Le parti Russe en Grèce

LE PARTI RUSSE EN GRÈCE.

La courte révolution qui vient de s’accomplir en Grèce mérite une attention plus sérieuse que celle qu’on paraît disposé à lui accorder. On semble généralement la considérer comme terminée ; il se pourrait bien qu’elle ne fût que commencée, et, comme les conséquences qu’elle produira seront peut-être de nature à amener de graves complications dans les relations des puissances européennes, il ne saurait être sans intérêt de rechercher les causes qui l’ont provoquée.

On soupçonne généralement que le gouvernement russe est loin d’avoir été étranger à ces évènemens. Sans vouloir chercher le dessous des cartes, ce qui est toujours un travail très problématique, il suffit d’avoir recours aux faits et aux documens écrits pour voir que les procédés acerbes de la cour de Saint-Pétersbourg ont certainement contribué à compléter la déconsidération du gouvernement du roi Othon, et à précipiter le mouvement du 3 (14) septembre. Ainsi c’est le cabinet russe qui le premier a signalé publiquement et officiellement à l’Europe le gouvernement grec comme un débiteur insolvable. Au commencement de cette année, le ministre russe remit au ministre des affaires étrangères de Grèce une note conçue dans les termes les plus durs, et dans laquelle il était dit que les trois puissances protectrices allaient prendre les mesures nécessaires pour s’assurer le paiement des intérêts de l’emprunt. Le gouvernement grec répondit en demandant de nouveaux délais, et en déclarant l’impossibilité absolue où il se trouvait de satisfaire à ses engagemens.

À cet appel pressant, presque désespéré, le gouvernement français répondit seul d’une manière bienveillante. Le gouvernement grec avait payé jusqu’en 1838 les intérêts de l’emprunt de 60 millions ; en 1838, la France avait changé le mode de paiement ; elle avait payé de ses propres fonds les intérêts, en comptant pour débiteur direct le gouvernement grec. La France seule avait agi ainsi ; c’était un témoignage de bienveillance envers la Grèce, c’était aussi un moyen d’action que nous conservions sur ce royaume. Nous y perdions de l’argent, mais nous pouvions y gagner de l’influence. Cette protection fut continuée à la Grèce, et on peut se rappeler qu’au mois de juillet dernier, le gouvernement vint demander aux chambres un crédit de 527,000 francs pour pourvoir, à défaut du gouvernement de la Grèce, au semestre échu des intérêts et de l’amortissement de l’emprunt. Néanmoins, comme les désordres de l’administration des finances grecques menaçaient de se perpétuer, et comme une plus longue tolérance eût été une duperie, le gouvernement français, tout en se résignant encore à payer, se joignit aux deux autres puissances pour imposer au gouvernement du roi Othon l’adoption de réformes indispensables.

On ne peut se dissimuler que de la manière dont les finances de la Grèce étaient administrées, la garantie des trois puissances était singulièrement compromise. Il est vrai qu’ayant voulu créer un royaume, elles n’avaient pu se dispenser de lui prêter une dot pour s’établir, mais il était bien naturel qu’elles prissent leurs précautions pour pouvoir plus tard rentrer dans leurs fonds. Aussi, par l’article 6 du traité de 1832, il avait été stipulé que la Grèce appliquerait au paiement des intérêts et à l’amortissement de l’emprunt les premières recettes de l’état. Au lieu de cela, que fit le gouvernement grec ? Il paya l’intérêt d’une portion de l’emprunt avec une portion nouvelle de l’emprunt même, et arriva ainsi à une complète insolvabilité.

