Le monde enchanté/Histoire des fées

HISTOIRE DES FÉES
ET DE
LA LITTÉRATURE FÉERIQUE
EN FRANCE.


HISTOIRE DES FÉES
ET DE
LA LITTÉRATURE FÉERIQUE
EN FRANCE.



I.


L’homme ne vit pas seulement de pain ; il vit encore et surtout, on peut le dire en songeant combien ce superflu lui est nécessaire, il vit encore et surtout de surnaturel, de merveilleux. C’est là le pain quotidien, d’imagination et de sentiment, dont se nourrit sa pensée. C’est là cette vie de fiction, cette vie de derrière, dont parle Pascal, où il se réfugie pour se consoler et se venger des déceptions de la vie de devant. On peut dire que l’âme humaine n’a toute sa respiration, toute son envergure que du côté de l’infini : aussi n’est-il pas étonnant qu’elle échappe, tant qu’elle le peut, à l’atmosphère étroite, étouffante, de la réalité, pour se dilater, se développer dans l’air idéal, pour « respirer et s’épanouir, suivant le mot de Bossuet, du côté du ciel ».

Ce besoin d’oublier la terre, la réalité, leurs déceptions, leurs affronts, si durs aux âmes fières, leurs chocs brutaux, si douloureux aux sensibilités délicates, est un besoin universel. Le rêve, plus que le rire, distingue l’homme des animaux, et établit sa supériorité.

C’est un besoin même pour les grands, pour les forts, pour les riches, pour ceux qui peuvent réaliser leurs moindres caprices, vivre à leur fantaisie, embellir leur existence de toutes les poésies du luxe, de tous les charmes de l’art. Ceux-là même, plus d’une fois par jour, touchent le tuf de leur jouissance, et sentent que le fond de toute chose est amer. Ils épuisent les ressources de la fortune et du pouvoir, ils fatiguent les ministres de leurs plaisirs, sans parvenir à rassasier leur soif de nouveauté, leur appétit d’idéal, d’autant plus exigeants qu’ils sont plus excités par cette chaleur de bien-être, cette intensité de vie, par cette fièvre de curiosité qui les consume, Ce sont les grands que dévore l’insomnie de la vanité ou de l’ambition, toujours mécontents lors même qu’ils semblent devoir être le plus satisfaits, et qui s’agitent et se retournent sur leur lit de duvet ; ce sont les sybarites qu’un pli de rose offusque ; ce sont ceux qui peuvent le plus, qui sentent le plus ce qu’ils ne peuvent point et qui s’indignent de la borne mise à leur portée ; ce sont ceux qui ont goûté de tout, qui sont las de tout ; ce sont ceux à qui la réalité devrait suffire, tant elle les gâte, qui s’indignent le plus du frein, qui regimbent le plus contre les barrières derrière lesquelles l’infini leur échappe, qui aspirent le plus ardemment aux plaisirs de la fiction, aux consolations du rêve. Tout rassasié est un affamé. Tout Salomon attend sa princesse Balkiss, sa reine de Saba.

Mais si ce dédommagement, cette réparation, cette revanche de la vie idéale, de la vie du songe, de la vie telle qu’on la voudrait, qui console de la vie telle qu’elle est, sont un besoin, même pour les puissants, les grands, les riches, à combien plus forte raison le sont-ils pour les pauvres, les humbles, les simples, les déshérités, les sacrifiés de ce monde ! À ceux-là, à ces disgraciés de la terre, il reste, pour les dédommager, pour les consoler, pour les venger, les délices du royaume des cieux. Ce royaume des cieux leur appartient, en effet, dans le double sens du mot, le profane et le sacré. L’Évangile le promet à leur foi candide ; la féerie l’ouvre à leur imagination ingénue

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que l’origine des contes de fées soit aussi populaire qu’antique, et que ce caractère démocratique, rustique, patriarcal, soit comme le sceau naïf de ces traditions et de ces légendes sorties du peuple, faites pour le peuple, qui est toujours enfant, pour l’enfant, qui est toujours peuple. Malgré les enjolivements dont elles furent l’objet, quand une fantaisie de la mode, un caprice du goût, les introduisirent à la cour, er qu’elles furent façonnées au tour des Précieuses, elles gardent la fruste empreinte du coup de pouce calleux qui le premier, donna figure à leur argile, et l’indélébile parfum de la terre agreste. Elles demeurent d’un art primitif, naïf, comme leurs auteurs et leur public.

Il importe de le constater dès le début : c’est une vérité absolue, confirmée par l’histoire de la critique, que la littérature féerique est d’origine, d’essence populaire. Les contes de fées sont des fleurs des champs, de frustes chefs-d’œuvre de l’imagination rustique. Leurs types sont sortis un à un de la cervelle d’auteurs sans le savoir ; patriarches au chef chenu, courbés sur leur bâton, et dont un verre de cidre ou de vin réveillait les souvenirs ; grand mères à coiffe de lin, filant leur quenouille, ou tournant leur rouet, nourrices cherchant à endormir, sur leur sein tari, les enfantelets repus. La chaumière et la taverne ont, avant le château, entendu les premiers contes de fées, à la lueur de la lampe des veillées.

Perrault, le premier, a recueilli ces canevas populaires, et les a quelque peu habillés, brodés, poudrés, tout en respectant leur naïveté et leur malice foncières. Après lui sont venues les belles dames, les baronne d’Aulnoy, les comtesse de Murat, les comtesse d’Auneuil, les demoiselles de la Force et L’Héritier de Villaudon, qui ont exécuté de brillantes et galantes variations sur ces thèmes si nouveaux pour les oreilles aristocratiques et si anciens pour celles des rustres.

Mais il n’importe ; qu’elle ait été ou non, au dix-septième siècle, paysanne pervertie, transportée de la campagne à la ville, de la chaumière au salon, au boudoir, la littérature féerique n’en demeure pas moins, par son origine, ses débuts, son inspiration, ses moyens, son but, une littérature essentiellement populaire, rustique, et par là même admirablement accommodée, appropriée à son public enfantin ou villageois.

À un tel public conviennent par excellence ces récits brefs, naïfs et narquois, aux animaux parlants, aux personnages fantastiques charbonnés du trait grossier, mais vivant, de la caricature, à la moralité vulgaire, mais marquée le plus souvent au coin de l’observation, de l’expérience et de la malice, et riant de ce rire des humbles, doux et même un peu triste, de ce rire des philosophes de la bure et du chaume, qui rient de tout, de crainte d en pleurer, sans rien des prétentions politiques et de la verve effrontée de ce philosophe de la livrée qui sera Figaro.

Figaro n’eût pas trouvé ces apologues rustiques, au sel un peu grossier ; il eût haussé les épaules à ces paysanneries de Perrault. Beaumarchais détonne dans la pastorale comme un courtisan de l’Œil-de-Bœuf au village ; et malgré tout son esprit, il n’a jamais pu atteindre au naïf. C’est bien simple, en apparence, mais cela lui est défendu, aussi bien qu’à Voltaire ; et les gens de la veillée, le loustic en tête, perdraient leur patois à comprendre ce français bon pour les grands seigneurs philanthropes et les bourgeois frondeurs, pour les salons et pour les calés. C’est autre chose qu’il faut à l’imagination populaire et enfantine, à qui suffisent des drames comme celui du Petit Chaperon rouge, des imbroglios comme celui du Petit Poucet, et qui prend un plaisir extrême aux aventures de Peau d’Âne.

Ces drames faisaient pleurer, ces imbroglios faisaient rire les grand’mères, les mères, les nourrices, les mies, et les enfants bien avant Perrault. On peut, dire que le conte de fées est de toute antiquité, qu’il a amusé l’humanité dès son berceau, et que l’origine de ces récits traditionnels et légendaires se perd dans la nuit des temps. Nous analyserons soigneusement tout, à l’heure, pour les plus connus de ces types, les éléments d’origine, de formation, d’alliage ; mais il nous est impossible de ne pas clore ces premiers aperçus par le tableau qu’a tracé, avec, une plume digne du pinceau des Le Nain et des Valentin, Noël du Fail, sieur de la Hérissaye, d’une veillée au seizième siècle, en Bretagne, dans le pays fatidique par excellence, dans le pays de Merlin l’enchanteur, de la fée Viviane, et de la forêt de Brocéliande, pleine de mystères.

Écoutons le gentilhomme lettré, le malin conseiller au parlement de Rennes, et considérons son tableau, d’une couleur si vive et si franche, d’une veillée chez Robin le Clerc, compagnon charpentier de la « grand’dolouère », en 1517, l’année de la mort de François Ier :

« … Voluntiers, après souper, le ventre tendu comme un tabourin, saôul comme Patault, jazoit, le dos tourné au feu, teillant bien mignonnement du chanvre, ou raccoustrant à la mode qui courait ses botes… chantant, comme il le sçavaït faire, quelque chanson nouvelle, Jeanne sa femme, de l’austre costé qui filoit, lui respondoit de mesme ; le reste de la famille ouvrant chacun en son office : les uns adoubant les courroyes de leurs fléaux, les autres faisant dents à râteaux ; bruslant hars pour lier, possible, l’aixeul de la charrette rompu par trop grand fais, ou faisant une verge île fouet de néflier ou meslier. Et ainsi occupés à diverses besongnes, le bonhomme Robin (après avoir imposé silence), commençait le conte de la Cigogne, du temps que les bestes partaient, ou comme le Renard desroboit le poisson aux poissonniers ; comme il fit battre le Loup aux Lavandières lorsqu’il l’apprenoit à pescher ; comme le chien et le chat allaient bien loing du Lyon, roi des bestes, qui fist l’asne son lieutenant, et voulut estre roy de tout ; de la Corneille qui, en chantant, perdit son fromage : de Mélusine ; du Loup-Garou, du Cuir d’Asnette, du Moyne bourré ; des fées et que souventes fois partait à elles familièrement, mesme la vesprée passant par le chemin creux, et qu’il les voyoit danser au bransle prés la fontaine du Cormier, au son d’une belle vèze couverte de cuir rouge, celui estoit advis car il avoit la veue courte, pour ce que depuys que Vichot l’avoit abattu de coups de trenche par les fesses, les yeux luy avoient toujours pleuré ; mais que voulez-vous ? nous ne nous départons les fortunes. Disoit (en continuant) que en charriant le venoient voir, affermant qu’elles sont bonnes commères et volontiers leur eust dit le petit mot de gueule, s’il eust bien osé, ne se déffiant point qu’elles ne lui eussent joué un bon tour. Aussi, que, un jour les espia, lorsqu’elles se retiraient en leurs caverneux rocs, et que, soudain qu’elles approchoient d’une petite motte, s’esvanouissoient ; dont s’en retournoit, disoit-il, aussi sot comme il estoit venu[1]. »

Nous prenons sur le fait, dans ce tableau d’après nature, la prédilection superstitieuse de l’imagination populaire pour le merveilleux, le fantastique ; merveilleux à sa portée, fantastique au décor grossièrement brossé dont les bêtes qui parlent et les fées de la fontaine voisine font le plus souvent les frais, et que met en scène un récit naïf et goguenard, dont la lourdeur laisse éclater parfois, comme le feu de moites et de bourrées autour duquel ou se chauffe en devisant et en humant le piot, une étincelle du génie gaulois. Nous retrouvons, dans ce répertoire de la veillée agreste en Bretagne sous François Ier, plusieurs des personnages des fables et des contes de la Fontaine, des contes de Perrault, et notamment la Corneille qui laisse échapper son fromage, et Cuir d’Asnette, c’est-à-dire Peau d’Ane.

Surtout, à côté du Moyne bourré ou velu, légende bretonne et berrichonne, nous voyons apparaître, dans les souvenirs du conteur rustique, cette mystérieuse et fugitive troupe des fées familières, menant leur branle autour de la fontaine de Saint-Aubin le Cormier, bonnes commères, dit Robin, qui ne s’effarouchent pas du passage du bûcheron ou du pâtre, et qui ne sont pas si fières avec les pauvres gens, qu’elles ne lient conversation avec eux.

Cette religion superstitieuse des fées, que l’on retrouve de tout temps dans les esprits rustiques, dans les récits de la chaumière ou du cabaret, mérite une étude à part, et c’est cette étude que nous allons entreprendre, après ces préliminaires, qui ne nous ont point paru superflus.

II

Et d’abord, le nom avant la personne, le mot avant la chose. D’où vient le mot fée, et que signifie-t-il ? Là-dessus, les philologues sont loin de s’entendre. Essayons de dégager une solution de ces controverses et de ces mêlées d’opinions. Selon Littré, on doit entendre par fées « des êtres fantastiques, à qui l’on attribuait un pouvoir surnaturel, le don de divination et une très grande influence sur la destinée, et que l’on se figurait avec une baguette signe de leur puissance ».

Cette dernière partie de la définition semble contestable : car la baguette n’est pas l’arme, n’est pas l’attribut indispensable, caractéristique, des fées, selon les images traditionnelles ; la quenouille, l’aiguille, font aussi partie de Leur arsenal habituel ; elles ne dédaignent pas de manier ces instruments familiers, de filer, de coudre, de broder des ouvrages aussi merveilleux que le pouvoir surnaturel dont elles sont investies.

Ce pouvoir s’étend à tout, et l’expression de féerique, pour signifier quelque chose d’exquis, de parfait, est à la mode dès Voiture. « Nous arrivâmes au logis, dit-il dans une de ses lettres, où nous trouvâmes une table qui semblait avoir été servie par les fées. » Mme  de Sévigné, se félicitant et s’émerveillant des succès de son petit-fils, le marquis de Grignan, à la cour et à la guerre, écrit : « Les fées ont soufflé sur toute la campagne du marquis ; il a plu à tout le monde, et par sa bonne contenance dans le péril, et par sa conduite gaie et sage. »

Chose qu’il est bon de noter dès le début, la fée apparaît à l’imagination populaire sous deux formes, deux aspects très différents, et même contraires, suivant l’influence favorable ou néfaste qu’elle représente : tantôt petite, svelte, mignonne, gracieuse, ingénieuse, ourdissant des trames aériennes ou brodant un canevas de fleurs célestes ; tantôt grande, maigre, sèche, ridée, jalouse, mécontente, menaçante, brandissant comme un bâton la baguette du mauvais sort sur ceux qui ont encouru sa disgrâce.

C’est dans ce double sens qu’on dit proverbialement ; grâce de fée, ouvrage de fée ; et vieille fée, méchante fée, pour exprimer la laideur et la malice dans ce qu’elles ont de plus odieux ou de plus ridicule. C’est dans ce dernier sens que Saint-Simon écrivait : « La femme de Montchevreuil était une grande créature à qui il ne manquait que la baguette pour être une parfaite fée. » C’est à ce genre de fées malignes, malfaisantes, à la vieillesse ennemie de toute jeunesse, à la laideur ennemie de toute beauté, dont il ne faisait pas bon attirer sur soi le regard louche et l’ire implacable, que le satirique Régnier faisait allusion, quand il écrivait :

De peur, comme l’on dit, de courroucer les fées.

Ce pouvoir surnaturel, fatidique, féerique, n’était pas seulement un attribut des personnes ; ce pouvait cire aussi, toujours suivant la tradition populaire, une propriété des choses. (Il y avait des lieux hantés, enchantés, des châteaux fées, comme celui de Lusignan ; des forêts fées, comme celle de Brocéliande ; des pierres fées, des escaliers fées ; des chevaux fées, comme Bayard, le cheval de Renaud ; des épées fées, comme celle de Lancelot du Lac ; des clefs fées, comme la clef de Barbe-Bleue ; des bottes fées, comme celles de l’ogre dans le Petit Poucet des masses fées, comme la masse de Loup-Garou, dans Pantagruel. Ainsi encore sont enchantés, sont faés, fées, comme le remarque le commentateur de Perrault dans l’édition Hetzel « les bottes du dieu Locki dans les légendes de l’ancienne Scandinavie ; ainsi encore le tapis enchanté dont le prince Ahmed fait l’acquisition dans les Mille et une Nuits, le fauteuil du dieu Dharmaratja, le talisman de Salomon et le chapeau de Fortunatus, tous objets qui permettent de franchir des distances prodigieuses, »

Après avoir parcouru ainsi rapidement et superficiellement les diverses acceptions du mot fée, et fait résonner chaque touche du clavier, chaque note de cette gamme de significations successives. nous interrogeons encore Littré et lui de demandons les étymologies.

Il répond : « Genev. faye ; Berry fade, provençal fada ; espagnol hada ; portugais fada ; italien fata du latin fata, qui se trouve pour Parque et qui est dérivé de Fatum. Destin. »

Le Dictionnaire de Littré n’a pu que concentrer les définitions, que résumer les interprétations. Il importe, pour être complet et vider à fond cette question des origines historiques et étymologiques, d’interroger tour à tour les travaux de Walckenaër, de Maury, de Le Roux de Lincy, de Hersart de la Yillemarque, de Ch. Giraud, et de s’enfoncer avec eux, sans nous y perdre, dans la forêt des gloses, en dégageant, chemin faisant, les idées génératrices de ce mot de fée.

La raison des mots est dans les idées auxquelles ils correspondent. L’idée principale, dominante, l’idée maîtresse du mot, fée est évidemment l’idée du Sort, du Destin, du Fatum mystérieux, de l’avenir inconnu, objet éternel des craintes et des espérances de l’homme) Les Parques, qui, selon les croyances païennes, filaient et tranchaient le fil de la destinée humaine, les Parques, maîtresses du Destin, dominas fait, dit Ovide, et aussi, par extension, les nymphes, fatux, qui peuplaient les champs, les prés et les bois, et dansaient d’un pied ailé, au clair de lune, sur l’herbe argentée, sont les mères et les sœurs des fées de la tradition celtique et druidique, qui tiendront une si grande place, joueront un si grand rôle dans les lais et les poèmes chevaleresques du moyen âge, y présideront aux natalités héroïques, et en aiguillonneront ou contrarieront l’action par leurs enchantements.

Dans la formation du mot, comme dans la formation du personnage fantastique, de l’être intermédiaire entre le naturel et le surnaturel, qui sera la fée, il faut encore tenir compte, pour s’expliquer toutes les filiations et toutes les métamorphoses, de ces prêtresses vierges de l’île de Sein, de ces nuises des chants bardiques, aux cheveux blonds couronnés de verveine, à la faucille d’or, destinée à couper le gui sacré, pendue à la ceinture, qui, selon les Celtes et les Gallois, renaissaient, après leur mort, à une nouvelle vie, supérieure en privilèges à celle qu’elles avaient quittée.

On aura ainsi tous les éléments, tous les souvenirs confus des superstitions païennes et druidiques dont la fermentation, la corruption, ont présidé à la naissance, dans l’imagination populaire, de cet être fantastique, de cette femme de vision (spakanua) qui tient de la Parque grecque, de la nymphe latine, de la druidesse celtique, la fée. « On a fait de fatum, fata, dit M. Alfred Maury, fae, fée, féerie, comme on avait fait de pratum, prata, prae, pré, prairie, »

Il importe de ne pas oublier ce fait essentiel, qui a, dans l’espèce, une importance tout à fait capitale, que les restes du paganisme furent très lents à s’effarer dans la Gaule et la Germanie, depuis longtemps converties. Les conciles fulminèrent souvent l’anathème contre ces superstitions idolâtres et opiniâtres qui avaient survécu au triomphe du christianisme ; et les Capitulaires édictent encore des peines contre les auteurs et les propagateurs de ce culte furtif rendu traditionnellement aux divinités inférieures, domestiques, champêtres, qui recevaient, en fraude des droits uniques du Christ, des prières et des offrandes sur les pierres des dolmens bretons, au pied des chênes, des hêtres, des tilleuls, des aubépines fatidiques, à la source, couronnée de fleurs, des fontaines hantées.

On peut dire qu’il existe encore dans nos campagnes des traces indélébiles de cette superstition païenne et celtique, rebelle aux enseignements de l’école comme à ceux de l’église. Le commerce intime de la nature, pour le travailleur de la terre et pour certains métiers agrestes, pâtres, bûcherons, charbonniers, pêcheurs, la pratique de la solitude, la fréquentation du mystère des bois et des eaux, encouragent invinciblement cette tendance, naturelle à l’homme, qui le pousse à concrétiser l’abstrait, à personnifier les influences dont il dépend, adonner une forme à l’invisible, une figure à l’inconnu dont il est entouré, une âme aux bêtes, une voix aux choses mêmes.

Celle tendance est de tous temps. Elle a présidé, sous l’empire du polythéisme, à la création des Parques, des nymphes, des nymphes des eaux (naïades), nymphes des bois (dryades et hamadryades), des centaures, des faunes, des satyres et des œgipans. Et, en dépit de l’empire du christianisme même, elle a présidé à la création, par l’imagination celtique et Scandinave, des fées, des enchanteurs, des géants, des nains, des sylphes, lutins, farfadets, korrigans, kobolds, elfs.

Les elfs, cette famille germaine des esprits familiers, sont un genre des plus féconds, puisqu’il comprend les neks, les niks, les stromkarl, les mermaids (esprits des eaux), les bergmannschen, esprits des montagnes, les trolls, des bois et des rochers, les gnomes, les dwerfs, duergar ou nains, ceux du sol, des pierres, des cavernes dont ils gardent les trésors, les alfs ou elfs, ceux des airs et des eaux, dont il est impossible de parler sans songera à l’Oéron de Wieland, roi des Elfs, et au Roi des Aulnes (Ellfenkönig) de Goethe.

Pour en revenir à cette mythologie païenne en France, survivant, durant tout le moyen âge, et résistant sourdement à l’influence chrétienne, il nous reste à marquer le trait caractéristique de la physionomie de la fée, trait que rien n’a pu effacer, qui répond bien a l’origine historique du personnage, comme à l’origine étymologique de son nom, et qui explique son prestige et son empire sur l’imagination populaire.

C’est ici qu’on va voir combien Walter Scott s’est trompé dans son étymologie du mot fée, qu’il fait, en romancier plus qu’en historien, dériver, par un caprice inexplicable, de l’arabe péri, féri. La péri arabe, il serait facile de le démontrer, n’a rien de commun avec la fée française. Celle-ci tient bien son origine de la Parque, de là nymphe, de la prêtresse druidique. « C’est donc à la fois, dit M. Alfred Maury[2], dans le culte des Parques, et des Deæ mairæ, dans celui des bois et des fontaines aussi bien que dans le caractère accordé aux druidesses, qu’il faut chercher l’explication des attributs qui furent donnés aux fées, et la preuve que celles-ci sont nées d’un mélange dont nous avons séparé les éléments primitifs.

Ce qui le prouve, c’est que, comme les Parques, les fées, et il faut voir dans leur attribut essentiel la raison de leur crédit, président à la natalité, à la destinée des hommes, et la fixent dès leur venue au monde. C’est d’elles, de leur caprice faste ou néfaste, que dépend ce hasard de la naissance qui, au moyen âge, était tout, puisqu’il assurait aux uns, les favorisés, la fortune, le pouvoir, le bonheur, et aux autres, les disgraciés, les déshérités, la pauvreté, la servitude, le malheur.

Ce hasard de la naissance, qui joue encore un si grand rôle dans la destinée humaine, en jouait un tel, à cette époque, que l’envie, la crainte, l’espérance des humbles, des simples, des naïfs, l’avaient personnifié, que disons-nous ? divinisé dans la Fée, c’est-à-dire dans l’influence surnaturelle qui présidait au sort natal, la divinité maîtresse du fruit du ventre, ventrière, comme l’appelaient naïvement et énergiquement nos pères : divinité familière qui paraissait au moment de l’accouchement, seule ou en compagnie de ses sœurs, d’accord ou brouillée avec elles, mêlant ses maléfices, si elle était mal disposée, aux bénéfices des fées favorables, et dont il s’agissait de se ménager à tout prix les bonnes grâces ou de conjurer la colère.

Cette influence décisive des fées sur la natalité, le sort natal, influence dont le théâtre est la chambre de l’accouchée, et qui sacre, dès son apparition à la vie, le nouveau-né pour le bonheur ou l’adversité, fait, au moyen âge, partie essentielle du credo de la superstition. On lit dans le roman de Lancelot du Lac : « Toutes les femmes sont appelées fées, qui savent des enchantements et des charmes, et qui connaissent le pouvoir de certaines paroles, la vertu des pierres et des herbes ; ce sont les fées qui donnent la richesse, la beauté et la jeunesse. »

Le pouvoir de la fée, s’il s’exerçait particulièrement ce jour-là, n’était pas borné au jour de la naissance ; sa faveur portait bonheur non seulement au berceau, mais au foyer. Les pauvres gens, qui savaient bien que leur hospitalité ne pouvait tenter ces gracieuses élégantes visiteuses, et qu’elles ne s’arrêtaient guère, pour y douer les princes au berceau, qu’à la porte des palais, avaient créé une fée à leur image et à leur usage, une bonne commère, point fière au petit monde, qui apportait, dit Guillaume de Paris, l’abondance au logis quelle fréquentait, et qu’ils appelaient Dame Abonde.

