Le néo-plasticisme


Le néo-plasticisme
Principe général de l’équivalence plastique
Editions de l’effort moderne, Paris.
 
P. MONDRIAN
 
LE NEO-PLASTICISME
 
 
Editions de l’EFFORT MODERNE

Léonce ROSENBERG

19, Rue de la Baume, 19

PARIS (8e)

1920
 
 
AUX HOMMES FUTURS
 
 

Le français un peu spécial ulilisé [sic] dans cette brochure résulte de la volonté de l’Artiste, de nationalité hollandaise, exigeant à juste titre une approximation aussi complête que possible de sa pensée.

Note de l’Editeur.
 

LE NÉO-PLASTICISME

Principe Général de l’Equivalence Plastique


Quoique l’art, d’une part, soit l’expression plastique de notre émotion esthétique, nous ne pouvons pas en conclure que l’art ne serait que « l’expression esthétique de nos sensations subjectives ». La logique veut que l’art soit l’expression plastique de tout notre être : qu’il doit donc être également l’apparition plastique du non-individuel qui en est l’oppo­sition absolue et annulante — que, d’autre part, il doit être l’expression directe de l’universel en nous, c’est-à-dire l’apparition exacte de l’universel en dehors de nous.

L’universel ainsi compris est ce qui est et reste toujours : pour nous le plus ou moins inconscient, en opposition du plus ou moins conscient — l’individuel, qui se répète et se renouvelle.

Tout notre être est aussi bien l’un que l’autre : l’inconscient et le conscient, l’immuable et le muable, naissant et changeant de forme sous leur action réciproque.

Cette action contient toute la misère et tout le bonheur de la vie : la misère est causée par la séparation continuelle, le bonheur par la renaissance perpétuelle du changeable. L’immuable est au-dessus de toute la misère et de tout le bonheur : c’est l’équilibre.

Par notre immuable, nous nous confondons avec toutes les choses, le muable détruit notre équillbre, [sic] nous limite et nous sépare de tout ce qui est autre que nous. C’est de cet équilibre, de l’inconscient, de l’immuable que l’art vient. Il atteint son expression plastique par le conscient. Par cela, l’apparition de l’art est l’expression plastique de l’inconscient et du conscient. Elle montre le rapport de l’un et de l’autre : elle change, mais l’art reste immuable.

Il est possible que dans « la totalité de notre être », l’individuel ou l’universel domine, ou bien que l’équilibre entre ces deux soit approché. C’est cette dernière possibilité qui nous permet d’être universel en tant qu’individu : c’est-à-dire d’extérioriser l’inconscient consciemment. C’est alors que nous voyons et entendons universellement car nous nous sommes élevés au-dessus de la domination du plus extérieur. Voyant la forme de l’apparition extérieure, écoutant les bruits, les sons, les paroles, ceux-ci nous apparaissent autres que par notre vision et audition universelles. Ce que nous voyons ou entendons réellement est la manifestation directe de l’universel, tandis que ce que nous apercevons en dehors de nous comme forme et son, se montre affaibli et voilé. Si nous cherchons l’expression plastique nous exprimons notre perception universelle et par cela notre être universel, comme individu : donc, l’un et l’autre en équivalence. Se trouver au-dessus de la forme limitative, et employer néanmoins la forme délimitée et la parole matérialisée, n’est pas une véritable mani­festation de notre être, cela n’en est pas la pure expression plastique : une nouvelle expression plastique est inévitable, une apparition équivalente de l’un et de l’autre, donc une expression plastique en rapport équilibré.

Tous les arts s’efforcent d’arriver à la plastique esthétique du rapport existant entre l’individuel et l’universel, le subjectif et l’objectif, la nature et l’esprit : donc, tous les arts, sans exception, sont plastiques. Malgré cela, ne sont considérés comme arts plastiques que l’Architecture, la Sculpture et la Peinture, parce que l’on ne vit que dans l’individuel conscient. Mais, pour l’inconscient, une expression musicale ou verbale n’est pas moins plastique que celle des autres arts. L’expression plastique pure se manifeste par l’inconscient, tandis que c’est l’expression plastique dans la forme délimitée que crée et qui représente l’individuel conscient.

Jusqu’à présent, aucun des arts n’a été purement plastique parce que le conscient individuel dominait : tous étaient plus ou moins descriptifs, indirects, approchants.

L’individuel, dominant en nous et en dehors de nous, « décrit ». L’universel en nous aussi, mais seulement s’il n’est pas assez conscient dans notre conscient (individuel) pour arriver à l’apparition pure.

Tandis que l’universel en nous devient de plus en plus conscient, que l’indéterminé croît vers le déterminé, les choses en dehors de nous gardent leur forme indéterminée. De là la nécessité, au fur et à mesure que l’inconscient (l’universel en nous) s’approche du conscient, de trans­former constamment, de mieux déterminer l’apparition capricieuse et indé­terminée du phénomène naturel.

Ainsi, l’esprit nouveau anéantit la forme délimitée dans l’expression esthétique et reconstruit une apparition équivalente du subjectif et de l’objectif, du contenu et du contenant : une dualité équilibrée de l’universel et de l’individuel et avec cette « dualité-dans-la-pluralité », elle crée le rapport purement esthétique.

On a l’impression que la Littérature et la Musique par la description et la paraphrase suivaient les arts dits plastiques. L’inverse également : ces arts plastiques semblent suivre l’esprit romantique et symbolique de la Littérature et de la Musique. Tant que l’on employait la forme naturelle comme moyen plastique, on pouvait comprendre cette tendance vers la description, surtout dans la Sculpture et la Peinture. Cette forme naturelle voile l’expression plastique directe de l’universel, parce que le subjectif et l’objectif n’y sont pas en équivalence plastique. Les expressions plastiques de l’un et de l’autre se confondent.

L’apparition, plastique naturelle se présente comme, corporéïté. (Voir De Stijl, an. 1, art. 4, Organe hollandais du Néo-Plasticisme.)

Celle-ci s’exprime, plastiquement, comme une sphéricité qui voudrait être plane ou bien comme un plan qui serait forcé d’être sphérique ; comme une courbe tendant vers une droite ou une droite que l’on forcerait d’être courbe.

Cette expression plastique n’est donc pas équilibrée.

On essayait d’atteindre l’équilibre par la composition, mais par une composition voilée dans la représentation et le sujet. Ainsi, c’était parce que l’on employait des moyens plastiques impurs que la Sculpture et la Peinture arrivaient à la description.

