Le patriote (Féron)/Un nouveau patriote

Éditions Édouard Garand (p. 11-14).

III

UN NOUVEAU PATRIOTE.


Au cours de cette journée-là Hindelang écrivit plusieurs lettres dont l’une, très longue et très tendre, à sa mère. Il lui faisait part des choses qu’il avait apprises sur ses frères canadiens, et comme il était tenté de prêter le secours de son bras à ces frères malheureux. Mais en même temps il voulait la dégager des inquiétudes en l’assurant qu’il saurait prendre soin de lui-même, et en lui affirmant qu’il avait trouvé des sympathies et des amitiés précieuses.

Il passait un peu huit heures du soir, lorsque M. Rochon introduisit Charles Hindelang au domicile de M. Duvernay. Il y fut reçu avec la plus belle courtoisie par Mme Duvernay et sa nièce, Mlle Élisabeth, jolie blonde de 18 ans, intelligente et instruite, et avec l’accueil très affable de M. Duvernay lui-même.

Celui-ci n’avait pas manqué de parler à sa femme et à sa nièce de ce beau et grand jeune homme, et les deux femmes étaient demeurées dans la hâte de connaître ce jeune français dont la sympathie était allée, d’un bond, à la race canadienne. Il va sans dire qu’Hindelang fit à l’instant sur ses hôtes la meilleure impression.

Mais sa jeunesse parut fort émouvoir Mme Duvernay. Aussi, lorsque son mari pria ses deux visiteurs de passer dans une pièce qui servait d’étude, Mme Duvernay l’attira à l’écart pour lui dire à l’oreille avec un accent de prière très tendre :

— Mon ami, vous voyez comme moi que ce jeune homme n’est encore qu’un enfant, et je vous prie de le dissuader et l’empêcher de se jeter dans le tourbillon affreux où vous vous débattez avec vos amis. Ce serait un premier crime de priver une mère de son enfant, et un deuxième de donner cette jeunesse et l’avenir qui lui est dû en pâture aux monstres qui piétinent notre pays.

— Vous parlez avec raison, ma chère amie, et je suivrai votre avis.

Quelques minutes après, les trois hommes étaient réunis et causaient avec une bonne intimité. Mais incapable de maîtriser son enthousiasme, Hindelang se hâta d’amener l’entretien sur les choses, si intéressantes pour lui, dont on avait parlé le matin à l’auberge de l’Aigle Blanc.

— Monsieur Duvernay, commença-t-il, je désire vous informer que j’ai passé la journée à instruire de mes projets ma mère et mes amis de France. Ma résolution est prise, et je vous demande de m’enseigner le chemin à suivre et les moyens à prendre pour me joindre à vos compatriotes qui, me disiez-vous ce matin, préparent une rentrée en Canada. Je ne suis pas riche, mais le peu que je possède, de grand cœur je le mets tout entier dans l’entreprise. Or, vous m’avez dit que vous êtes chargé de recueillir des sommes d’argent destinées à l’achat d’armes et de munitions de guerre. Eh bien ! monsieur, je désire contribuer des trois mille livres sterling que je possède.

M. Duvernay hocha gravement la tête.

— Mon ami, dit-il, j’ai longuement réfléchi dans le cours de la journée, et en revenant à ces réflexions je me trouve forcé de refuser cette trop généreuse contribution de votre part.

En entendant ces paroles, Hindelang tressaillit, et une lueur de déception passa rapidement dans la lumière de ses yeux brillants. Puis, ce désappointement parut susciter un sentiment violent, car sa prunelle étincela. Et il demanda, un peu rudement, rudesse qu’il essaya en vain d’amoindrir par un sourire trop contraint :

— Pourquoi me refusez-vous, monsieur ?

M. Duvernay, tout comme M. Rochon, avait saisi les deux sentiments qui s’étaient succédé dans l’esprit du jeune homme. S’il eût voulu éprouver la sincérité d’Hindelang, il aurait été satisfait de l’épreuve : il était sûr que ce jeune français s’était sans arrière-pensée donné tout entier à la cause canadienne. Il ne voulut pas décourager tout à fait ce jeune ami. Il répondit :

— Je vous prie de ne pas interpréter mon refus comme un mauvais vouloir de ma part et une non confiance en votre honnêteté et votre sincérité. Après bonnes réflexions, j’ai conclu qu’il fallait vous dissuader de vous joindre à nos compatriotes, parce que j’ai compris que ce serait monstrueux de notre part d’accepter de cœur-gai le sacrifice de votre jeunesse et de votre avenir.