Et cependant, le nouveau royaume prospérait, ses ressources augmentaient, et ses recettes étaient en progrès. D’où provenait donc cette dilapidation qui le réduisait à de pareilles extrémités ? Des vices de l’administration, et des abus de l’invasion bavaroise. Le fils du roi de Bavière avait été choisi par les trois puissances protectrices, ou du moins par la France et l’Angleterre, pour deux raisons, d’abord, parce qu’il vivait sous un gouvernement constitutionnel, et qu’il devait être ainsi mieux préparé qu’un autre à l’exercice des institutions parlementaires, et, en second lieu, parce qu’il était très jeune, et devait avoir plus de facilités pour se façonner aux mœurs de sa nouvelle patrie que n’en aurait eu un prince déjà formé. Malheureusement, le roi Othon ne paraît avoir, jusqu’à présent, justifié ni l’une ni l’autre de ces espérances. D’un côté, la Grèce n’a pas été dotée des institutions libres qui lui avaient été solennellement promises ; de l’autre, le roi, ou du moins son gouvernement, ne s’est pas nationalisé, et il est resté bavarois au milieu de la Grèce. C’est cette transplantation d’une colonie allemande à Athènes qui a été la plaie du jeune royaume. Sauf les douze millions consacrés à l’indemnité turque, le reste de l’emprunt fut presque entièrement absorbé par le bagage germanique du roi Othon. Seize millions furent dépensés pour le transport, l’entretien, et le renvoi de l’armée bavaroise qui occupa le pays pendant quatre ans. La Grèce paya pour avoir des Allemands, elle paya encore pour ne plus en avoir. Ce n’est pas tout ; le roi Othon, se méprenant un peu sur la portée de son royaume nouveau-né, mit son petit ménage royal sur le pied d’une grande maison. Il importa à Athènes une administration toute faite, à compartimens, sur le modèle occidental, à peu près comme ces maisons à plusieurs étages, qui se démontent à volonté, et qu’on transporte maintenant dans les colonies. Il se donna une cour sur la proportion de celle des anciens empereurs byzantins, et des sommes énormes passèrent en traitemens de fonctionnaires inutiles. La bureaucratie, ce produit de la centralisation, s’abattit avec tous ses apanages sur un pays dont toute la vie administrative était dans les municipalités, et le papier timbré s’étendit comme un crêpe sur toute la surface du sol.

Ce fut ce défaut d’assimilation qui indisposa surtout les Grecs contre leur gouvernement. Depuis le moment où ils ont été constitués en peuple libre, ils n’ont pas eu une seule administration véritablement autochtone. Les partis eux-mêmes n’avaient que des dénominations étrangères ; il y avait le parti français, le parti anglais, le parti russe ; il n’y avait pas le parti grec. C’est la fatalité des puissances secondaires ; elles subissent toujours forcément une tutelle. Avec la régence de M. Capo-d’Istrias, ce fut le parti russe qui domina ; avec le général Coletti, ce fut le parti français qui triompha ; avec M. d’Armansperg, le parti anglais. Ce n’est point qu’il faille déprécier la dette de reconnaissance que la Grèce a contractée envers les trois puissances protectrices. C’est, après tout, à leur intervention autant qu’à ses propres efforts, qu’elle dut son émancipation ; on se souvient que, lorsque l’Europe mit fin à la guerre de Grèce, les Turcs avaient résolu de transporter la population entière en Afrique pour l’y vendre comme esclave. Mais les trois puissances n’avaient sans doute pas entendu que la Grèce payât son indépendance du prix de ses libertés, et, en lui donnant une monarchie héréditaire, elles lui avaient aussi solennellement promis une monarchie constitutionnelle.

L’introduction du système représentatif en Grèce n’y eût point été une importation exotique ? comme celle d’une cour allemande. Le pays en avait tous les élémens dans ses institutions et ses franchises municipales, qui n’avaient pas cessé d’être en vigueur, même sous le régime absolu des pachas turcs. Ce n’est pas sans raison que, sous ce rapport, on a comparé la Grèce à l’Espagne. Toutes deux, sous la forme de gouvernement la plus tyrannique, conservaient une très grande part d’indépendance locale. Le village grec était, financièrement et judiciairement, sous l’autorité de ses notables, qui levaient les tributs et jugeaient les contestations à peu près comme les alcades et les ayuntamientos en Espagne. Ce fut à ces institutions que les deux peuples durent de pouvoir traverser des siècles de gouvernement absolu en conservant des habitudes de gouvernement libre.

