Le nationalisme intellectuel

Ubald PAQUIN


Le Nationalisme
Intellectuel




Prix : 25 sous



MONTRÉAL
1930

Conférence prononcée à la salle Saint-Sulpice,
à Montréal, le 18 novembre 1930, sous
les auspices de la Société des Conférences
des Hautes Études Commerciales
et sous la présidence d’honneur de
M. le docteur LÉO PARIZEAU.

Tous droits réservés — 1930.

LE NATIONALISME INTELLECTUEL



Comme il y a une majorité pour les individus, il y a une majorité pour les peuples, et les peuples qui aspirent à la grandeur et au progrès doivent tendre vers la maîtrise de leurs destinées.

Après trois cents ans d’existence, nous sommes encore des coloniaux : coloniaux politiques de l’Angleterre ; coloniaux économiques des États-Unis ; coloniaux intellectuels de la France.

Cette triple sujétion doit-elle constituer notre idéal ?

Je réponds franchement : non ! Car ce serait une sorte de résignation lâche à n’avoir aucune originalité ethnique ; ce serait la consécration d’un état d’esclavage — mitigé je le veux bien — mais esclavage quand même d’un peuple dans toute sa vigueur et la force splendide de sa jeunesse.

Le temps est donc venu où nous devons songer à nous débarrasser des tutelles, de toutes les tutelles.

Que dirait-on d’un jeune homme, qui, la vingtaine passée, ne pourrait faire un pas dans la vie, sans se tenir agrippé d’une main aux jupes de sa mère et de l’autre aux basques d’habit de son père !

Pour peu flatteuse que soit la comparaison, nous pouvons, dans une certaine mesure, nous l’appliquer.

Si, dans les domaines politique et économique, l’évolution des esprits s’accentue vers un idéal nouveau d’indépendance et d’émancipation, par contre, dans le domaine intellectuel, nous n’avons rien fait pour secouer l’asservissement qui pèse sur nous, d’influences étrangères trop souvent incompatibles avec le caractère, le tempérament, le génie de la race.

* * *

Après que Lévis eut brisé son épée et brûlé ses drapeaux, il regagna la France, et avec lui, les officiers, les nobles, tous ceux qui possédaient quelqu’instruction ou quelque fortune, traversèrent l’océan finir leurs jours en la mère-patrie.

Il ne resta au pays que soixante mille paysans, trappeurs, coureurs des bois, aventuriers, ignorants et rustres, habitués à la misère et même la chérissant.

C’est de cette poignée d’hommes que nous descendons. Ces soixante mille colons, continuateurs sur la terre d’Amérique des Gesta Dei per Francos, forment le noyau, l’essence de la race.

Séparé de la France, livré à lui-même, ce groupe a vécu, grandi, s’est développé. Guidé par ses prêtres, sans aucun secours de l’extérieur, il a lutté et pour la défense de ses droits et pour sa survivance, écrivant dans l’histoire cette page merveilleuse que Barrès appelait : Le Miracle Canadien.

Aujourd’hui le groupe ethnique canadien d’origine française est de près de trois millions. Il a produit des politiques, des financiers, des savants… mais peu de littérateurs. Il a une personnalité, une originalité qui lui est propre. Il n’est plus français ; il n’est pas anglais. Il a gardé certaines caractéristiques de ses origines ; il a emprunté aux groupements anglo-saxons certaines particularités.