Il n’en est pas question et on ne la rencontre pas dans les poèmes romanesques, chevaleresques, d’inspiration toute aristocratique, du moyen âge, où les fées et la féerie jouent un si grand rôle, et où le merveilleux païen survit à la conquête et au triomphe du christianisme. Ce sont des poètes chrétiens qui nous montrent les fées favorisant certains châteaux, s’attachant à certaines familles, comme la fée Mélusine, qui a adopté les Lusignan, présidant à la naissance des paladins illustres, et s’humanisant souvent jusqu’à nouer, avec les héros légendaires, des amours passagères ou même de durables et fécondes unions. Nous en citerons tout à l’heure plus d’un exemple, mais ce ne sera point sans avoir insisté sur ce caractère particulier de l’intervention des fées dans les affaires humaines, sur cette spécialité qui leur attribue le rôle d’ambassadrices du Destin aux naissances illustres, ni surtout sans avoir fait remarquer l’identité de ce rôle avec celui des Parques antiques, dont les fées, à ce point de vue, sont les traditionnelles descendantes, les immédiates héritières.

Ce sont les Parques qui président à la naissance d’Achille, suivant la mythologie antique ; et, trempé par elles dans l’eau du Styx, il ne demeure vulnérable qu’au talon par lequel on le tenait suspendu sur l’eau préservatrice. Pindare nous les montre assistant aux couches d’Evadné ; dans Ovide, nous les voyons, dans la chambre d’Althée, allumant le tison fatal auquel est attaché le sort de Méléagre ; ce sont elles qui se font, à la naissance d’Hercule, les instruments des vengeances jalouses de Jason contre Alcmène, et nous tes retrouvons encore assistant à la naissance de Bacchus.

Dans les croyances superstitieuses du moyen âge, dont les lais et les poèmes chevaleresques ont gardé la trace, ce sont les fées qui ont remplacé les Parques, plus nombreuses et plus puissantes qu’elles, mais gardant et exerçant surtout la principale de leurs attributions, celle d’influer sur le sort de l’enfant nouveau-né, de le douer de dons heureux ou funestes, suivant que les parents ont obtenu leur faveur ou encouru leur disgrâce Elles font chacune un don différent à Ogier le Danois. Trois fées dotent Brun de la Montagne dans la forêt de Brocéliande, trois fées font présent d’un beau souhait au fils de Maillefer. Les fées, suivant les légendes Scandinaves, veulent être invitées aux fêtes des naissances ; et dans la cabane comme dans le château, comme dans le palais, elles doivent trouver, sous peine de vengeance, leur table mise et leur couvert dressé dans la chambre contiguë à celle de l’accouchée, il ne manquait pas jadis, en Bretagne et en Scandinavie, de préparer ce repas d’attente et d’hommage, qu’on appelait le repas des fées. Ou se souvenait qu’une fée, mécontente de n’avoir pas été invitée, comme les autres, aux fêtes de la naissance d’Obéron, le condamna à être nain.

Dans la légende de Saint-Armentaire, composée, vers l’an 1300, par un gentilhomme provençal nommé Raymond, il est fait mention de sacrifices célébrés sur la pierre dite la Lanza de la Fada, à la fée Esterelle, qui rend les femmes fécondes.

C’est à l’île d’Avalon que les poètes chevaleresques placent le royaume de féerie. Les fées ont des lieux de séjour favoris, des rendez-vous de prédilection. On dit ces lieux faés, chers aux fées, et participant de leur influence. La forêt des Ardennes, l’ancienne fontaine druidique de Baranton, dans la forêt de Brocéliande, la forêt de Colombiers en Poitou, et bien d’autres lieux, que nous citerons bientôt, sont des lieux faés par excellence.

Là soule l’en les fées veoir,


écrivait, en 1096, Robert Wace, de la fontaine de Baranton. C’est là que la célèbre fée Viviane (corruption de vivlian, génie des bois, dans les chants celtiques) habita il un buisson d’aubépine où elle tint Merlin ensorcelé, enchanté. C’est près de la fontaine aux Fées, dans la forêt de Colombiers en Poitou, que Mélusine apparut à Raimondin[3]. Marie de France, dans le lai de Graelent, place aussi à l’affût, près d’une fontaine hantée, la fée dont Graelent devint amoureux, et qui l’entraîna avec elle on n’a jamais su où. Dans le lai de Lanval, c’est aussi près d’une rivière faée que Lanval rencontra la fée éprise de lui qui l’emmena dans l’île d’Avalon, après l’avoir soustrait aux ressentiments jaloux de Genèvre[4].

Au quatorzième et au quinzième siècle, la croyance aux fées, à leur influence sur le sort des nouveau-nés, aux caprices de passion qui les enchaînaient parfois à la destinée d’un homme, d’un héros privilégié[5], luttait encore contre les anathèmes de l’église, qui condamnait cette superstition comme attentatoire à la liberté et à la responsabilité humaines, et traitait les fées d’êtres idolâtriques, diaboliques, dont se moquait encore timidement le chroniqueur : « Mon enfant, dit un auteur anonyme du temps, cité par M. Le Roux de Lincy, les fées ce ostoient deables qui disoient que les gens estoient destinez et faes les uns à bien, les autres à mal, selon le cours du ciel et de la nature, comme se un enfant naissoit à tele heure ou en tel cours, il li estoit destiné qu’il seroit pendu ou qu’il serait noie, et qu’il espouseroit tel dame, ou teles destinées ; pour ce les appeloit leu fées, quar fées, selon le latin, vaut autant comme destinée : fatatrices vocabantur. »

Malgré les anathèmes de l’église et les protestations naïves des moralistes, la croyance aux fées demeura encore opiniâtrement mêlée, dans l’esprit des pauvres gens, à la croyance aux anges, et ils usèrent souvent, à la fois et aux mêmes lieux, des pratiques de la dévotion chrétienne et de cette superstition idolâtrique. La pieuse et naïve Jeanne Darc entendit peut-être tour à tour les anges et les fées dans ses visions de l’arbre des Fées, de l’arbre hanté, dont l’ombrage abritait ses rêveries.

Comme témoignage de cette croyance, un grand nombre de lieux en France ont consacré par leur nom le souvenir de cette fréquentation, de ces apparitions des fées. Parmi ces lieux on peut citer, en Bretagne, la lande de Kerloiou ; la roche aux Fées, canton de Rethiers, dans la forêt du Theil, et à Essé (Ille-et-Vilaine), la Motte aux Fées ; une tombelle gauloise, à Vihiers (Maine-et-Loire) ; le Terrier de la Fade, dans l’île de Corcours près de Saintes ; le Puits aux Fées, près de Vienne (Isère) ; la Pierre aux Fées, à Noailles (Oise) ; le peulvan de Sainte-Hélène (Lozère), où l’on voit lou Bertel de las Fadas (le fuseau des fées) ; les dolmens de Saint-Maurice (arrondissement de Lodève), où l’on signale la Maison des Fées (l’oustal de las Fadas) ; la Cabane des Fées, dolmen situé près de Felletin (Creuse) ; le Four des Fées, grottes druidiques sur la route de Dijon à Plombières ; la Grotte aux Fées, près des ruines du château d’Urfé, dans le Forez. Aux confins de l’Auvergne et du Velay, au village de Borne, sur la rive gauche de la rivière de ce nom, on trouve des rochers et des grottes portant, depuis l’époque celtique, le nom de Chambre des Fées. À Pinots, près de Saint-Flour, les pierres de la Tioule de las Fadas passent pour avoir été apportées par les fées pour leur servir de sièges, et l’on retrouve à plus d’un endroit de l’Auvergne ces Peyros de las Fadas, comme on rencontre près de Blois, entre Pont-Levoy et Chenay, la Pierre de Minuit, ouvrage des fées, aux environs de Tours, une autre pierre druidique, que les fées ont apportée, dit-on, au bout de leurs doigts[6].

Nous connaissons maintenant l’origine historique des fées, l’origine étymologique de leur nom, leur place et leur rôle dans cette mythologie fantastique dont le brouillard s’élèvera et s’interposera pendant des siècles comme un rideau entre les obscurités païennes et les lumières chrétiennes ; nous savons leur figure, leur costume typique, leur caractéristique attribut de présider au sort de la naissance.

Mais nous ne saurions nous borner à ces notions sommaires, à ces aperçus superficiels, dont le but a été uniquement de nous initier aux rudiments du sujet, et de nous permettre de passer, forts de cette indispensable préparation, à l’exposition et à l’examen critique des théories, des systèmes, des controverses dont les fées et la féerie ont été l’objet.

III

Ces divers systèmes, ces diverses théories sur l’origine des fées et de la féerie, peuvent se personnifier dans les trois écrivains qui les ont soutenus, et dont le nom seul suffit presque a les indiquer et à les caractériser. Nul lecteur, en effet, ne s’étonnera d’apprendre que M. le baron Valckenaër est le champion à outrance d’une origine celtique, nationale, exclusive de tout alliage, de la féerie ; que M. Charles Giraud est partisan d’une origine latine, mais modifiée par des influences successives, des courants divers, éclectique, pourrait-on dire ; enfin, que M. François-Victor Hugo, examinant cette origine de la superstition des fées sous ses rapports moraux, sociaux, religieux même, et se plaçant au point de vue des idées du seizième siècle sur la matière, telles qu’elles résultent de l’examen du théâtre fantastique de Shakespeare, voit dans la féerie une superstition non païenne, mais chrétienne, et issue de la Bible elle-même.

Sans abandonner la solution qui a nos prédilections et qui nous semble absolument orthodoxe, de l’origine latine et païenne que nous avons attribuée à la fée et a la féerie, nous aurions mauvaise grâce à refuser d’admettre à cette solution quelques tempéraments, c’est-à-dire détenir compte des solutions différentes. Il est bien rare que les personnages mythiques, traditionnels, légendaires, soient d’une seule pièce. Aux éléments de création, il faut ajouter les éléments d’influence et faire la part des vicissitudes du type et de ses successifs al liages. La fée est un personnage éclectique ; elle est de sang (si on peut s’exprimer ainsi à propos d’êtres d’imagination), de sang latin, mais qui a subi tour à tour un croisement celtique et un croisement arabe. C’est là l’avis de MM. Alfred Maury, Le Roux de Lincy, Ch. Giraud, mais ce n’est pas du tout celui du baron Walckenaër[7] L’ingénieux auteur des Lettres sur les contes de fées s’exprime à cet égard avec une netteté absolue, beaucoup trop absolue même à notre gré.

« La croyance aux fées, dit-il, était la mythologie de nos ancêtres ; c’est une production du sol de notre patrie. Elle ne nous est venue ni des Grecs ni des Romains, comme l’ont prétendu quelques savants ; elle est née dans notre France, elle nous est propre, elle nous appartient[8]. »

Plus loin, à propos de la question étymologique, l’auteur renouvelle son assertion :

« Nous inclinons à penser que ce mot de fée est purement celtique ou breton et que c’est à tort qu’on a cru pouvoir retrouver son étymologie dans la langue latine[9]. »

À l’appui de cette thèse, adressée, sous forme épistolaire et galante, à la façon de Demoustier, à une femme, l’auteur des Lettres à Amélie sur les contes de fées invoque le prestige particulier dont jouissait, auprès des Gaulois et des Germains, la femme, reine de leur foyer nomade, compagne héroïque de leurs luttes, prêtresse de leurs sacrifices, condition très différente de celle que subit toujours ailleurs un sexe considéré comme inférieur, réduit à la solitude du gynécée, écarté des affaires, admis dans la famille aux seuls travaux et aux seuls plaisirs de la maternité, et n’exerçant en public, à titre de courtisane, que le frivole ministère du plaisir et du luxe. La mythologie des fées, réparation et revanche de lois égoïstes et inégales, rachète la femme de cette tyrannie du sexe masculin, en n’admettant que l’autre aux honneurs de son panthéon, et en divinisant, sous le nom de fée, sa beauté, sa grâce et son empire.

« Les peuples qui avaient de telles opinions sur les femmes, qui leur accordaient une si grande part dans les affaires humaines, une telle participation aux secrets de la divinité même, étaient de tous les mieux préparés à admettre un genre de merveilleux et de mythologie ou les femmes jouent le principal rôle et exercent un pouvoir souverain sur toute la nature[10]. »

Selon Walckenaër, c’est donc dans les croyances, les traditions, les légendes gauloises et germaines, galliques et celtiques, qu’il faut chercher la fée, qui se distingue de tous les types de divinité inférieure, de divinité terrestre, en quelque sorte, chers à la superstition païenne.

« S’il est un genre de superstition qui ait un caractère particulier, c’est celui de la croyance aux fées, à ces génies femelles, le plus souvent sans nom, sans filiation, sans parenté, qui sont sans cesse occupés à bouleverser l’ordre de la nature, pour le bonheur ou le malheur des mortels qu’ils chérissent ou favorisent sans motifs, ou haïssent et persécutent sans cause. Tous ceux qui ont étudié avec soin les diverses religions, les diverses croyances superstitieuses, conviennent que les êtres fantastiques qui étaient désignée par le nom de fées ne se retrouvent, sous un même type ou avec les mêmes caractères, ni dans les Parques et les magiciennes de l’antiquité, telles que les Circé, les Calypso, les Médée, ni dans les déesses-mères, si révérées chez les anciens par les habitants des campagnes, ni dans les sibylles ou les prêtresses grecques, qui rendaient des oracles, ni dans les prophétesses de la Germanie, ni dans les péris des Persans, les enchanteresses des Arabes et autres peuples orientaux, ni enfin dans les compagnes de ces sylphes, de ces ondins, de ces gnomes, de ces salamandres, et de ces multitudes de farfadets et de divinités lilliputiennes dont les cabalistes avaient peuplé les quatre éléments.

« Dès qu’il est reconnu que nos fées sont des êtres distincts et particuliers, qu’on ne doit pas confondre avec les autres êtres surnaturels, il nous faut d’abord rechercher quel est le plus ancien auteur qui en parle d’une manière claire et précise, et ensuite trouver le pays où elles ont le plus anciennement dominé les esprits, à l’exclusion de toutes les autres divinités que la superstition avait ailleurs enfantées. »

Cet auteur, c’est, suivant Walckenaër, Pomponius Méla, géographe du premier siècle de l’ère chrétienne, qui parle le premier de neuf vierges douées d’un pouvoir surnaturel, habitant l’île de Sein, située près de la pointe Audierne, à l’extrémité de Pennmark ou du coin le plus reculé vers l’ouest de toute la Bretagne. « Ce sont là les fées, s’écrie un peu arbitrairement l’auteur, et on ne pouvait, en effet, retrouver leur berceau dans aucun pays plus approprié que cette Armorique qui, selon les éloquentes paroles du plus célèbre Armoricain de nos jours « n’offre que des bruyères, des bois, des vallées étroites et profondes, traversées de petites rivières que ne remonte pas le navigateur ; région solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes, hérissées de rochers, sont battues d’un océan sauvage. »

Il y a du vrai dans tout cela ; mais tout n’y est pas absolument vrai ; et le système absolu, exclusif, de M. Walckenaër, ce système farouche qui cantonne dans les brouillards celtiques, sur les rocs armoricains, la patrie de la fée, cet être brillant, aérien, dont l’élégance et la grâce n’ont rien des rudesses germaines, dont l’œil bleu et la chevelure blonde ont gardé les reflets d’un ciel plus clair et d’un soleil plus chaud que le ciel brumeux et le soleil blafard des paysages ossianesques, ce système prête à plus d’une critique, et a été battu en brèche par M. Charles Giraud avec infiniment d’érudition et de malice.

Il insiste avec mille bonnes raisons sur le caractère universel, éclectique, cosmopolite de la féerie, sur ses origines incontestablement latines, sur les courants divers qui ont traversé et modifié tour à tour, suivant l’influence prépondérante du moment, l’invasion et la conquête du jour, les types traditionnels et les formes païennes. Il réfute, non sans ironie, l’engouement de certains auteurs pour cette origine celtique, druidique, chère à MM. Walckenaëer, Henri Martin, de la Villemarqué. Il fait remarquer que les superstitions druidiques sont cruelles et que la fée n’a pu avoir pour berceau l’autel de leurs sacrifices sanglants ; que ces Gaulois, ces Germains, ces Celtes, qu’on nous dit si chevaleresques, si galants, si respectueux dans leur culte de la femme, sont peints par César, qui les connaissait bien, d’un œil et d’un pinceau beaucoup moins indulgents, en termes dont la franchise et l’énergie ont besoin des voiles de la langue latine, que nous ne soulèverons pas.

Il y a plaisir à citer ces pages curieuses et fines, où l’auteur de la dissertation, — petit chef-d’œuvre d’érudition et d’esprit, — qui précède, sous le titre modeste de Lettre critique, notre meilleure édition des Contes de Perrault[11], montre que le fonds de la féerie est un fonds commun, un canevas antique brodé successivement par l’imagination de tous les peuples ; que le double besoin d’imagination et de sensibilité qui a fait créer une divinité inférieure, intime, domestique, familière, accessible à tous, ne dédaignant ni le commerce du pâtre, ni l’hospitalité de l’aire rustique, hantant la chaumière comme le château, et l’a placée dans ce monde imaginaire, dans ce ciel réparateur où sont corrigées les inégalités de condition et les injustices du monde réel, que ce double besoin est ancien comme l’homme lui-même. Il a participé à toutes les vicissitudes de son histoire, de telle sorte qu’on peut dire que si la robe de la fée est latine, sa baguette est grecque, et que si son voile est d’un tissu germain ou gothique, il est brodé de fleurs mauresques, et que son pied est chaussé de la babouche arabe.

« La féerie n’est qu’une variété de la fiction que, dans tous les temps et tous les pays, la poésie a employée pour remuer l’imagination humaine… L’homme est partout et toujours fasciné par le merveilleux… Le simple conte, petit poème en miniature, épopée familière, réduite à quelques lignes, emprunte aussi au merveilleux son attrait et sa puissance, et, par le merveilleux, le conte acquiert la popularité. Le conte merveilleux est une branche principale de la poésie populaire. Dès la jeunesse des sociétés, il a offert à l’homme un attrait irrésistible.

« Quant à la forme elle-même dans laquelle le merveilleux se manifeste dans l’histoire littéraire, on y peut remarquer d’abord un fonds commun d’inventions qui semble à l’usage de l’humanité tout entière ; on le rencontre partout où l’homme se développe, sous l’influence des mêmes causes et des mêmes éléments de civilisation. Indépendamment de ce fonds commun. Il est facile de reconnaître, parmi les monuments divers de l’imagination poétique, les caractères particuliers des nations au milieu desquelles ils se produisent. Enfin on peut remarquer, dans les œuvres des conteurs ou des poètes, une sorte de généalogie d’histoires fabuleuses, un courant d’imitation et d’emprunts qui, quoique insensible en apparence, n’en a pas moins une incontestable réalité. Tel est le cas d’une foule de contes merveilleux dont on retrouve le passage d’une littérature à une autre, pour peu qu’on y applique ses recherches et qu’on y attache d’attention.

« Nous découvrons ces divers phénomènes soit isolés, soit combinés dans l’histoire de la féerie. On rencontre des génies bienfaisants et malfaisants, des enchanteurs, des magiciens dans l’antiquité classique tout entière. Partout ils animent la nature, et la foi dans leur empire est le fond de la croyance populaire en tout pays. Le nom des fées est romain lui-même, et on lui cherche vainement une autre origine. Les mots même de Fatum et de Fata se lisent, avec le sens d’esprit familier, d’être surnaturel, de protecteur domestique, d’enchanteresse sur une foule d’inscriptions latines répandues dans l’Europe romaine.

« La synonymie de fata ou fatum et de Parque ou sibylle n’est pas douteuse, Or, le nom de fata ou fada est celui qu’a retenu la langue romane du moyen age pour désigner les fées. Nos idiomes du Midi n’en ont pas d’autre, et la célèbre fée Esterelle de Provence n’est pas différemment connue dans les plus anciens monuments. Le vieux roman de Lancelot du Lac a gardé la même trace d’étymologie pour la langue des trouvères, et peu importe que les dialectes modernes en aient altéré la dernière forme. « Fée, selon le latin, vaut autant comme Destinée, dit un auteur du moyen âge. Fatatrices vocabantur. »

« Or, si l’on se souvient du nombreux personnel de divinités subalternes qui, dans la religion romaine, faisaient cortège à l’homme depuis sa conception jusqu’à sa mort ; si l’on se souvient qu’à l’époque de la destruction du paganisme, l’attaque des chrétiens se dirigea surtout contre les grands dieux qui tombèrent les premiers sous les coups de la raison et de la vérité, mais que la polémique s’attacha moins vivement aux superstitions vulgaires qu’elle parut dédaigner, de telle sorte que les dieux domestiques, les génies locaux, les esprits familiers qui avaient fait comme la seconde ou la troisième couche du culte païen, purent se réfugier dans les campagnes, et y conserver pendant longtemps des sectateurs, d’où le nom de pagani, on ne sera point étonné de retrouver les dévotions païennes du peuple des champs encore vivantes sous le christianisme, et mêlées avec les pratiques de la nouvelle religion, où la poésie a été les chercher, au réveil de l’esprit humain, et au début de la formation des sociétés modernes.

« Dans ce caput mortuum des vieux cultes du paganisme, abolis ou modifiés, chaque nationalité croissante a puisé, après le démembrement de l’Empire, un fonds de superstitions qu’elle s’est appropriées, en les mêlant avec d’autres qui leur étaient particulières, et de ce mélange est sortie une théurgie romanesque dont la chevalerie a plus tard modifié les inventions au gré des caprices poétiques. La magie, la féerie, les esprits, les farfadets, les enchanteurs, les ogres du moyen Age, tirent donc leur origine de la famille de Médée, des devineresses, des Parques, des sibylles, des lamies, des cyclopes et autres êtres de ce genre que l’antiquité a redoutés, honorés, écoutés ou invoqués ; car il est des traditions de crainte, d’espérance ou d’amour qui sont impérissables parmi les hommes. Une fois entrées dans le cerveau humain, elles n’en sortent plus ; chaque peuple et chaque siècle leur donne sa couleur. Rabelais voyage au pays des phées avec ses souvenirs de vieille histoire.

« Les attributs de la féerie dans les temps modernes ne ressemblent donc plus a ceux de la féerie de l’antiquité grecque et latine, bien qu’ils en dérivent. La féerie moderne a pris quelque chose d’oriental. La magie gracieuse de l’Orient s’est superposée à la féerie fatidique de l’antiquité classique en en gardant le fonds. Il est des contes qui courent le monde depuis que le monde existe… C’est sur le fonds éternel de la superstition des peuples et sur les débris de tous les cultes de l’Europe, échappé à la destruction opérée par le christianisme triomphant, que les relations ouvertes avec l’Asie et la Syrie par les voies nouvelles du négoce, par les pèlerinages, les pérégrinations domestiques et les guerres saintes, ont implanté les notions asiatiques de la mythologie féerique qui ont ravivé les sources du merveilleux dans la littérature européenne. L’Inde nous a révélé dès les premiers siècles ses apologues, ses fables, ses contes, ses récits de magie et d’enchantement que l’Occident s’est appropriés en les mêlant à ses traditions indigènes. Une littérature féconde est sortie de ces éléments confondus.

« … Pour en citer un exemple, est-il rien de plus répandu au moyen Age que le Roman de Sept Sages, recueil d’histoires que tout le monde connaît et dont les conteurs, en poésie comme en prose, se sont emparés dans toutes les langues modernes ? La rédaction primitive de ce livre le rattache à l’Inde. Une vieille traduction hébraïque l’a importé en Europe, où l’hébraïque à son tour a été traduit en latin dans un couvent de Lorraine ; et de cette ancienne traduction latine est éclose une nombreuse famille d’imitations qui remontent aux premiers jours du treizième siècle, Li romans de Dolopathos est une traduction libre, en vers français de 1225, de cette ancienne traduction latine dont je viens de parler et qui est perdue.

« Je n’ose vous parler d’un ouvrage allemand de M. Benfey, où des trésors d’érudition sont prodigués pour démontrer que, depuis l’Orient indien jusqu’à nous, on peut suivre la filiation des contes les plus répandus en notre Europe ; je me bornerai à citer un petit livre publié il y a quelques armées : l’Hitopadesa autre recueil de contes traduits du sanscrit en français et où vous trouverez aussi, non sans surprise, des rapprochements multipliés des contes hindous avec nos contes modernes.