La cour d’Athènes, sous la direction des trois cours protectrices, semble avoir eu pour système de n’accorder aux Grecs des constitutions libres que une à une, avec une sorte de parcimonie prudente, comme s’il se fût agi d’un peuple entièrement novice dans l’usage de la liberté. Ainsi, on leur laissa leurs corporations municipales et leurs assemblées provinciales, on leur donna la liberté de la presse, le jugement par jury, la publicité des débats judiciaires, et, au milieu de tout cela, la prérogative royale resta sans contrôle. On leur donna presque tout ce qui fait le régime constitutionnel, excepté une constitution ; et même lorsque, il y a deux ans, les trois cours de France, d’Angleterre et de Russie, voyant enfin que le gouvernement hellénique marchait droit à la banqueroute, lui présentèrent d’un commun accord un projet de réformes, elles n’allèrent pas jusqu’à y prononcer le mot de constitution. Elles indiquaient seulement des changemens à faire dans l’ordre administratif, et abordaient à peine ce qui touchait à l’ordre politique.

Le tort qu’eurent les trois puissances protectrices, ce fut de vouloir retenir le nouveau royaume hellénique dans un état prolongé de minorité, qui devait être plus favorable à leurs desseins respectifs. L’influence extérieure avait naturellement plus de prise sur un roi presque enfant et sur une cour besogneuse qu’elle n’en aurait eu sur des assemblées délibérantes. La France et l’Angleterre oublièrent trop que tout ce qui tendrait à développer la nationalité grecque ne pouvait qu’être favorable aux intérêts des puissances constitutionnelles de l’Occident, et, par la même raison, contraire aux projets secrets de la Russie. C’était là le lien qui devait rattacher l’une à l’autre la France et l’Angleterre, car la Russie avait tout à gagner à leur rivalité. Par malheur, aucun des trois partis ne songeait à réclamer la constitution tant de fois promise et si long-temps différée que lorsqu’il n’avait plus la prépondérance, et celui des trois qui avait momentanément la haute main dans la direction des affaires trouvait naturellement qu’une constitution était une chimère.

C’est ce qui explique la part qui est attribuée aux manœuvres du cabinet de Saint-Pétersbourg dans le dernier mouvement. Tant que la Russie avait disposé en Grèce d’une influence exclusive, comme sous le gouvernement de M. Capo-d’Istrias, elle avait été plus royaliste que le roi ; quand elle vit le pouvoir lui échapper, comme dans ces dernières années, elle se fit plus nationale que la nation. Ses émissaires travaillèrent le peuple en tout sens, et exploitèrent sans relâche les antipathies dont l’entourage du roi était l’objet. La Russie avait d’ailleurs le plus puissant moyen d’action dans la religion ; c’était par là qu’elle avait le plus de prise, et elle inondait la Grèce de prédications soit par des brochures, soit par la presse de Constantinople, dont elle disposait. Il y a deux ans, elle ne s’était jointe qu’après une longue résistance aux représentations modérées que les cours de France et d’Angleterre voulaient adresser au gouvernement du roi Othon. Elle voulait la constitution, et rien que la constitution. M. Guizot, sur les avis toujours prudens de M. de Metternich, penchait alors pour l’établissement d’un sénat ; il est probable que ce projet fut remis en avant dans les dernières conférences qui ont eu lieu sur les affaires de la Grèce, car tout récemment les journaux d’Orient dévoués à la Russie le dénonçaient avec la plus grande violence.

