Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/03

Éditions Édouard Garand (p. 45-46).

III

COMMÉRAGES

— Bonjour, M. Lassève ! Bonjour, Théo ! dit M. Mance, lorsqu’il fut arrivé auprès de nos amis.

— Bonjour, Monsieur ! répondit Zenon, tandis que, dans ses yeux on eut pu lire un grand point d’interrogation. Que voulaient ces gens ?

Mme Mance, ma femme ; Mlle Hélène Guérin, ma nièce, reprit M. Mance, présentant ainsi les deux dames qui l’accompagnaient.

— Nous sommes venus ici vous présenter une requête, M. Lassève, fit Mme Mance, en souriant… ou plutôt, c’est à votre neveu que nous avons véritablement affaire.

— Qu’est-ce donc ? demanda Magdalena.

— Voici : vous le savez, sans doute, l’hôtel du Portage va fermer ses portes dans quelques jours, car lundi, nous retournons tous dans nos villes respectives ; la saison des villégiatures est finie, hélas !

— Oui, je sais, répondit Zenon. L’été, c’est si court !

— Eh ! bien, ce soir, nous avons un bal, à l’hôtel, un grand bal, continua Mme Mance ; des gens viendront jusque de la Rivière-du-Loup pour y assister.

— Oui ? interrogea poliment Zenon, que le bal projeté n’intéressait guère.

— Ce sera quelque chose de chic, d’extra-chic, M. Lassève ! fit Hélène Guérin. Jamais il n’y aura eu rien d’approchant, au Portage.

— Je n’en doute pas, répondit Zenon, qui avait peine à dissimuler complètement l’ennui qu’il ressentait ; que pouvait bien leur faire, à Magdalena et à lui, ce bal ?

— Et le bal sera suivi d’un réveillon à tout casser ! ajouta M. Mance.

— La requête que nous voulons faire, c’est celle-ci, dit Hélène ; que Théo vienne jouer du piano, ce soir, pour nous faire danser. Ne refusez pas, M. Lassève, je vous prie !

— Ce n’est pas à moi de refuser ou d’accepter, Mademoiselle Guérin, répondit Zenon ; c’est à Théo de décider la chose.

— Ne refusez pas, Théo ! fit Mme Mance. Nous ne demandons pas vos services gratuitement, croyez-le ; vous serez grassement payé, je vous l’assure !

— Pour moi… pour mon oncle non plus, ce n’est pas une question d’argent répondit Magdalena, et j’accepte votre offre avec plaisir… du moment que mon oncle m’accompagnera au Portage.

— Eh ! bien, M. Lassève, qu’en dites-vous ?

— Si Théo est résolu d’accepter, je ne le laisserai certainement pas partir seul, dit Zenon. C’est entendu alors, nous irons.

— Hourah ! s’exclama M. Mance.

— Vous apporterez votre mandoline, n’est-ce pas, Théo ? demanda Hélène ?

— Certainement, si vous le désirez.

— Que diriez-vous de l’idée de partir immédiatement ? demanda Mme Mance. Notre chaloupe est amarrée ici, tout près, et notre voiture nous attend au village de Saint-André.

— Ah ! Pourquoi partir si tôt ? s’écria Hélène Guérin. C’est si beau ici, si pittoresque, si sauvage, si…

— Vous ne partirez pas sans prendre une tasse de café, je l’espère, dit Magdalena. Ce sera prêt dans quelques instants.

— Et ça ne sera pas de refus, mon garçon, répondit M. Mance.

— C’est bien gentil à vous d’y avoir pensé, Théo ! s’écria Mme Mance.

— Oui, bien sûr ! amplifia Hélène.

— Tiens ! Un yacht ! fit alors Mme Mance.

— Mais, oui ! Un yacht ! Un yacht qui ressemble à celui de M. de L’Aigle… de loin, du moins, fit Hélène.