« … Dans le Dolopathos figurent des fées, des anneaux enchantés y jouent un grand rôle ; ces ingénieuses fictions avaient passé des Bramines aux Persans et des Persans aux Arabes, chez lesquels les Européens les ont recueillis. Un ancien roman français, celui de Floire et Blancheflor, conserve encore la trace de ces importations indiennes, qu’il est facile de constater aujourd’hui dans plusieurs de nos épopées du douzième et du treizième siècle, par exemple, dans Partenopeus de Blois, Les caractères de la féerie française observés dans le centre et dans le midi de la France la rattachent évidemment aux Sarrasins ou Maures… »

Après avoir établi ainsi le caractère éclectique, cosmopolite, de la littérature féerique formée d’un fonds commun, fécondé par des alluvions successives et des importations indiennes, arabes, germaniques, l’ingénieux critique n’a pas de peine à faire justice du système exclusif des celtomanes, qui veulent attribuer à la féerie française une origine exclusivement nationale, celtique, alors qu’il est démontré, au contraire, que cette littérature soi disant originale n’est qu’un tissu d’imitations, et que, dans la composition de sa trame multicolore, les fils de provenance bretonne entrent certainement pour la plus petite part. S’autorisant des aveux de Mlle L’Héritier, dont il réimprime la Lettre sur ce sujet, il démontre que les auteurs de contes de fées au dix-septième siècle, Perrault tout le premier, ont emprunté plus d’un des canevas légendaires qu’ils ont brodés aux lais et fabliaux du moyen fige, aux récits des trouvères et des troubadours, et à la populaire Bibliothèque bleue, alimentée par ce Pentamerone qui a été comme le répertoire, le recueil par excellence, de la littérature féerique en Espagne et en Italie, avant que la traduction des Mille et une Nuits, publiée par Galland seulement de 1704 à 1717, c’est-à-dire postérieurement aux contes de Perrault et de Mme d’Aulnoy, eut ouvert à leurs imitateurs les sources du merveilleux oriental.

« Les contes de fées furent importés en Europe par les troubadours et les trouvères et eurent bientôt dans les châteaux un succès plus complet que les chansons de geste et les romans-poèmes. Le récit était court ; une moralité facile à saisir s’y rattachait et l’auditeur pouvait garder dans sa mémoire, pour le reproduire à son gré, ce conte qui avait captivé son attention.

« Le conte fit donc partout échec au roman. Aussi retrouvons-nous les mêmes familles de contes en des pays fort opposés. Wolfram d’Eschenbach entretenait la cour de Saxe, à la Wartburg, des mêmes contes qui avaient ému la cour seigneuriale du Léonnois, et qu’admiraient les nobles chevaliers de Milan ou de Ferrare.

IV

De l’exposition des théories du baron Walckenaër et de Charles Giraud sur l’origine des fées, de la féerie, l’inspiration et les sources de la littérature féerique, nous passons au système, ou plutôt au tableau, car il peint plus qu’il ne prouve, tracé par M. François-Victor Hugo, et attribuant à la fée une origine à la fois biblique et légendaire, sacrée et profane.

La féerie, qui a eu son conteur dans Perrault, a eu son poète dramatique dans Shakespeare, qui a mis en action ses gracieux mystères et l’a fait monter sur le théâtre. Pour nous aujourd’hui, comme le dit l’ingénieux et éloquent traducteur et commentateur de la Tempête et du Songe d’une nuit d’été, Shakespeare n’est plus guère envisagé sous ce rapport, qu’une sorte de « Perrault sublime ». Mais si nous nous plaçons au point de vue, non des idées du dix-neuvième siècle, mais au point de vue des idées du seizième, nous arrivons à nous rendre compte des efforts d’imagination et des besoins de sentiment qui avaient donné naissance a tout un monde intermédiaire, fantastique, suspendu entre la terre et le ciel, à toute une hiérarchie de gracieux ou terrifiants fantômes, à tout un système de superstition populaire et légendaire dont l’histoire et la philosophie ont été exposées par le digne fils de notre grand poète en caractères saisissants et attachants, qu’un travail sur la féerie ne saurait négliger.

« Les générations du seizième siècle croyaient, avec la Bible, qu’un Dieu unique a créé l’homme ; mais elles croyaient, avec la Bible aussi, qu’entre l’homme et le Dieu créateur il existe une quantité innombrable de créatures invisibles.

« Ces êtres immortels n’ayant jamais failli, et voués à une béatitude sans fin, sont rangés sur les degrés d’une échelle immense, que Jacob a entrevue et qui monte de la terre au ciel. Au bas de cette échelle, placés le plus près de l’homme, mais déjà inaccessibles à ses regards, voici les Auges : plus haut, voici les Archanges ; plus haut, voici les Principautés. Montons encore. Plus haut, voici les Puissances ; plus haut, voici les Vertus ; plus haut, voici les Dominations. Montons encore ; plus haut, voici les Trônes ; plus haut, voici les Chérubins ; plus haut, voici les Séraphins ; et enfin, voilà Dieu !

« Lorsque Dieu, perdu dans l’infini, daigne envoyer quelque message à l’homme, il le lui fait transmettre ordinairement par un des êtres inférieurs de cette hiérarchie. C’est un ange qui arrête le bras d’Abraham, prêt à immoler son fils ; c’est un ange qui console Agar dans le désert ; c’est un ange qui délivre saint Pierre enfermé dans les prisons d’Hérode… L’homme n’a jamais vu d’être céleste qui prenne rang au-dessus de l’archange. C’est bien un séraphin qui a chassé Adam du paradis, mais Adam n’a aperçu que le bout de son épée de flamme.

« Au-dessous de Jéhovah, le dieu du bien, qui trône dans la lumière au sommet du ciel, la Bible nous montre, siégeant dans les ténèbres, à l’autre extrémité, Satan, le dieu du mal, Satan, ange révolté, commande à une foule d’autres anges, révoltés comme lui…

« Ici la tradition sacrée laissait une lacune.

« La tradition populaire remplit cette lacune.

« Entre le bon ange et le mauvais, la Bible ne voyait rien ; la légende découvrit un être. Cet être ce fut la fée. La fée devint l’intermédiaire entre l’ange et le démon. Entre le ciel et l’enfer, la Bible avait fait le vide. La légende combla ce vide en y jetant un monde. Ce monde, ce fut la féerie. La féerie fut le pont jeté entre le ciel et l’enfer. La Bible faisait d’un côté la lumière, et de l’autre les ténèbres. Entre la lumière et les ténèbres la légende créa un crépuscule. Ce crépuscule fut la féerie…

« De même que la race angélique et la race diabolique, la race féerique se classait hiérarchiquement. Plus l’esprit était dégagé de la matière, plus il était élevé. La fée planait dans l’éther ; le sylphe volait dans l’air, le lutin voltigeait sur la terre, le gnome circulait dans la terre. Tous ces êtres s’étageaient par ordre de sentiment sur les degrés de R échelle indéfinie qui monte du mal au bien.

« Le gnome était méchant ; le lutin était malicieux ; le sylphe était doux ; la fée était bonne. Le gnome était presque un démon, la fée presque un ange.

« La diversité des climats de notre globe maintenait entre tous ces êtres la hiérarchie établie par la diversité de leurs natures. Plus un pays était lumineux, plus l’esprit qui y paraissait d’ordinaire était pur. Le gnome, esprit hibou, choisissait de préférence le séjour des régions polaires ; il s’acclimatait en Suède, en Norvège, en Islande, en Laponie, et dans l’Allemagne du Nord, Le lutin, moins ennemi du grand jour, se rapprochait un peu du Midi, et semblait avoir adopté l’Écosse. Le sylphe, plus méridional encore, affectionnait l’Irlande et l’Angleterre centrale. Enfin, la fée, amie des régions plus éclairées, choisissait d’ordinaire, pour lieu de ses apparitions, le sud de la Grande-Bretagne et la France, et envahissait parfois l’ardente patrie du Tasse et de l’Arioste.

« Historiquement, le gnome était Scandinave d’origine ; le lutin était écossais ; le sylphe était anglais ; la fée était celte.

« Célébré par les poèmes de l’Edda et par certaines ballades germaniques sous le nom de kobold, le gnome hantait l’intérieur clés montagnes et se fourrait dans les mines. Très exclusif dans ses affections, il exigeait une amitié absolue du mineur qu’il daignait protéger. Si celui-ci était fidèle, il lui indiquait les plus riches filons, mais il punissait la moindre trahison avec une impitoyable rigueur. Voulant être aimé uniquement, le gnome aimait uniquement. Son favori excepté, il avait pour tout le genre humain la haine perfide de Caliban.

« Le gnome n’aimait qu’un homme ; le lutin n’aimait qu’une famille. Il était pour cette famille une sorte de dieu lare. D’après la description minutieuse qu’a donnée de lui un savant Écossais, le lutin était tout petit ; il avait les cheveux bouclés et portait un manteau brun, orné d’un capuchon de même couleur, qui lui descendait jusqu’au genou. Il gardait le même manteau toute sa vie, et comme il vivait plusieurs siècles, ou conçoit qu’a un moment donné, il avait des trous au coude. N’importe, le lutin se drapait dans sa loque avec une fierté digne de Diogène… Le lutin voulait n’être aimé que pour lui-même… Un souper était préparé pour le lutin, c’était là un usage immémorial dans toutes les familles d’Écosse et même d’Angleterre. Le lutin ne voulait pas d’autre salaire pour son service. Il travaillait toute la nuit, nettoyait la maison, balayait l’escalier, lavait la vaisselle, rangeait les meubles. Quand il avait faim, il grignotait son pain ; quand il avait soif, il buvait son lait ; et pourvu que le pain fût bien blanc, et que le lait fût bien pur, il était content ; mais malheur aux ménagères, si ce repas était défectueux !

« Le lutin avait de la rancune, mais au fond il était loin d’être cruel, C’était un petit espiègle qui aimait les grosses farces, voilà tout. Il s’amusait, comme le Puck de Shakespeare, à faire peur aux jeunes filles du village, à égarer la nuit les voyageurs, à faire hennir un cheval en imitant le cri de la jument, à prendre les formes les plus drôles, à se changer en pomme cuite pour tromper la gourmandise du marmot ou en tabouret pour tromper la paresse de la grand maman. Charmante créature en somme, et rachetant tous ses défauts par ses qualités. Il était vindicatif, c’est vrai, mais il était reconnaissant ; il était exigeant* mais il était dévoué, et, s’il ne s’agissait pas d’un esprit, on pourrait dire de lui ce qu’on dit de tous les enfants gâtés : Mauvaise tête, mais bon cœur.

« Autant le lutin était farceur, autant le sylphe était doux ; autant le lutin était folâtre, autant le sylphe était mélancolique. Autant le lutin était effronté, autant le sylphe était timide. Le sylphe, que les Anglais appellent elf fuyait l’humanité, non par haine, comme le gnome, mais par pudeur… Le sylphe était un misanthrope… C’était dans la nature seulement qu’il pouvait vivre. Il affectionnait les bois, les collines, les prairies, le bord des lacs. Amoureux du printemps, il en portait les couleurs et s’habillait tout de vert ; c’était même un sacrilège à ses yeux qu’un homme osât porter la couleur de la végétation.

« Le sylphe ne changeait de forme que pour changer d’élément ; alors il se faisait farfadet pour s’élancer dans le feu et jouer avec sa cousine, la salamandre païenne ; il se faisait ondin pour pénétrer dans l’eau et surprendre sa tante, la naïade antique…

« Le gnome n’aimait qu’un homme ; le lutin aimait une famille ; le sylphe aimait la nature ; la fée aimait l’humanité. D’après le dogme celtique, les créatures tutélaires qui, dans leur passage sur cette terre, avaient dirigé par leurs conseils et gouverné par leurs oracles les assemblées gauloises, ne cessaient pas, une fois mortes, de protéger ceux quelles avaient défendus, vivantes, Avant de revenir dans ce monde animer d’autres corps, ces âmes d’élite passaient dans un monde meilleur et vivaient là des milliers d’années sous l’enveloppe transparente du fantôme. Druidesses sur la terre, elles étaient fées au ciel. Les Celtes les vénéraient comme des déesses ; ils plaçaient sous leur invocation leur foyer, leur cité, leur patrie, et ils leur élevaient des autels symboliques, semblables à celui qui fut découvert au siècle dernier, orné de cette inscription mystérieuse : Genio Arvernorum. Ce n’était pas seulement l’Auvergne qui avait son génie. Dans toute la Gaule, dans toute la Grande-Bretagne, chaque ville avait sa fée protectrice. Bibracte avait la sienne, Lutèce avait la sienne, Bordeaux avait la sienne, la puissante Tudela ; Lyon avait la sienne ; Londres, Cantorbéry, Winchester, avaient les leurs.

« Ce ne fut qu’après le règne de Constantin que les populations celtiques, converties au christianisme, commencèrent à négliger leur ancien culte, et à délaisser les fées druidiques pour les anges de l’Orient C’est à cette négligence qu’a été attribuée la froideur témoignée dès lors par les fées à la race humaine. Le grand mouvement catholique des croisades parut augmenter leur froideur ; et, s’il faut en croire le poète Chaucer, elles avaient cessé de se montrer sur la terre dès le quatorzième siècle.

« Ainsi oubliées par les peuples ingrats, les fées s’étaient réfugiées au plus profond de l’éther. Mais telle était leur indulgence pour la race humaine que, dans les dangers pressants, elles redescendaient bien vite sur la terre pour prêter leur secours souverain aux générations qui les invoquaient. C’est ainsi qu’en plein moyen fige la fée Mélusine avait accepté l’hommage de Guy de Lusignan, et, en daignant épouser le comte, lui avait apporté en dot la victoire. C’est ainsi qu’au quinzième siècle, a une époque plus critique, au moment où notre sol natal était foulé par l’étranger, les antiques fées druidiques étaient apparues à Jeanne d’Arc sous le chêne de Bourlemont, et lui avaient mis aux mains cette épée irrésistible que Vercingétorix avait brandie, et avec laquelle la Pucelle reconquit la vieille Gaule !

« Les fées avaient gardé là-haut ce don de prophétie que, sibylles, elles avaient eu ici-bas. Elles voyaient l’avenir, elles connaissaient tous les secrets de la matière, elles avaient, comme la marraine de Cendrillon, le privilège divin d’être dispensées du travail. Mais, remarquons-le bien, quoique placées dans une région supérieure à la nôtre, elles n’en étaient pas moins soumises aux passions, aux infirmités, aux défaillances de la créature. Bien que chaque jour de leur vie équivalût à une année de la notre, elles n’en étaient pas moins mortelles. Bien que leurs aliments fussent plus raffinés que les nôtres, elles n’en étaient pas moins obligées de se nourrir… Si, comme l’Élysée de Virgile, le pays féerique avait un air plus pur et un autre soleil que notre terre, il n’offrait pas à ses élus de nouvelles jouissances. Là, les grandes distractions étaient encore des distractions humaine : la musique, la danse et la chasse… Et telle était, assure-t-on, la prédilection des fées pour le plaisir de Diane, que, sortant de leur région, elles faisaient ici-bas des cavalcades périodiques, afin d’essayer sur notre gibier leurs flèches enchantées…

« … Une hiérarchie traditionnelle divisait la race féerique en quatre espèces principales : la fée, placée au-dessous de l’ange ; le sylphe, au-dessous de la fée ; le lutin, au-dessous du sylphe ; le gnome, au-dessus du démon.

« Ces quatre espèces, Shakespeare les a symbolisées dans son drame par quatre créations impérissables. Le gnome, c’est Caliban ; le lutin, c’est Puck ; le sylphe, c’est Ariel ; la fée, c’est Titania.

« Ici, une autre question surgit. Entre le monde invisible et l’homme les communications étaient-elles possibles ?

« Le moyen âge le croyait… L’homme pouvait exercer son action sur les esprits de tous ordres. Mais cette action même était qualifiée diversement selon la nature des esprits auxquels l’homme s’adressait.

« Remarquez bien ici la distinction. Quand l’homme avait recours aux esprits de ténèbres, il pratiquait la magie noire. Quand il se mettait en rapport avec des esprits de lumière, il exerçait la magie Hanche. Dans le premier cas, il était sorcier ; dans le second, il était enchanteur[12]… »

Nous n’irons pas plus loin. Nous ne descendrons pas plus avant dans cette théorie en spirale du monde féerique, qui n’est pas exempte de lacunes, et dont plus d’un degré disparaît, enveloppé de l’obscurité systématique. Mais nous avions le devoir de faire entendre à nos lecteurs quelques fragments de cette histoire de la légende, pleine de tableaux et de portraits charmants, de cette dissertation brillante et sonore, harmonieuse et colorée comme une symphonie, qui séduit l’imagination, si elle ne satisfait pas toujours la raison. C’est une cosmogonie tracée d’une main pleine de virtuosité et digne de la main paternelle, qui, s’abaissant un jour jusqu’à la construction de ces petites genèses féeriques, lançait, animée du souffle puissant et doux qui peut mouvoir tour à tour les infiniment grands et les infiniment petits, cette généalogie de la reine Mab, bulle de savon irisée de toutes les couleurs et de tous les rayons du prisme fantastique :

« Prométhée, créateur d’homme et créateur d’esprit, est père d’une dynastie de Dives dont les vieux fabliaux ont conservé la filiation, Elfe, c’est-à-dire le Rapide, fils de Prométhée ; puis Elfin, roi de l’Inde ; puis Elfinau, fondateur de Cléopolis, ville des fées ; puis Elfilin, bâtisseur de la muraille d’or ; puis Elfinell, le vainqueur de la bataille des démons ; puis Elfant, qui construisit Panthée, toute en cristal ; puis Elfar, qui tua Bicéphale et Tricéphale ; puis Elfinor le Mage, une espèce de Salmonée, qui fit sur la mer un pont de cuivre, sonnant comme la foudre ; puis sept cents princes ; puis Ëlphiléos le sage, puis Elféron le beau, puis Obéron, puis Mab. Admirable fable qui, avec un sens profond, rattache le sidéral au microscopique, et l’infiniment grand à l’infiniment petit[13]. »

Quand on redescend de ces hauteurs vertigineuses du voyage dans le bleu, en compagnie de Shakespeare et de ses dignes commentateurs, on n’est pas fâché de se reposer de l’éblouissement de cette apocalypse de la superstition populaire, non moins énigmatique que l’autre, en compagnie des fées des contes de Perrault, qui sont de bonnes personnes, quoique leur ton soit celui du meilleur monde, et sente sa grande dame. On prend même un plaisir extrême à l’évocation et à la conversation de ces fées de la légende bretonne contemporaine, divinités dégénérées jusqu’à l’humanité, et tombées à des cieux abaissés aux proportions de l’horizon terrestre, qui partagent les misères de ce monde ; fées d’une féerie inférieure, populaire, rustique, pédestre, par opposition à la féerie aristocratique, mythique, équestre, ailée.

Les fées bretonnes n’ont point besoin d’ailes. Leur sceptre est une quenouille. Le peuple crée non seulement à son image et ressemblance, mais à sa taille, à sa portée, les idoles de ce culte profane, de ce commerce des esprits familiers, chers à l’enfance de l’homme et à l’enfance des peuples, chers aussi à leur vieillesse, et dont ils concilient très bien l’illusion et la superstition avec les révélations de la foi, les scrupules religieux,

Ceux qui voudront connaître en détail l’état présent de la superstition féerique, de la tradition légendaire en Bretagne, n’auront qu’à lire les Contes populaires de la haute Bretagne recueillis par M. Paul Sédillot, ou seulement la Préface, qui les analyse et les résume si curieusement.

« Sur le littoral de la Manche, en Ille-et-Vilaine et dans la partie des Côtes-du-Nord où la langue française est aujourd’hui en usage, on donne le nom de houles (anglais hole, caverne, grotte) aux grottes des falaises ; on en trouve à Cancale, presque sur la limite de la Normandie et de la Bretagne, et dans la commune d’Étables, à quelques kilomètres du pays bretonnant, est la houle Notre-Dame.

« Entre ces deux points extrêmes, il y a un grand nombre de houles ; j’en connais plus de vingt, et je suis certainement loin de les connaître toutes.

« De ces grottes, les unes, comme celles de la falaise de Frebel et Plévenon, ont des proportions monumentales et grandioses : leur entrée est parfois une sorte de voûte, souvent en forme de cintre, élevée de dix à douze mètres au-dessus des galets. Elles se prolongent sous terre si loin que personne, assurent les gens du pays, n’a pu aller jusqu’au fond. On pénètre dans les autres par une fente étroite et haute dissimulée entre les rochers, et qui laisse à peine un passage suffisant pour nu homme : quand on a dépassé rentrée, la grotte devient plus large et parfois elle s’étend assez loin sous la falaise. Il est d’autres houles qui sont actuellement à l’état de ruines… presque toutes celles de Saint-Cast sont en cet état. Les gens du pays, surtout les personnes âgées, disent que, depuis le départ des fées, les grottes, n’étant plus habitées et entretenues, sont tombées en ruines.

« Outre le nom de houles, qui est le plus généralement employé, les grottes partent aussi le nom de pertus (pertuis, trou) ès fées ou de goule. Ce dernier mot est peut-être une corruption de houle. Parfois aussi on les appelle les chambres des fées. Il y en a où l’on voit encore, dit-on, les tables de pierre sur lesquelles les bonnes dames prenaient leurs repas, leurs sièges et les berceaux en pierre de leurs enfants…

« … Les fées des houles se nommaient fées ; les fées mâles, faitos ou faitauds ; on les appelait aussi fêtes ; ce dernier mot, très voisin du latin fata était masculin et féminin. Vers Saint-Briac, on les désigne parfois sous le nom de fions, mot qui s’applique aux fées des deux sexes, et aussi à certains lutins espiègles.

« Quand les fées habitaient leurs grottes, elles se montraient assez fréquemment aux hommes, mais elles sortaient plus volontiers la nuit que le jour. Avant le soleil couché, elles notaient visibles que pour ceux qui avaient eu le tour des yeux frottes avec la pommade qui rend clairvoyant. Mais, à la nuit close, tout le monde les voyait, paraît-il.

« À part leur pouvoir surnaturel et leur immortalité, les fées et les faitauds vivaient comme les hommes, et avaient presque les mêmes passions qu’eux. Les hommes ont toujours fait les dieux à leur image. Comme eux, ils étaient sujets aux maladies. Dans l’Enfant de la Fée, un enfant des fées a mal aux yeux ; la dame de la Goule-és-Fées est accouchée par une sage-femme.

« Elles se mariaient soit avec des faitauds, qui jouent en général un rôle assez effacé, soit avec des hommes. Mais il semble qu’en s’unissant aux hommes, elle cessaient d’être immortelles, soit par suite de leur baptême, comme la fée de Crehen et ses parents, soit simplement parce qu’elles vivaient parmi les hommes. Elles avaient des enfants ; quelquefois aussi elles enlevaient ceux des hommes et mettaient a leur place dans le berceau des enfants à l’air vieux qui ne grandissaient point, ou elles emmenaient dans leurs grottes des jeunes filles qui y restaient plusieurs années.

« Elles se livraient à des occupations semblables à celles des hommes. On les entendait bercer des enfants, boulanger pour mettre du pain au four. Elles lavaient leur lessive, et étendaient sur l’herbe du linge qui était si blanc qu’on dit encore en proverbe, en parlant du beau linge : « c’est comme le linge de fées » ou : « Blanc comme le linge des fées. » Elles allaient à la pêche. Parfois elles possédaient des animaux domestiques : des vaches qui étaient quelquefois invisibles pour tout le monde, excepté pour la pâtoure qui les gardait ; des bœufs. Leurs moutons venaient pâturer avec ceux des fermiers ; parfois ils étaient noirs et de grande taille. Celles de Saint-Briac avaient des chevaux, d’autres des oies, des chats, des poules généralement noires. Elles empruntaient les animaux de leurs voisins les hommes, ou bien les leur achetaient ; mais certaines trouvaient plus simple de les prendre. D’autres volaient ce qui était à leur convenance ; et, seules, les personnes qui avaient eu le tour des yeux frottés avec leur pommade pouvaient les voir. Elles disaient aussi la bonne aventure.

« Cependant les fées, — à part de rares exceptions, et celles-là, on les nommait les mauvaises fées, tandis que les autres s’appelaient les bonnes dames ou les bonnes mères, — se plaisaient à rendre service aux hommes ; et presque jamais elles ne demandaient de récompense. Elles filaient le lin des jeunes filles ; elles donnaient aux hommes des remèdes qui les guérissaient, ou une graisse qui, à la place des animaux disparus, en faisait revenir de plus beaux.

