Le patriote (Féron)/L’American-Gentleman

Éditions Édouard Garand (p. 17-19).

DEUXIÈME PARTIE
Dans la lutte

I

L’AMERICAN-GENTLEMAN


La nuit est venue. Nuit d’octobre, froide, épaississement voilée de nuages que charrie un grand vent de l’ouest. Ce vent soulève violemment les eaux du Lac Champlain, si célèbre dans l’histoire militaire de l’Amérique du Nord. Sur la plage et contre les rochers sonores en roulant leur écume les lames mugissent en un soupir qui s’égare dans la tourmente.

Cette plage est déserte.

Toute la nature et tous ces lieux sont déserts.

Nul être vivant n’apparaît.

Là-haut, les monts noirs frémissent sous l’aile rude et rapide des nuages gris, et rien ne trouble leur silence morne que leurs propres gémissements. Entre ces monts et la plage du lac, les pins dressant leur cîme centenaire, les épinettes élevant leur flèche tourmentée, les cèdres craquant sous le poids de leur ramure trop violemment secouée dessinent leur sombre amphithéâtre avec des rumeurs plaintives.

Et la nuit, à mesure qu’elle progresse, semble devenir plus noire et l’ouragan plus impétueux.

L’étranger, qui se fût trouvé à ce moment en ces lieux sauvages et d’aspect si terribles, se serait cru à jamais séparé du monde des vivants, si un signe de vie humaine ne s’était tout à coup révélé à lui.

En effet, là-bas, et comme surgissant des ondes mêmes, une lueur brillait. Oui, l’on pouvait voir sur le lac, et pas très éloigné du rivage, un rayon de lumière. Ce rayon montait, s’abaissait, s’élevait à nouveau ; et parfois l’on eût pu croire, par l’éclat plus limpide qu’il jetait, que c’était une étoile tombée des cieux dans ces eaux furieuses.

Mais non, c’était simplement la lueur d’un falot, et ce falot était accroché au mât d’artimon d’un petit navire rudement balancé par les vagues et difficilement retenu par ses ancres.

Que fait là ce navire ?

Il attend, mais il voguera bientôt. On le prendrait pour un navire-fantôme : le jour on ne le voit pas, il dort dans quelque rade ou crique où on ne le dérangera pas ; la nuit, toutes voilées déployées, il navigue.

Pourquoi ce mystère ?

Pourquoi ? Parce que M. Duvernay a réussi, avec l’aide de ses amis, à charger ce petit bâtiment de fusils américains, de quelques canons et d’une bonne quantité de munitions de guerre.

Ce navire est la propriété d’un gros industriel de Montpellier, de l’État du Vermont, qui l’a mis à la disposition des Patriotes canadiens. Cet industriel — dont le nom fut toujours gardé avec le secret le plus impénétrable — avait en outre versé une belle somme d’argent pour l’acquisition de machines de guerre. Son petit navire portait son nom, mais pour ne pas compromettre ce généreux ami de la cause canadienne, le nom fut remplacé par celui-ci :


The American-Gentleman


Le chargement avait été complété deux jours auparavant, dans une petite anse où l’on ne redoutait aucune surprise des émissaires anglais ou des agents américains. Jusqu’à ce soir-là, il avait navigué une nuit pour s’arrêter avant l’aube suivante en ces lieux où nous sommes, c’est-à-dire en une sorte de rade circulaire que la nuit ne permet pas de décrire. Mais dès après la brume de ce jour-là le petit navire est sorti de la rade, afin d’être prêt, la nuit totalement venue, à voguer.