De même, le moyen plastique de l’Art du verbe est ainsi devenu impur (forme) et suit, par conséquent, la même voie que les arts dits plastiques. Là aussi l’on essayait d’exprimer le contenu du tout par para­phrase et non par le verbe lui-même. Le verbe — assemblé en phrase — s’affaiblissait comme pluralité homogène. On s’exprimait à l’aide du symbole. Néanmoins, il existe des mots, plusieurs mots même qui, par leur force propre et leurs rapports mutuels, peuvent exprimer les deux principes de l’être. Dans tous les arts, l’objectif combattait le subjectif, l’universel l’individuel : l’expression plastique pure, l’expression des­criptive. Ainsi, l’art tendait vers la plastique équilibrée.

Le déséquilibre entre l’individuel et l’universel crée le tragique et s’exprime en plastique tragique. Dans ce qui est, soit forme, soit corporéïté, la naturel domine : ceci crée le tragique. (De Stijl, an. 1 N B., art. 8.)

Le tragique de la vie conduit au créer artistique : l’art, parce que abstrait, et en opposition avec le concret naturel peut précéder la dispa­rition graduelle du tragique. Plus le tragique décroît, plus l’art gagne en pureté.

L’esprit nouveau ne peut se manifester qu’au sein du tragique. Il ne trouve que la forme vieillotte, la plastique nouvelle restant encore à créer. Né dans l’ambiance du passé, il ne peut s’exprimer que dans la réalité vitale de l’abstrait. (De Stijl, an. 1 N. B., art. 9.)

Parce que partie du tout, l’esprit nouveau ne peut se libérer entiè­rement du tragique. La Plastique nouvelle, l’expression de la réalité vitale de l’abstrait ne s’est pas entièrement libérée du tragique, mais elle a cessé d’en être dominée.

Par contre, dans l’ancienne plastique, le tragique domine. Elle ne peut se passer du tragique et de la plastique tragique.

Tant que l’individuel domine, la plastique tragique est nécessaire, car c’est elle qui, dans ce cas, crée l’émotion. Mais, dès qu’une période de plus grande maturité est atteinte, la plastique tragique devient insupportable.

Dans la réalité vitale de l’abstrait, l’homme nouveau a dépassé les sentiments de nostalgie, de joie, de ravissement, de douleur, d’horreur, etc. ; dans l’émotion « constante » par le beau, ceux-ci se sont épurés et appro­fondis. Il atteint une vision beaucoup plus profonde de la réalité sensible.

Les choses ne sont belles ou laides que dans le temps et l’espace. La vision de l’homme nouveau s’étant libérée de ces deux facteurs tout s’unifie dans l’unique beauté.

L’art a toujours voulu cette vision, mais étant la forme plastique, et suivant l’apparition naturelle, il n’a pas pu la réaliser en pureté et restait la plastique tragique avec l’intention de son contraire.

L’Art du verbe fait ressortir fortement cette volonté. La tragédie, la comédie, l’épique, le lyrisme, le romantisme ne sont que des expressions diverses de la plastique tragique.

Dans la mesure du possible, et tant qu’elle ne dégénéra pas en impressionnisme proprement dit (une autre forme de la plastique tragique) celle-ci trouva une première opposition dans le réalisme pur parce que vision plus objective.

Dans la Peinture, le Néo-Impressionisme, le Pointillisme, le Divi­sionnisme tentèrent d’abolir la corporéïté dominant dans la plastique, en supprimant le modelé et la vision perspective habituelle. Mais ce n’est que dans le Cubisme que nous le trouvons érigé en système. Dans ce dernier, la plastique tragique perdit sa puissance dominatrice en majeure partie par l’opposition de la couleur pure et l’abstraction de la forme naturelle.

De même, dans les autres arts, le Cubisme, comme le Futurisme, et plus tard le Dadaïsme, épurèrent et démolirent la domination du tragique dans la plastique.

Mais la Peinture Abstraite Réelle ou Néo-Plasticisme « s’en libéra » en étant une plastique réellement nouvelle. En même temps, il s’éleva au-dessus de l’appréciation et de la conception anciennes qui exigent la plastique tragique.

En général, on ne se rend pas compte que le déséquilibre est une malédiction pour l’humanité et l’on continue à cultiver ardemment le sentiment du tragique. Jusqu’à présent, le plus extérieur domine en tout. Le féminin et le matériel régissent la vie et la société et entravent l’expression spirituelle en fonction du masculin. Dans un manifeste des Futuristes, la proclamation de la haine de la femme (le féminin) est entièrement juste. C’est la Femme dans l’Homme qui est la cause directe de la domination du tragique dans l’art.

La conception ancienne qui voulait le tragique prédomine dans les masses. De là, l’art tel qu’il est actuellement, nos théâtres, nos cinémas, nos concerts, tels qu’ils sont. La plastique tragique est une puissance négative dont la conception ancienne se sert pour emprisonner. C’est en se servant d’elle que l’on moralise, professe, enseigne... N’oublions pas que notre société veut l’utile à côté du beau!

Toutefois, l’ancien se transforme et croît vers le nouveau. Nous avons vu naître le nouveau : dans tous les arts, il se lève, plus ou moins.

L’ancien ne nuit qu’en tant qu’il met obstacle au nouveau. Ce n’est qu’en regard du nouveau qu’il ne compte plus. A un moment passé, toutes les variétés de l’ancien étaient « nouvelles »... mais non le nouveau.

Car, n’oublions pas que nous sommes à un tournant de la culture, à la fin de tout ancien : la séparation des deux est absolue et définitive. Que l’on le reconnaisse ou non, logiquement on peut prévoir que l’avenir ne comprendra plus la plastique tragique, de même qu’un adulte ignore l’âme de l’enfant.

En même temps que le tragique dominateur, l’esprit nouveau supprime la description dans l’art. Parce que l’obstacle de la forme a été anéanti, l’art nouveau s’affirme plastique pure. L’esprit nouveau a trouvé son expression plastique. Dans sa maturité, l’un et l’autre se sont neutralisés et s’accouplent dans l’unité. La confusion dans l’unité apparente de l’inté­rieur et de l’extérieur est devenue une dualité équivalente formant l’unité absolue. L’individuel et l’universel sont en opposition plus équilibrée. Parce que confondus dans l’unité la description devient superflue : l’un se connaît par l’autre. Ils s’expriment plastiquement sans employer la forme : leur rapport seul (par un moyen plastique direct) crée la plastique.

C’est dans la peinture que la Plastique Nouvelle arriva pour la première fois à l’expression complète. Ayant pu être formulée parce que son principe a été solidement établi, cette plastique se perfectionne néanmoins sans cesse.