« Si les hommes qui travaillaient dans les champs leur demandaient poliment de la galette ou du pain, elles leur en offraient ; mais si on leur parlait sans égards, elles y mettaient du poil de chien. Leur présent le plus habituel était celui d’un chanteau de pain qui restait toujours frais et ne diminuait pas, si on avait le soin de n’en donner à personne. Ce don était fait, par pure bienveillance ou en récompense d’un service rendu, ou pour indemniser les fermiers des dégâts causés par les bestiaux des bonnes dames. Parmi les autres présents qui figurent dans les légendes des houles, on peut encore citer l’ajonc qu’on avait beau couper, et qui ne diminuait point, la poule noire, qui enrichissait ceux qui la possédaient ; les paquets de vêtements, l’hameçon qui porte chance, la bourse inépuisable.

« Souvent les fées demandaient à être marraines des enfants des hommes. Elles faisaient des présents à leurs filleuls, mais si on leur refusait d’être marraines, elles se vengeaient ; quelquefois, mais plus rarement, c’étaient elles qui faisaient nommer leurs enfants par des jeunes filles.

« D’après plusieurs légendes, elles avaient des vers dans la bouche, parce que le sel du baptême n’avait point touché leurs lèvres. Elles perdaient leur immortalité quand elles avaient été baptisées ; on pouvait même les faire périr en leur jetant dans la bouche une poignée de sel.

« Les fées étaient de belles personnes à l’air jeune et avenant ; il y en avait toutefois de vieilles qui paraissaient âgées de plusieurs centaines d’années.

« Il est probable que les fées des houles ont succédé à d’anciennes divinités de la mer et du rivage dont la trace et le nom sont encore aujourd’hui perdus. Il n’est peut-être pas inutile aussi de faire remarquer que beaucoup de ces grottes ont pu servir d’asile aux fraudeurs à l’époque où la contrebande était active sur les côtes ; le costume de toile grise qu’on prête en général aux fées et aux faitauds était celui des faux-sauniers. Ils ont pu, pour accréditer la croyance ancienne et empêcher des visites indiscrètes dans les grottes qui leur servaient de retraite, simuler, de temps en temps, des apparitions. »

V.

Cette observation pratique et peut-être un peu sceptique à propos du parti que la contrebande a pu tirer de ta superstition, nous ramène à Perrault, car elle l’eût fait sourire de ce sourire plein de bonhomie malicieuse qui anime la moralité de ses contes de fées, en lui en révélant une des plus imprévues, et à laquelle il n’eût sans doute jamais pensé. Il était, en effet, l’honnête homme par excellence ; il avait toutes les probités, même celle de l’esprit, la plus rare de toutes, ne pratiquait aucune contrebande, ne fraudait point ses imitations, ne dissimulait point ce qu’il devait à la tradition, et ne prétendait pas à l’originalité. C’est ainsi qu’il atteignit à la meilleure de toutes, celle qu’on a sans le savoir.

Puisque nous sommes revenus à Perrault, c’est le cas de ne le plus quitter. Nous ne le ferons point, en effet, sans avoir essayé de pénétrer son secret et de déterminer dans son œuvre la proportion du double élément de la tradition et de l’invention.

Nous avons recherché et apprécié ce que la suite des temps et les variations des idées et des mœurs avaient fait de cette création fantastique et légendaire : la fée ; nous avons montré quelles vicissitudes ont subies son prestige et son empire, jusqu’au moment où la fée des traditions populaires, des romans chevaleresques et du théâtre fantastique de Shakespeare arrive, de décadence en décadence, à n’être plus que le personnage favori, familier comme un dieu tombé, des contes de grand mère et de nourrice que Perrault entendit, aux veillées de la chaumière et du château, en observateur curieux, après les avoir entendus, durant son enfance, en auditeur naïf et charmé, pour les reproduire en traductions, en imitations égales à une création, ou récits dignes du nom de chefs-d’œuvre. Ces chefs-d’œuvre ont inauguré chez nous un genre littéraire qui a vécu deux siècles, qui dure encore.

Il n’est donc pas sans intérêt de se poser, pour y répondre, les questions suivantes : ce conte de fées, élevé par Perrault à la dignité d’un genre littéraire, où avait-il pris ses héros, son action, les dénouements de son petit drame ? Quelles furent les sources d’imitation, d’emprunt ? Quel fut le plus puissant élément du succès de ce genre inauguré par Perrault, quelle fut la raison morale de l’empire, sur les imaginations populaires et enfantines, de ce personnage charmant ou terrible, la fée, dont nous venons d’étudier la filiation historique et étymologique, et les transformations successives ? En un mot, c’est la question des fées et de la féerie envisagée non plus au point de vue historique et philologique, mais au point de vue littéraire et philosophique, qu’il s’agit de résoudre.

Nous avons déjà effleuré le premier de ces aspects de la question, puisque nous avons conduit l’examen des sources de la littérature féerique jusqu’au Pentamerone, son répertoire principal au seizième et au dix-septième siècle.

Qu’était-ce que ce Pentamerone, recueil par excellence des traditions et des légendes de la féerie au seizième siècle, et dont il nous semble difficile, contrairement à l’opinion de M. Ch. Giraud, que Perrault n’ait pas eu directement connaissance, puisqu’il fut publié en 1637, et qu’on y trouve Cendrillon et le Chat botté ? C’est encore à l’auteur de la Lettre critique sur les contes de fées que nous emprunterons le signalement et l’analyse de ce répertoire fécond de la littérature féerique italienne.

« Un des recueils les plus curieux que l’on possède en ce genre est intitulé : il Pentamerone dei cavalière Gioran Basile, overo lo Cunto de li cunti, trattemiento de li peccerille, di Gian Alexio Abbatutis, (c’est-à-dire : le Pentameron, ou les Cinq Journées du cavalier Jean-Baptiste Basile ; autrement le Conte des contes, composé pour la récréation des enfants, par Jean-Alexis Abbatutis. Ce dernier nom est l’anagramme de l’auteur Jean-Baptiste Basile, comte del Torone, dont la vie est peu connue. Né vers la fin du seizième siècle, à Naples, il mourut en 1637, au service du duc de Mantoue. Son livre des Cinq Journées à dix contes chacune, contient cinquante histoires de facétie et de féerie tout à la fois. Il s’adresse à tous les âges, à tous les goûts, à tous les caractères, et chacun y trouve à rire. Écrit en patois napolitain, difficile à comprendre, même en Italie, il n’y eut pas un grand retentissement. Cependant, depuis 1637, date de la première édition publiée à Naples, il a été souvent reproduit. Les Espagnols paraissent lui avoir fourni la plupart de ses modèles.

« À côté des contes de fées populaires, il a rassemblé des proverbes, des calembours, des trivialités qui font le bonheur héréditaire des populations oisives du midi de la Péninsule. Le Decamerone de Boccace s’adressait aux châteaux, aux cours polies, le Pentamerone s’adresse aux carrefours. Il provient d’un pays où le conteur cherche le succès sur la place publique, comme en Orient, plutôt que dans les salles féodales, comme en Occident, et auprès des belles châtelaines.

« Lorsque dans ces derniers temps, le Pentamerone a été plus particulièrement remarqué chez nous, il a été goûté des gens d’esprit, et l’on a cru que c’était là que Perrault et les autres conteurs du siècle de Louis XIV avaient trouvé leurs charmantes historiettes. Mais il n’en est rien. Il n’y a point le moindre indice que le livre de Basile soit arrivé à Paris avant notre époque contemporaine, quoi qu’aient pu croire à cet égard MM. Génin et Brunet. La lettre que je réimprime, de Mlle Lhéritier, l’auteur de l’Adroite Princesse nous apprend que c’est à nos poètes du moyen âge que les conteurs de son temps avaient directement emprunté leurs récits. L’auteur du Pentamerone, en ce qui le touche, révèle parfaitement l’origine de son recueil ; il en a pris les types aux Espagnols, qui les avaient reçue des Arabes, qui les avaient transmis à nos poètes du Midi. Voilà comment Basile, Perrault et Mlle Lhéritier ont pu se rencontrer. »

Quoi qu’il en soit de cette explication, plus spécieuse que décisive, nous sommes désormais assez avancés dans la partie historique et critique de notre travail, dans l’étude des origines et des influences, pour examiner la question à un nouveau point de vue, celui qu’on pourrait appeler moral ou philosophique.

Les contes de fées ont, en effet, leur philosophie comme leur histoire, et, si l’on veut se rendre compte des raisons de leur long crédit, non seulement auprès de l’auditoire élégant des châteaux, mais encore auprès de l’auditoire ignorant des chaumières, de leur prestige, qui dure encore, sur le public enfantin et populaire, il ne suffit pas, pour expliquer cet attrait, du seul plaisir de l’imagination. Il faut y ajouter une satisfaction de conscience et de sentiment. Tout conte de fées a, en effet sa moralité et cette moralité, cette leçon, cet exemple, plus ou moins directs, plus ou moins décisifs, le plus souvent assaisonnés d’une pointe de malice et même d’ironie, comme il faut s’y attendre pour ces récits traditionnels, aiguisés, de siècle en siècle, sur l’observation et l’expérience, sont cependant irréprochables au point de vue moral. Le crime y est toujours puni, la vertu toujours récompensée ; la pauvreté n’y est point méprisée, parce qu’elle est un malheur et point un vice, et que toujours, grâce à son travail et à son industrie, le pauvre du début peut devenir le riche de la fin ; la laideur elle-même y est réhabilitée, parce que le visage disgracié qui cache une belle âme, et peut s’éclairer de bonté ou s’animer d’esprit, est toujours beau, dans ces moments-là, et d’une beauté au-dessus des défaillances de la nature ou des outrages du temps. Lu fée n’y est qu’une sorte de figure familière de la Providence, veillant sur les bons opprimés et rétablissant tôt ou tard les choses humaines, comme les choses naturelles, de façon à ne pas permettre au triomphe insolent du méchant ou du mal de calomnier jusqu’au bout le gouvernement divin qui mène les hommes, tandis qu’ils s’agitent.

C’est cette moralité irréprochable des contes de fées qui explique leur attrait non seulement pour les esprits avides de merveilleux, mais encore pour les cœurs généreux, affamés de justice, comme l’enfance en fournit partout, sous la bure comme sous la soie, sous le chaume comme sous les lambris dorés. De là aussi, pour cette littérature profane, et en somme frivole, essentiellement populaire et puérile, l’indulgence traditionnelle des moralistes, et même des moralistes chrétiens, qui l’ont admise à l’honneur, mérité dans une certaine mesure, de participer à l’œuvre de l’éducation.

M. Ch. Giraud a remarqué qu’au moyen âge « la piété, simple alors et naïve, ne s’alarma point de compositions où Je paganisme et la foi chrétienne avaient confondu leurs croyances. Les hagiographes s’emparèrent eux-mêmes de ce puissant moyen d’émotion pour édifier les fidèles, et ils mirent les saints aux prises avec le diable, avec les magiciens et les fées. »

Le saint devant sortir toujours victorieux de l’épreuve de ce combat contre les tentations ou les persécutions de ces esprits captieux, de ces monstres malins de la féerie, superstition païenne aux yeux de l’Église, c’est ainsi que s’explique ce tableau ressemblant de la veillée au château, où Voltaire lui-même a montré l’aumônier, le chapelain, se mêlant, sans rien perdre de sa dignité, comme auditeur et même comme conteur à ces récits de féerie :

Ô l’heureux temps que celui de ces fables
Des bons démons, des esprits familiers,
Des farfadets aux mortels secourables !
On écoutait tous ces faits admirables
Dans son château, près d’un large foyer.
Le père et l’oncle, et la mère et la fille,
Et les voisins et toute la famille,
Ouvraient l’oreille à monsieur l’aumônier
Qui leur faisait des contes de sorcier.
On a banni les démons et les fées ;
Sous la raison les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l’insipidité ;
Le raisonner tristement s’accrédite ;
On court, hélas ! après la vérité.
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.

Avant de passer de l’histoire et de la philosophie générales des contes de fées à leur histoire et à leur philosophie particulières, en prenant un à un chacun des types immortalisés par Perrault, nous ne saurions mieux faire que d’insister sur ce double attrait pour l’imagination et le sentiment, pour le cœur et l’esprit, de ces récits féeriques, admis par les plus sévères pédagogues à participer à la récréation et à l’éducation de l’enfance, au double titre de chefs-d’œuvre littéraires et d’irréprochables exemples moraux. Cet attrait moral des contes de fées a été expliqué et glorifié avant nous par un savant professeur, un grave écrivain, qui n’a pas craint de compromettre sa réputation ni son autorité en écrivant aussi ses Contes Bleus, le meilleur essai de ce genre depuis ce Trilby, cette Fée aux miettes, et ce Chien de Brisguet, qui ont fait de Charles Nodier, par rapport à Perrault, ce que Florian est à la Fontaine.

« Non, a dit dans sa préface M. F. Laboulaye, les contes de fées ne sont point un mensonge et l’enfant ne s’y trompe pas. Les contes sont l’idéal, quelque chose de plus vrai que la vérité du monde… L’innocence l’emporte toujours, le méchant est toujours puni, il n’est pas besoin d’attendre un monde meilleur pour châtier le crime et couronner la vertu. Ce qui fait le charme des fées, ce n’est point l’or et l’argent qu’elles sèment partout. C’est la baguette magique qui remet l’ordre sur la terre, et qui du même coup anéantit ces deux ennemis de toute vie humaine : l’espace et le temps. Qu’importe que Griselidis souffre quinze ans de l’exil et de l’abandon ? L’épreuve finie, elle sera jeune et aimable comme au premier jour. »

C’est par cet attrait moral, cet aliment qu’ils fournissent aux illusions généreuses et aux nobles espérances, plus encore que par leur poésie surannée et leurs fictions puériles, que les contes plaisent aux petits et aux grands enfants. Car les contes de fées en général, et ceux de Perrault et de Mme  d’Aulnoy en particulier, ne brillent pas surtout par la puissance d’invention, par leur ragoût pour l’imagination, par l’ingéniosité des moyens d’exciter et de varier l’émotion. Leur drame ou Leur comédie sont d’un imbroglio peu compliqué ; il est facile d’y suivre les fils de l’intrigue et d’en prévoir le dénouement. L’imagination du conteur est de courte haleine. Les contes sont destinés à l’enfance ou à l’ignorance et ils émanent de frustes auteurs, appartenant eux-mêmes à l’enfance des peuples. La trame des contes de fées est vieille comme le monde, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle soit forte et simple, comme tout ce qui est primitif. Ce n’est que très tard qu’on s’avisera de mettre de l’esprit dans les contes, comme cette comtesse de Murat qui, dans son Palais de la vengeance, nous montre un génie jaloux et vaincu, se vengeant de sa défaite en condamnant son infidèle et le préféré à être éternellement heureux du bonheur légitime et du tendre tête-à-tête de la solitude à deux dans une tour inaccessible à toute visite. Ce châtiment par le mariage, ce bonheur mourant d’ennui dans la solitude, ce sont là les solutions épigrammatiques d’une femme d’esprit mal mariée, qui se souvient trop de ses propres déceptions.

Ces ironies savantes, ces dénouements sceptiques, ne sont pas du premier âge des contes de fées, mais du dernier, de l’époque de décadence et de critique. Il faut arriver à la fin du règne de Louis XIV pour voir travestir ainsi et servir à la satire l’antique inspiration de ces contes dont les canevas originaux proviennent tous du fonds traditionnel de légendes fantastiques et populaires : récits de la nourrice, récits de la chaumière, récits de la tente, du bivouac ou du tillac des peuples patriarcaux, conquérants ou marins, récits de la veillée autour du foyer féodal où le troubadour et le trouvère errants paient leur écot en histoires ou en fables. Ces canevas, grossiers d’abord, d’origine grecque, romaine, égyptienne, juive, indoue et brahmanique, chinoise et boudhique, germanique, italique, espagnole, ont été successivement ornés, enjolivés, brodés, suivant les temps et les lieux, par l’imagination des poètes du genre, et portent l’empreinte de toutes les phases de civilisation qu’il a traversées. Ce magique édifice, aux ordres et aux styles mêlés, superposés, des légendes grecques et indiennes, où la superstition des chrétiens du moyen âge demeurés païens d’imagination, a accolé, éclairées par le même azur de vision, ses chapelles gothiques aux restes de temple grec et de mosquée arabe, repose, comme sur un double fondement, sur un double besoin propre à l’humanité dans tous les temps et dans tous les pays : le besoin de peupler le monde de l’imagination, d’êtres d’une puissance supérieure et d’une vie extraordinaire ; le besoin de peupler le monde du sentiment d’êtres bienfaisants, capables de réparer les injustices d’ici-bas et de fournir aux cœurs déçus le refuge d’un empire du bien qui les guérisse des blessures de l’empire du mal. Asile idéal des esprits avides d’infini, malades de solitude, blessés par les balai îles humaines, des cœurs que désole l’éternelle lutte de la passion et du devoir, et que révolterait, si elle était sans espoir, la loi de l’inévitable séparation, souci de toute affection humaine, ce monde enchanté avait, au siècle de Louis XIV, à la veille d’une transformation du genre, à la veille de ce qu’on peut appeler la renaissance de la féerie française, son histoire, ses traditions, ses bibles privilégiées, sources rafraîchissantes et salutaires, oïl puisèrent, pour bâtir leurs fictions nouvelles sur des éléments antiques, Perrault et Mme  d’Aulnoy en fidèles, et Hamilton en sceptique de la religion de la chimère.

Ayant d’entrer dans l’étude critique des chefs-d’œuvre de l’école française de la féerie, et d’esquisser l’histoire et la philosophie de ses personnages typiques, nous emprunterons à Paul de Saint-Victor, le poète de la critique, quelques fragments, quelques lambeaux de pourpre de son article sur les Contes de fées, et nous les dresserons, comme un superbe rideau de fond, comme un décor olympien, sur la scène de nos modestes analyses.

« Il n’est pas de bibliophile qui ne connaisse la première édition des Histoires ou contes du temps passé avec des moralités publiées chez Charles Barbin en 1697. Vénérable et charmant bouquin, imprimé en grosses lettres comme pour être lu plus à l’aise par les lunettes troubles des aïeules et les yeux éblouis des petits-enfants. Il a pour frontispice une belle estampe, jaunie par le temps, qui représente une vieille assise à son rouet dans une chambre éclairée par une lampe antique et contant ses contes à trois marmots groupés autour d’elle, le nez en l’air, et la bouche ouverte. Au-dessus de la vieille se déroule un écriteau qui porte ces mots : Contes de ma mère l’Oye.

« N’est-elle pas en effet notre mère à tous, cette vieille filandière ? Elle a bercé nos premiers rêves, donné des ailes a nos idées naissantes : elle a fait voler l’oiseau bleu sous le ciel de notre berceau. Humble Scheherazade de la France, elle n’a ni la bouche d’or ni l’imagination magnifique de sa grande sœur orientale. Elle ne raconte pas ses histoires sur la terrasse d’un sérail, accoudée au lit d’un calife. Elle n’a pas devant elle, comme la conteuse arabe, pour inspirer ses récits, cet horizon de Bagdad, d’où l’on découvre tant de pays enchantés, depuis la Syrie jusqu’au fond de l’Inde,..

« … Tout au contraire, la mère l’Oye de nos contes est née dans les forêts de la Germanie, sous un ciel chargé de brouillards, et, si vous sautez brusquement des contes arabes à ses légendes, il vous semblera passer d’un plein soleil à un clair de lune. Plus de génies aux ailes d’aigle ni de péris lumineuses ; mais des gnomes qui rampent sous la mousse, des nains velue qui thésaurisent dans le creux des pierres, des nixes aux dents vertes qui gardent au fond de l’eau les âmes des noyés, des ogres qui mangent la chair fraîche, des vampires qui boivent le sang chaud, des vierge s-serpent s qui rampent dans des souterrains, des preneurs de rats qui emportent les petits enfants, des sorcières à califourchon sur des chats d’Espagne, des mandragores qui chantent sous les potences, des homoncules qui vivent comme des sangsues, au fond d’une bouteille, toute une mythologie folle et sinistre, dont le diable est le Jupiter et dont le sabbat est l’Olympe.

« Cette sorcellerie excentrique n’a sans doute ni l’harmonieuse beauté de la fable grecque, ni l’éclat du conte de l’Orient. Et pourtant que de poésie dans ces cauchemars ! que d’aurores boréales dans cette nuit du Nord ! que d’apparitions délicieuses surgissent a chaque détour de la forêt des légendes !

« C’est la Willis dansant du bout de ses pieds morts sur l’herbe pale des clairières ; c’est l’ondine folle et sans âme peignant ses cheveux d’or au bord des fontaines ; c’est la Femme-Cygne qui dépouille, lorsqu’elle vient à terre, sa robe de plumage ; c’est la Walkyrie qui raye de ses patins d argent, l’opale à perte de vue des glaces Scandinaves ; ce sont ces volées de lutins et de farfadets dont les noms seuls brillent comme des gouttes de rosée au soleil : Origan, Marjolaine, Saute-aux-Champ, Saute-Buisson, Saute-au-Bois, Vert-Joli, Jean-le-Vert, Jean-des-Arbrisseaux, Fleur-de-Pois, Grain-de-Moutarde, diminutifs de faunes, monades de sylvains, parcelles d’Amours, âmes des fleurs, élixirs des plantes, atomes incarnés, globules animés de l’air !

« C’est encore la fée, reine de cette ruche de génies ailés, jeune comme l’Aurore dont elle réfléchit les couleurs, millénaire comme la montagne qu’elle habite, changeante comme la lune sous laquelle elle danse, perfide comme l’eau qu’effleurent ses pieds aériens. La fée, c’est-à-dire la nymphe antique à l’état fluide et incorporel, un être aux mille visages, aux mille masques, aux milles nuances, tantôt bête et tantôt étoile ; une forme illusoire, nuageuse et mobile, comme la nature de l’Occident dont elle est l’image.

« Ce terrible et doux grimoire, compliqué par les traditions étrangères, alla de siècle en siècle, s’allongeant et s’embrouillant sur les lèvres des nourrices et des vieilles femmes. Les nourrices surtout en perpétuèrent les récits. C’est de leur sein rustique qu’a jailli cette voie lactée de la féerie, qui sillonne d’une si vague clarté le ciel de l’enfance. Charles Perrault écrivit son livre sous la dictée de ces muses crédules. L’accompagnement naturel de sa lecture serait le bourdonnement d’un rouet, le branle assoupissant d’un berceau. Livre unique entre tous les livres, mêlé de la sagesse du vieillard et de la candeur de l’enfant, il incarne le mensonge, il persuade l’impossible, il apprivoise les chimères et les hippogriffes et les fait s’ébattre dans la maison comme des animaux domestiques. Tous les êtres fabuleux qui dans les légendes voltigent à une distance infinie de la vie réelle, Perrault les prive et les humanise. IL leste d’un grain de bon sens français ces esprits évaporés, que la lune gouverne ; il les revêt de clarté et de vraisemblance, il leur donne l’air familier d’une race fraternelle. Le conteur emmène l’enfant jouer au pays des songes, et l’enfant croit courir dans le jardin de sa mère[14]. »

VI.


Perrault publia ses contes sous le nom de son fils, non par scrupule de vanité, non qu’il n’osât point s’avouer l’auteur de ces petits chefs-d’œuvre de littérature et de morale puérile, mais parce qu’il lui sembla plus naturel de faire signer par un enfant un ouvrage destiné surtout aux enfants, et leur convenant à merveille par la simplicité de la fable et le caractère proverbial, populaire de la leçon. Car, à les examiner de près comme le fait remarquer dans sa Lettre sur les contes de fées Mlle L’Héritier, tous ces contes de fées ne sont guère que des proverbes dramatisés, des conseils de morale familière mis en action. Perrault insiste à plusieurs reprises sur l’esprit dans lequel ont été composés ces petits ouvrages, sur leur caractère pédagogique, leur but exemplaire. « Ils renferment tous, dit-il dans sa Dédicace à Mademoiselle, une morale très sensée, et qui se découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent »

La Préface des Contes en vers est encore plus explicite à ce sujet :

« Il est vrai que quelques personnes, qui affectent de paraître graves, et qui ont assez d’esprit pour voir que ce sont des contes faits à plaisir, et que la matière n’en est pas fort importante, les ont regardés avec mépris ; mais on a eu la satisfaction de voir que les gens de bon goût n’en ont pas jugé de la sorte. Ils ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles, qu’elles renfermaient une morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n’avait été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout ensemble. »

Cette leçon morale et cette efficacité exemplaire manquent absolument aux fictions antiques.

« Il n’en est pas de même, insiste Perrault, que ce point touche particulièrement, des contes que nos aïeux ont inventés pour leurs enfante. Ils ne les ont pas contés avec l’élégance et les agréments dont les Grecs et les Romains ont orné leurs fables ; mais ils ont toujours eu un grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive.

« Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni. Ils tendent tous à faire voir l’avantage qu’il y a d’être honnête, patient, avisé, laborieux, obéissant, et le mal qui arrive à ceux qui ne le sont pas.