Magdalena, qui se disposait à se rendre à la maison, préparer le café, s’arrêta et jeta un regard sur le fleuve. Oui, L’Aiglon venait de sortir de sa petite baie et il se dirigeait vers le Portage, ou vers la Rivière-du-Loup.

— Que ferait, dans ces environs, le yacht de M. de L’Aigle, je te le demande, Hélène ? dit Mme Mance.

— Je n’en sais rien, chère tante… D’ailleurs, je n’ai pas dit que ce yacht était L’Aiglon ; je trouve seulement qu’il lui ressemble…

— Tout comme un yacht ressemble à un autre yacht, hein, Hélène ? fit M. Mance. Quant à M. de L’Aigle…

— Il est… Dieu sait où, dans le moment, acheva Hélène, non sans quelque dépit dans la voix.

— Et au grand désespoir de bien des jeunes filles de mes connaissances, rit M. Mance, taquin.

— J’espère, mon oncle, que quand vous parlez de « certaines jeunes filles » vous ne faites pas allusion à moi ! dit Hélène, rougissant malgré elle.

— Si la coiffure te fait, ma bonne… commença M. Mance, M. de L’Aigle est très populaire parmi les dames, je sais.

— Mon cher, fit Mme Mance, laisse donc Hélène tranquille ! On n’est pas toujours disposé à entendre à rire, tu sais. Dans tous les cas, reprit-elle M. de L’Aigle n’est toujours pas à l’hôtel de la Rivière-du-Loup, puisque nous avons essayé de le voir, afin de l’inviter au bal de ce soir.

Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre les agissements du mystérieux M. de L’Aigle, je crois, rit Hélène.

— « Le mystérieux M. de L’Aigle » dis-tu, Hélène ? demanda Mme Mance. Je t’en prie, ma chère ! Où as-tu pris cela ? Je ne vois rien de mystérieux dans les agissements de ce monsieur, moi.

— Je disais cela pour badiner, chère tante, fit la repentante Hélène. Voyez-vous, reprit-elle, personne ne sait au juste, où demeure M. de L’Aigle, quelles sont ses occupations, etc. etc.

— Ce ne sont pas les affaires de qui que ce soit, non plus, que je sache, réprimanda Mme Mance. Tout le monde sait que M. de L’Aigle demeure, de préférence, à la Rivière-du-Loup… Quant à ses occupations, je crois qu’elles sont nulles ; M. de L’Aigle est un rentier, un riche rentier, tout simplement.

— Tout de même, je le trouve… étrange, parfois, moi, M. de L’Aigle, ma tante !

— Ma chère Hélène, répondit la bonne dame, légèrement scandalisée, j’espère que tu ne te mettras pas à répéter les commérages de Miss Grant et de ses compagnes anglaises, à propos de M. de L’Aigle… ou à propos de qui que ce soit ? Ce monsieur que nous nous permettons de discuter, dans le moment, est aimable, charmant, parfait de manières et…

— Je ne vous contredirai pas, chère tante, répondit Hélène. Pour ma part, tout ce que j’ai à reprocher à M. de L’Aigle, c’est d’aimer trop à se faire désirer… S’il acceptait plus souvent les invitations qui lui sont faites, ou s’il prenait la peine de nous rendre visite, de temps à autre, comme font les autres messieurs de nos connaissances, je serais porté à dire, tout comme vous, que M. de L’Aigle est parfait.

Magdalena n’en écouta pas davantage. Elle se dirigea vers La Hutte, et bientôt elle préparait du café pour leurs visiteurs.

— « Le mystérieux M. de L’Aigle »… se disait-elle, tout en versant le café dans les tasses. Que c’est ridicule ces commérages qui se font parmi les oisifs de ce monde ! Mystérieux ?… Pas du tout ! Il est aimable, bon, charmant, d’une courtoisie exquise… Mystérieux ? Non ! Non ! Certes, non !

Mais ces paroles d’Hélène Guérin lui reviendraient à la mémoire un jour… un jour où elle serait en proie à des angoisses telles que l’imagination la plus extravagante n’en pourrait inventer de pires.