« Il y a un siècle et demi que nous sommes séparés de la France, écrivait Jules Fournier, dans le Nationaliste en 1909. Au cours de cette période, combien d’événements n’avons-nous pas traversés auxquels les Français de France sont forcément restés étrangers. Combien de choses nous ont passionnés dont ils ne pouvaient soupçonner l’existence. L’histoire, un climat différent, un autre gouvernement, une autre civilisation, les mille causes diverses, les mille influences mystérieuses qui, pendant ces cent cinquante ans, ont pesé sur la race, tout cela nous a façonné une mentalité spéciale qui peut être ou bonne ou mauvaise et qui n’est plus, en tous les cas, la mentalité française. »

Monseigneur Camille Roy admet lui aussi ces transformations « L’esprit canadien-français, écrit-il, est assurément à base de qualités françaises mais ces qualités ont été plus ou moins modifiées par les conditions nouvelles où il s’est développé. »

Après avoir montré l’influence des conditions historiques, il ajoute : « Au surplus, l’influence plutôt froide de notre climat et du voisinage de nos compatriotes anglo-saxons devait contribuer encore à changer notre tempérament, à donner à notre caractère, à notre esprit une gravité lente, qui, certes, n’exclut pas ou ne supprime pas les talents, qui, au contraire, peut les affermir et qui a donné aux nôtres d’inappréciables qualités de mesure mais qui les a fait aussi à la fois moins ardents et moins laborieux. Le voisinage des États-Unis où le commerce, l’industrie et l’argent absorbent les meilleures énergies et a créé la noblesse du million, n’a pu que nous persuader davantage de mettre nous-mêmes au-dessus de la fortune des esprits, celle des affaires ou tout au moins de préférer à la vie intellectuelle les préoccupations d’ordre utilitaire. Si donc nous avons, malgré tout, gardé les instincts originels de la race française et l’ensemble des qualités intellectuelles que l’on peut reconnaître encore dans notre vie et dans nos livres, il faut avouer que notre esprit canadien-français a subi de lentes et sûres transformations. Il a perdu quelque chose de sa vivacité première et de sa traditionnelle fécondité ; il a en revanche acquis des qualités d’ordre pratique et politique qui ont très utilement servi nos destinées. »

Cette différence entre les deux races, M. Louis Arnould l’a constatée également quand il écrivait dans La Revue Canadienne, il y a une vingtaine d’années, au cours d’une polémique avec l’abbé H. Filiatrault : « En tous les cas, vous avez, par suite des circonstances, évolué d’une autre manière que nous ».

Je n’entreprendrai pas de définir ici l’âme canadienne. Edmond de Nevers, André Siegfred, Louis Arnould ont essayé d’en saisir les traits essentiels. Cela m’amènerait trop loin et dépasserait les cadres de cette étude. Je veux simplement démontrer que, n’étant plus français, nous devions nous efforcer d’être différents en littérature comme nous le sommes en fait.

Il y a une race canadienne encore dans toute sa puissance en puissance, si je puis me permettre cette expression, et qui, un jour, pourvu que ses énergies soient canalisées et que sa formation soit logique et en concordance avec sa personnalité, se développera harmonieusement, dans l’éclosion parfaite de ses facultés intellectuelles… mais à la condition qu’elle se débarrasse des tutelles, qu’elle devienne ELLE MÊME.

Sans aller aussi loin que Cartier qui voyait en nous des Anglais parlant français, nous pouvons dire que nous sommes des Canadiens qui parlons français.

Nous sommes différents dans notre façon de vivre, de manger, de boire.

L’humour canadien n’est ni l’esprit français, ni l’humour anglais, mais une fusion des deux.

Il n’est pas jusqu’au type physique qui n’ait évolué. C’est Louis Hémon lui-même qui note cette particularité dans Maria Chapdelaine quand il décrit l’arrivée de deux de ses compatriotes du Lac St-Jean. Et il ajoute : « Mais dès qu’il parlait, le fossé semblait s’élargir encore… »

Prenez une pièce de Bataille, de Bernstein, de Wolfe, de Porto Riche. Changez le site de l’action. Au lieu de Paris, mettez Montréal. Les sentiments paraîtront faux, les personnages invraisemblables.

Est-ce la confirmation de la théorie de Taine que le milieu forme la race ? Il y aide singulièrement. Le climat, et la conformation géographique d’un pays créent des besoins auxquels les habitants doivent d’adapter et cela influe sur leur sensibilité, leur caractère, leur tempérament.

