Le patriote (Féron)/Le désastre

Éditions Édouard Garand (p. 37-42).

VI

LE DÉSASTRE.


Ainsi formées, ces trois bandes devaient se rendre par trois routes différentes à Odelltown, entourer le village qui n’avait qu’une garnison de quatre cents soldats, emporter la place, ouvrir les communications avec la frontière américaine, refaire les cadres de la petite armée, la renforcer des volontaires américains, marcher contre le gros des forces du gouvernement commandées par le général Colborne.

— En théorie le plan était fort simple.

Allait-il réussir en pratique ?

Notons encore que ces soldats du jour n’avaient que quelques bons fusils et peu de munitions, et que Nelson avait promis qu’on trouverait des armes avant d’arriver à Odelltown. C’est peut-être cette promesse qui maintint l’enthousiasme et la confiance dans les rangs des Patriotes. Mais l’on ne s’attendait pas à se heurter à un obstacle qui, sans être bien sérieux, refroidit terriblement l’exaltation d’un grand nombre de ces soldats improvisés.

En effet, après avoir marché toute une journée il arriva que l’une des bandes, celle qui était commandée par Hébert, fut brusquement assaillie par une vigoureuse fusillade au village de Lacolle, à quelques milles seulement d’Odelltown. C’était le soir. Les Patriotes étaient déjà morfondus par la marche, et l’on s’était tenu en train avec cette perspective réjouissante de passer la nuit à Lacolle et de s’y reposer avant de jeter sur l’ennemi. Mais cette attaque brusque, à laquelle on ne s’attendait pas, faillit semer la débandade.

Il n’y avait pourtant là qu’un faible poste de soldats du gouvernement dont l’ordre était de retarder la marche des Patriotes. Nelson savait que ce poste devrait être culbuté, mais il n’en avait parlé qu’aux officiers, et la bande qui arriverait la première aurait la tâche de disperser ces soldats rouges.

Hébert avait dit en partant :

— Si j’arrive premier, je vous garantis que ce ne sera pas long.

Mais ses hommes aux premiers coups de fusil s’arrêtèrent.

— Hé ! là, vous autres, cria le major, est-ce de la sorte que vous pensez faire peur aux Anglais ? Allons ! en avant, on est capable de passer sur le ventre de nos ennemis en allumant nos pipes !

C’était un beau courage et de la belle confiance, car, de fait, la moitié de ses hommes marchaient au combat avec leurs pipes seulement. Et ces braves — car c’étaient de véritables braves — suivirent, ou mieux ils emboîtèrent le pas à ceux de leurs camarades qui avaient des armes.

Ah ! les pauvres bougres, ils allumèrent leurs pipes, c’est vrai, mais après l’affaire… quand ils eurent repris le chemin de leurs foyers.

Car le choc, pour un premier et aussi inattendu qu’il était, fut rude, et la fusillade des soldats rouges fort bien nourrie. Mais la voix d’Hébert tonna plus fort que les fusils ennemis, les courages furent stimulés, la ruée se fit, le poste fut emporté et les soldats ennemis en fuite. Mais il y eut des blessés… Et puis on était presque rendu à Odelltown et pas encore de fusils et pas encore de munitions !

C’était grave !

Des Patriotes sans armes se rassemblèrent par groupes, discutèrent, pesèrent le pour et le contre, et vers le milieu de la nuit on vit des ombres nombreuses sortirent du camp, prendre la route par laquelle on était venu.

On eût pu entendre ces remarques :

— Moé, j’tiens pas à m’faire tordre le cou comme un dindon !

— Hein ça m’a payé d’laisser la maison… me v’là avec un bras de cassé et une balle dans la cuisse gauche !

— Ah ! pour moé, si on avait eu des fusils, j’étais bon pour aller jusqu’au boute !

— Et pis moé donc… y a rien qui m’frait plus plaisir que d’tout tuer ces maudits rouges-là !

Aussi le lendemain vit-on l’armée Patriote diminuée de quelques centaines d’hommes. Seule, la bande commandée par Hindelang demeurait entière.

Le jeune français, ce matin-là, se mit en marche le premier vers Odelltown. Car le major Hébert et Nelson avaient quelque misère à remettre leurs bandes sur pied. On était au courant de la défection de la nuit d’avant, et l’exemple entraînait. Mais il est vrai que ceux qui voulaient tirer en arrière étaient de ceux qui n’avaient aucune arme à leur disposition.