Le Néo-Plasticisme a ses racines dans le Cubisme. Elle peut porter également le nom de Peinture Abstraite Réelle parce que l’abstrait (tout comme les sciences mathématiques, mais sans atteindre l’absolu comme elles) peut être exprimé par une réalité plastique. C’est même là l’essence caractéristique de la Plastique nouvelle dans la Peinture. Elle est une composition de plans rectangulaires en couleur exprimant la réalité la plus approfondie. Elle y arrive par l’expression plastique des rapports et non par l’apparition naturelle. Elle réalise ce que toute peinture a voulu, mais n’a pas pu exprimer autrement que d’une manière voilée. Les plans colorés, tant par position et dimension que par la valorisation de la couleur n’expriment plastiquement que des rapports et non des formes.

La Plastique nouvelle met ses rapports en équilibre esthétique et exprime par là l’harmonie nouvelle.

L’avenir de la Plastique nouvelle et sa réalisation proprement dite dans la Peinture réside dans la Chromoplastique dans l’architecture. (De Stijl, an. 3, Trialogue 7.) Elle commande aussi bien l’intérieur que l’extérieur de l’édifice avec tout ce qui, dans ce dernier, exprime plastiquement les rapports par la couleur. Pas plus que la « Nouvelle Plastique-comme-tableau » qui la prépare, la Chromoplastique n’est une « décoration ». Elle est une peinture entièrement nouvelle dans laquelle se résoud toute la Peinture, tant picturale que décorative. Elle réunit le caractère objectif de l’art décoratif (mais beaucoup plus fortement que lui) au caractère subjectif de l’art pictural (mais elle est plus approfondie). Actuellement, pour des raisons matérielles et techniques, il est très difficile de tracer son image exacte.

A présent, chaque art s’efforce de s’exprimer plus directement par son moyen plastique et cherche à le libérer dans la mesure du possible.

La Musique tend vers la libération du son, la Littérature vers celle du verbe. Ainsi, en épurant les moyens plastiques, ils arrivent à la plastique pure des rapports. Le degré et le mode d’épuration varient selon l’art et l’époque où ceux-ci peuvent être atteints.

En fait, l’esprit nouveau se révèle par le moyen plastique : il s’exprime par la composition. Cette dernière doit exprimer une plastique équilibrée en fonction de l’individuel et de l’universel. Le tragique dominateur doit être aboli par la composition et le moyen plastique ensemble : car si l’apparition plastique n’est pas composée en opposition constante et neutra­lisante, le moyen plastique reviendrait à l’expression de la « forme » et serait à nouveau voilé par le descriptif.

Ainsi, le Néo-Plasticisme dans l’art n’est pas uniquement une question de « procédé ». Dans la Plastique Nouvelle, et par elle, le procédé change. La pierre de touche de l’esprit nouveau, après la composition, est juste­ment ce que l’on appelle si souvent à la légère « le procédé ».

« C’est par l’apparition que l’on juge si une œuvre d’art est réelle­ment l’expression plastique pure de l’universel. » (De Stijl, an. 1 N. B., [sic] page 65.)

Parce que la Sculpture et la Peinture ont pu réduire les moyens plastiques primitifs à un moyen plastique universel, elles peuvent s’exprimer plastiquement et effectivement dans l’exactitude et l’abstrait. L’Architec­ture, par sa nature même, dispose déjà d’un moyen plastique libéré de la forme capricieuse de l’apparition naturelle.

Dans la Plastique Nouvelle, la peinture ne s’exprime plus par la corporéïté apparente qui confère l’expression naturelle. Au contraire, elle s’exprime plastiquement par le plan dans le plane. En réduisant la corporéïté tridimensionale dans la peinture à un plan, elle exprime le rapport pur.

Toutefois, l’Architecture ainsi que la Sculpture, ont par leurs moyens plastiques, l’avantage sur la Peinture par d’autres possibilités.

Par son moyen plastique, l’Architecture est une apparition esthé­tique et mathématique, donc exacte et plus ou moins abstraite. Etant composition de plans opposés et se neutralisant, elle est l’expression plastique exacte du rapport esthétique équilibré dans l’espace. La Plastique Nouvelle ne voit pas l’Architecture, pas plus que la Peinture, comme morpho­plastique. C’était là la vision ancienne. Malgré la forme apparente dans la plastique architecturale, elle n’est pas forme définie et délimitée — pas plus que la composition des plans rectangulaires en couleur dans la Plastique Nouvelle de la Peinture. La forme réelle est ce qui est fermé, ou rond, ou courbe, en opposition avec la forme apparente du rectangle où les lignes se coupent, se touchent en tangente mais ne cessent pas de continuer.

Vue comme opposition équilibrée de l’expansion et du limité dans la composition plane, l’expression architecturale (malgré sa troisième dimen­sion) cesse d’exister en corporéïté et comme objet. Son expression abstraite apparaît même plus directe que dans la Peinture.

Toutefois, l’abstrait ne se réalise pas par la stylisation, il n’apparaît pas seulement par la simplification et l’épuration. Car l’abstrait reste l’expression plastique en fonction de l’universel : c’est l’intériorisation la plus approfondie de l’extérieur et l’extériorisation la plus pure de l’intérieur. (De Stijl, an 1, N. B., art. 3.)

Aujourd’hui, l’on voit l’Architecture s’épurer et se simplifier, mais peu réalisent l’expression plastique de l’abstrait.

Comme apparition directe de l’universel, la plastique abstraite neutralise l’individuel. Actuellement, en s’efforçant vers la généralisation, on ne fait qu’accentuer la « particularité » de l’œuvre architecturale. Il en est de cette dernière comme de chaque forme stylisée ou ramenée à son expression géométrique : le particulier ressort d’autant plus fortement que l’on a écarté plus complètement le capricieux. Aussi, voyons-nous de nos jours l’apparition d’édifices du style sévère des temples, mais ce n’est pas là le nouveau.

L’esprit nouveau abolit le particulier. Il ne suffit pas que la forme se quintessencie, que les proportions du tout soient harmonieuses : il faut, au contraire, que l’œuvre toute entière ne soit que l’expression plastique des rapports et disparaisse en tant que particularité.

L’édification par masses est préférable à celle par unités. Dans la première, le particulier est déjà supprimé par la composition qui naît d’elle-même. Mais en regardant bien, la composition est également la condition première dans la construction unitaire : de même que dans la Peinture, c’est surtout la composition qui doit supprimer l’individuel.

Toutefois, dès le commencement de l’Architecture, celle-ci, par sa nature propre, fut une tentative inconsciente vers l’expression plastique abstraite. En effet, dans l’Architecture, il ne fut pas possible de déformer le moyen plastique aussi radicalement que dans la Peinture et la Sculpture. Ce ne fut qu’en appelant ces dernières à son aide que la pierre mathé­matique devint çà et là une apparition naturelle. Aussi, fallait-il la décadence pour que le tout prenne l’aspect plus capricieux des choses de la nature.