* * *

La littérature est la transcription des états d’âme privés et collectifs, l’extériorisation des idéals, la description fidèle et exacte des lieux, des coutumes, des mœurs. La littérature d’un peuple est tout à la fois son cerveau, ce par quoi il pense, son cœur, ce par quoi il ressent, son verbe ce par quoi il s’exprime.

Il n’y a pas deux individus qui pensent de même, qui ressentent de même, qui s’expriment de même. Il en est des peuples comme des individus. D’où la nécessité d’un nationalisme intellectuel.

* * *

Au risque d’être taxé de sévérité excessive, je me permets d’émettre une assertion que je pose à l’état d’axiome : Nous n’avons pas encore de véritable littérature canadienne.

Nous avons bien quelques littérateurs, mais nous n’avons pas de littérature.

En voulez-vous la preuve ?

Supposons un instant qu’un cataclysme anéantisse la race canadienne tout entière, ne laissant subsister que sa production intellectuelle.

Que resterait-il de nous ?

Que resterait-il de nous dans un siècle, dans deux siècles, dans trois siècles ?

Quelle est l’œuvre assez puissante qui narguerait le Temps, pour se dresser dans l’avenir comme le monument impérissable du génie d’une race ?

Pourtant, le fait de naître d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique n’est un obstacle ni au génie ni au talent.

D’où vient alors que la place que nous occupons dans le monde littéraire soit si petite, si infime qu’elle justifie mon assertion ?

D’où vient que nous n’ayons ni romanciers, ni dramaturges, ni poètes dont les œuvres réunies en faisceau forment un ensemble que l’on puisse qualifier de littérature nationale ?

Les matériaux manquent-ils ? Des étrangers comme Louis Hémon, Constantin Weyer, Poirier, T.-F. Rouquette, Oliver Curwood et autres ont puisé chez nous les sujets d’œuvres magnifiques.

Les bonnes volontés manquent-elles ? Je ne crois pas. Comme les bonnes intentions, il y en a suffisamment pour paver les rues de Montréal.

D’où vient, encore une fois, que le Canadien, peuple vigoureux et jeune, débordant de vitalité, pris comme entité littéraire, ait si peu et d’une façon si imparfaite extériorisé de ses impressions, de ses coutumes, de ses aspirations ?

Cela vient de ce que notre formation intellectuelle est fausse ; de ce que nous ne savons pas voir en nous, autour de nous, de ce que nous subissons mal les réactions de l’ambiance.

Cela vient de ce qu’intellectuellement parlant, nous manquons de nationalisme, en un mot, de ce que nous ne sommes pas assez nous-mêmes.

Le nationalisme c’est l’instinct d’immortalité qui s’empare du cœur de l’homme, qui, après avoir fondé la famille, rêve d’une famille plus grande, plus forte, plus indéracinable, chargée d’œuvre par les siècles. Et cet instinct, s’amplifiant, se magnifiant, conduit à l’amour de la patrie poussé jusqu’au paroxysme et qui embrasse dans un rayonnement de fierté et d’orgueil le présent, le passé, l’avenir. Le nationalisme, c’est la tendance d’un peuple à vouloir la grandeur de sa race ; c’est le sentiment inné de la personnalité ethnique et, après la religion, le plus merveilleux excitant des énergies collectives et qui se manifeste dans le domaine intellectuel par une floraison d’œuvres où vibre l’âme nationale. Et c’est aux périodes d’exaltation de la fierté nationale que la production intellectuelle a été le plus abondante.

Rappellerai-je les siècles de Périclès, d’Auguste, d’Elisabeth et de Louis XIV ? Le mouvement romantique de 1830 a été la conséquence de l’épopée impériale et en quelque sorte son prolongement, comme chez nous le mouvement de 1860 est né du regain de patriotisme qu’insuffla la révolution de 37 et en fut lui aussi le prolongement.

