique de la conception wallonne il faut remplacer les chevaux par des bœufs) deux à deux sous le joug de chaque côté d’un timon, ou bien les a-t-on d’abord attachés au char par des cordes, l’un à la file de l’autre, avant d’inventer les brancards ? Je laisse la question à résoudre aux archéologues : je ferai seulement remarquer que la manière de comprendre les trois étoiles comme trois bœufs, au lieu de se figurer la ligne qui les traverse comme le timon, est d’après l’ingénieuse remarque de Grimm, celle qu’on est porté à regarder comme la plus primitive.

Cette idée de trois bœufs rappelle une dénomination latine, usitée à côte de plaustrum et de temo, et qui semble aller plus foin encore dans la même voie : je veux parler de septemtriones. Tout le monde a jusqu’à présent adopté l’explication de Varron, d’après lequel ce nom désigne sept bœufs de labour. Seulement Preller pense qu’on appelait triones, pour teriones, de terere, les bœufs occupés à battre le blé dans l’aire9, et il a fort ingénieusement rapproché ce mot d’une croyance rapportée par Grimm. On sait que la Grande-Ourse prend dans le ciel différentes positions10, de manière que les trois étoiles ε ζ η se trouvent dirigées, dans des sens différents ; aussi dit-on en Suisse que le chariot se retourne à minuit avec un grand bruit11, et c’est une superstition qui se retrouve dans beaucoup d’endroits. Preller suppose que c’est ce qui a fait choisir pour les placer au ciel, des triones qui font le tour de l’aire, au lieu de simples bœufs (R. M., p. 290). Mais tout récemment M. Max Müller a voulu expliquer le mot septemtriones par une méprise analogue à celle qu’il a constatée pour ἂρxτος. Triones, d’après lui, ne voudrait pas dite « bœufs ; » ce mot, qui ne se rencontre nulle part, serait une pure invention de Varron pour satisfaire à l’étymologie qu’il avait en tête, et triones serait pour *striones*steriones (cf. tego taurus truncus pour *stego*stiarus*struncus) et voudrait dire « étoiles ; » on aurait appelé la constellation tout simplement « les sept étoiles, » à côté du nom indépendant de plaustrum. On peut voir une confirmation de cette hypothèse dans la forme septemtrio, qui répondrait au Siebengestirn {= les Pléiades) des Allemands 12 ; trio ou setrio signifierait alors « assemblage d’étoiles, » comme Gestirn ; la forme singulière serait la plus ancienne, et le pluriel irrationnel se serait introduit sous l’influence, du mot septem. — Toutefois, je ne puis dissimuler qu’il y a plus d’une objection à l’ingénieuse conjecture de M. Müller. Il parait d’abord singulier que l’s, si bien conservée dans sterula stella, soit tombée dans le mot *sterio trio. Il est bien vrai ensuite qu’il faut se méfier des mots que Varron cite à l’appui de ses étymologies 13, surtout quand ils ne se rencontrent pas ailleurs 14 ; mais il est peut-être téméraire de supposer que quand il dit : « Encore, aujourd’hui les bouvièrs appellent triones les bœufs de labour, » il invente complètement le mot et le sens. Cette supposition devient encore plus invraisemblable si on remarque que le premier auteur de cette explication n’est pas Varron, mais Aelius Stilo, qu’Aulu-Gelie (XVI, 8) appelle magister Varronis, et dont l’autorité, outre qu’elle est sensiblement plus ancienne, est de toutes façons plus considérable. C’est ce qui ressort d’un passage d’Aulu-Gelle que M. Max Müller n’a pas relevé, et qui me paraît décisif15. D’ailleurs si trio, au sens de « bœuf, » ne se trouve que dans les grammairiens cités16, au sens d’ « étoile » il ne se trouve nulle part, et le nom propre Trio, qui a appartenu au moins à deux familles romaines17, semble un sobriquet emprunté à un bœuf plutôt qu’à un astre18. Mais ce qui me fait surtout hésiter à entrer dans les vues du savant professeur d’Oxford, c’est que je comprends autrement que lui les appellations de boves et temo, appliquées par le même Varron à notre constellation, et dont il fait une seule et même désignation, tandis que j’y vois deux noms distincts. Il est à remarquer, en effet, comme je l’ai dit plus haut, qu’on ne trouve jamais boves et temo, pour dire la Grande-Ourse, en dehors de ce passage, dont le contexte se prête d’ailleurs très-bien à mon explication. Je crois donc que les Romains ont appelé nos sept étoiles « les sept bœufs, » septem boves ou septem triones, et je signale ces noms comme nous offrant sans doute le seul vestige romain d’une autre compréhension de la constellation polaire, compréhension plus simple encore que celle du char, et dans laquelle les sept étoiles sont pleinement indépendantes les unes des autres et ne tiennent de leur assemblage d’autre rapprochement qu’une représentation identique. Cette dénomination serait la plus primitive d’après l’observation de Grimm rapportée plus haut ; l’idée de concevoir les astres isolés comme des bœufs paissant dans le champ céleste est d’ailleurs très-naturelle, et on verra plus loin qu’on peut en retrouver la trace ailleurs.