La Peinture, par contre, avait à monter de la plastique naturelle à la plastique abstraite. Ainsi, pour elle, la route aboutissant à l’exacte plastique des rapports fut plus dure. On comprend donc que là où l’Archi­tecture, par la facilité de son moyen plastique, passait sans la voir près de l’expression plastique pure, la Peinture, elle, arriva la première à la conception claire que l’art est le plus pur dans l’expression plastique du seul rapport esthétique.

Quoique la Sculpture possédât dans le prisme un moyen plastique exact, elle préféra, comme la Peinture, la plastique plus ou moins naturelle. Quelquefois, elle atteignit la stylisation, et même la spiritualisation de la forme, mais elle resta toujours morphoplastique.

Peu à peu, l’apparition naturelle acquit tellement ses droits de cité, que l’on a fini par l’estimer indispensable à ces arts. Même l’Architecture partage son sort. En général, on ne la reconnaît pas comme « art » si elle arrive à l’expression du beau. Par la plastique pure des rapports et refuse de s’inspirer de la nature ou d’emprunter à la Sculpture et la Peinture pour se vêtir. On voit par là à quel degré d’impureté est arrivée la conception esthétique : on ne veut reconnaître comme « art » qu’une expression plastique habillée par la forme délimitée. Ainsi, l’on désigne quelquefois la Plastique Nouvelle dans la Peinture par le mot « décoration » parce qu’au lieu de nier l’individuel dans la plastique, elle l’a réduit en plans rectangulaires colorés. Si, d’une part, la vieille concep­tion continue d’être un obstacle à la reconnaissance, continue d’être le plus grand ennemi de l’esprit nouveau, d’autre part, beaucoup d’artistes craignent la grande difficulté de ne disposer pour créer que d’un nmyen plastique aussi simple.

De quelque façon que cela soit, l’esprit nouveau doit se manifester dans tons [sic] les arts sans exception. Parce qu’il y a des différences dans les arts entre eux, ce n’est pas une raison pour que l’un vaille moins que l’autre ; cela peut mener à une autre apparition mais non à une appa­rition opposée. Dès qu’un art est l’expression plastique de l’abstrait, les autres ne peuvent plus être en même temps l’expression plastique du naturel. Ces deux ne vont pas ensemble : de là, jusqu’à présent, cette hostilité mutuelle. La Nouvelle Plastique abolit cette inimitié : elle crée la réunion de tous les arts.

La Sculpture ne peut être plus longtemps la servante de l’Architec­ture, comme souvent sous l’ancienne conception. Elle n’est plus la repré­sentation plastique d’idées ou des choses : elle n’existe plus morphoplastiquement. Par son moyen plastique quasi-abstrait, il est possible qu’elle devienne l’expression plastique esthétique par l’opposition équilibrée de l’expansion et du limité, et ceci sans avoir à compter avec les exigences utilitaires ou constructives.

Si la Sculpture et l’Architecture anciennes fixent jusqu’en un certain point l’espace autrement vide et indéfini, la Sculpture nouvelle (l’Archi­tecture nouvelle également) le fait beaucoup plus en réduisant le caprice du naturel par la composition équilibrée et en portant toute son attention sur les rapports.

La Sculpture et l’Architecture, jusqu’à présent, anéantissent par la division l’espace en tant qu’espace. La Sculpture et l’Architecture nouvelles doivent anéantir l’œuvre d’art en tant qu’objet ou chose.

Chaque art possède son expression spécifique, sa nature particulière « Tandis que le contenu de tous les arts est le même, les possibilités d’extériorisation plastique diffèrent. [sic] Ces possibilités naissent pour chaque art sur son terrain particulier et y restent cantonnées. Chaque art possède ses propres moyens d’expression. Il s’ensuit que chaque art doit trouver pour lui-même les transformations nécessaires de ses moyens plastiques, moyens qui resteront délimités par leurs propres frontières. C’est encore pour cette raison que les possibilités techniques de tel art ne doivent pas être jugées d’après celles d’un autre art. Elles doivent être jugées en elles-mêmes et par rapport à l’art envisagé. » (De Stijl, an. 1, page 3.)

« De quelque manière que cela soit, dans une période de spiritualité avancée et malgré les différences dans les moyens plastiques, tout art, quel qu’il soit, s’efforce vers l’expression plastique en fonction des rapports équilibrés, car c’est l’équilibre des rapports qui exprime le plus purement l’harmonie et l’unité, propres à l’esprit. » (De Stijl, an. 1, page 4.)

Si les arts dits plastiques s’expriment plus ou moins par la matière grossière, la Musique et l’Art du verbe (en tant que « son ») n’emploient qu’une matière beaucoup plus ténue. C’est une différence capitale qui en fait des arts entièrement dissemblables.

Si l’on transforme le bruit en son, les propriétés du bruit restent valables. Le bruit revêt-il la forme délimitée? Si la couleur prend forme, on peut la neutraliser par opposition de couleur ou de ligne droite : la même réduction est-elle possible pour le son?

L’Art du verbe est la plastique du son et de l’idée. Même le verbe figuré contient le son, quoique nous ne l’entendions pas. Dans le verbe actuel, l’apparition purement abstraite est voilée, troublée par le son matérialisé, l’extériorisation plastique traditionnelle et l’idée abâtardie. L’Art du verbe ne peut donc être l’expression plastique immédiate de l’universel par le moyen plastique dont il dispose aujourd’hui. Et pour­tant... c’est l’évidence même que la beauté abstraite finira par se montrer également dans ce dernier art. De même que la Musique, l’Art du verbe devra, pour atteindre une plastique vraiment nouvelle, parcourir un trajet beaucoup plus long que les arts dits plastiques.

Il s’ensuit que, plus il est facile d’épurer les moyens plastiques d’un art, plus vite il pourra atteindre la Plastique Nouvelle. Les différents arts n’arrivent pas eu [sic] même temps à un approfondissement égal, car, étant des apparitions différentes de l’universel, elles ne mûrissent pas à la même époque.

La Plastique Verbale se libérera beaucoup plus lentement que la Peinture de la forme, c’est-à-dire du délimité dominateur.

Le verbe, en effet, beaucoup plus que l’apparition naturelle de la chose qu’il esprime, évoque en nous l’individuel : le verbe est devenu notre représentation de la réalité sensible. Le verbe est également (comme élément de langage) une utilité. Comme l’individu domine partout dans le monde, le langage trouve sa base principale dans l’individuel. Ainsi, l’attachement à l’individuel obscurcira l’expression pure du verbe. Et même si l’esprit nouveau, en croissant, arrive à défaire ce lien, le verbe gardera son expression plastique individuelle.