Enfin, la marche en avant fut reprise.

Seulement quelques paysans têtus et méfiants avaient dit à Nelson, qui leur promettait sans cesse des armes :

— C’est bon, on va vous suivre. Mais si on n’a pas de fusils rendus là-bas, on sacre le camp !

Ils marchèrent… et si ces hommes eussent été armés d’armes solides, ils auraient accompli des prodiges.

Les hommes d’Hindelang étaient plus confiants.

Là, dans cette petite troupe que la défection n’avait pas même effleurée, régnaient l’espoir, la victoire, la conquête. Ah ! c’est que le jeune français, ardent comme il était et impulsif, savait transmettre, infuser au cœur de ses hommes cette force morale qui fait accomplir des miracles au soldat. Car Hindelang se sentait de force à passer pardessus tous les obstacles, à culbuter toutes les armées qui se présenteraient sur son passage. Que si, par une malchance quelconque, sa petite armée était rompue par des forces supérieures inattendues, il se croyait capable de la reformer, la ramener sur le terrain, la lancer dans la fournaise où elle s’était brûlée déjà, et la faire sortir victorieuse.

Avec un tel meneur des hommes peuvent aller loin.

Et il disait pour entretenir le feu :

— Mes braves canadiens, on se demandait s’il y avait du soldat en vous ? Levez la tête, hausser les fronts ! Demain la gloire militaire vous aura transformés en preux de l’antiquité ! Vous serez plus que des soldats de valeur, plus que des héros, vous serez des conquérants !

Il n’en fallait pas davantage pour chatouiller l’amour-propre de ces jeunes guerriers qui sentaient venir peu à peu la soif de lauriers conquis dans les combats.

Et sous le souffle impétueux qui passait sur cette troupe, les pas se faisaient plus rapides, la marche s’accélérait, les cœurs devenaient avides de se mesurer avec de vrais soldats, de ceux qui avaient déjà fait la campagne, ils brillaient d’un désir voluptueux de victoire. Et cette bande devança de beaucoup les deux autres. Les colonnes de Nelson et d’Hébert étaient encore loin que celle d’Hindelang arrivait en vue d’Odelltown. Et cela avait été la pensée secrète d’Hindelang. Croyant ne pouvoir compter beaucoup sur les deux autres petites armées à cause de la tiédeur et du mécontentement qui régnaient parmi un bon nombre, il espérait avec du coup d’œil et de la rapidité surprendre l’ennemi, le mettre en désarroi, puis, avec le concours des deux autres colonnes, le battre complètement. Il se disait qu’avec de la hardiesse et du vouloir il était possible de réussir des choses magnifiques. Aussi bien, pour dignement récompenser ses braves ne fallait-il pas leur conquérir quelque gloire ?

Des sentinelles avancées déchargèrent leurs fusils sur les avant-gardes d’Hindelang que commandait un jeune lieutenant canadien, Lanctôt. Les Patriotes ripostèrent, si bien que l’action se trouva pour de bon presque engagée un peu plus tôt que ne le souhaitait Hindelang. De suite il disposa sa colonne en ordre d’attaque et commanda de marcher sur le village et de l’envahir. Lui-même se mit à la tête de la première compagnie.

Les sentinelles anglaises s’étaient vivement repliées vers le village. Quand la petite armée se présenta, elle ne découvrit qu’un assemblement de maisons et de rues silencieuses. Le village tout entier paraissait avoir été évacué par les soldats et les villageois. Mais deux ou trois coups de feu partis d’une maison avoisinante, par accident peut-être, firent comprendre à Hindelang que chaque maison pouvait être une forteresse à prendre, et que la tâche serait plus formidable qu’elle n’avait paru de prime abord.

C’est égal ! il ne pouvait pas rester là avec sa troupe inactive et demeurer exposé aux projectiles ennemis. Il harangua ses hommes :

— Frères canadiens, rappelez-vous que, vingt-quatre ans passés, deux cents de vos compatriotes ont mis en déroute, en ces lieux mêmes, une armée de quatre mille Américains. Figurez-vous que le sol tremble encore sous les pas de ces géants dont vous êtes les fils ! Imaginez-vous que leurs clairons résonnent encore sous ces vastes cieux et vous appellent sur leurs traces ! Nous, frères, nous n’avons pas de clairons, mais nous avons la voix de nos cœurs français ! Sonnons la charge, Canadiens, et en avant ! Droit devant vous, c’est la gloire immortelle et c’est la liberté de votre pays !