« Tantôt ce sont des fées qui donnent pour don à une jeune fille qui leur aura répondu avec civilité qu’à chaque parole qu’elle dira, il lui sortira de la bouche un diamant ou une perle ; et à une autre fille qui leur aura répondu brutalement, qu’à chaque parole il lui sortira de la bouche une grenouille ou un crapaud. Tantôt ce sont des enfants qui, pour avoir bien obéi à leur père et à leur mère, deviennent grands seigneurs, ou d’autres qui, ayant été vicieux et désobéissants, sont tombés dans des malheurs épouvantables.

« Quelque frivoles et bizarres que soient toutes ces fables dans leurs aventures, il est certain qu’elles excitent dans les enfants le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux, et en même temps la crainte des malheurs où les méchants sont tombés par leur méchanceté. N’est-il pas louable à des pères et à des mères, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tout agrément, de les leur faire aimer, et si cela peut se dire, de les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ? Il n’est pas croyable avec quelle avidité les âmes innocentes, et dont rien n’a encore corrompu la droiture naturelle, reçoivent ces instructions cachées ; on les voit dans la tristesse et dans rabattement, tant que le héros ou l’héroïne du conte sont dans le malheur, et s’écrier de joie quand le temps de leur bonheur arrive, de même qu’après avoir souffert impatiemment la prospérité du méchant ou de la méchante, ils sont ravis de les voir enfin punis comme ils le méritent. Ce sont des semences qu’on jette, qui ne produisent d’abord que des mouvements de joie et de tristesse, mais dont il ne manque guère d’éclore de bonnes inclinations. »

Si nous avons tant insisté, après Perrault, sur cette inspiration morale, cette leçon salutaire, cette destination pédagogique dès contes de fées, ce n’est pas pour nous excuser de les étudier comme il se justifie de les avoir écrits. C’est pour faire comprendre au lecteur que, dans ces contes, la simplicité des moyens égale la probité du but, que leur fable comporte peu de personnages, et que le dénombrement de la famille fantastique dont tous les membres concourent au nœud de l’action et à l’effet de la leçon est bientôt fait. Cette famille typique, que nous voulons étudier en détail, se compose d’abord de la fée qui préside, suivant une tradition uniforme, à la naissance du héros ou de l’héroïne, et les doue, selon les cas, de dons heureux ou de destinées funestes ; de ce héros et de cette héroïne, dont les inclinations sont traversées et la vertu mise à l’épreuve par un sort malin, œuvre de quelque fée méchante, de quelque nain jaloux ou de quelque géant persécuteur ; de l’ogre avide de chair fraîche ; de l’animal parlant, car la fable de la Fontaine et le conte de Perrault n’admettent guère d’animaux muets, et chez eux les bêtes parlent comme les gens : soit loup affamé, prêt à croquer le Petit Chaperon rouge en école buissonnière ; soit oiseau sous les plumes duquel bat le cœur d’un prince enchanté ; soit chat ingénieux et narquois, qui fera, par ses artifices, du fils du meunier un marquis de Carabas.

Les fées de Perrault ne sont pas celles du moyen âge et de la renaissance. Ce sont des fées Louis XIV, qui portent le costume et qui parlent le langage du grand siècle. Si elles se présentent parfois sous les rides de la vieillesse et les haillons de la pauvreté, c’est qu’elles se sont déguisées dans l’intérêt de l’épreuve, de la punition ou de la récompense ; le plus souvent elles sont vêtues en grandes dames, en paniers, en poudre et en mouches ; et, si elles apparaissent parfois auprès de la fontaine qui leur est traditionnellement chère, ce n’est point dans l’état de nudité païenne ou les montre Ronsard, quand il les apostrophe en ces termes :

Et vous, dryades, et vous, fées,
Qui, de joncs simplement coiffées,
Nagea dans le cristal des eaux.


Non, certes, et c’est ici le cas de rappeler une observation critique de Paul de Saint-Victor, non formulée en mots, mais traduite, comme il se plaît à le faire, doué qu’il est de la baguette d’évocation, en quelques saisissantes et pittoresques images :

« Ses fées, courbées en deux sur leurs baguettes fatidiques, ressemblent aux mères-grands du temps, courbées sur leurs longues cannes à bec de corbin. Ses jeunes princesses, si polies et si sages, sortent d’hier de la maison de Saint-Cyr. Les fils de rois qui les rencontrent dans les bois, en revenant de la chasse, ont la haute mine et la courtoisie des dauphins de France. Le style Louis XIV, répandu sur ces féeries gothiques, leur donne un charme nouveau. »

Nous ajouterons qu’en traduisant ainsi, dans le costume et le langage de son temps, les contes des mères-grands et des mies qui avaient bercé son enfance et celle de ses enfants, Perrault a eu une idée ou un instinct de génie. Il a renouvelé, rajeuni, ravivé, brodé de variations piquantes ces thèmes qu’une longue circulation, qu’une tradition orale séculaire à travers des lèvres grossières, avaient émoussés, altérés, ternis. C’est là une originalité de traduction égale à l’originalité d’invention, et que nous goûtons avec plus de plaisir encore que les contemporains, aujourd’hui que le temps a mis sa patine sur toutes ces figures un peu neuves en 1697 et qui ont revêtu le charme mélancolique de l’archaïsme pour nos yeux de 1883. Et cet archaïsme est aujourd’hui double, de double couche : il tient au fond même des contes, car sa première date perce discrètement par quelques formules du texte primitif conservées, dont l’or terni mêle à la trame récente quelques fils d’une couleur passée ; il tient à la forme, neuve et vive du temps de Perrault, mais dont deux siècles ont pour nous amorti l’éclat, et qui produit sur nous l’effet de sourire attendri d’un vieux tableau de famille, d’un pastel d’ancêtre.

« Il est bien certain, dit Sainte-Beuve, que pour la matière de ces contes, le même que pour Peau d’Âne qu’il a mise en vers, Perrault a dû puiser dans un fonds de traditions populaires, et qu’il n’a fait que fixer par écrit ce que, de temps immémorial, toutes les mères-grands ont raconté. Mais sa rédaction est simple, courante, d’une bonne foi naïve, quelque peu malicieuse pourtant et légère ; elle est telle que tout le monde la répète et croit l’avoir trouvée. Les petites moralités finales en vers sentent bien un peu l’ami de Quinault et le contemporain gaulois de la Fontaine ; mais elles ne tiennent que si l’on veut au récit, elles en sont la date. Si j’osais revenir, à propos de ces contes d’enfants, à la grosse querelle des anciens et des modernes, je dirais que Perrault a fourni là un argument contre lui-même, car ce fonds d’imagination merveilleuse et enfantine appartient nécessairement à un âge ancien et très antérieur ; on n’inventerait plus aujourd’hui de ces choses, si elles n’avaient été imaginées dès longtemps ; elles n’auraient pas cours, si elles n’avaient été accueillies et crues bien avant nous. Nous ne faisons plus que les varier et les habiller diversement. Il y a donc un âge pour certaines fictions et certaines crédulités heureuses ; et si la science du genre humain s’accroît incessamment, son imagination ne fleurit pas de même[15]. »

Non, il y a des heures décisives, des après-midi suprêmes pour ces fleurs délicates de l’imagination ; Perrault est venu à cette heure pour cueillir ces roses de la féerie, prêtes à s’effeuiller, et pour en fixer, dans ce style simple comme le sujet, mais animé d’une grâce magique, d’une fatidique malice, la couleur rajeunie et le parfum ravivé. Traduire ainsi, — et le premier, — c’est créer. Il faut avoir beaucoup d’esprit pour savoir se borner à celui qui convient dans un sujet donné. Perrault a eu ce tact, cette mesure, ce bonheur. Chacun de ses personnages parle la langue du temps, mais parle surtout celle de son rôle et de son caractère. Perrault a su faire parler, marcher, agir, dans un air de vérité humaine, des personnages surhumains, dont la figure n’apparaissait que dans des formes fantastiques et avec les exagérations terribles ou grotesques du cauchemar. Il a mis ce grossier et brutal merveilleux du moyen âge au ton des sociétés polies et des enfances cultivées. Ses fées ont des têtes de grand’mères. Ses ogres eux-mêmes n’ont rien de trop repoussant. Ils sont bons pères, bons maris, et il semble que ce n’est pas leur faute s’ils ont coutume de se nourrir de petits enfants et de se régaler de ces chairs fraîches, tendres, rosées et lactées, en compagnie de leur famille et de leurs amis.

Il y a des ogres et des ogresses dans la plupart des contes de Perrault, et c’est le cas de dire ce qu’il faut penser, historiquement et étymologiquement, de cette race fantastique d’anthropophages européens, qui semblent être la personnification, exagérée par la terreur populaire, des excès commis par les races d’invasion. Pendant la guerre de Cent ans, du temps de du Guesclin, comme le remarque son dernier historien, la terreur et la haine des paysans et des bourgeois, foulés et rançonnés à merci par les chefs des grandes compagnies, par les bandes de soudards anglais et n a carrais dont les châteaux forts étaient de vrais repaires de bandits, les accusaient de boire, pendant leurs orgies, le sang des petits enfants et de manger leur chair[16].

De tout temps, les peuples frontières, ceux qui souffrent les premiers et le plus longtemps des maux et des excès inséparables d’une invasion, ont traité d’ogres les farouches intrus, et dans les récits de la veillée on entend encore parler des Tartares, Cosaques, Kalmouks et Baskirs de l’invasion de 4814, comme de véritables ours humains, mangeurs de chandelle et de viande crue, macérée sous la selle, « chair d’enfant plus que d’agneau, » disent, se signant, les vieilles commères.

L’ogre est donc, dans les contes de fées, la personnification, vue avec les yeux grossissants de la terreur populaire, du brigand, du larron, de l’envahisseur, habitant des cavernes et des forêts. Il y a là un souvenir des géants, des cyclopes antiques, mêlé avec celui des Huns d’Attila, des Goths d’Alaric, des Tartares de Gengis-Khan et de Tamerlan.

« Les plus anciens et les plus cruels de ces dévastateurs devinrent les plus célèbres, dit Walekcnaër, et leurs noms servirent à désigner tous les autres. C’est ainsi qu’on réunît les noms des anciens Huns et des féroces Oïgours, pour désigner les Madgyars, tribu tartare, venue des bords du Wolga, qui s’établit le plus avant dans l’intérieur de l’Europe. En Dacie et Pannonie, on les nomma d’abord Hunni-Gours, et leur pays Hunni-Gourie ; de là sont venus les noms de Hongrois et de Hongrie. Les Hongrois, les Hunni-Gours, les Ouïgours, sont les ogres de nos contes de fées ; ce sont des êtres féroces, qui dévorent les enfants, et aiment la chair humaine, tendre et savoureuse.

« Les Hongrois au neuvième siècle sont les Oïgours, et dans les écrits en langue romane des douzième et treizième siècles, ce sont les Ogres. Ouvrez le dictionnaire de la langue romane, au mot Ogre, et vous y trouverez pour synonyme le mot Hongrois. Il n’y a rien de plus certain et de mieux prouvé que cette origine.

L’ogre serait donc une création fantastique, une race imaginaire d’hommes géants, torves, velus, menant la vie sauvage, issue du souvenir, toujours vivant chez nos populations rurales, des excès des invasions barbares, hunniques, tartares, normandes, sarrasines, anglaises ; toutes les légendes ont de même leur race cannibalesque d’hommes ou de monstres à face humaine, pires que les tigres et les loups, ogres des contes français, gouls (d’où goulu) des contes arabes, démons sauvages retirés, embusqués dans les lieux déserts, affamés de chair humaine, dont la griffe ne fait quartier à aucun passant. Il en est question dans la quinzième des Mille et une Nuits.

L’étymologie du mot ogre, donnée par Walckenaër, et qui nous semble assez plausible, est contestée, ou plutôt chicanée par Littré, qui lui oppose des étymologies beaucoup moins naturelles selon nous, sous prétexte que la forme du mot, dans les langues romanes, ne se prête pas à la dérivation d’ogre par Hongrois, Hongre et Oïgour. Pour lui, l’étymologie régulière est dans l’ancien espagnol huergo, huerco (espagnol moderne, ogro, ogre) ; dans l’italien orco, le napolitain huerco (triste), l’anglo-saxon orc (démon infernal), du latin orcus, enfer, dieu de l’enfer, d’après Diez (orucs, d’après Maury, est un mot étrusque). Tout cela est bel et bon ; mais nous persistons à trouver beaucoup plus claire, logique et conforme à la raison historique, dont il faut bien tenir quelque compte dans la formation des mots, l’étymologie tirée de Hongre et Oïgour.

Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, mais nous insistons parce que c’est là un trait original, un trait essentiel de sa physionomie de conteur, Perrault s’est bien gardé de donner à ses ogres cette figure antique, quelque peu grimaçante, et d’une férocité à la fois terrible et grotesque, il n’a pas plus exagéré la férocité, l’air farouche et le ton brutal de ses personnages odieux, qu’il n’a exagéré la beauté ou la majesté de ses fées, la grâce de ses héroïnes, la galanterie de ses héros, personnages agréables, grate persone de ses drames.

Toutes ces figures sont à un point juste, familier, naturel. Ses rois sont des tyrans débonnaires qui, comme celui de Peau d’Âne, n’ont que des caprices, des velléités de persécution dont ils font bientôt amende honorable, et qui semblent conspirer eux-mêmes à mettre en relief la vertu de leur passagère victime. Barbe-Bleue lui-même n’est pas si pressé de tuer sa femme, qu’il ne lui donne le temps d’éviter le châtiment suprême. Il menace sans cesse de monter au haut de la tour, si elle n’en descend point ; mais il ne le fait pas, et les frères libérateurs arrivent, qui n’ont pas de peine à débarrasser leur sœur d’un bourreau plus prodigue de menaces qu’expéditif dans ses cruautés. La belle-mère de la Belle au bois dormant, qui a la fantaisie de manger ses petits-enfants à la sauce-Robert, semble plutôt une folle, une maniaque, atteinte d’un appétit dépravé, qu’une véritable ogresse, une goule, une louve, une harpie, une stryge, un vampire, un monstre enfin. Les personnages les plus méchants des petits drames ou plutôt des petites comédies de Perrault, car tout y finit par des mariages et par des moralités galantes et piquantes qui ont des airs d’épithalames, ce sont les belles-mères, jalouses et fantasques peut-être encore plus que cruelles, comme la marâtre de Cendrillon. Mais ces marâtres fâcheuses, et grondeuses, et envieuses, quel charmant repoussoir elles ont dans la marraine, la fée familière et officieuse qui prend à tâche de tout arranger, et qui semble de la famille, tant elle est bonne personne ; jusqu’aux méchantes fées, qui se contentent de sorts presque anodins, et dont la vengeance se satisfait à peu de frais, comme celle qui se contente de condamnera dormir cent ans la Belle au bois dormant.

Ce tact, cette mesure, cette sobriété, cette discrétion, ce goût dans l’emploi heureux et la mise au point juste des personnages fantastiques et légendaires, sont d’autant plus à remarquer à l’éloge de Perrault, qu’il écrivit son livre en pleine vieillesse, à un âge d’expérience et de désabusement, et qu’il dut résister à la tentation d’avoir de l’esprit, d’en donner à ses héros, de les accommoder à la façon, à la mode piquante du jour, et de préférer au succès auprès des enfants le succès auprès des parents. Ces parents, au moment où il écrivait, appartenaient eux-mêmes à une génération qui n’était pas revenue, sans en garder une forte tendance au scepticisme et à l’ironie, des illusions romanesques ou héroïques de la Fronde. Aux premières Précieuses, solennelles et guindées, avaient succédé les secondes, dont Mme  des Houliéres, qui a souvent le propos leste et le mot gaillard, est le type. Cette seconde préciosité comportait fort bien le commérage jovial, le cailletage malicieux dont les lettres de Mme  de Sévigné sont le chef d’œuvre.

En petit comité, elle l’avoue elle-même sans repentir, elle n’hésitait pas à rire, avec cette étourdie pleine de verve, Mme  de Coulanges, des chimères qui avaient fait pleurer sa jeunesse.

La fin du grand siècle sera comme une revanche du bon sens, de la raison, du bel esprit sur les surprises du cœur, qui ont animé et égaré sa jeunesse. Aux larmes romanesques de la grande Mademoiselle, que Lauzon fait pleurer, répondent malignement le rire amer et discret de la Rochefoucauld, le rire sec et clair d’Hamilton. Le moment où Perrault, sollicité entre le parti d’être naïf ou celui d’être sceptique, entre l’air de croire à ses fictions ou celui de s’en moquer, opte pour la première de ces alternatives, est précisément cette époque critique où on affecte de rire de tout, où, si l’on garde encore la religion de Dieu et du roi, on est en train de perdre la superstition des héros de roman et de contes de fées, où l’art et le succès des beaux diseurs de cour, des beaux esprits de salon, consistent précisément non à émouvoir, à charmer, mais à amuser, à chatouiller, à mitonner, c’est le mot du temps, les dames avec des amalgames comiques de fables et de personnages fantastiques, un salmigondis d’aventures dérisoires, un grossissement caricatural et grotesque des fiction romanesques et chevaleresques.

Suivant le courant ainsi indiqué, Mme  d’Aulnoy, Mme  la Force, Mme  de Murat, qui viendront après Perrault, tomberont dans une double exagération, l’exagération de l’intrigue et du ton ; leurs imbroglios seront compliqués, enchevêtrés, leurs moyens d’une ingéniosité raffinée et puérile, leurs héros trop féconds en conversations d’une galanterie poussée jusqu’à la fadeur.

Quinze ans après Perrault, viendra Hamilton, qui ne verra dans la féerie française et la féerie arabe elle-même qu’un thème à variations ingénieuses et ironiques, qu’un prétexte à jeux de patience et à casse-tête pour les imaginations désœuvrées et frivoles. Dix ans après ce chef-d’œuvre immortel, les Contes de Perrault, paraîtront ces contes dont Hamilton ne s’est pas même donné la peine d’achever deux sur quatre, et qui ne sont plus d’un naïf, mais d’un malin, d’un croyant, mais d’un sceptique.

Perrault, trop avisé pour ne pas choisir le parti d’être naïf, eût pu, avant Hamilton, enterrer brillamment la féerie, être le Cervantes de ce donquichottisme du conte de fées ; il préféra raviver la lampe de la veillée aristocratique et populaire des âges romanesques et chevaleresques, et lui faire jeter un suprême ut inextinguible éclat. Il préféra la popularité éternelle auprès des enfants et des simples à un succès moins durable auprès des gens d’esprit. Il préféra, comme marraine de ses contes, l’Imagination à la Raison. Il les dédia à Mademoiselle, non la dernière des héroïnes de roman, des princesses de féerie, mais à la fille de la seconde Madame, future duchesse de Lorraine, princesse d’un esprit et d’un cœur raisonnables et tempérés. Il ne se piqua point, comme Mme d’Aulnoy, la meilleure pourtant de ses imitatrices, et qui eut aussi l’esprit de paraître croire à ses fictions, seul moyen d’y faire croire les autres, de faire les délices de la petite cour qui chassait, devisait et médisait, et surtout dînait et soupait à Meudon, dont les jardins étaient le théâtre de ces derniers Décaméron de la décadence. Il ne prétendit même pas, comme y prétendit et y réussit peut-être Hamilton, à faire sourire Mme de Maintenon, fée sensée et chagrine, dont l’enfance aventureuse et délaissée n’avait été bercée d’aucun conte, dont la jeunesse n’avait été égayée d’aucun roman, et qui passait son temps à gronder, en marraine acariâtre, la duchesse de Bourgogne, une vraie petite princesse de féerie, celle là, égarée dans cet automne attristé et positif de la fin du règne.

Perrault, et c’est là que son tact, son flair, son goût, éclatent jusqu’aux proportions du génie, ne céda point à la tentation de parti pris sceptique et ironique qui lit à Hamilton un succès de bien moindre aloi et de bien moindre durée que le sien. Il eut l’art et le goût de rajeunir et de raviver sans les enjoliver, sans les gâter, des fictions surannées. Il donna le costume et le langage du temps à leurs personnages[17], mais il leur conserva le caractère traditionnel la physionomie typique, et sous le costume et le langage moderne, laissa à propos percer, par quelque détail et par quelque trait, par quelque formule, leur naïveté archaïque et populaire, comme on mêle un coin, un lambrequin de vieille tapisserie à la tapisserie moderne, et comme on les attache au besoin par un clou terni de l’ancienne décoration[18] ; et il leur fit jouer leur comédie au profit de deux ou trois moralités de morale mondaine, profane, courante, familière, de ce qu’on peut appeler la morale du bon sens. Nous sommes loin, dans l’inspiration et dans l’exécution de ses contes, de l’état d’esprit de la haute société du temps à l’endroit de la féerie et des fées, état d’esprit qu’une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, du 6 août 1677, antérieure d’un an seulement à Peau d’âne, nous peint à merveille, nous mettant ainsi à même de comprendre ce que ne fit pas Perrault et ce que, quinze ans plus tard, fit Hamilton. Mme de Sévigné écrivait donc, le 6 août 1677, à sa fille :

« Mme de Coulanges, qui est venue ici me faire une visite jusqu’à demain, a bien voulu nous faire part des contes avec quoi l’on amuse les dames de Versailles ; cela s’appelle les mitonner ; elle nous mitonna donc, et nous parla d’une île verte ou l’on élevait une prêtresse plus belle que le jour. C’étaient

les fées qui soufflaient sur elle à tout moment. Le prince des Délices était son amant. Ils arrivèrent tous deux un jour dans une boule de cristal, à la cour du roi des Délices, et ce fut un spectacle admirable : chacun regardait en l’air, et chantait sans doute :

Allons, allons, accourons tous,
Cybèle va descendre.

« Ce conte dura une bonne heure ; je vous épargne beaucoup en considération de ce que j’ai su que cette île verte est dans l’Océan ; si c’eût été dans la Méditerranée, je vous aurais tout dit. »

Perrault ayant fait, pour le succès plus durable et plus doux qu’il y a à contribuer à l’éducation et à la récréation de l’enfance, le sacrifice du plaisir d’amuser, de mitonner les dames, devait se montrer, en ce qui touche la moralité de ses contes, aussi sobre, aussi discret, mais aussi plein de tact et de mesure, qu’il l’avait été en ce qui regarde leur invention, ou plutôt leur traduction à l’usage du temps.

Ses moralités, en effet, sont sans prétention dogmatique, de même que ses récits sont sans prétention pédantesque. Ils concluent et le plus souvent ils laissent à la raison et à la sensibilité naissante de l’enfant le soin de conclure à des leçons claires et simples, donnant du bien, du devoir, de la vertu, une idée agréable, encourageante. Il fera ressortir, par exemple, et mettra en relief les dangers de l’école buissonnière dans le Petit Chaperon rouge, les dangers de la curiosité dans Barbe-Bleue. Il réhabilitera, dans le Petit Poucet, la force morale cachée sous la faiblesse physique, et glorifiera Le triomphe de la ruse intelligente sur la brutalité inepte.

La Belle au bois dormant, c’est l’éloge de la patience. Tout vient à point à qui sait attendre. Il faut savoir dormir et se réveiller à propos.

Cendrillon, c’est l’espoir rendu, le triomphe assuré à la cadette disgraciée, opprimée par des sœurs jalouses, et qui n’en verra pas moins un prince à ses pieds, couronnés de la pantoufle victorieuse, et qui trouvera à se venger par des bienfaits le seul plaisir digne de sa jolie âme.

Peau d’Âne, c’est encore un saisissant conseil de patience dans l’épreuve domestique et de confiance dans la vertu, donné aux jolies princesses menacées par des projets odieux, qui savent préférer la fuite, l’exil, la servitude et la passagère déchéance de la misère à la perte de leur liberté et de leur dignité morales.

Le Chat botté, c’est comme le Petit Poucet, l’éloge de la finesse, de l’industrie, de la malice, mises non plus au service du salut personnel, mais au service d’un dévouement familier. Le Chat botté enrichit son maître. Le Petit Poucet s’enrichit lui même. Cet exemple, on le sent, est de beaucoup le plus cher à Perrault, C’est, de tous ses contes peut-être, celui où il a mis le plus de son cœur et en même temps le plus de son esprit. Il semble l’entendre dire : « Parents malheureux (car il y a aussi des leçons pour les parents dans ce livre destiné aux enfants), ne cédez, jamais aux mauvais conseils du désespoir ; ne sacrifier jamais vos enfants, cette vivante espérance ; parmi eux, il en est un peut-être qui vous dédommagera de toutes vos peines, qui désarmera le sort, et trouvera grâce devant la Fortune ; et vous, enfants, songez, à ce que vous coûtez à vos parents, qui vous donnent deux fois la vie, par la naissance et par l’éducation ; songez à mettre à profit cette dernière, de façon à savoir toujours retrouver votre chemin dans la forêt de la vie, et échapper au besoin, par d’heureux stratagèmes, aux crocs affamés de la misère, qui rôde autour des pauvres et des petits. »

Riquet à la Houppe, c’est la consolation de la laideur, dont notre sexe a le privilège ; c’est un hommage rendu à l’éloquence que l’esprit, peut prêter à des lèvres disgracieuses, au charme même dont la passion fidèle peut parer un masque ingrat, à la bonté, plus belle que la beauté, à la supériorité des agréments et des succès de l’esprit, qui sont éternels, sur les succès et les attraits passagers de la beauté physique et plastique.