L’équipage a été choisi par l’industriel personnellement : il se compose d’un pilote et de sept manœuvres. Ce sont des Américains, marins de métier, des hommes dévoués et courageux. Cependant, sur les instructions expresses de M. Duvernay, cet équipage a été placé sous les ordres d’Hindelang et de M. Rochon. Ce sont eux qui sont responsables des marchandises précieuses que porte le navire. Et l’on estimait d’autant plus ces marchandises, qu’on avait mis deux semaines à les transporter à travers monts et bois avant de les embarquer. Il avait fallu suivre un chemin très difficile par les montagnes, chemin sans cesse obstrué d’arbres renversés, de fondrières, chemin qui avait été frayé soixante ans auparavant par l’armée du général américain Schuyler, lors de la tentative de conquête du Canada par les Américains.

Depuis cette époque ce chemin n’avait été parcouru qu’à de rares intervalles par des Indiens, des chasseurs ou des excursionnistes, et il devenait d’année en année impraticable. N’importe ! on avait réussi à y passer sans accident le matériel de guerre qu’on emmenait au Canada.

La nuit avançait encore. Les vents avaient diminué de violence. Les nuages, moins épais, couraient toujours très vite, mais de temps en temps la lune en montant de l’horizon de l’est pratiquait une déchirure et hasardait sa face blanche pour regarder le lac. Et comme apeurée par les bruits de la tourmente qui rasait la terre, elle rejoignait les lambeaux de nuage et se cachait. Alors la nuit semblait plus obscure.

C’est à l’un de ces moments d’obscurité funèbre que des ombres humaines surgirent tout à coup des bois avoisinant la place du lac. Ils s’approchèrent tout près des eaux clapoteuses, et l’un d’eux, ayant élevé ses deux mains en visière au-dessus de ses yeux, prononça en anglais d’une voix basse :

— Boys, nous les tenons ! Voyez cette lumière là-bas vivement ballottée !

— Ho ! ho ! firent une dizaine d’hommes armés de fusils.

— Allez chercher le canot… pas un mot… pas un bruit ! commanda celui qui avait parlé.

Les dix hommes, ou mieux les dix ombres s’enfoncèrent sous bois, glissant silencieusement. Ils revinrent dix minutes après portant sur leurs épaules un léger canot muni de rames et de câbles.

L’embarcation fut déposée sur l’eau moutonneuse, les inconnus embarquèrent, prirent chacun une rame, et leur chef commanda :

— Allez !

Mais cet homme, tout à coup poussa un juron.

— Boys, dit-il, nous sommes arrivés trop tard !

— Ho ! ho ! firent les dix ombres qui ramaient.

— Voyez cette blancheur qui se balance, ne dirait-on pas que le navire déploie ses voiles ? Regardez !

— Ho ! ho ! firent encore les voix ahuries des rameurs.

— Un bon coup de rames, boys, cria le chef, le bâtiment appareille !

Courbés sur leurs rames, les dix hommes, le souffle rude, dédoublaient d’efforts. Et la légère embarcation sautait de lame en lame et diminuait très rapidement la distance entre elle et le navire, dont on commençait à distinguer la confuse silhouette sous ses voiles blanches qu’on hissait l’une après l’autre.

Et sur le pont du navire maintenant on apercevait les lueurs agitées, semblant courir çà et là, de plusieurs lanternes. On pouvait même entendre des éclats de voix que le vent emportait dans l’espace. Mais le petit navire ne demeurait plus stationnaire : il avait semblé au chef de l’embarcation qu’il se déplaçait peu à peu. Dans la crainte de manquer la prise précieuse après laquelle il courait, il jeta encore cet ordre :

— Steady, boys ! steady !

Une légère accalmie venait de se produire, et ces trois mots jetés de l’embarcation étaient arrivés jusqu’au navire qui, maintenant toutes voiles au vent, allait s’élancer dans sa course nocturne. Car une voix forte clama cette parole d’alarme :

— Alerte !

On vit des lumières courir à bâbord, puis s’immobiliser.

L’embarcation, qui bondissait sur la crête des vagues, n’était plus qu’à vingt mètres. Du navire on la distinguait suffisamment.

Et du canot ces paroles volèrent, menaçante, jusqu’au petit navire :

— One more good pull, boys, we got’em !