Néanmoins, le verbe en tant qu’élément de langage reste nécessaire pour dénommer les choses. La séparation entre le verbe-en-tant-que-langage et le verbe-en-tant-que-art mettrait probablement ce dernier trop en dehors de la vie.

C’est pour cela que là où les arts dits plastiques arrivent à annuler directement la forme, l’Art du verbe devra l’anéantir indirectement... tout au moins dans l’avenir immédiat. L’idée du verbe se transformera comme signification dans notre conscience par une plastique contrariante, car elle seule peut enlever au verbe sa délimitation. Et alors l’idée nouvelle, par une transition naturelle, s’approchera de la suppression de la forme. Dans un avenir très éloigné, le verbe devra être recréé sans forme, c’est-à dire deviendrait un « son » à caractère nouveau et sans contenir le délimité ni comme son ni comme idée. Le verbe pourrait être représenté également par la figure seule. Sons, signes ou figures devraient être créés à nouveau comme « son-plastique » qui serait la pure extériorisation plastique de l’universel, donc de l’individuel le plus approfondi. Alors, seulement, l’Art du verbe aurait un moyen plastique pur permettant d’exprimer, par la composition, les rapports en fonction de leur équilibre.

Pour l’instant, nous aurons à nous limiter à la suppression indirecte de la forme, tel qu’elle est individualisée dans le verbe à présent. Et pour ce faire, il faudra l’opposer à ce qu’il n’est pas, tout en en faisant partie : son contraire. L’un devient deux : « l’un » et « l’autre ». L’un se connaît, se voit, par l’autre. (De Stijl, an. 1, N. B., art. 6.) Ainsi, la délimi­tation du verbe est supprimée, son contenu élargi ; on l’exprime plasti­quement dans sa totalité. Ainsi, en montrant l’action des choses complè­tement et en clarté, la description approximative, le tragique domina­teur disparaissent par l’équilibre plastique. Dès l’instant où l’on montre les choses dans une clarté complète, elles sont supprimées en tant qu’idées : il ne reste que la plastique des rapports. L’Art du verbe devient ainsi l’expression plastique en rapports équilibrés... malgré ce que le moyen plastique puisse avoir de limitant.

Dans la Peinture, la Plastique Nouvelle emploie la couleur extério­risante, bien que l’expression plastique par la dualité de position et de ligne droite soit la plus pure. Dans l’Art du verbe également, la plastique (au moins pour le temps présent) restera encore près de l’extérieur. Pour arriver au défini, l’Art du verbe aura à se servir provisoirement de ses moyens actuels. Elle devra s’exprimer plastiquement par la multi­plicité du rapport varié. De même que dans la Peinture, la Plastique Nouvelle dispose de son rapport dimensional, elle dispose dans l’Art du verbe non seulement de cette dernière mais encore du contenu, comme rapport d’opposition. Par ses aspects multiples et ses rapports différents, une seule et même chose sera mieux connue, plusieurs mots s’exprimeront dans une plastique plus définie. Le nouvel art du verbe déterminera lui-même jusqu’où l’opposition des contraires peut lui être utile. L’essentiel est que les principes du contraire dominent toute l’œuvre aussi bien dans sa composition que dans le rapport équilibré de ses moyens plastiques. Chaque artiste devra chercher la meilleure manière d’y arriver. Il utilisera et améliorera les perfections apportées dans la Syntaxe, la Typogra­phie, etc., déjà trouvées par les Futuristes, les Cubistes et les Dadaïstes. Il se servira également de tout ce qui lui vient de la vie, la science et la beauté. Mais avant tout il sera dirigé par la perception plastique pure. (De Stijl, an. 2, Trialogue, scène 3.)

Dans la Littérature classique et romantique, on trouve également l’expression de l’action des contraires... mais sans la plastique par le verbe et voilée par la description. Le Dr H. Schoenmaekers a essayé de démontrer que Bernard Shaw dans son Candida oppose des contraires psychologiques. De même, on voit souvent dans la littérature de l’ancienne Inde deux choses qui s’anéantissent en apparence. Ainsi, les contraires ne se manifestent pas encore dans l’art comme expression plastique du verbe (morphoplastique). En se concentrant dans « l’extérieur », on arriva ces temps-ci à l’expression plastique par analogies en les plaçant simplement les unes à côté des autres. Alors, l’objet et son action changent, s’élargissent dans l’expression, mais cette transformation plastique ne contient pas encore la plastique complètement équilibrée. Néanmoins, l’ancienne conception de la composition est démolie et la nouvelle peut faire son apparition. De « l’extérieur-individuel » mûrissant, les choses naissent en totalité et grâce à cela l’universel arrive a l’expression plastique directe.

Etant plus abstrait que l’apparition naturelle, le verbe représente le contenu et l’apparition de tout ce qui est. Il fait contenir tout un monde de beauté dans peu de signes ou sons. L’Art nouveau veut exprimer ce monde exactement déterminé dans la plastique. Actuellement, tout est vague dans le mot singulier. Ce vague s’éclaircit un peu par la compo­sition et la proportion, mais reste néanmoins voilé par la forme. Le verbe, comme forme, est une limitation et cette limitation dépend en partie de nous-mêmes. Chacun voit une boule à sa façon, mais pour chacun une boule reste une boule. Nous voyons alors le contenu des choses en rapport avec notre contenu propre, nous pénétrons plus ou moins jusqu’à l’universel et résolvons ainsi un peu de notre vision particulière. Une boule est un monde en soi et un monde hors de soi : notre personnalité n’en voit qu’une partie. Elle ne voit que la partie qui arrive à sa conscience, en tant que résultante de notre vie extérieure. Ainsi, la boule devient la représenta­tion de notre pensée subjective en fonction de cette boule.

L’Art dépasse la pensée particulière comme l’inconscient (l’universel) dépasse la conscience individuelle. Si, dans le moment du créer esthétique, l’universel (l’inconscient) perce le conscient, quand arrive enfin la vision entière des choses, le particulier ne compte plus. C’est pour cette raison que la vocation de l’art réside dans la suppression plastique de la pensée particulière.

Les Futuristes ont voulu libérer le verbe de l’idée. D. Braga dit : « L’Art se passera désormais de l’idée. C’est l’Idée qui charroie le passé. Elle fixe les perceptions, leur donne la forme logique qui leur permet de durer par les cerveaux. Marinetti hait l’intelligence. » Mais... si notre conscience attribue au verbe un contenu, une signification, cette dernière doit forcément arriver jusqu’à nous en passant par l’intelligence. Est-il possible de ne faire aucun cas de l’intelligence dans l’homme moderne si ce dernier ressent l’émotion esthétique? L’homme nouveau réunit le sentiment et l’intelligence dans une unité. Quand il pense, il sent, quand il sent, il pense. L’un et l’autre sont en lui, malgré lui, vivant automatique­ment. (De Stijl, an. 1, N. B., art. 5.) L’émotion du beau vibre constamment dans tout son être : ainsi arrive-t-il à l’expression plastique abstraite de tout son être.