C’est une recherche pleine de curieux enseignements et de piquants contrastes que l’étude des variations, des vicissitudes, à travers les temps et les lieux, de ces thèmes d’imagination et de moralité, de ces récits légendaires, de ces leçons traditionnelles, que Perrault a su mettre au point du génie, du caractère et du langage français à leur meilleure époque, à leur classique et glorieux apogée ; et c’est cette recherche à laquelle nous allons maintenant nous livrer.


VII.


C’est Paul de Saint-Victor qui a le mieux vu, avec Charles Giraud, tout ce qu’il y a à voir dans les contes de fées, et c’est lui qui l’a le mieux dit. Il faut toujours en revenir à lui sur ce sujet qu’il a traité avec la plus heureuse prédilection, et jalonner notre route en lui empruntant quelque brillant passage qui marque, comme un drapeau de pourpre brodé d’or, nos transitions, nos étapes, d’une idée à une autre. Il a très bien signalé deux choses, à l’honneur de la perspicacité de Perrault, et à l’honneur de son œuvre : c’est d’abord la juste et habile proportion avec laquelle il a fait entrer dans sa composition moderne les éléments anciens de la tradition féerique : ensuite l’heureux effet de lointain que deux siècles ont assuré à cette œuvre devenue aujourd’hui archaïque, comme les jardins et le palais de Versailles : d où une concordance, une harmonie dans les détails, une poésie sur l’ensemble, qui sont uniques.

« La couleur du dix-septième siècle, empreinte sur ces légendes immémoriales, n’est plus aujourd’hui un anachronisme, mais une harmonie. N’est-il pas déjà un temps de féerie, ce siècle royal où tout un peuple de courtisans vivait enchanté dans le cercle de l’étiquette, au milieu des statues et des jets d’eau d’un jardin magique ? La trompe des chasses de Marly et de Rambouillet sonne d’aussi loin à nos oreilles que le cor d’Artus dans la forêt de Brocéliande. Les lourds carrosses qui transportaient processionnellement cette cour pompeuse de palais en palais et de fête en fête ont une tournure aussi étrange que les dragons volants et les citrouilles attelées de souris. Les rondes des fées et les menuets des duchesses se dessinent dans le même lointain brumeux et bleuâtre. Ainsi les histoires de la chevalerie étaient déjà bien vieilles lorsque les tisseurs de la Flandre les déroulaient sur leurs tapisseries de haute lice. Aujourd’hui, l’étoffe séculaire semble contemporaine du roman brodé sur sa trame. Sa vieillesse, mêlée à son antiquité, ne fait plus qu’une avec elle. »

Si Perrault eut l’art d’habiller les légendes et les traditionnelles figures de la féerie, il eut aussi l’art de ne pas chercher à en inventer de nouvelles, et de ne pas s’en fier à lui d’une création hasardeuse, trouvant avec raison, comme plus tard Voltaire, qu’il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que personne, c’est tout le monde. Il travailla donc sur ce fonds commun de la fiction populaire, dont le fantastique étrange ou charmant se fait jour sous une parure qui le rajeunit sans l’altérer, et se reconnaît facilement sous le vêtement léger dont il l’a habillée.

« Les contes de Perrault ont gardé d’ailleurs sous leur costume rococo le caractère fantastique des légendes dont ils sont sortis. Pour avoir été débrouillée par Le Nôtre, et taillée par la Quintinio, cette sylve enchantée n’en conserve pas moins ses échos antiques et ses racines se rattachent aux plus profondes traditions. Les fées de Perrault arrivent directement des forêts celtiques ; ses ogres descendent des râkskas de l’Inde et du cyclope homérique. Le Petit Poucet est l’incarnation gauloise de ces nains qui remplissent les légendes allemandes de tours subtils joués aux géants. Le Chat botté revient du sabbat, et la terreur qu’il inspire s’explique par les métamorphoses félines des sorcières. Le palais de la Belle au bois dormant correspond, par des passages secrets, à la caverne des Sept-Dormant et à cette montagne de la Thuringe, où l’empereur Frédéric, au milieu de sa cour, dort accoudé sur une table de pierre dont sa barbe rousse fait trois fois le tour. La pantoufle de Cendrillon s’appareille à la sandale de Rhodope enlevée par un aigle et jetée par lui sur la poitrine de Psammétique, roi d’Égypte, qui fit chercher par toute la terre la femme à qui elle appartenait, et l’épousa dès qu’on l’eut trouvée, Peau d’Âne remonte peut-être à l’Âne d’or d’Apulée. Les antiquaires, en s’approchant de très près, reconnaissent dans Barbe-Bleue un roi breton du sixième siècle, nommé Comorus, qui tuait ses femmes, que ressuscitait ensuite saint Gildas. »

Paul de Saint-Victor n’a rien dit de cette petite figure effacée, type d’ingénuité enfantine et presque inconsciente : le Petit Chaperon rouge, le premier personnage qui traverse la scène des Contes de Perrault, et y attire, par une de ces premières et tragiques aventures qui peuvent arriver à tous les enfants qui flânent en route et font leurs commissions en écoles buissonnières, l’attention terrifiée de toute la puérilité.

À ce petit personnage sans nom, typique pourtant à cause de cela même et sous son étiquette : le chaperon rouge, nom tiré du couvre-chef caractéristique d’une classe et d’une époque, n’en représentant que mieux cette classe et cette époque, baptisées par le conteur du nom de la coiffure à queue et à bourrelet du moyen âge, comme plus tard il eût pu dire : la petite cale rouge ou la petite bavolette bleue ou la petite grisette ; à cette enfant, disons-nous, il ne convenait pas d’opposer un géant, un génie, un dragon, un agent supérieur de la tyrannie et de la persécution fantastique. Passe encore si c’eût été sa plus grande sœur Nicette, ou son autre sœur Nicolette, ou Perrette au Pot au lait, sa sœur aînée. Pour elle, il suffit du loup qui la croque. Mais non pourtant d’un loup ordinaire, vulgaire : c’est plus qu’un loup : c’est le Loup, le Messire Loup de la Forêt fantastique, le représentant de la faim jalouse et cruelle du Mal, affamé du Bien, l’incarnation animale, mais parlante, et caressante ou menaçante tour à tour, et toujours implacable, de Satan rôdant autour des innocences fraîches et à l’affût de ces cœurs naissants, tendres et roses, comme ses joues encore lactées, de l’enfance à sa première faute, à son premier péché. Péché mignon, s’il en fut : ne pas se méfier assez en route des mauvaises rencontres et prêter l’oreille non aux fleurettes, mais aux sornettes du Loup, du Loup-garou terreur des chaumières et même des châteaux, du Loup méchant et férocement narquois, tyran de la forêt, que les tours malins du Renard, son ennemi intime, son victorieux mystificateur, n’ont pas réduit à la philosophie de l’expérience et de l’impuissance, qui n’est pas encore devenu le loup presque débonnaire, le diable fait ermite, auquel pourtant il ne faudrait point trop se fier : le Loup blanc.

Le conte du Petit Chaperon rouge se conte aussi en Allemagne et porte, dans le recueil des frères Grimm, le même titre que dans Perrault, qui l’a pris tout vif dans la tradition du moyen âge et lui a laissé toute sa saveur, toute sa crudité primitives. Il est incontestablement le plus ancien de tous. Il sent son fabliau ou son lai d’une forte odeur rustique et agreste ; s’il ne fait point partie du répertoire de veillée de Robin sous François Ier. il fait certainement partie du répertoire des nourrices et des mères-grands qui veulent intéresser les petites filles à l’obéissance et à la prudence par l’intérêt d’une double conservation, d’un double salut.

Car, pour la mère-grand française, le loup n’épargne pas, ne rend pas sa proie ; le paysan du moyen âge sait que toute mauvaise rencontre au bois est inexorablement funeste, et que le loup et son digne compère non moins affamé, non moins cruel que lui, le bandit anglais ou navarrais des Grandes Compagnies, ne font ni grâce à la vieillesse, ni merci à l’enfance, et que nul scrupule, nulle pudeur, ne les arrêtent. Il sait, ce paysan, au récit pessimiste et amer, qu’il ne faut point compter, car cette confiance a été souvent déçue, sur l’intervention libératrice de quelque bonne fée. Dans le conte français, ni la mère-grand, ni le Petit Chaperon rouge ne survivent au piège que leur a tendu leur ennemi.

Cette solution brutale, ce dénouement sec et triste comme un double coup de mâchoire, ont répugné à la sentimentalité allemande. Une tradition optimiste, pieusement recueillie par les nourrices d’outre-Rhin, a ressuscité miraculeusement les deux victimes du terrible loup, et les larmes de joie que fait verser leur délivrance ferment les yeux sur l’invraisemblance grotesque du moyen qu’emploie, pour les rendre à la lumière, le chasseur qui joue ici le rôle bienfaisant de la fée. Cette réserve faite, au nom du goût et du tact français, qui ont quelque peu fait faute à l’auteur de la version allemande du dénouement du Petit Chaperon rouge, il y a dans cette version des détails spirituels et amusants.

« Quand le loup fut bien repu, il se recoucha dans le lit, s’endormit et se mît à ronfler largement. Or, il arriva qu’au chasseur passa prés de la maison. « Eh ! se dit-il, comme la vieille mère-grand ronfle ! je veux voir si elle n’est pas indisposée. » Il entra dans la chambre, et, quand il fut près du lit, il vit que c’était le loup qui ronflait si bien : « Ah ! ah ! je t’y prends, vieux coquin, dit-il, il y a longtemps que je te cherche. » Et il allait lui dépêcher un bon coup de fusil, quand il s’avisa que le loup avait sans doute mangé mère-grand, mais qu’il y aurait peut-être encore moyen de la sauver ; et au lieu de tirer, il prit une grande paire de ciseaux, et se mit à découdre le gros ventre de M. le Loup, qui ronflait toujours. Il n’avait pas plus tôt donné deux coups de ciseaux qu’il vit poindre le Petit Chaperon ; deux coups de plus, et la petite fille délivrée sauta par terre en criant : « Ah ! que j’ai eu peur ! c’était si noir dans le ventre du loup ! » Puis, la mère-grand sortit à son tour, vivante encore, mais pouvant à peine respirer. Alors le Petit Chaperon rouge alla vite chercher de grosses pierres dont on remplit le ventre du loup. Quand il se réveilla et qu’il vit tout ce monde, il voulut sauter à bas du lit ; mais les pierres étaient si pesantes, qu’il tomba lourdement à terre et mourut du coup. C’est alors que nos trois amis furent contents ; le chasseur prit la peau de messire Loup et s’en retourna chez lui ; la mère-grand mangea sa galette et le petit pot de beurre que le Petit Chaperon rouge lui avait apportés, et les trouva excellents. Quant à la fillette, elle se dit : Tu ne t’en iras plus jamais courir loin de la route, dans le bois, quand ta mère te l’a défendu. »

Le Petit Poucet est aussi certainement du fonds le plus ancien de la tradition, de la mine populaire exploitée par Perrault ; c’est encore un conte triste, inspiré par le souvenir de cruelles réalités, de séculaires misères. Ce bûcheron et cette bûcheronne, que la famine contraint d’abandonner leurs enfants, de les perdre, ce sont des paysans de la France du moyen âge, au lendemain de ces guerres d’invasion succédant aux déprédations de la tyrannie féodale, qui répandaient sur le monde des chaumières les fléaux des sept plaies d’Égypte. Ce sont des paysans de ces lendemains de la Ligue, de ces lendemains de la Fronde, ou des misères si terribles déconcertèrent parfois dans un saint Vincent de Paul jusqu’au génie même de la charité. Ce sont de ces paysans qu’en plein règne de Louis XIV sous le mensonge de son décor olympien, la Bruyère et Fénelon ont vu se nourrir d’herbe et ramper, hâves et décharnés, sur leur sillon stérile. Souvenez-vous du passage de la Bruyère :

« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noire, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et déracinés ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »

Pour que ce laboureur, cet homme des champs, sous Louis XIV, si âprement peint par la Bruyère, avec ce sang-froid affecté où gronde sourdement tant de pitié et de colère, tant de mépris des grands et de tendresse pour les petits, pour que ce laboureur manquât même de ce pain noir, de cette eau fraîche et de ces racines qui composèrent l’ordinaire du peuple des campagnes pendant les grands tournois de la Fronde et ses chevaleries, et ses galanteries, et ses cortèges empanachés de paladins et d’amazones, et plus tard, pendant ce grand règne de carrousels et de guerres, et de conquêtes, et de sièges menés en l’honneur des dames, assistant en carrosse doré à ces meurtriers spectacles ; pour cela que fallait-il ? Rien, moins que rien, une année de surcroît de taille et de corvée, une année de trop de passages de gens de guerre, une année d’épidémie, d’épizootie, d inondation, une année de vaches maigres et de sauterelles, de moisson sans grain et de vigne sans fruit. Alors, disette générale, famine chez les pauvres gens qui vivent d’un métier perdu, ou comptent pour manger et pour boire sur la mamelle tarie de la terre nourricière.

C’est à un de ces misérables lendemains de gloire inutile, à un de ces moments de ruine et de malédiction, où le ciel, voilé de nuages sinistres, cache le visage de Dieu à l’homme, qui s’en croit abandonné, et où les peuples paient si cher les romans de leur histoire, c’est à un de ces moments que s’ouvre le drame du Petit Poucet, dans la cabane sans pain où le père et la mère délibèrent en gémissant sur les moyens de se débarrasser de toutes ces bouches avides qu’ils ne peuvent plus remplir.

Sur la scène d’un pareil débat à voix basse, plein de honte et de douleur, nulle fée n’intervient, consolatrice et libératrice. Le bûcheron affamé, qui rumine en marchant sous bois la résolution de ce soir, n’a rencontré aucune apparition qui lui fasse espérer un remède à ses maux. Quand le bûcheron du temps de Perrault et de la Fontaine rencontre une apparition au coin du bois, c’est la Mort, et elle est telle quelle lui fait peur, et qu’après l’avoir invoquée, il la révoque, la trouvant encore pire que la Vie. Il n’y a pas, dans le Petit Poucet, d’apparition de la Mort, mais il n’y a pas non plus de visite de fée secourable. On ne l’attend pas, du reste, et on n’est pas déçu. Le bûcheron et la bûcheronne sont convaincus que les fées sont de trop grandes dames pour se déranger pour de si pauvres gens. Ils ne croient qu’aux malins esprits et n’en connaissent pas de bons. La superstition des fées est autant un culte de crainte qu’un culte d’espérance. L’espérance est pour les petits un luxe qui ne vient qu’avec les temps heureux. Le père et la mère du Petit Poucet savent bien qu’il n’a à compter sur personne, sur rien.

Mais le Petit Poucet, qui représente symboliquement ce brusque réveil de l’intelligence et de l’énergie populaires, s’arrachant par l’industrie aux servitudes du travail agreste, et arrivant, non plus par la force des mains, mais par la finesse des calculs, à l’indépendance et à la fortune ; le Petit Poucet, qui représente le combat et la victoire de la ruse contre la force, de l’esprit dans un corps grêle contre la bêtise dans un corps gigantesque ; le Petit Poucet, qui personnifie, avec ses caractères français de souplesse, de patience et de belle humeur, le génie populaire s’émancipant et s’affinant à la fois, et devenant le génie bourgeois, le génie de ce tiers état qui sera tout après avoir été rien, et qui prêtera à noblesse, dès Louis XIV, des noms faits pour l’honorer, comme les le Tellier, les Phélippeaux, les Colbert ; le Petit Poucet n’ignore point qu’il ne doit compter que sur lui, et il ne compte en effet que sur lui pour se tirer d’affaire, et sur la Providence, par-dessus le marché, si elle veut bien s’en mêler, ce qu’il espère. « Aide-toi, le ciel l’aidera. » Le Petit Poucet s’aide et le ciel l’aide aussi, qui n’abandonne jamais les petits luttant contre les grands, les faibles luttant contre les forts, et prend plaisir, au contraire, à rabattre l’orgueil humain de ces exemples, de ces leçons de la revanche que l’intelligence opprimée, que le droit méconnu, tirent parfois de la tyrannie du fait, du joug de l’ignorance toute-puissante. Ce triomphe du nain spirituel et courageux sur le géant Rapide et féroce, il est heureusement ancien comme le monde ; la fable antique, sous toutes les formes, la Bible en cent endroits, ont consacré cette leçon de la victoire des pygmées ; sur les géants, du moucheron sur le lion, du petit David, l’alerte tireur de fronde, sur l’énorme Goliath, à la massue aussi inutile qu’effrayante, et de la belle Judith sur le monstrueux et crédule Holopherne.

Aussi, tandis que l’histoire du Petit Chaperon rouge est locale, pour ainsi dire, et n’a que des versions françaises et allemandes, l’histoire du Petit Poucet est universelle, et cette tradition féconde a porté des fleurs et des fruits dans toutes les langues. On trouve partout ce Petit Poucet cher à la légende populaire de tous les temps, parce qu’il est la glorification de la ruse et de l’industrie des petits dans cette lutte quotidienne pour l’existence qu’ils soutiennent contre les grands, et qu’il flatte l’orgueil de Jacques Bonhomme justement fier de ce petit bonhomme qui fait si bien son chemin, et sera secrétaire du roi, et bien mieux que cela, qui sait ? quand la Révolution aura abaissé toutes les barrières, et qu’une savonnette à vilain ne sera pas le dernier terme de l’ambition populaire ou bourgeoise. Ne sont-ce pas des Petit Poucet qui ont fait leur chemin, que les Ney, les Bessières, les Murat, les Bernadette, ces deux derniers partis de si bas pour arriver si haut, et l’un, tomber d’un trône, l’autre y faire souche de rois ?

On retrouve donc, avec des variantes, cette histoire du Petit Poucet ou du petit avisé l’emportant sur le grand inepte, en allemand, en albanais, en suédois, en hongrois, en serbe, en catalan, et dans la cinquième journée du Pentamerone napolitain (Nenillo et Nenilla). Les Anglais ont leur Tom Thumb (notre Tom Pouce) ; ils ont aussi Temolin, Tamlane, Tommel Finger, Jack lhe geant-Killer et Tom Hickathrist, comme les Allemands ont leur Danmesdick, leur Daümling et leur Daümerling, offrant tous, plus ou moins, des personnifications de la grâce, par rapport à la force, de l’esprit par rapport à la bêtise, des exemples de cette généreuse et piquante victoire, riche d’un double contraste, fécond en émotions tragiques et comiques, du plus faible sur le plus fort, du plus petit sur le plus grand, qui peut compenser l’inégalité des conditions et rétablir l’équilibre des influences. De tout temps, les poètes et les conteurs ont été attirés vers ce mythe piquant et consolant de la victoire de la faiblesse sur la force. Dans un hymne homérique à Mercure, le poète le montre « né le matin, joueur de cithare à midi ; le soir, il dérobait les bœufs d’Apollon. » La légende d’Hercule étouffant, à deux mois, de ses petites mains déjà héroïques, sur le bouclier qui lui servait de berceau, les serpents envoyés par Junon pour le dévorer, s’y rattache indirectement, car ce sont là des enfances divines, dont les miracles n’étonnent pas, de même que les exploits de l’enfance de Gargantua et de Pantagruel, qui sont des fils de géants et font naturellement des choses impossibles aux enfants des hommes.

Ce qui est vraiment piquant, vraiment intéressant, vraiment français d’inspiration, c’est le triomphe sur l’ogre, au grand coutelas et aux bottes de sept lieues, de ce Petit Poucet, fils de bûcheron, gamin de la forêt, comme Gavroche est le gamin du ruisseau, qui fourre, partout où il y a à guetter et à écouter, son museau de souris, ses yeux de moineau, ne s’étonnant et ne s’effrayant de rien, vif, hardi, jovial, bon garçon, farceur et mystificateur au besoin, et riant jusque sous le couteau.

Le Petit Poucet, c’est bien vraiment l’esprit et le cœur français aux prises avec les vicissitudes de la vie et les caprices de la fortune. Ce Petit Poucet-là ira encore loin et haut, espérons-le, et, après avoir touché à tant de grandeur et de gloire, ne retombera pas dans la petitesse et l’humilité primitives. Car les peuples ne peuvent cesser de grandir que pour se rapetisser. En dépit de plus d’une aventure et d’une mésaventure, de plus d’une éclipse, ce Petit Poucet n’a pas perdu les bottes de sept lieues de la langue universelle, et n’a pas cessé de gagner plus d’honneur que de fortune, plus de coups que de pourboires en qualité de courrier au service des grands principes de l’humanité ; mais qu’il se défie du sommeil de l’insouciance, ou de celui, pire encore, de l’ivresse ; l’ogre tudesque ne cherche qu’à se venger et rôde lourdement autour de celui qui l’a pris pour dupe, et dont il voudrait être à son tour le fripon ; que le Petit Poucet se laisse lasser ou griser, qu’il s’endorme et voilà l’ogre de nouveau en possession des bottes de sept lieues, du fouet de courrier et du petit habit à grelots[19] !

Il y a, il convient de le noter en finissant sur ce point, plus d’un ressouvenir de l’ogre et du Petit Poucet, vainqueur de l’ogre, dans les traditions et les légendes bretonnes. Là l’ogre est un Sarrasin ; les deux noms sont synonymes. Dans l’un de ces contes gallois, par exemple, la petite sœur des sept garçons exilés du logis paternel et qui se sont réfugiés dans la forêt, où ils se sont faits charpentiers, n’a plus de feu pour faire cuire leur soupe, et va en chercher dans son sabot chez le Sarrasin, dont la femme n’est point Sarrasine, c’est-à-dire chez l’ogre, dont la femme n’est point ogresse.

« Donnez-moi du feu, s’il vous plaît, ma bonne dame, dit la petite fille.

— Je veux bien, mon enfant, répondit la femme ; mais sauvez-vous bien vite ; car mon homme est Sarrasin, et s’il vous voyait, il vous mangerait. »

Comme la petite fille était prête à partir avec son feu, le Sarrasin arriva, et sa femme n’eut que le temps de la cacher sous un paquet de linge sale.

« Je sens la chair chrétienne, dit le Sarrasin en entrant.

— Non, ce sont des poulets que je viens de tuer,

— Je sens la chair chrétienne ; ce ne sont pas des poulets,

— C’est notre vache qui a eu un veau.

— Je sens la chair chrétienne ; ce n’est pas le veau que je sens.

— Ce sont nos petits moutons que je viens de rentrer à l’étable.

— Je sens la chair chrétienne ; dis-moi ce que tu caches.

— Je t’en prie, répondit la femme, je vais tout te dire ; mais tu ne lui feras point de mal : c’est une petite fille qui est venue chercher du feu dans son sabot,

— Je veux bien ne pas la manger, dit le Sarrasin ; mais à la condition que tous les matins, elle m’apportera son doigt à sucer.

La petite fille s’en alla ; mais tous les matins elle apportait son doigt à sucer au Sarrasin, et elle maigrissait à vue d’œil.

« Ses frères s’en aperçurent et lui dirent :

« Qu’est-ce que tu as ? tu deviens pâle comme un navet.

— Je n’ai rien, » répondit-elle.

Mais comme ils la pressaient de questions, elle ne voulut point mentir, et leur dit qu’un, matin, elle avait été obligée d aller demander du feu chez le Sarrasin ; il était survenu pendant qu’elle en prenait, et n’avait consenti à ne pas la manger que si elle lui apportait son doigt à sucer tous les matins ; elle passait son doigt gauche par une fente de la porte, et sa main enflait dès que son doigt avait été sucé.

« Demain, tu retourneras encore, lui dirent ses frères ; mais tu diras au Sarrasin d’agrandir le trou de la porte et de passer sa tête pour te sucer le doigt.

« Le lendemain, le Sarrasin agrandit le trou de la porte, et au moment où il passait la tête pour sucer le doigt de la petite fille, un des frères, qui le guettait, lui fit sauter la tête d’un coup de hache.[20] »

On le voit, et on aura plus d’une fois l’occasion de le remarquer : dans ces traditions et traductions naïves, le fond de l’histoire n’est pas le même, ou plutôt il n’y a qu’un détail, un épisode de l’histoire qui en devient le fond. Il en est de la plupart de ces légendes comme des fragments du miroir brisé, ou plutôt de ces plantes agrestes et alpestres dont le vent emporte aux quatre coins de l’horizon la semence vivace, qui fleurit aux fentes du rocher marin ou sur la poussière, détrempée par la pluie, du toit de la chaumière, en fleurs sauvages, parfois abâtardies, qui n’ont gardé que des restes de la couleur et du parfum originels.