— Mais, monsieur, s’écria Hindelang en se levant avec agitation, ce n’est pas un sacrifice que je fais, c’est un plaisir que je me paye !

M. Duvernay et M. Rochon regardèrent Hindelang avec étonnement.

— Croyez-moi, poursuivit le jeune homme en s’animant, c’est un plaisir pour moi, un vrai plaisir que d’aller faire le coup de feu contre les Anglais.

— Vous n’aimez donc pas les Anglais ? interrogea en souriant M. Rochon.

— Vous le voyez bien, monsieur, que je ne les aime pas.

— Pourquoi ? demanda M. Duvernay qui était désireux de connaître toute la pensée de son hôte.

— Pourquoi ? répéta comme surpris Hindelang. Pardieu ! monsieur, le sais-je seulement ? Demandez donc à un Anglais pourquoi il n’aime pas les Français, et je vous jure qu’il sera bien en peine d’en déterminer la raison. Il pourrait peut-être, à la rigueur, vous répondre tout comme je le pourrais faire, en disant : Monsieur, si je n’aime pas les Anglais, c’est précisément parce que je suis français.

— Je comprends, sourit M. Duvernay, que cette réplique pourrait servir de formule pour déterminer vaguement le NON POSSUMUS qui sépare les deux races. Pourtant, je serais bien curieux de connaître la cause de ce sentiment âpre, aigu, qui écarte ces deux races l’une de l’autre — sentiment qui approche la haine.

— Oh ! monsieur, répliqua le jeune français, il est toujours possible d’expliquer dans une certaine mesure ce que vous pourriez appeler « ma formule ». Les peuples de la terre se sont toujours demandé et se demanderont encore longtemps, pourquoi Français et Anglais ne s’entendent pas ? Parce qu’ils ne peuvent pas ! Et pourtant, chose bien étrange, ne semblerait-il pas que leurs intérêts, qui sont opposés, devraient être communs. Car voilà deux peuples que l’Histoire a proclamé grands et glorieux, deux peuples chevaleresques, deux peuples de génie qui sembleraient faits pour diriger de main commune les destinées des autres peuples de la terre ; et pourtant tous deux travaillent en sens contraire. Si l’un veut ceci, l’autre veut cela ; quand l’un projette dans un sens, l’autre projette dans l’autre sens, tant et si bien que ces deux grandes nations en sont toujours à se mettre l’une devant l’autre. Ce n’est pas, monsieur, parce qu’elle n’ont « pas pu », c’est parce qu’elles n’ont « pas su ». Voyez-vous, chacune d’elles voulait atteindre au sommet de ses aspirations nationales selon, naturellement, la conception qu’elle s’en faisait. Or, pour atteindre ce sommet, lorsque l’une d’elles croyait, sincèrement et en toute bonne foi, s’engager dans tel sentier qui lui semblait plus facile, l’autre, cherchant aussi son essor par un sentier pareil, croyait découvrir dans sa rivale des ambitions qui lui portaient ombrage. Alors naissait la crainte, l’émoi, la peur ; alors aussi naissait la jalousie, et de là partait un dard empoisonné ouvrant une plaie qui ne pouvait plus se cicatriser. La rancune et l’animosité créèrent la haine. Messieurs, acheva Hindelang, que survienne un magicien qui puisse entre la France et l’Angleterre combler le ruisseau qui les sépare, et vous verrez deux nations aller la main dans la main. Mais ce magicien surgira-t-il jamais ?

M. Duvernay et M. Rochon se mirent à rire, très égayés tous deux par cet humour de leur jeune ami.

— Messieurs, reprit Hindelang après avoir également ri, je veux agir avec vous en toute franchise : je vous ai dit que je veux me payer un plaisir en me rangeant sous votre étendard, je vous le redis. Mais il y a mieux que cela : je sens, pour moi Français, que c’est un devoir d’honneur d’embrasser votre cause.

— Un devoir ? fit M. Duvernay en reprenant sa gravité, comme l’entendez-vous ?

— Monsieur, répondit Hindelang avec une farouche énergie, quand on me dit que des Français souffrent ici de la barbarie étrangère ; quand on m’affirme qu’ils subissent un joug ; quand on m’assure que ces mêmes Français veulent ravoir à tout prix et par tous les sacrifices des libertés qu’on leur a prises par la force ou par l’escroquerie, je me dis, moi, que c’est mon devoir de Français d’aider à ces Français, mes frères !