Dans la mentalité passée, tantôt l’intelligence, tantôt le sentiment agit : tour à tour, l’un domine l’autre. Cette mentalité sépara les deux et fit naître l’inimitié. Si les Futuristes haïssent l’intelligence, c’est donc qu’ils pensent encore, dans cette question-ci, selon l’ancienne mentalité. Par l’esprit nouveau, le sentiment et l’intelligence changent de nature : la pensée particulière cesse d’exister. Car la pensée particulière est autre chose que la pensée concentrée et créatrice qui, elle, est un sentiment de recueillement. La première produit l’art descriptif et morphoplastique, la seconde l’apparition purement plastique. C’est l’universel en regard de l’individuel.

La Nouvelle Plastique est d’accord avec le Futurisme en voulant l’élimination du « moi » dans l’art. Elle va même plus loin qu’eux. Car on voit par l’art des Futuristes qu’ils ne connaissent pas les conséquences de la Plastique Nouvelle. Ils voulaient remplacer « la psychologie de l’homme, » désormais épuisée, par « l’obsession lyrique de la matière. Le Futurisme fait appel, avant tout, à la sensation. C’est l’effrénéïsme de l’ambiance, or, selon une formule empruntée à Marinetti lui-même, une physicologie lyrique de la matière. (D. Braga.) »

Aussi, « leur » lyrique reste descriptive et dans la peinture, les Futu­ristes tombaient même dans le symbolisme. Malgré leur pénétration de la matière, ils ne sont pas arrivés à l’expression plastique de toute la matière (matière et énergie). Ils n’ont pas abouti à l’expression de l’un et de l’autre dans un rapport équilibré.

Par une concentration active, le « penser-en-beauté » ou le « sentir-en-beauté » peut donc dominer dans l’œuvre d’art, ou bien, ils peuvent être réunis dans une seule manière d’être. Le premier mode produit la prose, le second la poésie et le troisième l’Art nouveau-du-verbe.

Le penser qui tend uniquement vers la vérité reste dans le domaine de la raison pure et n’est pas un art. Toutefois, la pensée créatrice est plastique. La Philosophie aussi bien que l’Art exprime plastiquement l’universel : la première s’exprime en vérité, le second en beauté. Comme au fond la vérité et la beauté ne font qu’un, il n’est pas logique de nier la parenté évidente de ces deux plastiques. L’Art n’est que l’expression plastique de l’homme dans sa totalité ; rien ne doit donc manquer.

Quelques esprits avancés rejettent la logique entièrement : est-ce là libérer l’art? L’art n’est-il pas l’extériorisation de la logique?

On ne réussit pas plus à libérer le verbe de la pensée en rangeant les mots les uns à côté des autres sans qu’il y ait un lien quelconque comme les Dadaïstes l’ont voulu : « Chaque vocable-îlot doit, dans la page, présenter des contours abrupts. « Il sera posé ici (ou là tout aussi bien) comme un ton pur ; et non loin vibreront d’autres tons purs mais d’une absence de rapports telle qu’elle n’autorise aucune association de pensées. C’est ainsi que le mot sera délivré de toute sa signification précédente, enfin! et de l’évocation du passé. » (André Gide, en parlant du mouvement Dada.)

De même que dans la plastique des autres arts, nous voyons dans la Musique qui est derrière nous la confusion de l’actif et du passif, quoique çà et là il y ait une construction plus évidente, une opposition plus marquée (par exemple dans les fugues de Bach). Mais la plupart du temps, la plastique constructive est voilée par la mélodie descriptive. Le plus souvent, le rythme, comme en plastique picturale ou sculpturale, était capricieux. Cela était admissible dans un temps où le sentiment individuel dominait : cela en était l’expression juste. A présent, ce n’est plus admissible. L’esprit nouveau exige, dans la Musique comme ailleurs, une plastique équivalente de l’individuel et de l’universel en fonction d’une proportion équilibrée. Pour y arriver, il faut réduire l’individuel et mettre en avant l’universel afin d’atteindre une dualité équivalente, contrariante et neutralisante. Cette dualité doit s’extérioriser plastiquement dans le son comme la Plastique Nouvelle dans les arts dits plastiques s’extériorise par une dualité d’opposition normale (dans le sens mathématique) : l’actif et le passif, l’intérieur et l’extérieur, le masculin et le féminin, l’esprit et la matière (qui ne font un que dans l’universel). Mais comment dans le son qui reste bruit, dans l’ondulation arrondie, mettre en avant l’un et intérioriser l’autre? La Musique, elle, devra le chercher le trouve déjà. Ne voit-on pas dans la Musique Nouvelle, le descriptif, l’ancienne mélodie perdre déjà sa puissance dominatrice? N’est-il pas apparu dans la Musique « une autre couleur », couleur moins naturelle, un autre rythme, plus abstrait? N’existe-t-il pas un commencement d’opposition neutra­lisante? (par exemple dans quelques essais de « style » du compositeur hollandais Van Domselaer).

N’empêche que la mentalité ancienne mettra encore longtemps obstacle à l’esprit nouveau : surtout en musique car cette dernière se prête admirablement à l’expression tragique. Mais la vie continue : la vie ordinaire par ses nécessités réelles influencera l’art, qui par cela même évoluera plus vite. Hélas, l’art — pour le faible — est le terrain par excellence pour s’endormir dans la traditionnelle beauté sur le rythme berceur et rond de l’agréable et du joli.

La vie multiple, même en dehors de l’art, rongera la vieille musique et soutiendra la nouvelle. De nos jours paraît, au milieu de la musique traditionnelle, un peu brutalement peut-être, le jazzband qui ose des démolitions brusques de la mélodie, qui par des bruits secs et étranges ose s’opposer à la rondeur du son et, quoiqu’il n’ait pas encore abandonné les instruments anciens, leur oppose néanmoins d’autres, plus modernes. Les traditionnalistes auront beau crier, l’esprit nouveau est en marche et rien ne l’arrêtera.

Si la puissance financière n’était pas l’apanage du passé, l’esprit nouveau (devenu conscient dans quelques individus parce que trop réprimé par l’entourage) se montrerait plus parfait et dans un cercle plus étendu. Toutefois, actuellement, l’esprit nouveau n’a rien à gagner d’un bouleversement total de notre société : tant que les hommes ne sont pas « nouveaux » il n’y a pas de place pour « le nouveau ».