Je reviens à l’idée du char traîné par trois bœufs ou chevaux, qui est celle du pays wallon, et, je pense, de la plupart de nos provinces. Le troisième point de la définition wallonne, c’est que la petite étoile qui se trouve au-dessus de ζ est le conducteur du char. L’idée d’un conducteur au char céleste se retrouve ailleurs ; seulement d’autres peuples le placent, non pas là, mais au devant du char ; il marche en tête de l’attelage, et c’est pourquoi je pense que très-anciennement on s’est représenté le char non pas comme abandonné et immobile, ce que suppose l’addition pure et simple du timon, mais comme traîné et mis en mouvement par les trois bœufs attelés. Ce conducteur est appelé par les Grecs βοώτης, le bouvier ; mais la dénomination postérieure d’άρκτος, appliquée à la constellation qu’il touche de près, lui fit donner plus tard le nom d’άρκτούρος ou άρκτοφύλαξ, et on l’encadra dans la fable de Callisto changée en ourse et placée an ciel. Mais le {tourne a aussi ses légendes, évidemment plus anciennes : d’après l’une d’elles19, Icarios, père d’Erigone, ayant chargé un char d’outres pleines de vin, le conduisit dans l’Attique et distribua aux laboureurs les présents de Dionysos : ceux-ci, quand ils ressentirent les effets de l’ivresse, se crurent empoisonnés, se jetèrent sur Icarios et, le tuèrent mais Zeus le transporta dans le ciel avec sa fille Erigone et le chien fidèle qui avait assisté à sa mort et qui révéla la place où était jeté son cadavre 20, — et sans doute aussi avec son char ; car ce doit être là le premier motif de toute l’histoire. Une autre légende plus simple21 raconte que Philomelos, fils de Demeter et d’Iasion, avec le peu d’argent qu’il avait, acheta deux (trois ?) bœufs, et fabriqua le premier char : et sa mère admira tant son invention qu’elle le transporta au ciel avec son char et ses bœufs, « arantem eum inter sidera constituisse et Bootem appellasse. » — Cette variante nous fait voir dans la constellation principale, non plus un char proprement dit, mais une charrue (bien qu’elle dise plaustrum), et nous retrouverons la charrue par la suite ; entre les deux il y a d’ailleurs évidemment une grande affinité 22.