Le nationalisme est aux peuples ce que l’orgueil est aux individus. L’orgueil est le sentiment d’une force poussée jusqu’au paroxysme. Il suppose donc une force. Plus l’orgueil sera grand, plus l’individu travaillera à développer cette force, base fondamentale de son orgueil.

Le nationalisme, c’est de l’orgueil collectif. Il s’étaye sur un sentiment de fierté nationale qui pousse à la conquête de la gloire.

C’est en cultivant notre nationalisme que nous atteindrons la plénitude de notre valeur.

De même qu’en musique, la note Do est toujours identique, mais que le timbre en varie selon qu’elle est rendue par tel ou tel instrument, piano, violon, flûte ou cornet, de même les sentiments et les passions qui agitent l’âme humaine ont des nuances différentes selon qu’ils extériorisent chez tel ou tel peuple. Un Russe, un Allemand, un Français, un Anglais n’éprouveront pas les mêmes réactions.

C’est là, en raccourci, l’origine des littératures.

* * *

Le fait de parler et d’écrire en français est-il un empêchement à la nationalisation de notre littérature ?

Non. Pas plus chez nous que chez les Belges, ni chez les Américains, le fait d’écrire en anglais, ni chez les Brésiliens et les Argentins, le fait d’écrire en espagnol.

La langue n’est que le véhicule des idées. Ce qui importe, ce qui demeure, c’est le fond. Verhaeren et Rodenbach, tout en écrivant en français, demeurent foncièrement belges par la qualité de leur inspiration. Mireille, de Mistral, traduit en n’importe quelle langue, demeure un chef-d’œuvre provençal.

Vouloir que notre littérature soit partie intégrante de la littérature française, c’est prêcher une mauvaise doctrine, comme c’est faire fausse route et retarder notre avancement que de vouloir faire de nous des Français. Nous n’avons presque plus de français que la langue.

Cette divergence entre notre mentalité et la mentalité de France n’en constitue pas moins cependant un obstacle sérieux au parachèvement de notre culture nationale puisque c’est chez nos cousins de France que nous devons puiser les éléments de cette culture et que nous sommes, par le fait même, portés à regarder les choses de chez nous à travers des souvenirs de nos lectures françaises et de les traiter en imitant trop directement.

Crémazie se désolait en songeant que cette dépendance au point de vue de l’art et de la langue nous rendait la conquête de la gloire impossible.

Impossible n’est pas du vingtième siècle. À qui possède la volonté, il n’y a aucun obstacle infranchissable.

* * *

Les obstacles qui s’opposent à la nationalisation de notre littérature peuvent s’éliminer par une conception plus grande de notre valeur, partant, par un nationalisme plus intense et plus créateur d’énergie.

Nous pouvons et nous devons avoir une littérature qui soit le reflet sincère de l’âme de notre peuple et du visage de notre pays, une littérature qui soit surabondante de vie, parce que chez nous, le champ est vaste et plein de richesses encore inexploitées. Nous y parviendrons par un nationalisme plus intense dans l’enseignement, dans nos divertissements, dans notre vie sociale, dans les manifestations extérieures de notre pensée.

Dans l’enseignement :

Je cite un exemple entre plusieurs. Dans nos universités, quels sont les titulaires de la chaire de littérature ? Des Français. Je ne discute pas leur mérite personnel ni leur valeur, mais je me demande comment un homme étranger à notre vie nationale, qui n’a pas nos mœurs, qui nous connaît depuis peu et quelquefois nous ignore, puisse enseigner effectivement la littérature à nos universitaires, en adaptant son cours à la psychologie de ses élèves ! Comme l’écrivait Fournier, le même enseignement ne peut s’appliquer exactement, et avec les mêmes fruits en France et au Canada.

