Le parc du mystère/15

Madame Rachilde
à Monsieur de Homem Christo.

Vous me rendez la monnaie de ma pièce !… Et vous m’envoyez, moi aussi, à la Trappe ! Mais il n’y a aucun doute, pour moi, dans cette aventure, elle est tout entière de ma conception.

Si je vous ai donné la fidèle copie de ce manuscrit, rédigé par ma mère, c’est que vous me parliez de « la loyauté dans l’examen de conscience », je me suis donc mise à me creuser la tête pour découvrir un côté mystérieux à mon parc personnel ; j’ai trouvé ça, qui fit les délices d’un grand aliéniste[1] et je vous l’ai offert. Ne m’en faites pas trop repentir, car, si je travaille dans le mystère, littérairement, je ne suis pas du tout accessible au mysticisme mondain et j’ai horreur de tout ce qui complique la vie normale, laquelle vie normale est assez compliquée, naturellement, sans y ajouter nos perversions plus ou moins cérébrales. Non, je ne suis pas du tout la femme fatale de mes livres. Je suis gaie, trop gaie (vous ne me le reprochez pas ?), je m’amuse de tout ce qui se passe et passe. J’ai le terrible défaut voltérien du cynisme et je méprise la faiblesse sentimentale de la superstition chez mes estimables consœurs de lettres, si je l’excuse quelquefois chez ma femme de chambre. Je me borne à constater et à enregistrer ce que j’appelle les coïncidences curieuses et je déclare curieux, simplement curieux que, trente ans après cette comédie enfantine j’aie pu rencontrer une sainte de mon nom : sainte « Rachilde » dans l’histoire Scandinave alors que trente ans avant j’ignorais absolument ce petit détail.

Je ne crie ni au miracle ni au mystère parce que j’ai assez vécu pour savoir que tout recommence et que tout se ressemble avec seulement les différences de nos états sociaux ou de nos états d’âme. Pour qu’il y ait mystère ou miracle il faut que le héros de l’aventure « se monte le coup », vulgairement parlant, qu’il croit, ou qu’il ait intérêt à faire croire, que c’est arrivé. Moi, je ne crois rien, je n’attends rien, et sortie, tout armée, de l’animalité par la force du métier pensant, je ne veux, sous aucun prétexte, m’abaisser… ou atteindre au niveau de la folie.

Ma mère est morte folle après un séjour des plus motivés à Charenton et cela m’a donné une affreuse leçon de sang-froid. Elle avait la monomanie, parmi beaucoup d’autres, des grandeurs, ce pourquoi j’ai, sans doute, celle de la petitesse (une équivalence, disait le doux directeur de la maison nationale : A. Ritti) et je ne sais rien de comparable à ma modestie sinon l’orgueil de la pauvre insensée. Ma famille fut la proie des spirites et du spiritisme, j’ai vu à l’œuvre Messieurs les Médiums, espèce de rapaces du genre vampires qui font généralement place nette dans les maisons ou dans les cerveaux et, le plus souvent en emportant les bijoux de Madame ou la raison de Monsieur.