Sans amoindrir, pour la Musique, l’effort vers « l’état nouveau », il faut bien reconnaître que, si jusqu’à présent il y ait eu beaucoup d’innovations, la grande rénovation n’est pas encore venue. Ceci est également vrai pour la Peinture précédant le Néo-Plasticisme. On ne pourra jamais apprécier assez le travail et le mouvement des Cubistes, Futuristes ou Dadaistes, mais tant qu’ils se serviront de la morphoplastique, même en l’affinant ou en la stylisant, ils n’arriveront pas à la mentalité nouvelle et ne démoliront pas complètement l’ancienne.

Il est clair que les « Néo-Plasticiens » désirent « le nouveau » dans tous les arts et essayent d’y consacrer leurs forces. Mais sans moyens financiers, il n’est pas possible de le réaliser expérimentalement. Si les circonstances sociales et matérielles étaient favorables, cela ne serait pas impossible, puisqu’au fond tous les arts ne font qu’un. Mais, actuellement, chaque métier a besoin de toutes ses forces. Le temps des « Mécènes » est passé, et le Néo-Plasticien ne peut pas imiter un Da Vinci. Tout ce qu’il peut faire (et cela on ne le lui permet même pas), c’est d’utiliser la logique en exposant ses idées sur les autres arts.

Comme nous l’avons dit plus haut, le moyen plastique de la Musique doit être intériorisé. La gamme musicale avec ses sept tons était basée sur la morphoplastique. De même que les sept couleurs du prisme s’unissent dans l’apparition naturelle, de même les sept tons de la Musique se fondent comme unité apparente. Dans leur ordre naturel, les tons comme les couleurs expriment l’harmonie naturelle.

La Musique moderne a essayé de l’annihiler par la plastique proportionnelle mais n’osant toucher ni à la gamme naturelle ni aux instruments usités, on continue malgré tout la plastique naturelle.

L’ancienne harmonie représente l’harmonie naturelle. Elle s’exprime dans l’harmonie des sept tons, mais pas dans l’équivalence de la nature et de l’esprit. Pour « l’homme nouveau », il n’existe que cette dernière. La nouvelle harmonie est une harmonie double, c’est-à-dire dualité d’harmonie spirituelle et d’harmonie naturelle. Elle se révèle comme harmonie intérieure et harmonie extérieure : les deux en extériorité intériorisée. Car seul le plus extérieur peut s’exprimer plastiquement par l’harmonie naturelle, le plus intérieur ne s’exprime pas plastiquement. La nouvelle harmonie ne peut donc jamais s’exprimer comme la nature : elle est l’harmonie de l’art.

Cette harmonie de l’art est si totalement différente de l’harmonie naturelle que nous aimons mieux (dans la Plastique Nouvelle) employer le terme de rapport équivalent que « harmonie ». Toutefois, nous ne devons pas attacher au mot équivalent le sens de symétrique. Le rapport équiva­lent s’exprime plastiquement par des contraires, par des oppositions neutralisantes, qui, dans le sens ancien, ne sont pas harmonieuses.

Les trois couleurs fondamentales, le rouge, le jaune et le bleu restent des couleurs prismatiques malgré la distance qui les sépare dans le prisme et malgré le Néo-Plasticisme qui ne les exprime pas dans leur apparition spectrale. Si nous exprimons ces couleurs selon leurs lois scientifiques ou naturelles, nous ne ferions qu’exprimer d’une autre façon l’harmonie naturelle. Comme la Plastique Nouvelle veut abolir le naturel, elle est logique en plaçant les trois couleurs dans la Peinture et dans la Musique les tons correspondants dans d’autres rapports de dimension, de force, de couleur ou de tonalité tout en conservant l’équilibre esthétique. Ainsi pourra-t-on dire de la Plastique Nouvelle qu’elle n’est pas harmonieuse (selon l’ancienne acceptation du mot) qu’elle n’exprime pas l’unité là justement où elle l’exprime en réalité dans une perfection plus grande, car ne supprime-t-elle pas l’unité apparente du naturel?

C’est cette « dysharmonie » (ancienne conception) qui sera combattue et attaquée partout dans l’art nouveau tant que l’on ne comprendra pas l’harmonie nouvelle. Dans notre temps caractérisé par l’effort vers l’unité dans tous les domaines, il est d’une grande importance de distinguer l’unité réelle de l’unité apparente, l’universel de l’individuel,. Ainsi nous distinguons l’harmonie esthétique de l’harmonie naturelle. Comme être humain, nous avons la tendance de concevoir l’unité comme une vision, une idée individuelle. Notre « moi conscient » cherche l’unité mais dans une mauvaise voie. Notre « moi inconscient » étant lui-même « l’unité », la porte naturellement vers la clarté, d’abord voilée, puis clairement (quand l’inconscient devient conscient, voir ci-dessus). Aussi, voyons-nous se détruire successivement les unités apparentes (donc harmonies naturelles) jusqu’au moment où l’unité vraie, l’harmonie réelle se dévoile.

Le conscient individuel n’emploie que l’expression naturelle, même s’il veut procéder logiquement, s’il « raisonne ». Mais l’inconscient en nous nous avertit que nous avons à suivre dans l’art une voie particulière. Et si nous la suivons, ce n’est pas un signe d’un acte inconscient. Au contraire, cela montre dans notre conscience ordinaire une plus grande conscience de notre inconscient : l’inconscient écarte l’individuel conscient avec toute sa science. Dans l’art, on ne peut ignorer l’être humain lui-même et c’est sa relation avec « ce qui est », et non « ce qui est » seul, qui crée l’art.

Nous avons une tendance d’appliquer dans l’art la conception ancienne, c’est-à-dire naturelle, de l’harmonie. Et c’est cette conception qui nous fait tenir à la succession et la relation naturelles des sept cou­leurs spectrales et des sept tons correspondants. Mais, dans le passé, l’art montrait déjà le chemin. Là, il brisa la succession naturelle des couleurs et des tons. Et dans l’ancienne conception, la Musique cherche ainsi, par plusieurs moyens, une autre harmonie (sans arriver toutefois à la clarté).

Si l’on essayait, comme dans la musique grégorienne, d’approfondir le naturel dominant, par la simplification et l’épuration, on n’arriverait qu’à une autre forme d’expression sentimentale. La musique moderne a tenté de se libérer de la forme ancienne, mais elle « ignore » l’ancien plutôt que de construire une apparition nouvelle. Cela provient de ce qu’elle conserve toujours dans sa construction les bases anciennes. Chaque mou­vement d’art qui ne représente pas en clarté l’esprit nouveau se fourvoie.