L’histoire et la philosophie du conte de Cendrillon rempliraient presque un petit volume, si on voulait couler à fond ce sujet aussi complexe que sympathique. Il n’est guère de foyer que ne troublent plus ou moins ces inégalités de l’affection paternelle ou maternelle, qui n’ait ses favoris et ses disgraciés, bien que, par une admirable prévision, la Providence ait, pour rétablir l’équilibre, accordé la faveur protectrice, réparatrice, d’une instinctive prédilection maternelle aux enfants qui ont le plus besoin de soins e ! de caresses, à ceux qui les attirent le moins par la beauté du visage ou la santé du corps. Mais enfin c’est une tradition fondée sur l’expérience du cœur humain que celle qui place des enfants heureux et des enfants malheureux, les uns se chauffant au feu clair et les autres grelottant sur les cendres du feu éteint, et cela même aux foyers de palais ; car les rois ne sont exempts d’aucune des erreurs, des fautes et des misères humaines.

Dans les contes de fées de tous les pays, comme dans la vie réelle, dont ils ont pour but de reproduire et de consoler les disgrâces, il y a une Cendrillon. On retrouve cette petite sœur du Petit Poucet, plus naïve et aussi moins malheureuse, car elle n’a pas à se défendre de l’abandon, mais seulement de l’injustice de ses parents, et appartient plutôt à la bourgeoisie qu’au peuple, dans le Pentamerone napolitain ; on lui connaît un vêtement hongrois, norvégien, serbe, catalan, etc. L’auteur anonyme de la Vie de Perrault et du commentaire abondant, curieux, piquant et d’une érudition cosmopolite qui a joutent tant à la valeur de l’édition Hetzel, sans parler des ingénieuses illustrations de Gustave Doré, et que nous avons le devoir de citer avec une gratitude particulière, car nous lui avons emprunté plus d’une indication, cite tout au long la version allemande, qu’il n’est pas sans intérêt de comparer avec la version française, et avec la version bretonne, qu’il n’a pas connue.

Le conte recueilli par les frères Grimm est évidemment une traduction du conte français habillée à l’allemande, avec des variations de détail qui correspondent parfaitement aux différences du génie des deux peuples. Le conte allemand se distingue du conte français, si alerte et si vif, mais si juste de ton et ne poussant rien à l’extrême, par une pointe de sentimentalité qui s’allie mal avec la cruauté du dénouement.

La Cendrillon française a une pantoufle de verre qui glisse à son insu sur le degré et amène l’épreuve qui trahira son incognito ; elle est généreuse et pardonne à ses sœurs, ne se vengeant d’elles qu’en leur faisant partager son bonheur. La Cendrillon allemande a une pantoufle d’or, qui demeure collée aux marches de l’escalier, quand elle s’enfuit de la fête royale à laquelle elle s’est invitée, parce que le prince, par un stratagème qui sent plus encore le curieux que l’amoureux, a fait enduire l’escalier de poix ou de glu.

C’est sur la tombe de sa mère, qui l’a recommandée à Dieu en mourant, tombe sur laquelle elle a planté une branche de noisetier devenue un arbre magique où perchent deux pigeons blancs, que tombent de leur bec, à sa requête, les vêtements magnifiques dont elle a besoin pour paraître dignement à la cour, et y éclipser toutes les prétendantes, y compris ses jalouses sœurs.

Celles-ci poussent l’ambition jusqu’à, consentir, sur le conseil de leur mère, la marâtre persécutrice de Cendrillon, jusqu’à consentir, l’une, à se couper le gros orteil, l’autre, à se couper le talon, pour pouvoir faire entrer leur pied dans la pantoufle. Vains sacrifices, car le fils du roi, qui les a prises en croupe, reconnaît la supercherie au sang qui coule de leur blessure, et les rend dédaigneusement à leur père, pour épouser celle dont le pied entre dans la pantoufle comme de cire. C’est l’expression de Perrault, c’est aussi celle du conte allemand qui trahit ainsi l’imitation du fond par celle de la forme elle-même. Enfin, tandis que notre Cendrillon pardonne à ses sœurs et les associe à son triomphe, la Cendrillon allemande souffre, si elle ne s’en applaudit pas, que les deux pigeons consolateurs de ses déboires et vengeurs de sa querelle, crèvent les yeux, le jour de ses noces, à ses sœurs, par un châtiment féroce qui a, du moins, pour elles l’avantage de les exempter de la vue de ce bonheur qu’elles ont tout fait pour empêcher. Ce dénouement est raide, peut-ou dire, comme on l’a dit d’un autre, du théâtre contemporain.

Disons à ce propos que l’édition Hetzel et beaucoup d’autres impriment la pantoufle de vair, c’est-à-dire de velours vert ou de fourrure. Perrault a écrit et voulu écrire : la pantoufle de verre, et voici les raisons, plus spécieuses que décisives peut-être, qu’en donne M. Ch. Giraud :

« On trouve, dit-il, dans le Pentamerone, Cendrillon (Gatta Cenerentola) moins la pantoufle de verre, embellissement de Perrault, qui a voulu peut-être faire allusion à ce tissu de verre qui fut tant à la mode à la fin du dix-septième siècle ; peut-être encore qu’en France on avait fait de la pantoufle de vair, d'où les bonnes femmes du siècle suivant out tiré leur pantoufle de verre que Perrault nous a passée. »

On peut voir dans cette pantoufle merveilleuse un souvenir de l’histoire, contée par le compilateur grec Elien, d’après laquelle, Rhodope étant au bain, un aigle fondit sur ses vêtements déposés au bord de la rive, enleva une de ses pantoufles et la laissa tomber sur la poitrine du roi Psammétique, qui siégeait sur son tribunal à Memphis, et qui épousa la propriétaire de la pantoufle, ou mule, ou babouche, dénonciatrice du plus joli pied de ses États.

Avec un peu plus d’efforts aussi, on pourrait retrouver dans Cendrillon une sœur cadette, très vulgarisée, de la poétique Psyché, qu’Apulée nous montre victime d’abord et ensuite victorieuse d’épreuves pareilles à celles de notre aimable disgraciée, et consolée plus encore que vengée.

Dans les récits slaves, Scandinaves ou finnois, Cendrillon n’est plus une femme, c’est un jeune homme ; et dans les contes russes d Afonasief nous arrivons, suivant te génie du pays, à une CendrilLon mâle, Ivan Popyaloff, qui n’est plus une créature humaine, mais une abstraction à figure humaine, une personnification mythique, symbolique de la nature endormie pendant l’hiver, qui secoue au printemps les cendres moroses de l’âtre ou du poêle, se réveille au chant des oiseaux, et combat ictorieusement les ténèbres et les frimas, représentés par des dragons acharnés à le dévorer[21] Le génie français, même embrumé des brumes armoricaines, répugne à ces abstractions et personnifications mythiques. Les rêves populaires prennent toujours un corps, et tous leurs nuages se résolvent en figures humaines. C’est ainsi que la Cendrillon bretonne, Cendrouse, est aussi une fille sage et naïve, à peine un brin coquette, dont une bonne fée réchauffe les stations solitaires sur la lande où elle garde son troupeau, et dont le triomphe a bon cœur, car nous ne trouvons pas trace d’un châtiment autre que celui de son bonheur, infligé à la marâtre persécutrice et aux sœurs jalouses. « Je tâcherai, dit-elle ingénument à la fée, qui lui conseille le pardon, de ne plus les détester, puisque tel est votre désir. » La fée lui donne aussi un carrosse sorti d’une citrouille et attelé d’un chat du foyer qui n’a pas peur d’elle, « parce que jamais elle ne lui a fait du mal, » et que trois coups de baguette transforment en un beau Cheval. Cendrillon se promène donc en carrosse, sûre d’avoir avec sa baguette tout l’argent qu’elle désirera, et, après une épreuve dont triomphe sa bonté et qui montre que la fortune ne l’a rendue ni fière, ni égoïste, ni ingrate, elle épousera un beau monsieur, qui, pour la trouver belle, n’a pas eu besoin de mesurer sa beauté et son amour à la petitesse de sa pantoufle. Ce sont là jeux de prince[22].

Ainsi que nous avons en déjà l’occasion de le remarquer, la féerie a sa zoologie, son ornithologie, sa botanique particulières, c’est-à-dire qu’il est un certain, nombre d’animaux, d’oiseaux, de plantes, plus spécialement consacrés à servir d’intermédiaires et d’instruments aux rapports du fantastique avec le réel, de là fée avec l’homme. Le lion, le loup, le renard, la biche, le cerf la chèvre, le taureau, le crapaud, la grenouille, le lézard, le serpent, la souris, l’aigle, le pigeon, la poule, le corbeau, sont, pour la fée et la féerie, des animaux habituels, favoris, plus aptes que les autres à 1 incarnation et à la métamorphose. Ce sont des animaux fatidiques par excellence.

Nous ne parlons pas de la ménagerie exclusivement fantastique, le dragon, la salamandre, l’hydre, l’hippogriffe, la licorne, la gorgone, la méduse, le phénix, le roc, gardiens des châteaux magiques, compagnons de l’enchanteur solennel et du nain malicieux. De même, à côté de la rose, de l’aubépine, du trèfle, de la verveine, du lotus, chers de tout temps à la magie, nous ne citons pas les plantes ou fleurs purement fabuleuses, comme le rameau d’or ou là mandragore qui chante.

Mais, pour en revenir aux bêtes, s’il est un animal qui, par la souplesse de ses mouvements sinueux, son œil de topaze, son poil électrique, son museau moustachu, sa patte de velours à griffes, soit plus propre qu’un autre à jouer un rôle dans l’œuvre féerique, c’est le chat, qui semble dépaysé dans le jour de la réalité, le chat frileux qui rêve et ronronne devant le feu, le chat noctambule dont la volupté amoureuse a les cris et les trépignements du sabbat, le chat qui se caresse à l’homme si égoïstement, léchai de tout temps favori de l’alchimiste et du sorcier, le chat d’Agrippa et de Flamel qui glisse sans encombre, en vertu d’un privilège mystérieux, à travers les parchemins, les cornues et les alambics.

Il y a un chat, un maitre chat, un chat fée, un chat sorcier, dans la plupart des légendes féeriques, et Perrault ne pouvait oublier le Chat botté, dont on retrouve encore des héritiers abâtardis dans les Chats sorciers de la croix de Meurtsell ou de la croix de Couchas sur la lisière de la lande de Frehel, dans les légendes bretonnes.[23]

De tout temps, ces chats, comme tous les animaux féeriques, ont eu le privilège de la parole, et le Chat botté est un joli type de ces chats d’esprit, amis de l’homme, et le plus souvent ministres auprès de lui de la faveur féerique.

Si Le Chat botté ou le Maître chat de Perrault ne sort pas de la IX* Nuit de Strapparole, traduite dès 1579 d’italien en français, par Pierre de Larivey, Champenois, il sort du Pmtamerone. Il est dans l’esprit de Perrault comme dans celui de ses devanciers, le symbole de ces faveurs capricieuses du sort qui font de tel pauvre bellâtre de la veille un enrichi du lendemain. Il personnifie, non sans ironie, cette chance inouïe, cette fortune subite de certains parvenus, heureux sans se donner d’autre peine que la peine de l’être, dont tout l’effort consiste à laisser faire à leur étoile, à profiter sans scrupule de la bêtise humaine, toujours prête à s’engouer des gens heureux, les dispensant d’être habiles et même d’être honnêtes, et trouvant plaisir à applaudir la voiture neuve qui passe de tous les marquis de Carabas.

Dans Strapparole, ce n’est pas un chat, c’est une chatte qui sert d’instrument à la fortune du déshérité Constantin, et qui représente l’aveugle et narquoise complicité du destin dans certaines élévations subites, inexplicables par le mérite et le travail, et qu’il faut bien attribuera quelque influence surnaturelle dont l’instrument, par une vengeance du bon sens populaire, est ironiquement rapetissé.

Dans le conte napolitain, c’est un chat qui remplit cet office de courtier du hasard, nous ne pouvons dire de messager de la Providence, car ces fortunes subites et scandaleuses feraient croire à l’absence de la Providence, si elle n’attestait bientôt sa présence par la leçon d’une chute aussi exemplaire que l’élévation l’a été peu. Slrapparole néglige de dire ce que Constantin, devenu roi par la grâce féline, fit pour récompenser l’animal ingénieux, industrieux, à qui il devait tout. Le Pentamerone est plus explicite, et son dénouement, que Perrault n’a pas reproduit, et que nous citerons, car il en vaut la peine, nous fait assister à l’inévitable ingratitude de Gaglioso et à son juste châtiment.

Perrault, qui est bonhomme, dont l’expérience est sans amertume malgré ses soixante et dix ans, préfère, dans l’histoire du Chat botté comme dans celle de Cendrillon, comme dans toutes les autres, ce trait, est à remarquer, la solution optimiste, le dénouement favorable à l’humanité. Cendrillon pardonne à sa belle-mère et à ses sœurs, la femme de Barbe-Bleue n’a pas la gorge coupée, son bourreau ayant laissé débonnairement, plus prompt aux menaces qu’aux coups, le temps d’arriver aux frères libérateurs. Le Chat botté coule des jours heureux ci repus auprès de son maître reconnaissant, témoin honoré de la fortune dont il est l’auteur. La moralité du conte napolitain est plus amère et peut-être plus juste, comme on va en juger.

« Quand Caglioso se vit si extraordinairement riche et heureux, il remercia le chat plus qu’on ne saurait dire, et reconnut qu’il devait à ses fidèles services sa vie et sa grandeur. « Maintenant, lui dit-il, tu peux, ta vie durant, disposer de moi et de mes biens comme il te plaira, et, si nous avons le malheur de te perdre un jour, que je souhaite le plus éloigné possible, je te ferai embaumer, mettre dans un cercueil d’or et porter dans ma chambre pour y rester toujours sons mes yeux et te rappeler à mon souvenir. »

« Le chat voulut s’assurer de la sincérité de ces magnifiques promesses ; le lendemain, il s’étendit tout de son long dans une allée du jardin et fit comme s’il était mort. La femme de Caglioso, la princesse, le vit la première et s’écria : « Ah ! mon mari, quel malheur ! le chat est mort. — Au diable le chat ! répondit-il, mieux vaut lui que nous. — Qu’allons-nous en faire ? demanda la femme. — Bah ! prends-le par les pattes et jette-le par-dessus le mur. »

« En entendant cette réponse, le chat se releva et lui dit : « Voilà donc ma récompense et mon remerciement pour vous avoir tiré de votre misère ! Voilà mon salaire pour vous avoir donné un palais, de beaux habits, et tous les plaisirs de la vie, à vous qui n’étiez qu’un pauvre diable, un meurt-de-faim, un va-nu-pieds ! Ah ! je le vois bien, à laver la tête d’un âne on y perd son temps et sa lessive. Maudit soit le jour où je vous ai secouru ! Vous ne méritez pas que je vous crache à la figure. Il est beau l’enterrement que vous vouliez me faire, et le cercueil d’or que vous m’aviez promis ! Voilà ce qu’on gagne à obliger les gens de votre sorte. Poignez vilain, il vous oindra ; oignez vilain, il vous poindra. » Et il lui tourna le dos. Cagliuso eut beau lui demander pardon le plus humblement du monde ; rien ne put l’apaiser. Il partit sans regarder derrière lui, grommelant entre ses dents : « Dieu nous garde d’un riche devenu pauvre et d’un pauvre devenu riche ! »

Dans la version norvégienne du Chat botté, Maître Pierre, le protégé du chat qu’il a eu si bon nez de recueillir et de garder, en dépit de la modicité d’un tel héritage, coupe la tête à son bienfaiteur ; mais son excuse, c’est que c’est par son ordre, comminatoire même : « Si tu ne le fais pas, dit le chat, je te crève les yeux. » Maître Pierre s’exécute, frappe en fermant les yeux, et les rouvre pour voir le chat métamorphosé ou plutôt démétamorphosé en une belle princesse qu’il épouse en récompense de son désenchantement, et avec laquelle il règne sur le domaine du Troll', ou ogre Scandinave, dépossédé.

Ce conte du chat qui fait la fortune de son maître, dont il compose tout le patrimoine, se retrouve, avec des variantes diverses, dans le recueil des Contes et Nouvelles qu’écrivait, en 1335, un simple ouvrier sellier, Nicolas de Troyes. Il y a une version allemande (recueil des frères Grimm, no 10 : les Trois Frères heureux), tschèque, serbe ; une version anglaise bien connue : Wittington et son chat. Mais le chef-d’œuvre de ces divers récits est incontestablement celui que Perrault a habillé à la française, paré de détails empruntés aux faits et aux mœurs de son temps, et marqué au coin de sa bonhomie fine et malicieuse. Il a ramené à la mesure de la sagesse bourgeoise et à son sourire sans fiel l’amertume satirique et ironique de la moralité populaire.

Du noble appauvri Dieu me gard !
Et d’un croquant passé richard !

Il se contente de dire en souriant :

L’industrie et le savoir-faire
Valent mieux que les biens acquis.

Mais son sourire en dit long sur ce qu’il pense, sans le dire, de certaines fortunes subites, scandaleuses, odieuses, ridicules ; de ce qu’il pense, lui arrivé par la probité et le travail, de certains parvenus du hasard, de certains Carabes de la finance, dont un intendant habile, un subalterne industrieux, sans scrupules sur les moyens, sachant exploiter la peur des petits et la vanité des grands, ont fait à peu de frais la fortune, le domaine et le nom.

L’idée de Barbe-Bleue est vieille comme le monde. C’est le péché de curiosité et sa punition. Notre première mère Eve et Pandore sont des personnifications, des incarnations de ce joli et funeste défaut que les hommes disent féminin. Le recueil sanskrit intitulé Yrikaï-Katha et l’Hitopadesa contiennent des histoires identiques. Dans les Mille et une nuits, le calender, exposé par les quarante dames, ses belles amies, à la même épreuve que la femme de Barbe-Bleue, n’est pas plus discret qu’elle, et, pour avoir trop vu, devient borgne et doit s’estimer heureux de ne pas devenir aveugle.

Il est donc superflu de suivre ce thème, un des plus anciens de la féerie, avec celui des deux frères ou des deux sœurs, l’un favori, l’autre disgracié, ancien comme Caïn et Abel, à travers toutes ses variations, soit allemandes, soit danoises, ou finnoises, gaéliques, vénitiennes, vainques, catalanes. Car il est autant de versions de ce sujet unique : un époux féroce épousant successivement les trois sœurs ; toutes les trois enfreignant la défense d’ouvrir une certaine porte, les deux premières tombant victimes de leur curiosité et ressuscitées à temps par La troisième, qui fait punir leur tyran.

Le conte de Perrault est celui qui contient le plus de détails originaux, dont une part est traditionnelle, et l’autre de son invention. Le mari ne s’appelle que chez lui Barbe-Bleue, ce qui rappelle par son sobriquet Gilles de Laval, sire de Pays et maréchal de France, pendu et brûlé à Nantes le 20 octobre 1440 pour des crimes de férocité et de lubricité qui devaient être bien avérés et bien abominables, en dehors de l’exagération légendaire, pour avoir entraîné, au mépris de l’impunité féodale, l’exécution d’un tel personnage.

Il peut y avoir aussi, dans les modifications sinon dans la création du personnage, type de la tyrannie féodale et conjugale prête à tout pour assurer le secret et l’impunité de ses orgies, aux abominables mystères, qui mêlaient au vin d’une cruelle ivresse le sang de féminines ou enfantines victimes, il peut y avoir du souvenir de cet Henri VIII, Barbe-Bleue couronne, qui sacrifiait ses femmes sur l’échafaud à mesure qu’il les connaissait ou qu’elles le connaissaient trop : divorce sanglant auquel la sixième, Catherine Parr, n’échappa que par miracle, pour se remarier, dès l’année qui suivit la mort de l’époux dont la perte ne la laissa pas inconsolable. Il y a encore du souvenir de tous les tyrans conjugaux et féodaux légendaires, depuis le sire de Favel qui faisait du cœur de son rival, le sire de Coucy, un rôti monstrueux, jusqu’aux barons brigands des châteaux-repaires d’Auvergne (Fléchier nous a raconté leurs exploits), dont l’audace bravait jusqu’à l’autorité de Louis XIV, et ne céda que devant les robes rouges de ce parlement ambulatoire suivi du bourreau.

Faut-il y voir aussi, comme Paul de Saint-Victor, un souvenir de ce roi breton, Comorus, qui tuait ses femmes, que ressuscitait saint Gildas, ou de ce sire de Carnoët, qui égorgeait aussi ses femmes quand elles devenaient fécondes, par crainte sans doute et par pudeur de voir continuer la race en lui maudite ? Tout cela peut être vrai. S’il y a de tout dans tout, c’est surtout dans les contes populaires, résultat d’un véritable travail d’alluvions successives. Toujours est-il que c’est un des contes où Perrault a le plus ajouté de son cru et de celui du temps, tout en respectant certains détails, certaines formules dont l’archaïsme forme un si piquant contraste avec l’a Hure aisée et le tour vif de son récit. L’est être original que d’imiter ainsi. Cette originalité de Perrault éclatera bien davantage dans la Belle au bois dormant, Peau d’ânes dont il a brodé de si poétiques et si piquants détails le canevas Chevaleresque ou oriental, et dans Biquet à la Houppe type immortel de la supériorité de l’âme sur la bête, de la victoire de l’esprit sur la beauté, dont la création lui appartient entièrement.

La Belle au bois dormant, comme Cendrillon, comme Peau d’Âne, a un fond qu’on peut dire mythique, symbolique, emblématique, et dont il demeure des traces dans le nom des deux enfants que leur grand’mère veut croquer, Aurore et Jour, Soleil et Lune selon la version du Pentamerone, Il est facile de s’apercevoir, qu’il y a dans ce récit, soit en italien, soit en français, deux récits originairement distincts qui ont été ensuite soudés l’un à l’autre, car il y a deux actions, une comédie et un drame, dans l’aventure de la princesse endormie réveillée par un beau prince qu’elle épouse, et l’histoire, beaucoup moins romanesque, des appétits féroces de sa belle-mère, des stratagèmes qui déjouent ses plans et lui arrachent ses victimes.

Perrault, avec son bon sens français, ennemi des obscurités et des vapeurs du symbolisme, ne s’est pas demandé, comme un savant allemand, si son prince conquérant du château enchanté, qui réveille de son sommeil séculaire la princesse piquée à sa quenouille, n’est pas le Sigurd, de la légende de l’Edda, franchissant l’enceinte de flammes qui le sépare de Brynhild, endormie par Odin à la suite d’une piqûre d’épine, et si ce ne sont pas là des personnifications de la nature endormie par l’hiver et réveillée par le soleil du printemps. Il ne s’est pas inquiété non plus du rapport qui pouvait exister entre la Belle au bois dormant et la princesse Zélandine du roman de Perceforest, endormie aussi d’un sommeil magique, dont l’éveille le chevalier Troylus ; encore moins de celui qui peut exister entre le petit Jour sauvé par le cuisinier fidèle de l’appétit carnivore de sa grand’mère et le petit Cyrus, fils de Mandane, sauvé par Harpage fie l’arrêt de mort prononcé par son grand-père Astyage, roi des Mèdes. Il a pris dans la tradition populaire cette double aventure de la princesse endormie par le maléfice d’une fée Guignon, et de la grand mère anthropophage aimant ses petits-enfants jusqu’au point de les vouloir manger. Il a arrangé le tout à la sauce piquante, et l’on peut dire que la sauce vaut mieux que le poisson.

Il en est de même de sa Peau d’Âne, un des contes favoris du seizième siècle, comme en témoignent Noël du Fail avec son Cuir d’Asnette et Oudin avec son Cuir d’Asnon. Là aussi on pourrait retrouver trace d’un fondement mythique, la résurrection de la terre au printemps, se parant des robes nuptiales couleur du soleil. couleur de la lune et couleur du temps, c’est-à-dire couleur de l’air, couleur du ciel. Mais, encore une fois, Perrault ne se soucie point de symbolisme, et quand il en fera dans Riquet à la Houppe, ce sera sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, mais d’une façon humaine, animée, vivante. Il ne soutiendra pas une thèse, il ne prétendra pas prouver quelque chose, et ne l’en prouvera que mieux, en nous intéressant peu à peu à cette laideur de Riquet à la Houppe, que l’esprit transfigure et qui finit par paraître moins disgracié, et enfin assez beau même pour être épousé, à celle qu’il ne saurait se flatter de conquérir du premier coup, mais qu’il gagne peu à peu à sa cause, à force de patience, de souplesse, de courtoisie, de grâce galante, d’esprit enfin, comme ce poète, Alain Chartier, dont la belle Madeleine d’Écosse voulut baiser pendant son sommeil la bouche d’où sortaient tant de belles choses.