Est-ce que nous avons une pénurie si extrême d’hommes qu’il faille toujours chercher ce titulaire ailleurs ? Pourtant, il ne serait pas nécessaire de promener longtemps la lanterne de Diogène pour trouver parmi notre élite intellectuelle un homme qui pourrait se qualifier avantageusement. Chaque année on envoie quelques-uns de nos jeunes gens parfaire leurs études en Europe. Ce serait une excellente occasion d’utiliser les services de l’un d’eux et de faire profiter la collectivité de l’octroi de ces bourses. L’enseignement y gagnera, étant plus approprié à notre mentalité. Un professeur au cœur profondément canadien, mais à l’esprit orné et paré de la culture de France, pourra inculquer, en même temps que le secret des lettres, un sentiment plus grand de la fierté nationale et développer chez ses élèves un canadianisme de bon aloi.

Divertissements.

Avec la littérature, le cinéma et le théâtre sont les deux forces vives qui contribuent le plus à former et à déformer l’âme d’un peuple. L’art muet des dernières années et aujourd’hui le cinéma parlant exercent sur les couches sociales une influence telle qu’elle en arrive à modifier et leur sensibilité et leur manière de vivre.

Mal partagés au sujet de la production des films, puisque tout ou presque, tout nous vient des États-Unis, nous avons en plus abdiqué tout contrôle en la matière, en confiant à un Français la censure des vues animées. C’est un étranger qui doit discerner ce qui, dans une production cinématographique, peut blesser notre susceptibilité nationale et nuire à la formation de notre jeunesse. Admission étrange d’infériorité, manque de nationalisme pratique qui, à la longue, a une répercussion plus grande qu’elle n’apparaît tout d’abord.[1]

Théâtre.

Quels sont dans notre province les théâtres consacrés aux nôtres ? Quand voit-on sur le plateau se débattre dans des situations angoissantes ou comiques des êtres qui nous ressemblent, qui vivent de notre vie, qui pensent et agissent comme nous ?

À Montréal, ville où la population canadienne-française atteint 800,000 âmes, il n’y a jamais de première officielle.

Pourquoi le Gouvernement et la Cité, comme cela se pratique dans d’autres pays, ne subventionneraient-ils pas un théâtre national ?

Nous avons un conservatoire qui pourrait fournir les éléments nécessaires à l’interprétation de ces pièces. Nos écrivains, assurés de faire jouer leur pièce, cultiveraient le genre théâtral et nous assisterions à autre chose qu’à des pièces d’une moralité plus que douteuse et qui, en tous cas, ne nous apprennent rien de bien.

Vie Sociale.

Il y a quelques années, dans nos manifestations publiques, on tentait de substituer à l’épithète canadienne, l’épithète française, ancrant ainsi dans l’esprit des gens cette mentalité fausse que nous devions être français avant d’être canadien.

Nous avions une quête pour nos œuvres qui s’appelait « le sou de la pensée française » ; nous avions une société pour la défense de nos droits qui s’appelait « Ligue d’action française » et qui publiait une revue, l’Action Française.

Et combien d’autres exemples je pourrais citer. Pourtant nous n’avons pas à rougir du mot « Canadien »…

Mais c’est surtout dans les manifestations extérieures de la pensée telles que journaux et revues que notre manque de nationalisme est le plus apparent et le plus nuisible à la création d’une littérature canadienne et qui soit l’expression de notre entité ethnique. Le docteur E. Choquette, commentant dernièrement dans La Presse la politique du magazine américain Liberty d’offrir $100 dollars pour un conte pouvant tenir dans l’espace d’une page, faisait cette réflexion que si le lecteur crée l’écrivain, il est aussi vrai de dire que l’écrivain crée le lecteur. Si les écrivains canadiens avaient une facilité plus grande de se produire, ils créeraient finalement chez le public un goût plus accentué pour les choses de chez nous. Voilà un domaine où notre nationalisme peut cesser de demeurer théorique pour devenir pratique.