C’était surtout contre le roi Othon qu’étaient dirigés tous les efforts du parti russe. La camarilla était incessamment signalée à la haine et à la jalousie du peuple. Quelque temps avant la dernière révolution, une brochure publiée à Constantinople avait été répandue à profusion parmi les Grecs. Elle avait pour titre : La Providence veille toujours sur la Grèce. On y demandait le renvoi des étrangers, une constitution libérale, et enfin un roi d’origine hellénique et de religion grecque. La Servie, la Moldavie et la Valachie, y disait-on, bien qu’elles ne fussent pas des principautés souveraines, étaient cependant gouvernées par des princes de leur religion et de leur nation. Il existait encore, dans différentes contrées de l’Europe, des descendans de la famille impériale byzantine ; c’était l’un d’eux qu’il fallait choisir pour roi de la Grèce. Dans d’autres écrits, le parti russe excitait contre le roi les préjugés religieux. C’est ainsi qu’il répandait le bruit qu’après avoir fait bénir publiquement son nouveau palais par l’archevêque grec, il l’avait fait bénir secrètement une seconde fois par son chapelain catholique pour le purger de sa première bénédiction. De pareilles choses étaient lues avec avidité en Grèce, et le peuple y ajoutait foi. C’était encore le parti russe qui s’élevait le plus violemment contre les folles dépenses de la cour, qui n’y prêtaient que trop, du reste, et contre la dilapidation des finances. Il rappelait alors la manière dont M. Capo-d’Istrias avait refusé le traitement de 180,000 f. qui lui était offert, et citait une réponse célèbre qu’on avait mise dans sa bouche à cette occasion. Tout enfin s’accorde à prouver que la Russie, et par des moyens détournés, et par des moyens directs, a fait tous ses efforts pour provoquer la révolution du 3 septembre.

Maintenant, cette révolution a-t-elle tourné à son avantage ? nous ne le croyons pas.

Le but du parti russe était une révolution dynastique et non pas une simple révolution constitutionnelle. Déjà quelque temps avant que le mouvement éclatât, les correspondances de la Grèce disaient que le peuple ne voulait plus accepter une constitution, et qu’il était déterminé à se débarrasser de la dynastie bavaroise. C’est ce qui explique le bruit qui courut tout d’abord que le roi Othon avait été forcé de s’embarquer avec sa suite d’Allemands, et de dire adieu à son royaume.

Ces prévisions furent déjouées. Le parti russe ou nappiste, comme on l’appelle en Grèce, avait compté que le peuple, selon une expression bien connue, traverserait la liberté ; mais le peuple a eu le bon esprit de s’arrêter. Il avait peut-être aussi compté que le roi refuserait obstinément toute concession, mais le roi a eu le bon sens de céder. Double désappointement. La politique des nappistes avait été de développer en même temps chez le peuple un sentiment exalté de la liberté, et chez le roi une idée aveugle de sa propre prérogative, afin d’amener tôt ou tard une collision. Ils ont cru le moment favorable, et pendant qu’ils travaillaient activement les esprits en Grèce, le cabinet de Saint-Pétersbourg, de son côté, a pris tout à coup l’initiative des mesures les plus rigoureuses envers le gouvernement du roi Othon. Les cours de France et d’Angleterre se sont associées, un peu légèrement peut-être, à ce redoublement de sévérité. Déclarer le gouvernement grec en état de banqueroute n’était pas un moyen de lui concilier le respect de son peuple. Le protocole de la conférence de Londres fut rendu public à Athènes cinq jours avant la révolution, et il est indubitable qu’il contribua beaucoup à la précipiter.

Nous ne reviendrons pas ici sur les évènemens déjà connus du 3 septembre. On sait que le roi Othon n’a cédé qu’à la dernière extrémité, et en versant des larmes de colère ; mais on dit qu’avec un caractère faible, il a le cœur droit et honnête, et qu’ayant donné sa parole, il la tiendra. C’est la seule chance qui lui reste de conserver son trône, car toute tentative de réaction lui serait très probablement fatale. Déjà il tient par bien peu de racines au sol de la Grèce. Le bruit qui avait été répandu de la grossesse de la reine s’est trouvé être faux ; le jeune roi n’a pas encore de dynastie, et, selon toute apparence, n’en aura pas. Il ne faudrait donc pas une bien grande secousse pour achever la ruine de ce trône improvisé.