En regard des fables si nombreuses où les Grecs nous montrent des héros transportés parmi les astres, se placent les légendes germaniques qui nous représentent des personnages condamnés à faire éternellement là-haut ce qu’ils ont trop aimé ici-bas. On sait que le chasseur sauvage donna sa part de paradis pour son plaisir favori, ce qui fait qu’il est condamné à chasser à outrance jusqu’à la fin du monde. De même, d’après une tradition allemande (Grimm, D. M., 688), « un charretier mena un jour Notre Seigneur ; en récompense, celui-ci lui promit le royaume du ciel23, mais charretier dit qu’il aimait mieux conduire éternellement sa voiture d’orient en occident. » Son vœu fut exaucé : le char est au ciel 24, « et l’étoile la plus haute des trois étoiles antérieures, celle qu’on appelle le cavalier, dit Grimm, c’est le charretier. » Grimm a fait ici une erreur ; les trois étoiles du timon ou les trois bœufs (chevaux) de l’attelage ne peuvent être interrompus par un personnage humain. Il s’agit ici, comme dans les autres récits analogues, de cette petite étoile qui s’appelle en effet le cavalier, et à laquelle les modernes ont transporté l’histoire et les attributions du βοώτης 25. Le nom de cavalier, reiter, lui convient fort bien si on se représente une voiture attelée de trois chevaux : sur celui du milieu, le postillon est en selle. On rappelle en effet ainsi en France ; je lis dans le Cours d’Astronomie de M. Delaunay 26 : « On donné aussi quelquefois à la Grande-Ourse le nom de Chariot : α β γ δ sont les roues, ε ζ η sont les chevaux ; une toute petite étoile, située tout près de ζ, figure le postillon 27. »

Voilà donc plusieurs nations chez lesquelles les quatre étoiles disposées en carré, les trois étoiles antérieures et la petite étoile située au-dessus de ζ, figeant la même chose que chez les Wallons. Le nom de Poucet donné à cette petite étoile n’est pas propre non plus aux Français du nord : Jacob Grimm nous apprend qu’en Basse-Allemagne on l’appelle dümeke, à Osnabrück dümke, dans le Mecklembourg düming, dans le Holstein on dit : Hans Dümken, Hans Dümkt sitt opm wagn 28 ; dès le XVIIe siècle, Prætorius parle de pollicari auriga, dümeke fuhrman (D. M., p. 689) 29. Ne trouverait-on pas quelque sens analogue aux mots lithuaniens gryjulia, gryjdo rats (rats = roues, char), que Grimm n’a pas expliqués ? Il est certain que ce nom n’est pas inconnu des Slaves : Grimm cite, d’après le dictionnaire de Jurgmann, l’expression tchèque paleçky a wozu, « Poucet en char, » pour la Grande-Ourse.

II.


Reste à savoir maintenant quel rapport on a pu établir entre le petit Poucet et le conducteur du char céleste, pourquoi on a pensé à ce héros lilliputien pour lui confier la direction de ce colossal attelage. C’est ce qui s’expliquera si on recherche la plus ancienne forme des contes de Poucet et ce qui aidera en même temps à démêler cette plus ancienne forme à travers les mille variantes qu’a reçues chez les peuples divers cette odyssée en miniature.

Des contes qui se rattachent à ce cycle, ceux que j’ai réunis jusqu’à présent et que j’examine ici sont les contes :

1° lithuanien (Schleicher, Litauische Mærchen, Weimar, 1857, p. 7) ;

2° grec (Hahn, Griechische und albanesische Mærchen, Leipzig, 1864, t. I, p. 301) ;

3° albanais (Hahn, t. II, p. 115) ;

4° allemands. 1. Grimm, Kindermærchen, t. I, no 37 (rhénan) et no 45 (hessois) ; cf. t. III, ib. — 2. (souabe) Birlinger, Volksthümliches aus Schwaben, Freiburg, 1861, t. I, p. 35430) ;

5° norvégien (Asbjœrnsen et Moe, Norske Folke-Eventyr, 3e éd., Christiania, 1866, p. 214) ;

6° esclavon31 (Vogl, Slavonische Volkmærchen, Wien, 1837, p. 187-233) ;

7° roumain de la Bukowina (publié en allemand par Staufe dans Wolf, Zeitschrift für deutsche Mythologie, t. I, p. 48).

D’autres contes, que je n’ai pu lire, sont indiqués par Grimm qui en cite çà et là quelques traits que je relèverai s’il y a lieu.