Les rameurs et l’esquif obéirent à ce nouvel ordre : l’instant d’après des rames heurtèrent les flancs du vaisseau.

Au moment même la lune projetait quelques furtifs rayons. Et alors une voix forte et hardie demanda du pont, du navire :

— Holà ! qui êtes-vous ?

— Des amis ! répondit celui qui semblait commander le canot.

Dans la vague clarté des rayons lunaires, il aperçut une figure jeune et mâle se pencher sur la balustrade du navire et jeter un regard ardent sur l’embarcation et ses occupants. C’était Hindelang.

— Nous ne vous connaissons pas ! rétorqua-t-il.

— Et nous, nous vous connaissons, riposta l’autre. Vous êtes Charles Hindelang, en charge de ce navire, « L’American-Gentleman », portant une cargaison de munitions de guerre destinées aux insurgés canadiens !

— Et après ? interrogea Hindelang avec un rire narquois.

— Nous avons ordre de vous arrêter et de saisir vaisseau et cargaison.

— Eh bien ! essayez !

Pendant ce court colloque, Hindelang, M. Rochon et les membres de l’équipage qui les entouraient ne s’étaient pas aperçu que deux échelles d’abordage avaient été lancées sur le navire. Deux hommes déjà grimpaient suivis de deux autres.

Aussi, le chef de ces hommes fit-il entendre un ricanement sonore, et il dit :

— Une minute seulement, mon garçon, ça ne sera pas long !

Ses espoirs furent rapidement déçus : Hindelang venait de distinguer une ombre qui montait, grimpait aux flancs du navire. Il fit un bond, aperçut un grappin qui retenait une échelle de corde. Ce fut vite fait : saisissant à sa ceinture une hachette, il trancha le câble du grappin. Il y eut une chute lourde, le corps d’un homme s’écrasa au fond de l’embarcation à dix pieds plus bas, puis des jurons… Le canot, à ce heurt, manqua de chavirer.

Alors la voix de M. Rochon se fit entendre :

— Un autre par ici, mon ami ! cria-t-il à Hindelang.

Le jeune homme se rua… oui, une autre échelle à même un autre grappin, et un homme accroché à cette échelle ! La hachette d’Hindelang siffla de nouveau. Cette fois ce furent les eaux du lac qui renvoyèrent l’écho de la chute humaine.

— Feu ! sur cet homme ! rugit la voix du chef inconnu.

Mais une obscurité relative s’était faite déjà, de gros nuages passaient sous la lune.

Quatre ou cinq coups de fusil retentirent, mais les balles se perdirent dans la voilure du bâtiment.

Alors Hindelang jeta cet ordre, qui fit passer un frisson d’épouvante dans les veines de ceux qui lui donnaient la chasse.

— Pointez les canons !

Mais cet ordre ne fut pas exécuté pour la bonne raison qu’on n’avait pas de canon prêt à faire feu. Seulement, la peur parut paralyser les hommes de l’esquif, les rames demeuraient immobiles, et déjà la distance entre le navire et le canot grandissait. Alors l’équipage d’Hindelang lança des éclats de rire moqueurs, de la barque des jurons répondirent.

Hindelang comprit ; qu’ils étaient, lui et ses hommes, hors de danger. La barque ennemie avait disparu, engouffrée dans les ombres de la nuit, et le navire filait maintenant à toutes voiles.

— Mes amis, dit le jeune Français à ses hommes, comme vous venez de le voir, nous avons été dépistés. Il importe donc de nous tenir sur nos gardes, nuit et jour. Il importe aussi, puisque le nom de notre vaisseau est connu, de le remplacer par un autre et avant la venue du jour prochain. Et demain nous serons au terme de notre voyage. Courage donc, car l’étoile de votre grand pays et l’étoile de la France nous guident !

Puis, s’approchant de M. Rochon, il dit en le prenant par le bras :

— Allons terminer notre souper !