Si nos diverses publications, au lieu de ne servir à leur clientèle que de la reproduction étrangère : traductions d’articles déjà parus dans les revues américaines, ou contes fournis et publiés en vertu d’un contrat avec une société française s’alimentaient chez nos écrivains, un grand pas serait accompli en vue de briser nos servitudes littéraires et les lettres canadiennes éprouveraient un regain de vitalité.

L’écrivain, romancier, poète, critique, ne vit pas seulement de l’air du temps ; il lui faut comme le commun des mortels se procurer le vil métal, s’il veut sustenter sa vie. Or le débouché est restreint où il peut écouler le produit de son travail. Il est donc obligé de se livrer à une besogne plus payante, ne maniant la plume et ne taquinant les muses qu’à ses moments perdus. Toujours se dresse devant lui la perspective peu encourageante de laisser dormir dans ses tiroirs l’œuvre enfantée dans un moment de fièvre cérébrale.

En terme de commerce il n’a pas de marché. Il lui faudrait ce qu’en politique on appelle le mur de la protection. La concurrence étrangère est tellement forte qu’elle l’étouffe.

Ouvrez nos journaux. Jetez un coup d’œil au rez-de-chaussée où se trouve le feuilleton.

Qu’y trouverez-vous ? Un roman canadien ?

Ce serait pourtant logique qu’un journal canadien publie des romans canadiens, comme les journaux français publient des romans français, les journaux américains, des romans américains.

Non ! vous y trouverez un roman étranger.

Il ne serait pas difficile de trouver parmi les livres parus des romans dont le mérite littéraire égale celui d’Henri Germain, de Pierre de Courcelle, de Ponson du Terrail et autres fournisseurs habituels de romans-feuilletons.

Pourquoi ce boycottage systématique de tout ce qui est nôtre, par les propriétaires de journaux ! S’ils le voulaient quelle aide merveilleuse ils apporteraient et cela sans entraîner de leur part de déboursés supplémentaires !

En ne donnant, à nos auteurs, comme rémunération que ce qu’ils paient à la Société des Gens de Lettres, ils seraient déjà cause d’un avancement de nos lettres par ce stimulant nouveau. De plus, ils habitueraient le lecteur à s’intéresser aux choses de chez nous, aidant ainsi à la création d’une mentalité canadienne.

De même en est-il pour les dessins et les caricatures. L’on voit « L’esprit français » ou bien les séries américaines de dessins comiques qui n’ont même pas le mérite de la nouveauté, puisque le lecteur les a déjà vus ou les verra dans les journaux anglais ou américains qu’il achète concurremment avec les journaux en français.

Et l’étranger qui parcourt ces feuilles se fait à l’opinion que notre indigence intellectuelle n’a nulle limite puisque nous ne pouvons alimenter les quelques journaux que nous possédons.

Les mêmes cas se produisent pour les revues. Pourtant, ce serait une excellente affaire pour un éditeur que de ne publier que de l’inédit. Le lecteur, en plus du mérite intrinsèque de l’écrit, goûterait la saveur de la nouveauté. Il se complairait aux faits et gestes de personnes qu’il peut rencontrer tous les jours, d’êtres qui vivent d’une vie qui lui est propre.

Nos compatriotes anglais l’ont bien compris. Leurs revues, plus nombreuses que les nôtres, et qui subissent la concurrence directe des magazines américains, ont un tirage beaucoup plus considérable que nos revues et comptent, même au sein de la population canadienne française un nombre plus grand de lecteurs.

La cause en est simple. En achetant l’un de ces magazines on est sûr de trouver de l’inédit et non pas la traduction d’articles ou la reproduction de nouvelles déjà lues au préalable.

Pendant ce temps, l’esclavage intellectuel pèse sur nous. Le plus tôt nous briserons les mailles de la chaîne qui assujettit notre pensée à des influences étrangères, le plus tôt notre littérature sortira du boisseau où elle étouffe pour se produire en pleine lumière.