L’esprit embellit la laideur, la constance fait tourner à son profit jusqu’aux disgrâces de la nature. Pour être aimé, il faut surtout être aimable. Ce sont là des axiomes à la fois aristocratiques et populaires d’une sagesse proverbiale et galante fort ancienne, auxquels maint conteur des veillées de la chaumière, maint trouvère ou troubadour, hôte ambulant et passager charmeur des châteaux, trouvait trop son compte personnel pour négliger de les vulgariser.

Il y a un conte en vers latins du milieu du quatorzième siècle, par Gottfried de Tirlemont, qui porte, dans son recueil, le titre de Asinarius vel Diadema, dont le héros triomphant est moins encore qu’un homme laid ; c’est un âne, lequel, il est vrai, cache un prince métamorphosé en baudet, et à qui l’amour rend sa forme première. Les graves et savants continuateurs de l’Histoire littéraire de France, MM.  Victor Leclerc et Ernest Renan, ne dédaignent pas de chercher et de trouver des rapprochements entre les aventures de ce prince Peau d’Âne et l’âne ou le serpent du Pantcha-Tantra ou d’un autre recueil de contes indiens. Dans Strapparole, c’est un porc, devenu le roi Porco, et l’on trouve là un nouveau témoignage du caractère ironique et gouailleur des légendes italiennes. Dans le Pentamerone, c’est la princesse Preziosa qui est une ourse, nais non une ourse mal léchée, puisqu’elle reconquiert par le mariage sa forme et sa beauté première.

Tous ces récits n’ont pas, croyons-nous, au point de vue de la conception de Riquet à la Houppe, même une valeur germinale, embryonnaire. On ne retrouve nulle part l’analogue de ce conte, dont les frères Grimm n’hésitent pas à attribuer la paternité entière à Perrault ; c’est une opinion que nous partageons, car ce conte est plein de son génie, plein du génie français et si sympathique aux instincts de notre race, qui a toujours fait, dans les triomphes galants, la plus large part aux victoires de l’esprit, que son modèle, dont l’auteur n’a imité personne, est celui qui dans notre littérature a eu le plus d’imitateurs, dont les copies ne sont pas à dédaigner, et auxquels le sujet a porté bonheur : le Prince Marcassin, la Belle et la Bête, Zémire et Azor.


VIII.


Nous en avons fini avec Perrault, ou plutôt nous avons achevé ce que nous voulions en dire, car on n’en finirait jamais avec ce galant, aimable et savant homme, et le sujet sur lequel il a laissé une ineffaçable empreinte, qu’il a, en quelque sorte, marqué à son nom, est de ceux que deux siècles d’études critiques n’ont point épuisé ; il est inépuisable comme l’imagination même dont il est l’histoire en ce qui touche une de ses plus brillantes et fécondes créations, le monde fantastique, la féerie.

Mais enfin il faut savoir se borner et continuer notre voyage à travers la littérature féerique jusqu’au moment où l’enchantement finit, faute d’enchanteurs, où la mode défait ce que la mode avait fait, et où la mobilité de l’esprit français passe à d’autres engouements. Le voyage, d’ailleurs, ne sera plus long ni varié par la nouveauté des points de vue et la succession des paysages divers. Perrault, en effet, a laissé peu à faire à ses successeurs. Il est le classique par excellence, on peut dire le classique unique d’un genre qu’il personnifie, et il a emporté dans la tombe l’art d’en tirer des chefs-d’œuvre.

Après lui, on ne fera plus que glaner dans ce champ des fictions populaires, des légendes traditionnelles où il a si largement moissonné, laissant une gerbe de récits achevés où le génie français a mis sa belle humeur, sa finesse, sa mesure, qui sont un exemple de ce que l’esprit combiné avec le bon sens peut faire dans les sujets le moins favorables à l’un et à l’autre, un modèle de cet art exquis de rajeunir de vieux matériaux jusqu’au point d’être inventif dans l’imitation et original dans la copie.

Dès le lendemain de l’apparition des Contes de Perrault, le succès, qui trouve toujours des écrivains pour en profiter et des libraires pour l’exploiter, multiplie les imitateurs, les émules qui tous ambitionnent, dont aucun n’arrive à mériter ce titre de rival. Chose remarquable, c’est surtout parmi les femmes d’esprit, qui abondaient en ce temps-là, à la ville et à la cour, qu’éclate cette émulation presque contagieuse d’égaler Perrault et même de le surpasser. Le sceptre de Perrault, le sceptre de l’empire de la féerie, qu’avec une bonhomie et une galanterie qui ne sont pas sans malice, il a laissé échapper de ses mains, tombe en quenouille. Et cette quenouille, ce sont naturellement des femmes qui la filent le mieux. La femme, qui a le génie épistolaire, a aussi reçu, en même temps que le privilège de la maternité, le don du récit, du conte à bercer les petits enfants. C’est pour le sexe une grâce d’état. Aussi s’est-il échappé de la quenouille et du rouet, du fuseau et de l’aiguille de la Mère l’Oye, maniés par des mains frivoles, mais délicates et ingénieuses, plus d’un joli travail, plus d’un tissu mignon, digne des fées qui l’ont inspiré, et où la trame espagnole et italienne, chevaleresque et romanesque, est finement brodée d’or et de soie et ornée à la française.

En même temps que ce courant d’imitation, qui arrache aux amateurs du genre leurs derniers suffrages et provoque leurs premiers dégoûts, se dessine un courant critique, sceptique, satirique, de réaction, de protestation. Hamilton, au nom d’une minorité, destinée à devenir la majorité, de gens d’esprit et de goût révoltés par des imbroglios puérils où le compliqué, le bizarre, remplacent l’ancien drame, si net, et où au naturel de l’ancien style a succédé une préciosité galante, dégénérant eu fadeur, s’en fera l’organe et le champion. À la fin du règne de Louis XIV, et jusqu’aux succès nouveaux d’exhumation de vieux récits et de rajeunissement des poèmes et des romans du moyen âge, qui consacrent la gloire sérieuse des Lacurne de Sainte-Palaye et la gloire frivole des comtes de Tressan et des Creuzé de Lesser, le conte de fées est un genre démodé, suranné, condamné par les inconstances de l’engouement français à une longue, peut-être éternelle disgrâce, et ces récits, un moments recherchés, tombent, de chute en chute, des mépris du salon et des dégoûts du boudoir à ce dernier affront, succédant à une courte popularité, des rebuts de l’antichambre.

Pourtant, pour l’historien et le critique littéraire, il y a dans ces vicissitudes du goût public, dans ces succès disputés, bientôt suivis d’un trop unanime dédain, un excès de raison qui touche à l’erreur, un excès de justice qui touche à l’injustice. Il y a, dans les vicissitudes du goût public, des mobilités et des brutalités qui participent des mouvements populaires, dont il est prudent de se méfier, qu’il est sage de modérer. Les contes de Mlle  L’Héritier, de Mmes  de Murat et d’Auneuil, de Mlle  de la Force, surtout de Mme  d’Aulnoy, la fille dégénérée, mais la plus digne ou la moins indigne héritière de Perrault, ces contes, si vantés un moment, et bientôt si discrédités, n’ont mérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Hamilton, en somme, n’a pu se moquer d’eux, railler leurs longs détours et leurs labyrinthes puérils qu’en les imitant, et, sauf Fleur d’Épine, il n’a fait guère mieux. Il ne s’est tiré du danger, préservé de l’affront d’être confondu avec les auteurs qu’il contrefaisait, qu’il singeait, qu’il parodiait, que par ce don et cet art du récit et du style qui mettent de suite hors de pair et à l’écart un homme en bonne fortune, en débauche d’esprit, qui s’est fourvoyé en médiocre, sinon en mauvaise compagnie.

Nous n’avons point ici à entrer dans le détail des œuvres dont nous venons de citer les auteurs, nous dirions aujourd’hui tes authoress, car, nous le répétons, dès Perrault, le genre favori des enfants va aux femmes, revient au sexe auquel nous devons les mères et les fées, et tombe ou plutôt retombe en quenouille. Ce qui caractérise cette phase de décadence, de déclin de la littérature féerique, c’est la disproportion entre le double élément, l’imitation et l’invention, la tradition et la nouveauté, que Perrault avait su employer, combiner jusqu’à ce point exquis où la traduction est une création et où la copie devient un original.

Mlle  L’Héritier, Mme  de Murat, Mlle  de la Force, Mme  d’Aulnoy, abandonnent la route tracée par Perrault et s’égarent dans les chemins de traverse, goûtant trop, pour le donner à leurs lecteurs, le plaisir d’aller sans savoir où. Leurs personnages ne sont plus que des calques, diminués de valeur, bien qu’exagérés de proportions, des héros de Perrault, Ils ont perdu la physionomie typique. Elles les multiplient avec une fécondité d’imagination d’autant plus facile qu’elle se contente des apparences de la vie. Le conte de fées perd son caractère féerique, en dépit de tout ce fantastique postiche, de toute celle fantasmagorie de convention. On a le plus souvent un roman, un récit d’aventures plus galantes que dramatiques avec les enchevêtrements d’épisodes accessoires, incidents, parasites, les lettres et les petits vers qui sont l’écueil du genre, écueil dont les auteurs ne se méfient pas assez, et qui provoque tant de naufrages dans l’ennui. En un mot, la décadence du conte de fées, tel que récrivent Mme  d’Aulnoy et ses émules, se trahit en cela surtout que sous leur plume la féerie renonce à ses sources traditionnelles, à ses origines populaires. C’est de la féerie du jour, pastiche et postiche, de la féerie de salon, de boudoir, d’opéra, c’est-à-dire ce n’est plus de la féerie.

Perrault, lui, a eu le bon goût de respecter les répits traditionnels et légendaires, en les perfectionnant, en les affinant, en les habillant à la mode du goût et de l’esprit français à leur meilleure époque. Il imite avec originalité l’antiquité de la féerie. Après lui, c’est lui qu’on imite, ce sont ses canevas qu’on brode, ses thèmes qu’on varie. Mlle  L’Héritier a pris dans le Pentamerone la fable de son Adroite Princesse (Sapia Liçarda) et emprunté la plupart de ses autres récits aux romans chevaleresques ; mais, avec beaucoup d’esprit, elle n’a point l’art et le goût qui donnent une valeur originale à des pastiches. Mme  d’Aulnoy amalgame et combine, pour en tirer sa Finette Cendron, des éléments empruntés à la Cendrillon, à la Peau d’Âne et au Petit Poucet de Perrault. Le Chat botté du maître lui a fourni l’idée de la Chatte blanche[24]. La Biche au bois, le Rameau d’or, sont d’inspiration chevaleresque et l’Oiseau bleu d’inspiration orientale. Mme  d’Aulnoy sait donner à ses récits le ragoût d une imagination gracieuse, fine et tendre ; mais on comprend que cette saveur encore piquante de ses récits composés d’après ceux de Perrault, ou inspirés par des légendes chevaleresques, se perde et s’évente tout à fait et devienne de la fadeur dans les imitations de ses imitatrices.

Après Mme  d’Aulnoy, Mlle  de la Force et Mme  de Murat, chez laquelle commence à poindre cette note sceptique, sarcastique, qui s’accentuera chez le comte de Caylus, dont la bonhomie maligne rappelle de loin la légère ironie d’Hamilton, le conte pour les enfants subit une suprême et décisive transformation. Après avoir été exploité par Perrault, qui parlait des fées comme s’il y croyait, et y croyait peut-être, par Mmes  d’Aulnoy, de la Force et de Murat, qui n’y croyaient guère, par Hamilton, qui n’y croyait pas du tout et s’en moquait sans façon, le genre tombe aux mains d’écrivains qui se passent le plus qu’ils peuvent de l’élément féerique et finissent par s’en passer tout à fait. Tandis que le conte pour les grandes personnes, pour les grands enfants, se déprave avec Diderot, Duclos, Crébillon, jusqu’aux récits soi-disant moraux de Marmontel, le conte pour les enfants, développant les tendances que lui a imprimées Fénelon, et que n’a pas modifiées Jean-Jacques Rousseau dans sa Reine fantasque, devient pédagogique, moral, exemplaire, affichant, au lieu de les dissimuler, son but et sa leçon, remplaçant les anciennes formules cabalistiques par des maximes, et les légères moralités par des exhortations.

Mme Leprince de Beaumont, épouse malheureuse, mère admirable, institutrice de premier ordre, cherchant à adapter aux habitudes et aux aptitudes de l’esprit et du tempérament français les méthodes anglaises d’éducation et de récréation de l’enfance, ne bannit pas les fées de son récit ; mais ses fées sont à son image : ce sont d’excellentes institutrices, des gouvernantes disertes, n’employant pour rendre la vertu aimable et la morale amusante que les derniers prestiges d’un fantastique tempéré et raisonnable comme elles, dont la fusée fait parfois long feu. Nous n’irons plus au bois, les lauriers fatidiques sont coupés. Plus rien des types accoutumés ; adieu ces personnages qui font partie, pour ainsi dire, de l’imagination enfantine et lui fournissent les premières ailes ; les cieux du merveilleux légendaire se sont abaissés aux proportions mesquines d’un décor d’opéra, d’opéra-comique, même d’un cabinet de physique amusante. On peut suivre, dans la Belle et la Bête et la Fée aux Nèfles, les deux meilleurs contes de Mme Leprince de Beaumont, la transformation du Riquet à la Houppe et du conte intitulé les Fées, de Perrault.

Avec Berquin, avec Bailly, plus d’animaux parlants, plus de nains spirituels et malins, plus d’ogrerie, plus de féerie, plus de galanterie, plus de merveilleux, plus de fantastique, plus d’amour, plus d’esprit, plus de joie dans le conte pour enfants, qui fait pleurer ceux qu’il faisait rire autrefois, qui édifie ceux qu’il divertissait jadis, qui prépare à la vertu les cœurs de ceux dont il amusait l’imagination, qui donne des leçons de morale et de science assaisonnées aux larmes du sentiment.

En même temps vient une femme, bel esprit, la première des bas bleus françaises, Mme le gouverneur des enfants d’Orléans, la comtesse de Genlis, qui écrit Adèle et Théodore et les Veillées du château, qui donne à ses élèves le goût des métiers autant que celui des arts, fait de la curiosité le principal ressort, des voyages la principale des ressources de l’éducation, remplace les poétiques féeries de l’imagination par les pratiques féeries de la science, et cherche à fortifier ses leçons non par l’attrait du roman, mais par l’intérêt du drame. Ses héros sont des héros de théâtre ; ils montent sur les planches d’un tréteau, et ce tréteau est dressé dans un salon. Mme  de Genlis a inventé la féerie dramatique et la féerie scientifique. Elle a pondu l’œuf qu’ont fécondé les Louis Figuier et les Jules Verne. Elle a écrit dans les Veillées du château ces lignes félines et malignes, et gracieusement fatales :

« Enfin, reprît Mme  de Clémire en s’adressant à ses filles, quel ouvrage
lisez-vous ?
— Maman… c’est… le Prince Percinet et la Princesse Gracieuse.
— Un conte de fées !… comment une telle lecture peut-elle vous plaire ?
— Maman, j’ai tort, mais j’avoue que les contes de fées m’amusent.
— Et pourquoi ?
— C’est que j’aime ce qui est merveilleux, extraordinaire, ces métamorphoses,
ces palais de cristal, d’or et d’argent… tout cela me paraît
joli.
— Mais vous savez bien que tout ce merveilleux n’a rien de vrai ?
— Sûrement, maman, ce sont des contes,
— Comment donc cette seule idée ne tous en dégoûte-t-elle pas ?
— Aussi, maman, les histoires que vous nous contez m’intéressent mille
fois davantage, je passerais toute la journée à les entendre : et je sens bien
que je me lasserais promptement de la lecture des contes de fées.
— D’autant mieux que si vous aimez le merveilleux, vous pouvez beaucoup
mieux satisfaire votre goût en faisant des lectures utiles.
— Comment cela, maman ?
— Votre ignorance seule vous persuade que ces prodiges et ce merveilleux
n’existent que dans les contes. La nature et les arts offrent des phénomènes
tout aussi surprenants que les aventures merveilleuses du prince
Percinet.
— Oh ! maman, c’est une façon de parler.
— Point du tout, et pour vous le prouver je m’engage à faire un conte,
le plus frappant et le plus singulier que vous ayez jamais entendu et dont
cependant tout le merveilleux sera vrai !
— Quoi ! maman, cela serait possible ?

— Enfin, vous jugerez ; je supposerai des personnages, j’inventerai des situations…
— Mais tout le merveilleux est vrai ?
— Oui, tout ce qui vous paraîtra prodige, enchantement, sera pris dans la
nature, sera véritablement arrivé, ou même existera encore.
— Cela est incroyable !… Mais, maman, je suis bien sûre d’une chose…
c’est qu’il n’y aura point de palais de cristal dans votre conte, ni de colonnes
de diamant.
— Puisque vous le désirez, il y aura dans mon conte des palais de cristal,
des colonnes de diamant, et même toute une ville d’argent.
— Eh quoi ! sans le secours de la féerie, sans enchantement, sans
magie ?
— Sans magie, sans enchantement, sans féerie. Vous y trouverez bien
d’autres choses plus étonnantes encore.
— Je ne reviens pas de ma surprise. Ah ! maman, que j’ai d’impatience
que votre conte soit fini !
— Il me faut au moins trois semaines pour le composer. Il est nécessaire
que je relise plusieurs ouvrages sur l’histoire naturelle, et quelques
voyages.
— Quoi ! dans ces livres instructifs on trouve des choses plus merveilleuses
que dans Percinet ? Mais comment n’ont-ils pas fait tomber entièrement
les contes de fées ?
— C’est qu’il faut pour les entendre quelques connaissances préliminaires
qui coûtent un peu d’étude[25]. »

Tel a été l’arrêt de mort de la vieille féerie française, la féerie dont les contes de Perrault sont le bréviaire et le chef-d’œuvre, la féerie, art exclusivement féminin, tuée par une femme qui se croyait une fée, que ses amis disent une bonne fée, et ses ennemis une méchante fée, qui fut sans doute un peu l’un et l’autre, dont les amis sans doute eurent raison, et dont les ennemis n’eurent pas tort. La baguette d’enchantement de Perrault, entre les mains de {{Mme} de Genlis, est devenue, noircie et dédorée comme une vieille baguette de feu d’artifice, une baguette de démonstration, de vulgarisation dont quelques fanfreluches ne dissimulent pas assez la sécheresse et la raideur, la baguette du Dictionnaire des Étiquettes. Le rameau d’or de la féerie légendaire et traditionnelle a disparu, le secret de cet accord, mélange exquis de la raison et de l’imagination, du bon sens et du sentiment, du fantastique et de l’observation, dort encore dans la tombe de l’enchanteur Perrault, ce Merlin à perruque du siècle de Louis XIV, dont Charles Nodier seul était parvenu à soulever le couvercle, que la main qui écrit Trilby, la Fée aux miettes, et le Chien de Brisquet, a laissé retomber.


M.  de Lescure.
  1. Œuvres facétieuses de Noël du Fail, etc., édit. Assézat, t. I, p. 42.
  2. Les Fées au moyen âge, recherches pour la mythologie gauloise. Paris, 1843, p, 213.
  3. Histoire de Mélusine, par Jean d’Arras. Paris, 1698, in-12.
  4. Un enfant naissait parfois de ces amours. Voir le Bel Inconnu ou Giglain fils de messire Gauvain et de la fée aux blanches mains, poème du treizième siècle, par Renaud de Beaulieu, publié par Hippeau. Aubry, 1860.
  5. Le livre des Légendes, Introduction.
  6. Alfred Maury, les Fées au moyen âge, p. 46-47.
  7. Paris, Didot, 1862.
  8. Pages 39-40.
  9. Page 58.
  10. Page 46
  11. Lyon, imprimerie de Louis Perrin, 2e édition, 1865.
  12. Œuvres complètes de W. Shakespeare, François-Victor Hugo traducteur, Tome II ; les Féeries, Introduction, p. 8 à 43. (Pagnerre, éditeur 1879 in-8²
  13. Victor Hugo, William Shakespeare, p. 374.
  14. Hommes et Dieux, Études d’histoire et de littérature, p. 467-471,
  15. Causeries du lundi, t. V, p. 216.
  16. Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, par Simeon Luce, p. 294 et 309.
  17. Le style de Louis XIV, répandu sur ces féeries gothiques, dit encore excellemment Paul de Saint-Victor, leur donne un charme nouveau. On aime à retrouver dans le palais de la Belle au bote dormant les filles d’honneur, les gentilshommes de la chambre, les mousquetaires, « les vingt-quatre violons et les Suisses au nez bourgeonné » de la grande galerie de Versailles, il nous plaît que la méchante reine veuille manger la petite Aurore « à la sauce-Robert ». Les « mouches de la bonne faiseuse » vont à ravir au sieurs de Cendrillon. Quand le Petit Poucet, « après avoir fait quelque temps le méfier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de bien, « achète pour son père et pour ses frères » des offices de nouvelle création », cette conclusion et l’histoire paraît un dénouement naturel. Mascarade piquante et naïve ! Il nous semble voir Obéron, en habit de marquis, se promener avec Titania, coiffée à la Fontanges, dans une chaise à porteurs aérienne, qu’escortent Ariel et Puck déguisés en pages. »

  18. C’est encore là une fine remarque de Paul de Saint-Victor.

    « De temps en temps, des formules anciennes se détachent sur le clair langage du conteur, pareilles à des inscriptions archaïques enchâssées entre les pierres neuves d’un édifice reconstruit. « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. — « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » — « Elle vient de douze mille lieues de là. » — « Elle alla donc bien loin, bien loin, encore plus loin. » C’est la voix cassée et lointaine de la tradition, interrompant un récit moderne, »

  19. Le conte français du Petit Poucet est à nos yeux d’origine historique et d’inspiration symbolique, comme la plupart des contes, mais non d’inspiration ou de signification mythique, religieuse, astronomique. Nous avons tu, avec profit et plaisir, la curieuse et ingénieuse dissertation de M. Gaston Paris, intitulée : le Petit Poucet et la Grande-Ourse, où est défendue la thèse du rapprochement entre la Grande-Ourse, Chaur-Pocè en wallon, la figure de char à trois chevaux, conduits par un conducteur grêle et brillant, que forme la disposition de ses huit étoiles, et les aventures d’un être merveilleux et surnaturel, miraculeuse nient accordé à des parents affligés d’une longue stérilité, héros d’un cycle de contes traditionnels, en grec, albanais, lithuanien, allemand, norvégien, esclavon, roumain. M. Gaston Paris convient que les contes anglais et français doivent être examinés à part, et de cet examen il résulte pour lui, ce qui nous dispense d’aller plus loin, que le conte de Perrault et ceux qui lui ressemblent sortent du cadre de son étude, et ne se rattachent pas à son interprétation.

    Il y a aussi bien de la curiosité, de l’ingéniosité et des recherches savantes dans le livre où M. Hyacinthe Husson (la Chaîne traditionnelle, contes et légendes au point de vue mythique ; Paris, Franck, 1871) rattache à un système de mythes aryens, personnifiant et dramatisant le lutte du jour et de la nuit et de la lumière et de l’ombre, les contes de Perrault, et voit, par exemple une incarnation de l’Aurore dans le Petit Chaperon rouge, un symbole du Soleil dans le Loup dévorant, une image de la Nuit dans la Belle au bois dormant, et trouve dans l’histoire du Petit Poucet les éléments d’un mythe relatif aux phénomènes de la lumière. Nous croyons que Perrault eût été bien étonné de ces interprétations, et que les mères-grand et les mies, qui ont popularisé ses contes, seraient encore plus ébaubies de ces jeux de savants et en laisseraient tomber à terre, de surprise, hochets, quenouille et lunettes.

  20. Paul Sébillot, Contes populaires de la haute Bretagne, deuxième série ; Contes des Paysans et des Pêcheurs, les Sept Carrons et leur Sœur, p. 160-161 : Charpentier, 1881,
  21. . Contes populaires de la Russie, recueillie par M, Rolston, traduits par Loys Bruyère, Hachette, 1874. Introduction p. 38 et 71 à 76.
  22. Paul Sébillot, Cendreuse, p. 17s à 181.
  23. Paul Sébillot, les Chais sorciers et les Bossus, p. 310-313.
  24. On trouve aussi bien des analogies avec la Chatte blanche de Mme  d’Aulnoy dans le conte breton : les Petites Coudées, publié par Sébillot, p. 118.
  25. Les Veillées du château, t. I, p. 333-334.