Mon illustre ami, premier témoin de mon mariage, Camille Flammarion, aurait pu être leur victime… sous le rapport des bijoux de la bonne Sylvie, sa femme, qui, a-t-on prétendu, a eu des bijoux subtilisés par un médium. Ce n’eut pas été impossible, attendu que vivre dans les étoiles illumine tellement la situation qu’on peut bien être dépourvu de sens pratique tout en demeurant un homme de génie. À quinze ans, j’ai pu surveiller, de fort près, un médium qui nous était tombé du ciel, dont les agissements auraient attiré les foudres de la police. Les enfants, les jeunes filles silencieuses, surtout, ont les yeux ouverts, même dans les nuits noires, sans illumination d’étoiles… mais comment convaincre une famille entière, prisonnière de ce charme vraiment comparable à l’intoxication par la meurtrière « oronge brodée », champignon terriblement vénéneux du Périgord noir ? D’abord colique de terreur, puis déclic du cerveau qui fiche le camp en ballon, hallucinations de l’ouïe, on entend mille cloches sonnant de joyeuses Pâques, puis, peu à peu, on s’endort les mains crispées, fortement crispées, sur son drap ou sur une table !… Les spirites et le spiritisme ont, une première fois, ruiné mon grand-père. Il en était arrivé, malgré une avarice du meilleur aloi, à transformer sa maison en hôtel pour ces commis-voyageurs d’outre-tombe. Sa femme, la tendre Isaline, devenue la pure et lucide réincarnation de Jeanne d’Arc (c’est bizarre comme les femmes, au retour d’âge, ont une tendance marquée à se vouloir pucelles) ne s’occupait pas de son intérieur car elle s’extériorisait en « communications » directes avec la célèbre guerrière dont elle prenait les attitudes inspirées pour commander le moindre rôti de veau. Ce qui me scandalisait le plus, dans ce train-train de leur folie paisible et, si je puis dire, bourgeoise, c’était la grossière, la profonde bêtise de tout ce fatras de littérature mortuaire, mortellement ennuyeux.

Quand « revenait » sous la plume ou le crayon du médium, un grand poète, il faisait des vers faux et quand il s’agissait d’un philosophe, il déraillait avec une telle intensité que c’en était révoltant. Alors je n’avais guère que la consolation de m’en rapporter aux textes, et comme la bibliothèque me fournissait des références indiscutables, je m’amusais, souvent, à réfuter leurs arguments d’un air innocent qui en augmentait la malice.

J’avoue, pour vous faire plaisir, qu’il n’est pas bon de « coller » ses parents et de « colles » en « colles » j’en vins à rêver de la grande mystification : introduire un esprit dirigeable dans leurs esprits falots. Ça dura près d’un an et j’en devins littérateur, juste punition de ma supercherie car je pris goût aux lettres de ce faire-part !

Mais, supposez un instant une faiblesse physique, une de ces constitutions maladives qui vous rendent tributaire de l’heure, de la saison ou de la crainte, et me voilà glissant dans tous les fossés de la superstition, dans toutes les duperies de cette triste existence humaine qui ne tend, décidément, qu’au plus complet détraquement de sa précaire mécanique. J’ai voulu combattre ma destinée au lieu de la subir, non par suffisance, mais par simple besoin de bon sens. Je pouvais admettre une religion et écouter encore le curé de mon village qui criait à l’œuvre démoniaque et me poussait lui-même à la preuve par l’absurde, mais, tout finit par sombrer dans une féroce négation.

Je me suis rangée, de toutes ces voitures-corbillards, sur le rail de la raison pure… qui conduit au néant. Oh ! dormir, sans les cauchemars de l’au-delà, oui, dormir après une longue journée bien remplie. Je n’ai pas d’autre ambition. Je ne veux être, en y employant toutes mes forces physiques et morales, qu’un numéro bien portant dans l’immense revue des singularités humaines : celui de la grosse chatte blanche qui boit du lait en fermant les yeux.

J’ai parfaitement et tôt compris, que, née dans certaines conditions romantiques, apportant des atavismes effrayants, tarée de légendes suspectes, tout me condamnait à devenir la proie de ces différentes fatalités et que, si j’écoutais les battements irréguliers de mon sang, je tomberais, avant de vivre, dans une espèce de survie où, le rêve dominant l’action, je perdrais le contrôle de mon cerveau, mon libre arbitre… et j’ai réagi.

Peut-être suis-je allée trop loin, dans la réaction, j’ai fait de ma nature le décor de ma volonté, dirai-je, pour parodier l’un de mes héros de roman, sombre fantoche que j’aime malgré qu’il me semble le plus mal venu, oui, je ne cède à personne le droit de me juger puisque je me juge moi-même avec la plus grande des sévérités, toujours prête à subir le châtiment du crime que je n’ai pas commis mais que je suis très capable de concevoir. Littérateur de métier, j’ai surtout la haine de la littérature vécue. Je vis autrement et bien plus simplement que vous tous. Un animal qui est très fort ne consentira jamais à devenir une chimère !