À ces dernières paroles du jeune français, une très vive fusillade éclata du côté des premières maisons, et plusieurs canadiens furent blessés. L’un d’eux, atteint au bras droit, avait échappé son fusil. Hindelang se précipita et dit en lui tendant son épée :

— Prends cette épée, ta main gauche pourra toujours la manier ; moi, je me charge de ton fusil.

Puis il lança le cri de guerre des Patriotes :

— Pour la liberté !

Un long rugissement partit de quatre cents poitrines robustes, et les Patriotes s’élancèrent au pas de course.

Des coups de fusil furent tirés des fenêtres des maisons sans arrêter la course des Canadiens, et les ennemis qui étaient postés dans ces maisons s’empressèrent de déguerpir.

Toutefois, les Patriotes n’allèrent pas loin : un éclair avait jailli tout à coup du côté de l’église, une forte détonation avait suivi et un projectile puissant avait traversé, ouvrant un chemin sanglant, la colonne d’Hindelang.

Les Canadiens s’arrêtèrent net, surpris d’abord, consternés ensuite et peut-être hésitants. Hindelang les ranima :

— Braves Patriotes, l’ennemi s’est retranché à l’église avec du canon ! Allons chercher ce canon !

À ce moment les colonnes de Nelson et du major Hébert survenaient ; les coups de feu entendus avaient pressé leur marche.

On tint conseil sur la meilleure tactique à suivre pour déloger l’ennemi de l’église et le refouler hors du village. Mais avant de prendre une décision Nelson dépêcha le lieutenant d’Hindelang avec quelques hommes pour sonder les abords de l’église.

Lanctôt ne put arriver jusque là, parce que l’ennemi avait posté ses meilleurs tireurs dans les maisons avoisinantes, et qu’on ne pouvait approcher sans s’exposer à la mort.

Il fut alors décidé de diviser les Patriotes en quatre colonnes, de cercler le village, puis de se rapprocher de l’église. Nelson prit parmi la troupe les meilleurs tireurs, avec ordre de surveiller les fenêtres de l’église et des maisons du voisinage.

Cette tactique eut un bon effet : les tireurs canadiens, très habiles, eurent bientôt l’avantage sur les tireurs ennemis qui n’osèrent plus se montrer aux fenêtres, sûrs qu’ils étaient de recevoir une balle. Ceci permit aux quatre colonnes d’exécuter leur mouvement, de se rapprocher de l’église puis, à l’abri de clôtures, de haies, de bâtiments quelconques, de commencer un feu de mousqueterie contre les soldats du gouvernement. Car ayant surpris la tactique des Patriotes, les soldats ennemis tentèrent d’en empêcher la réussite par des sorties rapides contre l’une ou contre l’autre colonne. Mais après chacune de ces sorties ils étaient retournés à l’église en laissant une traînée de blessés et de cadavres. Enfin, les Canadiens avaient un avantage au moins égal à celui de l’ennemi.

Mais il ne fallait pas s’en tenir à une guerre d’escarmouches ou de barricades. Il était à craindre que des renforts n’arrivassent aux ennemis, et que les Canadiens ne fussent, les premiers, délogés, puis écrasés.

Voilà ce qu’Hindelang redoutait.

Il voulut réunir six cents hommes parmi les mieux armés, marcher contre l’église et en faire sortir l’ennemi de façon à le mettre entre deux feux.

Nelson s’opposa à cette action hardie, préférant temporiser et profiter d’une faute de l’ennemi. Mais à temporiser le temps fuyait et les munitions des Canadiens baissaient, et il eut peut-être tort de ne pas écouter Hindelang.

Dans l’église l’ennemi ne demeurait pas inactif. Voyant que leurs sorties par groupes n’aboutissaient qu’à leur faire subir des pertes inutiles, les soldats du gouvernement décidèrent de sortir en masse serrée, puis de se diriger et de charger les bandes patriotes. Cette action fut exécutée sur-le-champ.