Les contes anglais (Tom Thumb) et français doivent être examinés à part. Un assez grand nombre de ces contes ont une introduction qui nous indique clairement que le héros du récit est un être merveilleux et surnaturel. Il ne naît pas comme les autres hommes : il est miraculeusement accordé à des parents affligés d’une longue stérilité. C’est là un trait qui, presque partout où il se rencontre, nous annonce que nous sommes en présence d’un récit véritablement mythique. Le conte lithuanien n’a conservé qu’un vague souvenir de ce fait : « Il y avait une fois un homme et une femme qui n’avaient pas d’enfants, mais ils étaient riches. Enfin ils eurent un enfant qui n’était pas plus grand que le pouce. » — Le début du Daumesdick rhénan est plus intéressant : « Il y avait un pauvre paysan, qui était un soir assis au coin de son feu et tisonnait, pendant que sa femme filait à côté de lui. Il dit : Comme c’est triste de ne pas avoir d’enfants ! Notre maison est toujours silencieuse, quand ailleurs c’est si bruyant et si joyeux. — Oui, répondit la femme en soupirant, si nous en avions seulement un seul, quand même il serait tout petit, pas plus grand que le pouce, j’en serais contente ; nous l’aimerions bien. Et il arriva que la femme s’alita, et au bout de sept mois, elle mit au monde un enfant qui était bien fait de tous ses membres , mais qui n’était pas plus grand que le pouce. Ils dirent alors : Il est comme nous l'avons souhaité, et ce sera notre cher enfant, et à cause de sa taille ils l’appelèrent Poucet (Daumesdick). Ils ne le laissèrent pas manquer de nourriture, mais l’enfant ne grandit pas ; il resta comme il avait été à la première heure32. » — Le conte esclavon est presque pareil ; seulement les parents supplient Dieu de leur envoyer un fils, « quand il ne serait pas plus gros qu’un moineau… L’enfant qui leur naquit n’était guère plus gros qu’ils ne l’avaient désiré, c’est pourquoi ils lui donnèrent le nom de Kerza (moineau). » — Le conte grec de Grain de poivre qui d’ailleurs n’est qu’un fragment et s’est confondu, dans la version recueillie par M. Hahn à Smyrne, avec une autre histoire, a un début plus extraordinaire encore : « Il y avait une fois un vieil homme et une vieille femme qui n’avaient pas d’enfants : un jour la vieille alla aux champs et en rapporta une corbeille de fèves, et la regardant elle dit : Je voudrais que toutes ces fèves fussent des petits enfants. À peine avait-elle parlé qu’une bande de petits enfants sauta de la corbeille et se mit à danser autour d’elle. Mais une telle famille sembla trop considérable à la vieille, et elle s’écria : Je voudrais que vous redevinssiez des fèves. À peine avait-elle parlé que les enfants grimpèrent vite dans la corbeille et y redevinrent des fèves, excepté un petit garçon que la vieille emmena avec elle à sa maison. Il était si petit qu’on l’appelait Grain de poivre, mais si gentil et si bon que tout le monde l’aimait33. » — Enfin le conte albanais nous introduit non moins clairement dans le domaine du merveilleux : « Il y avait une fois un vieux et une vieille à qui Dieu n’avait pas donné d’enfants. Ils s’enquirent ici et s’enquirent là, et on leur dit : « Si vous voulez taire des enfants, il n’y a qu’un moyen : prenez une outre et soufflez dedans pendant vingt jours et vingt nuits, et dans l’outre vous trouverez alors un enfant34. Ils firent ainsi, et après vingt jours ils trouvèrent dans l’outre un enfant gros comme une noisette. Ils le prirent, l’habillèrent et le nourrirent, mais il ne grandit plus, et quand il eut quinze ans il était toujours grand comme une noisette35. »