Dans tous les cas, le rôle de la France et de l’Angleterre est bien clairement tracé. C’est à elles surtout qu’il appartient de veiller sur la Grèce. Que la Russie se trouve au nombre des puissances protectrices, ce n’est qu’un accident diplomatique, un paradoxe. La Russie est l’ennemie naturelle, nécessaire, de la Grèce. Elle a en Orient une politique constante qu’il est facile de suivre dans la part qu’elle a toujours prise à l’émancipation successive des provinces slaves : c’est de créer autant que possible des principautés indépendantes, en ayant soin de les créer trop faibles pour qu’elles puissent se passer d’un protectorat. Ainsi a-t-elle fait pour la Servie, la Moldavie, la Valachie ; ainsi voudrait-elle faire pour la Grèce. Elle a un intérêt si évident, si forcé, à empêcher que la Grèce ne devienne un royaume fort, que les intérêts contraires de la France et de l’Angleterre en ressortent tout naturellement. Les deux grandes puissances constitutionnelles de l’Europe ne doivent pas oublier qu’elles sont autant les protectrices du peuple hellène que de la royauté qu’elles ont contribué à lui donner ; elles ont un intérêt commun, celui de soustraire la Grèce à l’influence de la Russie, et par conséquent elles doivent avoir un but commun, celui de développer et de fortifier la nationalité grecque.


Ce sont les affaires d’Irlande qui, en dernier lieu, ont absorbé l’intérêt du public. On s’en est occupé parmi nous presque autant que s’il se fût agi de la Vendée. Cette préoccupation a redoublé par suite de l’excursion qu’O’Connell a jugé à propos de faire sur le territoire français. Il faut le dire, sa campagne a eu peu de succès. Certes, s’il est un pays en Europe où les plaintes de l’Irlande aient toujours trouvé de l’écho, et où ses maux aient toujours rencontré de la sympathie, ce pays est la France ; mais enfin l’intérêt qu’inspirait à juste titre l’Irlande ne pouvait pas empêcher les gens sensés de voir et de dire qu’O’Connell dépassait le but, et poussait fatalement son pays à un acte de désespoir et de folie. Indè iræ. O’Connell a pris texte de quelques critiques de la presse française pour lancer les plus violentes et les plus ridicules diatribes contre la France, son gouvernement et ses institutions. Malheureusement pour lui, il s’y est pris de telle façon, qu’il a blessé tout le monde, et cela devait être, puisqu’il n’épargnait personne. Les insultes inqualifiables qu’il a adressées à la personne du roi ont été en général fort mal accueillies ; le parti radical, qui aurait pu lui en savoir gré, avait encore sur le cœur la manière très peu reconnaissante avec laquelle ses avances avaient été reçues ; il ne restait donc à O’Connell que la ressource du parti légitimiste. De ce côté, tout était le bien-venu : les attaques contre l’usurpateur et contre l’université impie, et l’offre burlesque d’une brigade irlandaise pour rétablir Henri V sur le trône de ses pères. Il est vrai que le panégyrique du prétendant était fait un peu aux dépens de son aïeul, le roi Charles X, mais on a fermé les yeux là-dessus. On a bien aussi trouvé singulier que le parti qui se défendait avec tant d’horreur de vouloir jamais accepter une intervention étrangère, montrât tant de gratitude pour l’offre d’une brigade irlandaise, et qu’O’Connell offrît aux autres une coopération dont il ne voulait pas lui-même ; mais il est avec la Gazette des accommodemens, et l’ancienne constitution française, que la fameuse brigade devait apporter dans ses bagages, lui a servi de lettres de naturalisation.