— Soit, jeune homme, admit M. Duvernay profondément touché par l’accent de son hôte. Mais, ajouta-t-il, ces Français du Canada, vous devrez bien en convenir, sont pour vous, comme pour les Français de France, des étrangers ?

— Monsieur, riposta Hindelang, n’avez-vous pas déclaré que vous, du Canada, vous avez aux veines le même sang que nous, de France ?

— Oui, oui, je le répéterai, s’il faut.

— Eh bien ! avouez que nous sommes frères. Et voudriez-vous nier cette vérité, que je l’affirmerais de toute force. Car il faut bien que vous ayez au cœur du vrai sang français pour ne pas accepter de boire les baves d’un peuple étranger. Il est de par le monde des nations qui se soumettront aux lois ou aux caprices des Anglo-Saxons ; la nation française, jamais ! Or, messieurs, dans la lutte que vous avez engagée, vous et vos compatriotes canadiens prouvez avec le plus indéniable témoignage que vous êtes encore français.

— Certes, certes, admit encore M. Duvernay subjugué de plus en plus.

— Autre chose, poursuivit Hindelang emporté par son ardeur juvénile : J’aime me battre, parce que j’ai le cœur français et l’âme française, mais me battre pour les causes qui sont dignes de nous mettre les armes à la main.

— Oh ! quant à notre cause, interrompit M. Rochon très ému, il n’en peut être de plus digne !

— Ni de plus noble ! ajouta M. Duvernay avec une sombre énergie.

— Parbleu ! cria Hindelang qui se promenait sans façon par la pièce et tout à sa pensée active, voilà bien ce que je me disais. Eh bien ? Noblesse oblige… Certes, je n’ai pas la noblesse du rang, mais de ma famille je tiens la noblesse du sang. Et vous, messieurs, comme moi, vous avez au cœur le sang le plus noble de l’univers : le sang de la France !

— Bravo ! ne put s’empêcher de clamer M. Rochon.

— Et pensez-vous que ce noble sang, continua le jeune homme ; ce sang si pur et si chaud va se refroidir lorsque l’étranger veut y tremper la pointe de son épée ? Ah ! non ! Mes amis canadiens, quand on fouette votre sang, c’est le mien qu’on fouette du même coup, c’est le sang de toute la France !

Hindelang avait d’un grand geste accentué ces dernières paroles. Alors il s’arrêta, vint ensuite se poster droit et fier devant M. Duvernay, et dit avec un accent dans lequel se révélait une résolution inébranlable :

— Monsieur Duvernay, écoutez-moi bien attentivement : quoi qu’on fasse pour m’empêcher, j’irai me battre avec vos compatriotes, parce que leur cause est la mienne. De même que je me battrais si ardemment pour ma France, je me battrai pour votre Canada. Car je sais et je sens — oui, je sens là quand je frappe dessus (il frappait son cœur) — qu’en me battant pour vos libertés nationales, je me bats pour les libertés françaises, je me bats pour l’honneur de la race française !

— Bravo ! bravo ! cria encore M. Rochon, qui, incapable de contenir plus longtemps son émotion et son admiration, courut au jeune homme et le serra avec force dans ses bras.

Et M. Duvernay, oubliant à la fin les avis de sa femme, suivit l’exemple de son ami. Il prononça, en serrant les mains du jeune Français :

— Ah ! que j’aimerais avoir un fils comme vous !

— Ainsi donc, monsieur Duvernay et vous, monsieur Rochon, vous ne tenterez plus de m’écarter de votre cause ?

Les trois hommes s’étaient rassis.

— Non, mon ami, répliqua M. Duvernay, vos arguments sont irrésistibles. Soit, vous serez des nôtres. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de vous demander si, dans le cours de vos réflexions, vous n’avez pas un peu songé à l’avenir ? Ce n’est pas tout de dire : Nous allons nous battre ! Comme moi, vous savez qu’il y a des risques, de très gros risques !

— Je sais. Mais à la guerre comme à la guerre, les risques ne se comptent pas !

— Et ne pensez-vous pas à votre mère qui pourrait se voir tout à coup privée de son enfant ?

— Ma mère, monsieur ?… je lui ai écrit, et je sais qu’elle approuvera ma conduite.