Ce préambule, qui a dû évidemment se trouver même dans les contes où on ne le rencontre plus maintenant, nous avertit de la vraie nature du récit : nous allons entendre les aventures d’un être merveilleux, divin même. C’est ce qui m’empêche de voir avec Wilhelm Grimm des légendes de Poucet dans quelques épigrammes grecques dont il cite divers traits. Ces épigrammes sont des railleries, appartenant à ce genre de subtilités hyperboliques qu’on connaît chez les Grecs, contre des hommes petits. Ainsi Markos, enlevé par le vent, se rattrape à un fil d’araignée avec lequel, pendant cinq jours et cinq nuits, il opère sa descente du ciel ; un autre est si petit qu’il perce de sa tète un grain de poussière et passe tout entier au travers ; un autre chevauche sur une fourmi, mais elle le désarçonne et le tue d’une ruade, etc. C’est là un genre de plaisanterie dont le pendant exact se trouve dans cette singulière série d’épigrammes grecques sur un homme doué d’un nez monstrueux, série qu’un poète allemand de nos jours s’est amusé à continuer et à varier36. On retrouve ces jeux d’esprit chez les Romains ; une épigramme de la décadence, adressée à un nain, lui dit : « La peau d’une puce te fait une robe trop large ; une fourmi est pour toi un cheval de haute taille, etc.37 » On les revoit au xvie siècle, par exemple dans tout un petit cycle d’épigrammes sur le petit Migrelin, que le seigneur des Accords a inséré ans ses Touches38. Enfin de nos jours encore c’est à ce genre de plaisanteries que se rapporte la chanson enfantine du petit mari39. — Toutes ces pièces ont un côté commun, c’est qu’elles raillent la petitesse ; celui dont elles parlent est toujours ridiculisé. Il n’en est pas ainsi dans les contes de Poucet ; il est d’une petitesse non pas ridicule, mais merveilleuse ; ce qui fait l’intérêt du conte, ce sont les choses extraordinaires qu’il accomplit grâce à sa petitesse ; dans toutes les versions d’ailleurs, il est plein d’esprit et de malice, et se tire toujours d’une manière triomphante des mauvais pas où il lui arrive d’être engagé.