Toutefois, en cherchant on finit par atteindre le vrai, mais pas avant que son temps soit venu. Superficiellement, on croit le trouver en cherchant mais en réalité on ne le trouvera que lorsque l’esprit nouveau aura mûri.

En écoutant les musiciens modernes qui n’ont pas rompu radica­lement avec l’instrumentation sentimentale, nous avons l’impression que les temps ne sont pas encore mûrs pour la Musique nouvelle. Néanmoins, nous voyons apparaître le nouveau à tra vers l’ancien et chez quelques-uns nous en constatons le besoin. C’est là un fait qui doit nous suffire.

L’ancienne échelle tonique de même que les instruments usuels doivent être bannis de la Musique si l’esprit nouveau veut s’exprimer plastiquement. En dehors d’une composition nouvelle, on doit créer d’autres moyens plas­tiques afin d’arriver comme les arts dits plastiques à une technique nouvelle.

De même que la couleur dans la peinture, le son dans la musique doit être déterminé, et par la composition, et par le moyen plastique, si le son veut agir comme moyen plastique exact de l’universel. La composition y atteindra par une nouvelle harmonie double en opposition neutralisante. Le moyen plastique y atteindra par des sons qui seraient fixes, planes et purs. Chaque ton fondamental doit être nettement délimité, tant par son opposé que par sa nature propre, car chaque instrument par sa nature et sa construction possède un timbre qui cause, bien plus que les vibrations le plus ou moins « naturel » du son.

Les instruments à cordes, à vent, les cuivres, etc., doivent être rem­placés par une batterie d’objets durs. La construction et la matière des nouveaux instruments seront de la plus haute importance. Ainsi, le « creux » et le « bombé » seront remplacés par le plat » « et le « plane » parce que le timbre dépend de la forme et de la matière employée. Tout cela nécessitera beaucoup de recherches. Et quant au moyen de production du son, il sera préférable d’employer l’électricité, le magnétisme, la mécanique, car ils excluent mieux l’immiscion de l’individuel.

L’œuvre d’Art nouvelle doit être, quant au contenu, une extériorisa­tion plastique claire, équilibrée et esthétique de rapports sonores, sans plus.

Dans le Théâtre et l’Opéra, les arts concourent à l’Art Dramatique. Toutefois, comme dans le Geste et la Mimique, l’extériorisation plastique de l’individuel continue à dominer, la conception primitive du théâtre se perdra peu à peu dans l’art nouveau. Quel que soit l’approfondisse­ment des gestes et de la mimique, il n’en est pas moins vrai que le mouve­ment décrit « la forme » et n’exprime pas purement et plastiquement l’individuel-et-l’universel-en-rapport-équilibré. L’Art Dramatique étant l’expression plastique d’une action ou d’un état d’âme à l’aide de la figure humaine est une réalité dans laquelle l’expression plastique de la réalité abstraite est devenue une impossibilité.

Pour l’homme nouveau, le théâtre est sinon une gêne, en tout cas une superfluité. L’esprit nouveau en atteignant son point culminant, intériorisera le geste et la mimique : il réalisera dans la vie journalière ce que le théâtre montra et décrivit par l’extérieur.

Toutefois, tant que ce point n’est pas atteint, le théâtre gardera sa raison d’être : il répondra à un besoin par la continuité du tragique, quoique ce dernier ait perdu sa puissance dominatrice. Mais dans son apparition nouvelle, il doit se transformer.

Les Futuristes l’ont fortement senti et exprimé dans leur mani­feste. Une transformation logique n’est néanmoins pas possible tant que les arts qui y collaborent ne se soient mués en Plastique Nouvelle.

Le théâtre trouve encore sa raison d’être en constituant pour un grand nombre de spectateurs une réunion de tous les arts qui, en agissant simultanément, donnent au théâtre le pouvoir de nous émouvoir plus fortement et plus directement que chaque art séparé. Il peut causer l’émotion par la beauté ou par l’extériorisation plastique du tragique. C’est ce qui caractérise le théâtre et l’opéra d’autrefois et d’aujourd’hui. Même, si nous comptons également le décor, le théâtre serait une triple, l’opéra une quadruple expression plastique de la tragique.

La Plastique Nouvelle ne veut plus de tragique plastique, mais l’expression plastique du beau — du beau en tant que vérité. Elle veut extérioriser la beauté abstraite. Elle pourrait créer une ambiance de beauté abstraite par la Nouvelle Chromoplastique dans l’architecture qui remplacerait le vieux décor. Pour l’opéra, la Musique Nouvelle agirait pareillement.

l’Art nouveau du verbe pourrait précéder le « beau en-tant-que-vérité » par des contraires de la plastique verbale. Même on pourrait « dire » le verbe sans que la figure humaine apparût.

Ainsi, le théâtre pourrait devenir la grande instigatrice du « nouveau » par des représentations en « Plastique Nouvelle ». Mais on y renoncera encore longtemps pour les grandes difficultés matérielles que cela comporte, car tout devant s’y présenter sous une apparition entièrement nouvelle, cela exigerait une préparation formidable.

Le théâtre attendra donc jusqu’à ce que les autres arts se soient transformés : alors il suivra-tout naturellement.

Le rapport équilibré, dont l’ancien théâtre était l’extériorisation plastique négative, « apparaît dans le nouveau ». L’effort vers l’harmonie se montre dans l’ancienne tragédie, mais elle s’exprime plastiquement par une dysharmonie ou une harmonie fictive.

Dans l’art nouveau, la Danse (ballet, etc.), suit la même voie que le Geste et la Mimique. Elle passe de l’art dans la vie. On renoncera au spectacle de la danse car on réalisera le rythme par soi-même. Les danses nouvelles, en dehors de l’art, le tango, fox-trot, etc., révèlent déjà un peu l’idée nouvelle d’équilibre par opposition de l’un et de l’autre. Ainsi, il devient possible de ressentir physiquement la réalité équilibrée.

Les Arts Décoratifs disparaissent dans le Néo-Plasticisme, tout comme les Arts Appliqués : le meuble, la poterie, etc., naissent par l’action simultanée de l’Architecture, de la Sculpture, et de la Peinture nouvelles et se règlent automatiquement d’après les lois de la Plastique Nouvelle.

Ainsi, par l’esprit nouveau, l’Homme lui-même crée une beauté nou­velle, tandis que dans le passé il ne faisait que chanter ou exprimer plastiquement la beauté de la nature. Cette beauté nouvelle est devenue indispensable à l’homme nouveau car il y exprime sa propre image en opposition équivalente. L’ART NOUVEAU EST NE.

Paris 1920.

Imprimerie Moreau Frères
159, Boulevard Saint-Germain
Paris