M. O’Connell a dû regretter depuis lors cette sortie malheureuse, et reconnaître qu’il avait été injuste envers la France, car cette dissension passagère n’a point altéré les sympathies que la cause de l’Irlande rencontre universellement dans notre pays. Depuis quelques jours, les affaires du rappel ont pris subitement une face nouvelle. Le gouvernement anglais s’est décidé à sortir de sa longue réserve, et a fait un soudain déploiement de forces. Les dernières mesures prises par O’Connell étaient un empiètement trop direct sur la prérogative royale pour qu’elles pussent être tolérées sans danger. Aussi la détermination du gouvernement se trahissait-elle depuis quelque temps par des signes qui n’échappaient pas à O’Connell lui-même. Il s’y préparait ; il attendait l’attaque, sans savoir à quel moment elle serait faite. Sa résolution, à lui aussi, était bien prise. Qu’il eût jamais eu la pensée de repousser la force par la force, c’est ce qu’il serait déraisonnable de croire. Les défis multipliés qu’il avait lancés au gouvernement avaient pu tromper là-dessus ses auditeurs, mais ne l’avaient pas trompé lui-même. Seulement, il jouait gros jeu en risquant d’être cru trop aveuglément, et ce n’est pas sans raison qu’il a dit que dimanche il avait passé une journée affreuse en songeant que peut-être il n’aurait pas le pouvoir de prévenir une collision.

On a dit que le gouvernement anglais rendait un véritable service à O’Connell en l’arrêtant dans sa marche, car il ne savait plus comment s’arrêter lui-même. Il est certain, en effet, qu’il était à bout de ses voies et moyens, et qu’il se trouvait très embarrassé de sa position. Il a maintenant une raison pour se tenir tranquille, il est probable qu’il en profitera. Il usera de toutes les ressources fécondes de son esprit pour éluder la loi, mais dès qu’il la rencontrera devant lui, il s’arrêtera. Il sait mieux que personne que le gouvernement, une fois entré dans la voie de la répression, ne peut plus reculer. On parle déjà de poursuites judiciaires dont O’Connell et ses principaux adhérens seraient l’objet. Nous croyons cependant que le gouvernement n’en viendra là qu’à la dernière extrémité, car il aurait lui-même, dans ce cas, des chances à courir. Si un jury acquittait O’Connell, ce serait un échec grave qui pourrait donner une nouvelle force à l’agitation. Au fond, il est probable que ni le gouvernement ni O’Connell n’ont envie d’aller plus loin ; si la chose ne dépendait que d’eux, ils en resteraient là jusqu’à la prochaine session du parlement ; malheureusement la popularité a aussi sa tyrannie, et le tout est de savoir si O’Connell, après avoir tant parlé, pourra toujours se dispenser d’agir.


La presse s’est beaucoup occupée ces jours-ci d’une controverse des plus déplorables qui s’est élevée à Macao entre deux agens français, M. le comte de Ratti-Menton, consul de France, et M. Dubois de Jancigny, qui depuis 1841 remplit en Chine une mission dont il a été chargé par le gouvernement. À peine arrivé à Macao, M. de Ratti-Menton s’est empressé de dénier publiquement à M. de Jancigny la qualité d’agent français, en le menaçant des articles du code pénal qui s’appliquent à l’usurpation de titres ; M. de Jancigny a répondu par la même voie en annonçant qu’il poursuivrait le consul de France comme calomniateur devant les tribunaux de son pays. On a été à peu près unanime pour convenir que M. de Ratti-Menton avait, en cette occasion, commis la double faute de provoquer le débat, et de le rendre public. Que tous les torts soient en effet du côté du consul, c’est ce qu’un simple exposé des faits suffit pour prouver. Un journal de Macao, sept mois avant l’arrivée de M. de Ratti-Menton, avait donné à M. de Jancigny un titre reconnu par le gouvernement français, le titre fort simple d’agent commercial ; mais il avait commis l’erreur de le comprendre dans la liste des personnes attachées au consulat de France. C’est cette qualification erronée que M. de Ratti-Menton a cru devoir rectifier, on sait de quelle façon et en quels termes. En présence d’une provocation aussi gratuite et aussi inattendue, M. de Jancigny n’avait d’autre alternative que de suivre son adversaire sur le terrain qu’il avait lui-même choisi, et les expressions justement sévères de sa réponse ne présentent rien que de très naturel.