Le trait capital des contes divers qui nous occupent, bien que dans plusieurs d’entre eux il soit effacé et presque perdu au milieu des autres, c’est celui-ci : Poucet conduit un attelage (soit un char, soit une charrue) en se plaçant dans l’oreille d’une des bêtes qui le composent (soit bœuf, soit cheval). C’est là à mon avis le fond primitif de son histoire ; c’est là le trait qui se retrouve chez tous les peuples, tandis que les autres histoires qui lui sont attribuées, créées par la fantaisie une fois éveillée sur cet amusant petit être, diffèrent d’ordinaire chez les peuples différents. Voyons le récit plus ou moins varié de cet épisode central. Le conte lithuanien nous l’ofre sous sa forme la plus simple : « Comme un jour sa mère voulait porter le déjeûner aux champs à son père, il la pria de le lui laisser porter. Eh ! pauvre petit, qu’est-ce que tu pourras porter ? dit sa mère. Mais il insista tant qu’elle y consentit. Quand il eut porté le déjeûner, il demanda à son père de le laisser labourer. Son père lui dit : Comment pourrais-tu labourer ? laisse-moi tranquille. Le petit dit : Je me glisserai dans l’oreille du cheval. Il y grimpa et se mit à labourer. » — De même dans le conte esclavon, que je ne fais que résumer, Moineau va porter à manger à son père aux champs, obtient de lui la permission de labourer un peu à sa place, et, grimpant le long de la jambe d’un des bœufs, s’installe dans son oreille d’où il le dirige fort bien. — Dans le conte grec de Moitié de pois, après le singulier début que j’ai cité tout à i heure, le petit dit à sa mère : « Si tu veux ne pas me tuer, je porterai le manger à mon père aux champs. La mère l’envoya aux champs avec le pain et le vin pour son père. » Suit une espiéglerie de Moitié de pois qui n’a pas de rapport à notre sujet ; le fait essentiel que nous cherchons manque ; mais nous voyons Moitié de pois avalé par un des bœufs de son père, ce qui est intimement lié, comme nous le verrons plus bas, à son labourage. — L’histoire albanaise de Noisette a plus fidèlement gardé le souvenir du trait primitif, bien qu’elle l’ait un peu modifié : « Un jour on l’envoya aux champs pour labourer avec les bœufs ; il y alla, sauta sur la pointe de la charrue et dirigea fort bien les bœufs. » — Dans le conte roumain, le récit est très-tronqué, mais on y reconnaît encore le fonds ancien : « Un jour le mari alla labourer dans son champ ; la femme lui prépara de quoi dîner ; mais comme elle n’avait personne pour lui porter ses aliments, elle les donna à la souris, et celle-ci se chargea de la commission. » Suit la transformation de la souris en petit garçon (voy. sur ce point la note 35). « Il porta donc la nourriture au champ, et pendant que le mari mangeait, le petit diable alla à la charrue, et en un quart-d’heure, il laboura dix arpents de terre, plus que l’homme n’aurait pu faire en une semaine avec les bœufs les plus forts. » — Le conte allemand de Grimm , bien plus détaillé, a changé les bœufs en chevaux et le laboureur en bûcheron : « Le paysan, père de Poucet, se préparait un jour à aller dans la forêt chercher au bois ; il dit : Je voudrais bien avoir quelqu’un pour m’amener ma voiture après moi. — Oh ! père, dit Poucet, je l’amènerai bien, comptez dessus ; elle sera dans la forêt au bon moment. L’homme se mit à rire et dit : Comment pourrait-ce être ? Tu es bien trop petit pour conduire le cheval par la bride. — Ça ne fait rien, père, si maman veut seulement atteler, je me mettrai dans l’oreille du cheval et je lui dirai comment il doit marcher. — Eh bien ! dit le père, pour une fois nous essaierons. — Quant vint l’heure, la mère attela et mit Poucet dans l’oreille du cheval, et le petit criait au cheval hue et hola et huho et dia ; il s’en tira si bien que la voiture arriva droit dans la forêt. » — C’est aussi du bois qu’il s’agit de charrier dans le récit souabe : « Au bout de quelques années le père prit avec lui son garçon quand il allait charrier du bois. Le petit avait une voix forte, et il s’acquittait de ses fonctions, placé dans l’oreille d’un des chevaux, car son père avait l’habitude de le placer là. » — Wilhelm Grimm cite un livre populaire autrichien : « Jean long d’un pouce à la barbe longue d’une aune (Linz, 1815), » qui est d’ailleurs d’après lui tout à fait moderne et de pure invention, mais qui contient cependant un trait qui doit se rapporter au nôtre : le héros de cette histoire gagne de l’argent en faisant passer un cheval pour un cheval parlant ; le moyen qu’il emploie c’est de se cacher dans l’oreille de la bête et de parler quand on l’interroge. — Je n’ai pu voir le conte danois cité par Grimm : le héros, Svend Tommeling, n’est pas plus long qu’un pouce ; il est venu au monde le chapeau sur la tête et l’épée au côté : entre autres exploits qu’il accomplit, Grimm dit simplement qu’il conduit la charrue, ce qu’évidemment il fait comme ses frères de Lithuanie, de Grèce, de Roumanie, d’Esclavonie et d’Allemagne. — Le Poucet norvégien (Tommeliden) a perdu presque toute son histoire : comme son voisin le danois, il est long comme le pouce et veut épouser une très-grande princesse ; la seule trace du récit primitif qui se trouve dans ses aventures assez insignifiantes, c’est que dans le voyage qu’il fait avec sa mère pour aller voir sa belle, il se cache successivement dans la crinière, dans l’oreille et dans les naseaux du cheval qui les porte.