Il faut n’être qu’un homme pour abdiquer « la loyauté dans l’examen de conscience », m’avez-vous dit ? Attendez ! puisque je suis chargée par vous du devoir de fermer le cycle du « parc du mystère, côté superstition », il y a bien encore quelques petits incidents curieux dans ma vie propres à amuser les femmes aimant le mauvais frisson et il serait peut-être intéressant de les confronter avec ce que les spirites convaincus (ceux qui ne volent pas à mains armées) appellent des particularités psychiques…

Dans mon existence nullement chimérique où je n’ai jamais pu pincer, entre le pouce et l’index, le moindre bout du linceul traînant du surnaturel, il y a, cependant, des choses inexplicables et jusqu’à un certain point inquiétantes, coïncidences toujours, mais qu’il serait difficile d’analyser parce qu’il nous faudrait remonter à toutes les sources afin d’éclaircir le trouble de cette eau, trop courante.

Je n’ai jamais pu ajouter à une layette un petit bonnet sans porter malheur à l’enfant à qui je le destinais. Or, je ne peux pas risquer le contrôle de l’expérience voulue car, ce serait le geste du mandarin criminel !

Étant jeune fille, au Cros, propriété où je suis née, il y avait des fermes, des métairies où, bon an mal an, poussaient des poupons, car, en ces temps de sauvageries paysannes, on ne raréfiait point sa progéniture. J’étais, bien entendu, leur marraine toute désignée mais si je refusais cet honneur (simplement parce que j’étais incapable de réciter le credo par cœur et que cela m’humiliait fort), je travaillais toujours très volontiers à la layette et j’y ajoutais un bonnet de baptême, chef-d’œuvre de mes dix doigts de fée, selon l’expression, un peu poncive, de mon directeur de conscience, le curé de mon village, bon gros garçon à figure d’angelot bouffi, qui m’adorait le plus niaisement du monde. (Honni soit qui mal y pense !… C’est lui l’auteur du discours de « Son Printemps » que j’y ai transcrit sans y changer un mot !)

Je n’ai jamais aimé les enfants parce que j’aime les animaux avec une ferveur presque religieuse. N’ayant eu ni frère ni sœur, j’ai peuplé la solitude glaciale de mes premières années, celles que l’on appelle, je ne sais pourquoi, les belles années, par un nombre incalculable d’adoptions de petits frères inférieurs qui me tenaient chaud, physiquement ou moralement.

J’élevais tout ce qui me tombait sous la main, jusqu’à des couleuvres, et je m’entendais merveilleusement avec cette société !… contre l’autre ! Les enfants ont une manière d’aimer les animaux qui ne fut jamais la mienne : ils les aiment pour leur plaisir et le plaisir des petits d’hommes est toujours de la souffrance pour les petits d’animaux. Moi je les aime pour leur malheur. Je les défends et je souffre mille morts avec eux. À quinze ans je ne pouvais voir frapper une bête sans me trouver mal et cette névrose, oui, c’est une névrose, allait jusqu’à sortir de table quand on y servait un poulet rôti !…

Mais je brodais, ne sachant point coudre, comme toutes les jeunes filles trop bien élevées, de jolis petits bonnets de baptême sur mousseline, sur tulle et sur cachemire. Oh ! comme ils étaient jolis !… Au troisième bonnet qui recouvrait la fête de la poupée morte, ma mère me fit une étrange observation :

— Tu fais tes bonnets trop étroits. Désormais tu n’en feras plus.

Je n’ai jamais discuté les ordres de mes parents, tout en leur servant des fantasmagories peu respectueuses de leurs états d’âme. Je ne fis plus de bonnet sans m’occuper autrement de l’état « pressentimental » de ma mère à leur sujet.

Demeurant plus tard à Paris, j’eus l’occasion de me souvenir de mes talents de brodeuse et je refis un bonnet de baptême pour l’enfant à venir d’une de mes amies. Cet enfant naquit « hydrocéphale » et mourut dès qu’il eut ouvert les yeux… Avais-je fait le bonnet trop grand, cette fois ? Coïncidence, certainement, pure coïncidence, mais tout de même, il valait mieux m’abstenir de toute manifestation de ce genre, « don de mauvaise fée ».