On a dit qu’au mois de décembre, le ministre des affaires étrangères avait expédié à M. de Jancigny des instructions qui lui enjoignaient de quitter la Chine, pour aller remplir ailleurs la seconde partie de sa mission, et qui mettaient à sa disposition la corvette la Favorite, pour le transporter sur les divers points indiqués par son itinéraire. Ce fait est parfaitement exact ; seulement, ce qu’on ne sait pas, c’est qu’au 29 mars ces instructions n’étaient pas encore parvenues à M. de Jancigny, et qu’à cette époque la corvette la Favorite avait depuis long-temps déjà quitté les mers de la Chine. M. de Jancigny, en admettant que les dépêches du gouvernement lui soient parvenues, se trouvait donc forcé d’attendre qu’on lui procurât un autre bâtiment, et il employait la prolongation obligée de son séjour en Chine à établir avec les autorités chinoises, aidé du concours de M. Challaye, gérant du consulat de France, les bases d’un traité avantageux pour son pays. Si M. de Jancigny eût voulu, après l’arrivée de M. de Ratti-Menton, continuer sans son concours ou sans son aveu, ces négociations, on pourrait comprendre le mécontentement de M. le consul de France, sans comprendre pour cela la forme inconvenante et le procédé inqualifiable par lesquels il a cru devoir l’exprimer ; mais ce que nous pouvons dire, c’est que dès que M. de Jancigny apprit l’arrivée du nouveau consul, il lui fit offrir de le mettre au courant de tout ce qui avait été fait sans lui, et que M. de Ratti-Menton ne répondit à ces offres que par l’étrange lettre qui a été l’origine d’un débat dont tout le scandale doit retomber sur lui.

Dans tous les cas, M. de Jancigny eût-il réellement outrepassé ses pouvoirs, ce qu’il n’a pas fait ; eût-il cédé au désir d’exagérer son importance en exagérant sa qualité, ce qu’il ne paraît pas avoir fait davantage, le sens politique le plus vulgaire, à défaut du plus simple sentiment des convenances, commandait à M. de Ratti-Menton de ne pas compromettre le nom français par une publicité scandaleuse qui ne pouvait qu’affaiblir le crédit et l’autorité du pays qu’il représente. M. de Jancigny a positivement refusé, et avec raison, d’admettre la singulière distinction que M. de Ratti-Menton prétend établir entre des agens sérieux et des agens non sérieux. M. de Jancigny est parti sur la corvette de l’état la Favorite, chargé d’une mission du ministère des affaires étrangères, et on ne saurait croire que M. Guizot, qui a eu de nombreuses conférences avec M. de Jancigny avant son départ, ne l’eût envoyé en Chine que pour faire un voyage d’agrément. M. de Jancigny parle les langues orientales ; il a fait un long séjour dans l’Inde ; les lecteurs de la Revue peuvent se souvenir de ses travaux sur l’extrême Orient, et ce fut, si nous ne nous trompons, cette série d’articles qui attira sur M. de Jancigny l’attention de M. le ministre des affaires étrangères. On a pu, à cette occasion, se livrer à certaines attaques contre le système des missions particulières ; pour nous, nous croyons que rien n’est plus aisé à justifier, en principe, que ces missions confiées à des hommes instruits, intelligens et capables. On se plaint souvent de l’ignorance où est tout le monde en France, à commencer par le gouvernement, de beaucoup des choses les plus importantes qui se passent dans les pays étrangers, et que n’ignorent pas d’autres gouvernemens que le nôtre. Ces plaintes ne sont malheureusement que trop justes. Il est bien certain que si en 1840, par exemple, nous avions eu en Syrie des agens moins officiels que des consuls, nous ne serions pas tombés dans les illusions que nous nous étions formées sur les forces de la jeune puissance égyptienne. Le gouvernement anglais en savait plus long que nous sur ce sujet, parce qu’il y a des Anglais partout, et qu’il y en avait dans le Liban. Sous ce rapport, les Anglais ont sur nous un incontestable avantage ; ils ont une aristocratie ils ont des oisifs, et des oisifs intelligens et entreprenans, qui voyagent sur tous les points du globe et rapportent dans leur pays le fruit de leurs observations. Voilà ce que nous n’avons pas, et voilà pourquoi il est de bonne politique au gouvernement de confier des missions particulières à des agens qui n’en sont pas moins sérieux pour cela.