Ce trait essentiel de la légende de Poucet me paraît indissolublement lié aux deux ou trois autres qu’on rencontre également dans plusieurs versions différentes de son histoire ; ainsi s’il est avalé par un bœuf (grec) ou une vache (allemand), il y a là un rapport évident avec les bœufs du premier récit : le grec dit même que c’est aux champs, en donnant du fourrage aux bœufs par ordre de son père, que ce malheur lui arriva ; — s’il est acheté par des gens riches (lithuanien, esclavon, roumain, allemand) ou emporté par des voleurs (lithuanien, albanais, allemand), c’est parce que les premiers ont admiré la façon dont il conduisait son attelage, et que les autres ont emmené les bœufs et lui avec ; — si enfin il se fait voleur lui-même (lithuanien, albanais, allemand), le lithuanien et l’albanais savent encore très-bien que ce sont des bœufs qu’il vole, et le lithuanien dit positivement qu’il se place pour cela dans l’oreille d’un bœuf. Ainsi sont expliquées par une forme primitive idéale toutes les variantes des aventures de Poucet.

Il en reste cependant une série qui ne se rattache à celles-ci que par un point : je veux parler de ses habitations successives dans le ventre d’animaux divers. Elle s’y rattache, dis-je, par un point, et ce point je l’ai déjà indiqué, c’est que le premier animal qui l'avale est une vache ou plutôt un bœuf, c’est-à-dire un des bœufs qu’il conduisait : c’est ici, on le voit, le revers de la médaille et le côté comique de sa petite taille. Ce récit est ancien, car il se trouve chez des peuples fort éloignés l’un de l’autre. Des contes que nous avons regardés jusqu’ici, trois seuls nous l’offrent, le conte grec, le conte esclavon et le conte allemand. Dans le grec, Moitié de pois est avalé par un des bœufs de son père ; on tue le bœuf, on en jette les boyaux ; le renard passe et avale les boyaux avec Moitié de pois ; mais celui-ci lui rend la vie dure. Dès que le renard s’approche d’une maison, l’hôte qu’il porte dans son ventre crie à tue-tête : « Gare à vous les gens, le renard veut manger vos poules. » Le renard, qui meurt de faim, prend conseil du loup pour faire taire cette voix importune. Le loup, qui par extraordinaire dupe cette fois son compère, lui conseille de se jeter par terre du haut d’un arbre ; le renard suit le conseil et se tue raide. Maître loup dévore son ami et avale en même temps Moitié de pois ; dès lors, pour lui non plus, plus de repas possibles ; dès qu’il approche d'un troupeau, il entend crier dans son ventre : « Holà bergers ! sur pied, le loup va manger un mouton. » Le chagrin qu’il en ressent le pousse au suicide, il se précipite du haut d’un rocher, meurt, et Moitié de pois sort de sa retraite et retrouve ses parents. — Le conte allemand, plus comique, et finement rendu dans les détails par les habiles collecteurs, est cependant plus éloigné de la forme ancienne et plus modernisé ; Poucet est avalé par la vache ; on l'abat parce qu’on s’épouvante de l’entendre parler ; on jette l’estomac sur le fumier, où un loup affamé l'avale avec Poucet. Le loup, guidé par son habitant, va se repaître dans le garde-manger des parents ; mais les cris de celui-ci trahissent le voleur ; on tue le loup, et Poucet sort triomphant. Dans une autre version allemande, Poucet, après avoir été avalé par la vache, est roulé dans la chair à saucisse, empaqueté dans une saucisse, et passe l’hiver dans la cheminée. Il s’échappe quand on mange sa prison, mais c’est pour être avalé par le renard ; toutefois il se fait lâcher en livrant comme rançon au renard les poules de son père. « Mais, en revanche, je t’apporte une jolie petite fortune, » dit Poucet à son père en lui tendant le kreuzer qu’il avait gagné dans ses voyages40. — Dans le conte esclavon, la première mésaventure a disparu. Moineau s’endort un soir dans l’oreille d’un bœuf mort dont la tête était abandonnée dans un champ (on voit ici la confusion de l’épisode du labourage et de celui du premier séjour de notre héros dans l'estomac d’une bête bovine) : avalé par le loup, il le force, en le tourmentant sans relâche, à le mener jusque dans la maison de son père, qui, prévenu par les cris de Moineau, tue le loup et délivre son fils.