— Mais vous êtes tout jeune, mon ami, dit à son tour M. Rochon, et vous pouvez perdre en vain sacrifice toute une belle existence !

— C’est vrai que je suis jeune, je n’ai que vingt-quatre ans. Aussi suis-je à l’âge qu’il faut pour se vouer aux luttes héroïques. Je suis aussi d’âge, me semble-t-il où le sacrifice coûte le moins. Plus tard, lorsqu’on a acquis quelque fortune ou quelque gloire, qu’on a vécu d’une existence douce et bonne, il en coûte davantage de jouer ces bonnes choses sur un coup de dés. Et j’avoue que le mérite de cet homme en est plus grand et plus glorieux, tandis que le mien à cette heure, je ne crains pas de le dire, s’en trouve plus petit.

— Comme vous parlez avec raison ! s’écria M. Rochon, plein d’une admiration toujours croissante pour ce fier jeune homme.

— Parbleu ! si je parle avec raison…

— Mais ne songez-vous pas à la mort parfois affreuse qu’on trouve sur un champ de bataille ? voulut encore argumenter M. Duvernay.

— Bah ! fit Hindelang avec dédain. Qu’est-ce que la mort ici ou là ? comme disait un grand soldat de l’Empire ; et quand la cause est si belle et si juste, n’est-ce pas beau encore de mourir pour une telle cause ?

— Ou si vous alliez être jeté dans les prisons que nos ennemis songent à édifier pour nous ? s’entêta M. Duvernay.

— On s’évade des prisons, ou l’on en sort de quelque façon, comme vous en êtes sorti, monsieur Duvernay ! Alors, que ne doit-on se sentir doublement trempé pour reprendre l’arme de la liberté ! N’est-ce pas, monsieur ?

— Oui, oui, confessa M. Duvernay. Moi-même je veux me jeter dans la lutte, plus avant encore si possible.

— Et vous, monsieur Rochon ? questionna Hindelang.

— Comme mon ami Duvernay, dès le moment venu, je me remettrai dans le mouvement.

— Je vous suivrai donc, messieurs, puisque c’est convenu, déclara froidement Hindelang en se levant et en grandissant sa taille souple et noble. Dès cette heure vous pouvez compter sur un patriote de plus.

La résolution du jeune homme paraissait tellement irrévocable, que M. Duvernay ne tenta plus d’éloigner ce brave cœur des dangers qu’il redoutait pour lui.

Et l’on se mit à bâtir des projets. Longuement Duvernay fit part au jeune Français de l’organisation secrète dont il était chargé, du travail ardu et délicat qu’il avait à accomplir encore avant que le signal d’appel fut lancé. Il lui parla aussi de la grosse besogne journalière que réclamait la préparation de documents et de rapports qu’il était chargé d’expédier périodiquement aux divers comités de l’association dont il était l’un des chefs, (association qu’on appelait LES CHASSEURS), et qu’exigeait la rédaction d’articles de journaux, en attendant l’heure d’aller reprendre rang dans l’armée de la liberté. Et il invita Hindelang à s’adjoindre à lui dans l’achèvement de cette besogne formidable, tâche que le jeune Français n’eut garde de repousser, qu’il accepta plutôt avec un réel bonheur.

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Lorsque fut venue l’heure de se séparer, vers onze heures, Mme Duvernay invita ces trois patriotes à passer dans la salle à manger où une collation était servie.

En présence de la maîtresse de maison et de sa nièce on mit de côté les affaires sérieuses.

Charles Hindelang se montra joyeux convive. Avec sa parole facile, son imagination active et brillante il raconta une foule d’histoires plaisantes, qui firent rire ses hôtes aux larmes.

Et comme Élisabeth, la nièce de M. Duvernay, était une jeune personne très séduisante, Hindelang ne manqua pas d’une bonne galanterie, fort discrète naturellement et aussi fort courtoise, qui mit la jeune fille sous le charme.

L’on comprend que, dès après le départ d’Hindelang, les commentaires affluèrent sur les lèvres de ces trois personnes : M. Duvernay, sa femme et sa nièce.

— Ce jeune Français est un charmant enfant ! prononça Mme Duvernay.

— Mais c’est un vrai gentilhomme, ma tante ! murmura Élisabeth en rougissant.

— Oui, ma nièce, affirma gravement M. Duvernay, un vrai gentilhomme comme sait les produire la race française !