* * *

Le commerce quotidien des Anglo-Saxons, l’éloignement de la France, des besoins nouveaux ont créé chez nous des mots qui sont d’usage courant, mais qu’on ne peut employer parce que l’Académie ne le permet pas.

Eh bien ! je ne voudrais pas terminer cette étude forcément incomplète et sommaire sans faire un plaidoyer en faveur de nos mots canadiens, ces mots qui sont bien à nous, qui fleurent bon le terroir ; que nos pères ont apportés de Normandie, du Poitou ou de la Vendée et que pieusement ils ont conservés, les transmettant de génération en génération ; ces mots pittoresques, imprégnés de la poésie un peu vétuste des choses anciennes mais qui sont encore vivants, allègres, primesautiers ; mots magiques évocateurs d’un passé glorieux ; ces mots que les puristes persécutent et veulent reléguer dans l’ombre.

Eh bien ! je voudrais qu’on leur accorde droit de cité, qu’on ne les considère plus comme des parias, les faisant apparaître sous la toilette typographique de l’italique, flanqués de guillemets, comme un malfaiteur de gendarmes.

Les mots de chez nous, c’est notre trésor à nous ; nos locutions propres, c’est notre richesse.

Au contact des lèvres canadiennes, les mots anglais ont perdu leur morgue et leur dureté… Ils se sont adoucis. Alors, pourquoi, à eux aussi, ces derniers venus dans les rangs, ne pas accorder droit de cité ?

La langue d’un peuple se forme par l’usage. Le besoin la crée.

La formation de nos mots est logique. Tandis qu’en France, on adopte le terme anglais tout cru, chez nous, il se francise, il se modifie tellement qu’à peine on en reconnaît l’origine. Et puis, on n’y a recours qu’au cas de nécessité.

Par exemple, un skating rink bien que très français, n’a pas cours chez nous parce que nous avons patinoire et rond à patiner pour signifier la même chose ; si nous ne faisons pas de footing, c’est parce que nous aimons mieux faire une marche ou prendre une marche au grand scandale des puristes ; si nous ne donnons pas dans des sleeping c’est parce que nous avons des chars dortoirs, etc.

Ces mots qui sont à nous, nous y avons droit et il est puéril de demander à la France la permission de nous en servir.

En conclusion, je cite encore une fois Mgr Roy : « Il n’est pas opportun que notre langue se charge de tous les néologismes qui sont créés en France, et qui sont parfois de fabrication suspecte ; il sera toujours désirable qu’elle s’enrichisse de mots nouveaux créés ici, pourvu que ces mots soient de bonne venue, et qu’étant bien faits, ils désignent des choses de chez nous ».

* * *

Nos compatriotes anglais sont plus avancés que nous dans la voie du nationalisme. À l’idée de l’Empire ils tentent de plus en plus de substituer l’idée du Canada. D’aucuns parmi eux entrevoient la possibilité d’une rupture du lien britannique. Ils ont même à Montréal une publication qui s’appelle The Canadian Independance et qui autrefois s’appelait : The Canadian Republic.

Bien qu’ayant des attaches plus fortes avec l’Angleterre que nous n’en avons avec la France, ils s’efforcent de plus en plus de se séparer de la mère patrie, même intellectuellement. Dernièrement à une conférence prononcée au “Canadian Club”, M. Morley Callaghan, romancier canadien, prêchait une découverte nouvelle de l’Amérique. Nous avons tort, disait-il en substance, de donner à l’Europe la supériorité sur l’Amérique. Si nous savions mieux en voir les beautés, nous l’apprécierions davantage. Et il concluait par un appel en faveur du canadianisme.

Cet exemple de nos compatriotes anglo-saxons, cherchant en eux et autour d’eux les éléments de leur développement intellectuel, nous devrions le suivre.