J’arrive maintenant à la version anglaise, qui demande une étude à part, à cause de la forme particulière dans laquelle elle nous est parvenue et de la célébrité qu’elle a. L’histoire de Tom Thumb, en stances de huit vers, a été sans doute imprimée dès le XVIe siècle41, mais la plus ancienne édition qu’on en connaisse est celle de 1630. Le conte est d’ailleurs resté populaire en Angleterre ; et ce qui le prouve, c’est que dans plusieurs provinces le héros est appelé non pas Thumb, mais Thumbkin, forme évidemment plus ancienne, les diminutifs en kin (ken) étant, comme on sait, improductifs en anglais, et ceux même qui remontent aux Saxons ayant disparu en majorité. Toutefois les diverses formes anglaises de Tom Thumb qui ont été publiées reposent toutes, non sur la tradition vivante, mais sur le poème, suivant l’usage assez ordinaire en Angleterre. Je vais donner une idée de ce poème, qui est curieux en ce qu’il nous montre des traits fort anciens à côté d’additions toutes modernes. Par exemple il débute par nous présenter Poucet comme un chevalier qui vivait à la cour d’Arthur et brillait à la Table-Ronde ; c’est précisément ainsi que les Grandes chroniques de Gargantua commencent par nous parler d’Artur et de Merlin, qui joue aussi son rôle dans Tom Thumb. En effet les parents de Tom Thumb n’ayant pas d’enfants, supplient Merlin de leur en donner un, quand même il ne serait pas plus gros que le pouce ; le vœu est exaucé : l’enfant naît au bout d'une demi-heure ; il grandit en quatre minutes assez pour atteindre juste la taille du pouce de son père. Le poète se laisse ensuite aller à sa fantaisie en nous décrivant ses habillements, ses jeux et ses mésaventures ; ici le vieux récit s’efface, mais nous le retrouvons avec l’histoire de la vache qui avale Tom Thumb dans une botte de foin ; seulement il est délivré sans autre incident. C’est ici qu’une strophe assez obscure conserve seule le souvenir du fait capital de l’ancien conte : « Ensuite, au temps des semailles, son père voulut l’avoir pour mener sa charrue ; il lui donna un fouet fait d’un brin de paille pour conduire les bœufs ; mais dans un sillon nouvellement ensemencé, le pauvre Tom Thumb se perdit. » Ce qui lui arriva ensuite, ses succès à la cour d’Arthur, sa maladie et sa mort, tout cela est de la pure invention du poète42. À bien plus forte raison en est-il ainsi des deux suites très-faibles et très-peu intéressantes qui furent jointes plus tard à Tom Thumb. Mais le poème du XVIe siècle, bien qu’il soit une œuvre personnelle, reposait en somme, comme on voit, sur une forme du conte populaire qui avait assez fidèlement conservé les traits primitifs du récit.

Cet ancien conte populaire anglais, que le poème a fait oublier, a laissé d'ailleurs une autre trace dans un conte gaëlique. Le nom de Thomas, donné à Poucet dans ce récit, montre bien sa provenance, et sert en même temps à prouver que l’auteur de Tom Thumb s’inspirait d’un conte où le héros portait déjà ce nom43. Voici ce récit curieux, que M. Campbell reproduit d’après la version fournie en 1809 par une jeune fille des West-Highlands44. On verra combien le conte anglais devait se rapprocher de ceux que nous avons étudiés jusqu’ici. « Il y avait autrefois un nommé Thomas du Pouce (uc’h órdaig), et il n’était pas plus grand que le pouce d’un homme robuste. Thomas alla un jour se promener, et il tomba une forte grêle, et Thomas s’abrita sous une feuille de patience ; et il

arriva qu’un grand troupeau de bœufs passa, Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/43 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/44 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/45 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/46 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/47 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/48 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/49 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/50 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/51 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/52 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/53 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/54 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/55 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/56 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/57 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/58 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/59 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/60 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/61 Page:Gaston Paris, lepetit poucet et la grande ourse, 1875.djvu/62
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