Les Patriotes, éparpillés qu’ils étaient derrière les clôtures, les murs ou les haies n’étaient pas préparés à une attaque de masse. Aussi furent-ils très étonnés de voir la troupe ennemie sortir brusquement de l’église en rangs compacts, puis se diviser en deux groupes et marcher contre les retranchements canadiens avec un canon chargé à mitraille. Cette mitraille eut beau jeu, les Patriotes ne purent riposter que faiblement, et ce ne fut pas long que le désarroi se mit dans les colonnes de Nelson et d’Hébert.

Des soldats rouges avaient réussi à mettre le feu aux maisons dans lesquelles les tireurs canadiens s’étaient retranchés. Ils furent obligés de chercher un refuge ailleurs, et de ce fait les Patriotes perdirent un gros avantage.

Alors ils se virent en face d’une bataille corps à corps qu’ils n’étaient pas prêts à engager, et ils ne devaient plus compter que sur des hasards pour gagner une victoire qu’ils sentaient déjà leur échapper. Ils se voyaient sans autre alternative que celle-ci : se battre avec désavantage ou fuir ! Mais ceux qui n’avaient pas d’armes furent bien forcés de se retirer à l’écart, et de chercher un asile où ils seraient à l’abri des balles et de la mitraille ennemies. C’eût été folie, en effet, que d’aller se faire égorger ou étriper inutilement.

Malgré de lourdes pertes les soldats du gouvernement comptaient encore trois cents hommes bien disciplinés et bien armés. Les Patriotes avaient bien quelques fusils capables encore de faire des brèches, mais aucune discipline. C’étaient donc pour eux la déroute et l’écrasement total.

Hindelang comprit cela. Il comprit que sans un coup juste et rapide tout était perdu. Ce coup, il résolut de le donner. Mais il n’avait autour de lui à cet instant que deux cents hommes, dont beaucoup n’avaient pour toutes armes que des outils de ferme. N’importe ! ces outils bien maniés pouvaient être terribles. Hindelang les entraîna. À leur tête il se jeta tout à coup contre l’ennemi qui, pris à l’improviste, plia et recula du côté de l’église.

Ce choc impétueux fit couler du sang, blessés et morts jonchèrent le sol, tuniques rouges et capotes grises gisaient entremêlées. Une seconde, une seconde, seulement, il y eut entre ces deux masses d’hommes, les soldats anglais et les Patriotes canadiens, comme une stupeur : les Anglais demeuraient étonnés de l’audace des Canadiens, ceux-ci surpris d’avoir bousculé les Anglais. Mais déjà Hindelang, qui voyait tout l’avantage à tirer de cette situation, lançait ce cri :

— France et Canada !

Il prenait un nouvel élan, mais il s’aperçut que ses Canadiens hésitaient. Alors, il comprit cette hésitation : par une rue, débouchant à l’église un renfort ennemi, de deux cents hommes arrivaient. Et Hindelang vit qu’il aurait à faire face à trois cent cinquante soldats avec environ cent cinquante qu’il avait. Mais que faisaient Nelson et Hébert avec leurs bandes ? Hindelang voyait confusément qu’on se battait plus loin, mais il ne pouvait voir qui avait l’avantage. Il voyait aussi des maisons, des constructions quelconques que l’incendie dévorait, et il apercevait des nuages de fumée monter, puis descendre, puis planer comme un voile gris sur les êtres et les choses et les obscurcir.

Mais il était trop tard pour demander du renfort. Devant lui et ses Canadiens l’ennemi s’était reformé, plus fort, puissant. Il n’y avait plus d’hésitation possible, et Hindelang entraîna cette fois sa bande. Une fusillade presque à bout portant arrêta les Patriotes ; plusieurs tombèrent encore. Les Anglais chargèrent. Il y eut de la confusion dans les rangs canadiens. Hindelang les reforma aussitôt et un second choc se produisit. Cette fois les Canadiens n’arrêtèrent pas. Ce fut une ruée en masse, il y eut une trouée dans la masse ennemie, terrible, effrayante. Les haches, les fourches, les faulx travaillaient avec une fureur et une adresse surprenante. Ces armes, brillantes l’instant d’avant, étaient maintenant toutes rouges. Elles s’élevaient, descendaient, fauchaient, abattaient.

Et Hindelang, en avant, se battant comme un lion, ouvrant le chemin, criait de sa voix ardente :

— Pas de quartier, Canadiens !

Dans la masse ennemie il semblait y avoir du désordre. Cette masse se divisait, oscillait, reculait vers l’église. Les Patriotes marchaient sur des cadavres, le sang giclait, les armes se brisaient, des cris de détresse retentissaient, des jurons se mêlaient aux détonations des fusils, des commandements, des appels, des rugissements se confondaient aux autres bruits du combat qui devenait une bataille corps à corps, un massacre.