Quand dut naître ma fille je refusai radicalement de m’occuper de la layette, ce qui mit ma mère dans une généreuse indignation.

— Comment, toi qui sais broder si tu ne sais pas coudre, toi, tu achèteras une layette au lieu d’y travailler avec amour ! Ah ! que tu es donc bien une femme de lettres, ne sachant plus rien faire de tes dix doigts…

Elle avait oublié.

Moi, je me souvenais, vaguement et, comme dans un certain état… d’âme déclaré intéressant, on est malade, je succombais le plus instinctivement du monde, à ce qu’il est convenu d’appeler une superstition. Est-ce à cela, cette faute de goût, que ma fille doit d’être née fort solide et d’être devenue, tranquillement, une belle jeune femme ?

Une cousine, fort experte en la matière, ayant voulu broder devant moi, le petit bonnet à l’enfant que ma fille attendait je dis, pendant qu’on en découpait le patron :

— Mais non, ce sera encore trop petit, trop étroit, faites-y bien attention… vous vous y prenez mal.

Ai-je touché, sans le vouloir, aux ciseaux qui taillaient ce patron ?…

Je ne fus pas grand’mère, ce qui a voilé pour moi, toute la face des choses.

Oui, ce sont là de simples coïncidences, il faut le dire bien haut. La vie naturelle est encore la plus mystérieuse de toutes si on veut bien se rappeler que tout se renouvelle et recommence dans un ordre chronologique de faits dont nous n’avons pas tous les numéros, ni la clef, parce que nous n’étions pas de tous les temps.

Ne trouvez-vous pas extraordinaire, vous, que les feuilles poussent en des printemps détestables où l’on subit les rigueurs de l’hiver et qu’imperturbablement reviennent, au moins dans le champ des lunettes astronomiques, certaines comètes dont la queue n’est pourtant pas entre les mains du diable.

Dieu ? Non, mon cher ami, Dieu n’existe pas plus que son frère le Diable, parce que s’il existait, il n’aurait pas changé ; un Dieu n’évolue pas par définition. Nous ne possédons plus le Dieu de la Bible, ni celui du nouveau testament. Et s’il ne fait plus de miracle c’est parce que nous ne pouvons plus l’inventer : nous en avons perdu la force.

Maintenant, cher ami, qui êtes aussi mon fils car vous avez le merveilleux aplomb d’un héros de roman, de mes romans, je vous prie de me croire encore saine d’esprit. J’avoue que je ne comprends pas toujours ce qui m’arrive mais je préfère l’humilité de ne pas expliquer à l’orgueil d’imposer mes façons de voir ou d’entendre comme autant d’articles de foi.

R.

P. S. — Antoine Ritti, Directeur de Charenton, il y a une vingtaine d’années, était un savant très simple, rempli de bienveillance. Il aimait à causer avec moi, un ignorant, parce qu’il aimait ma littérature outrancière qui lui paraissait, selon ses propres expressions : comme le miroir « concave » du cerveau de ma mère, miroir « convexe » où se reflétait tout en plaies et bosses :

— Votre mère exagère, me disait-il jovialement, et vous exagérez dans l’autre sens. Ce qui vous sauvera de mes cabanons c’est que vous pouvez écrire…

— En êtes-vous bien sûr ? lui demandai-je un peu inquiète.

— On n’est jamais sûr de rien, scientifiquement parlant, répondait-il, cependant, pour une grande dégénérée vous vous portez mieux que le commun des mortels bien portants et puis vous n’essayez pas de vivre ce que vous écrivez car vous avez la mentalité d’un « tailleur de pierre !… »

… D’un tailleur de pierre qui ne peut pas tailler des petits bonnets.

Pauvre cher homme, mort trop tôt pour la science des aliénistes, amateur de la manière douce. S’il avait vécu, il m’aurait donné la préface de mon « grand saigneur » dont il m’avait fourni les notes médicales…

R.
  1. Antoine Ritti, directeur de Charenton.