Une connaissance plus grande de notre histoire, de notre vie nationale, politique, économique et artistique, un amour plus grand de notre seule et unique patrie, le Canada, créerait le désir d’atteindre enfin dans le monde littéraire et artistique un rang honorable.

Conscients de notre valeur et de nos forces, ne courbant la tête devant personne, regardant les autres races non comme supérieures mais comme égales, nous verrions poindre le jour où nos écrivains, n’étant plus esclaves de la culture française, mais adaptant cette culture à notre tempérament, feraient naître la moisson intellectuelle qui annoncerait au monde qu’il y a un pays canadien, un peuple canadien, une littérature canadienne et que cette littérature est l’expression de l’âme même d’un peuple qui a son originalité propre. Notre littérature doit être nationale par son esprit qui sera l’esprit de la race.

Racine écrivant Phèdre a dû rester français comme Shakespeare, Goethe et Tolstoï traitant le même sujet seraient demeurés Anglais, Allemand ou Russe.

Il faut laisser agir ce qu’on peut appeler les grandes pressions, ne pas s’y montrer réfractaires.

Ces grandes pressions, elles nous viennent de l’histoire, de la nature, du pays.

C’est le pays qui nous façonne ; c’est la nature et l’éducation qui créent l’âme, la sensibilité.

Il faut s’imprégner de la beauté des choses qui nous entourent, du coin de terre où nous avons grandi, vécu, aimé et souffert, laisser s’accomplir le travail mystérieux que l’âme même du pays opère dans les cerveaux et les cœurs.

Alors jailliront, frémissantes de vie, les pages que nous rêvons de voir au livre de notre littérature.

Et c’est tellement là, dans l’amour de la patrie et du sol natal que réside l’inspiration des œuvres puissantes que Rostand voulant symboliser le poète, l’artiste, a choisi comme modèle : Chantecler.

Et quand Faisane lui demande où réside le secret de son chant qui est le plus beau puisqu’il incarne dans son cocorico toutes les voix de la création, Chantecler lui répond…


Constate encor qu’impatient, fier
En grattant le gazon de mes griffes, j’ai l’air
De chercher dans le sol, dans le temps quelque chose.

Faisane —

Oui mais vous cherchez des graines, je suppose ?

Chantecler —

Non ce n’est pas cela que jamais j’ai cherché,
J’en trouve quelquefois par-dessus le marché
Mais dédaigneusement, je les jette à mes poules

Faisane —

Alors griffant toujours le sol que tu foules,
Que cherches-tu ?

Chantecler —

L’endroit où je vais me planter,
Car toujours je me plante au moment de chanter ;
Observe-le.

Faisane —

C’est juste ! Et puis tu t’ébouriffes.

Chantecler —

Je ne chante jamais que lorsque mes huit griffes
Ont trouvé, sarclant l’herbe et chassant les cailloux
La place où je parviens jusqu’au tuf noir et doux
Alors mis en contact avec la bonne terre
Je chante, et c’est là la moitié du mystère,
Faisane, la moitié du secret de mon chant
Qui n’est pas de ces chants qu’on trouve en les cherchant,
Mais qu’on reçoit du sol natal comme une sève
Et l’heure où cette sève en moi surtout s’élève
L’heure où du génie enfin et j’en suis sûr,
C’est l’heure où l’aube hésite au bord du ciel obscur.
Alors plein d’un frisson de feuilles et de tiges
Qui se poursuit jusqu’au bout de mes rémiges
Je me sens nécessaire et j’accentue encore
Ma cambrure de trompe et ma courbe de cor ;
La terre parle en moi comme dans une conque
Et dédaignant d’être un oiseau quelconque
Je deviens le porte-voix en quelque sorte officiel
Par quoi le cri du sol s’échappe vers le ciel.

  1. Depuis que cette conférence a été prononcée, on a confié à M. Eugène Beaulac, journaliste de carrière la direction du Bureau de censure provincial. Nous ne pouvons qu’applaudir à cette nomination.