Mais si les Anglais reculaient vers l’église, c’était par stratégie. Car ils ne reculaient pas tous. Les Patriotes, trop occupés à attaquer ou à se défendre, ne voyaient pas contre leurs flancs des groupes de soldats rouges se reformer. Quant à Hindelang, il avait un objectif qui ne lui permettait pas de voir ni à côté, ni en arrière : il avait là, devant lui, l’église ! Car l’église, c’était une forteresse, et si les Anglais y rentraient, il n’y aurait plus moyen de les en déloger. Or, il avait résolu de s’en rendre maître. Il n’en était pas loin, et devant le temple dont il apercevait la porte toute béante, il ne voyait que quelques volontaires du gouvernement éperdus, ne sachant où donner la tête. Pour arriver jusque là il n’y avait que deux cents soldats au plus qui, en rangs serrés, retraitaient lentement, déchargeaient leurs fusils sur les Patriotes, rechargeaient et reculaient encore. Hindelang n’avait plus que cinquante hommes pour leur faire face, ses autres Canadiens étaient aux prises avec les ennemis qui venaient de les envelopper. De sorte que le jeune français vit sa dernière chance de victoire droit devant lui.

Alors aux cinquante hommes qui le suivaient, il cria :

— À l’église, mes amis !

Cette ruée fut plus terrible que la première : les Patriotes enfoncèrent dans la masse ennemie jusqu’au centre, où l’on se prit homme à homme, c’est-à-dire où trois hommes en attendaient un ! Oui, trois contre un ! Mais c’est égal ! les Patriotes gagnaient du terrain, et encore un effort ils atteindraient l’église !

Mais pouvaient-ils donner cet effort après tous les efforts, les prodiges de valeur d’endurance qu’ils avaient accomplis jusqu’à ce moment, et sans répit, sans relâche ? Ah ! si seulement Nelson eût envoyé quelques hommes à la rescousse ! Hindelang l’eût appelé à son aide, s’il eût pu l’apercevoir ! Mais Nelson n’était pas en vue… Nelson à cette heure décisive n’était plus à Odelltown… il n’était plus sur le champ de bataille ! Où était-il ?… L’historien le demande peut-être encore après bientôt un siècle d’écoulé !

Hindelang se voyait donc seul, avec quelques hommes exténués ayant à lutter contre dix, vingt ennemis à la fois.

— À l’église ! cria-t-il encore.

Il fonça tête baissée sur l’ennemi… La mêlée fut horrible ! Dix fois Hindelang voulut franchir les quelques rangs ennemis qui lui barraient le chemin de l’église, dix fois il fut assailli de tous côtés, repoussé.

Haletant, farouche, il jeta un regard étincelant autour de lui. Dix braves au plus se battaient à ses côtés, ils se battaient comme des bêtes féroces prises dans un cercle de feu et de fer. Car les Patriotes qui demeuraient autour d’Hindelang étaient maintenant complètement enveloppés par les soldats anglais, ils allaient être massacrés. Hindelang vit cela, et il vit encore au loin les bandes patriotes qui abandonnaient le village à la hâte, à la course. Hindelang comprit avec un affreux serrement de cœur que tout était fini, perdu. Il comprit encore qu’il n’avait plus qu’à mourir.

Un officier anglais qui l’ajustait d’un pistolet lui cria :

— Rendez-vous !

Hindelang poussa un rauque rugissement, bondit, se rua, faisant tournoyer dans sa main son fusil tordu, pratiqua encore une trouée, traversa l’ennemi… L’instant d’après, sans en avoir conscience, comme s’il venait de sortir d’un songe monstrueux, il se trouva hors du village, suivant sur une route raboteuse les Patriotes en déroute. Et déchirés, sanglants, noirs de poudre, il ne vit plus avec lui que six braves.

Il s’arrêta, frémissant. Une sourde imprécation s’échappa de ses lèvres sanglantes. Il prit son fusil tordu par le canon, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et le lança avec rage dans une touffe de buissons.

Puis pleurant, hurlant, titubant, il s’élança dans les bois avec ses compagnons pour ne pas suivre le cortège des fuyards.

Le désastre était complet.


Fin de la deuxième partie.