Le monde enchanté/Fleur d’Épine

VIII.

HAMILTON.


FLEUR D’ÉPINE.



À deux mille quatre cent cinquante-trois lieues d’ici, est un certain pays qui s’appelle Cachemire, beau par excellence. Dans ce pays régnait un calife ; ce calife avait une fille, et cette fille un visage ; mais on souhaita plus d’une fois qu’elle n’en eût jamais eu. Sa beauté fut supportable jusqu’à quinze ans ; mais à cet âge on ne pouvait plus y durer : c’était la plus belle bouche du monde ; son nez était un chef- d’œuvre ; les lis de Cachemire, mille fois plus blancs que les nôtres, paraissaient sales auprès de son teint ; et la rose nouvelle paraissait impertinente, lorsqu’elle paraissait auprès de l’incarnat de ses joues.

Son front était unique en son espèce, à l’égard de la forme et de l’éclat ; sa blancheur était relevée par une pointe que formaient des cheveux plus noirs et plus brillants que du jais, ce qui lui avait fait donner le nom de Luisante : le tour de son visage semblait fait pour l’assemblage de tant de merveilles ; mais ses yeux gâtaient tout.

Personne n’avait pu les regarder assez longtemps pour en démêler la couleur ; car, dès qu’on rencontrait ses regards, on croyait être frappé d’un éclair.

À l’âge de huit ans, le calife, son père, avait coutume de la faire venir pour se mirer dans son ouvrage, et pour faire dire mille pauvretés à ses courtisans sur ses jeunes attraits ; car dès lors on éteignait les bougies au milieu de la nuit, et il ne fallait point d’autre lumière que celle de ses petits yeux. Mais tout cela n’était, comme on dit, que jeux d’enfants : ce fut quand ces yeux eurent pris toute leur force qu’il n’y eut plus de raillerie auprès d’elle.

La florissante jeunesse de la cour y périssait misérablement ; et l’on portait chaque jour en terre deux ou trois de ces petits-maîtres qui s’imaginent qu’il n’y a qu’à lorgner quand on trouve de beaux yeux ; ainsi, quand c’étaient des hommes qui la regardaient, le feu passait subitement des yeux jusqu’au fond du cœur, et en moins de vingt-quatre heures ou mourait, prononçant tendrement son nom, et remerciant humblement ses beaux yeux de l’honneur qu’on avait de mourir de leurs coups.

À l’égard du beau sexe, il en allait autrement. Celles qui ne rencontraient ses regards que de loin en étaient quittes pour un éblouissement qui durait toute la vie : mais celles qui servaient auprès de sa personne payaient cet honneur un peu plus cher ; sa dame d’atours, quatre filles d’honneur et leur vieille gouvernante en étaient tout à fait aveugles.

Les grands du royaume, qui voyaient éteindre l’espoir de leurs familles par le feu que cet éclat fatal allumait, supplièrent le calife de vouloir remédiera à un désordre qui privait leurs fils du jour, et leurs filles de la lumière.

Le calife fit assembler son conseil pour voir ce qu’il y aurait à faire ; son sénéchal y présidait, et ce sénéchal était le plus sot homme qui eût jamais présidé. Le calife n’avait eu garde de manquer à faire son premier ministre d’une tête comme celle-là.

Dès que l’affaire fut proposée, le conseil fut partagé sur les expédients.

Les uns furent d’avis de mettre Luisante dans un couvent, soutenant qu’il n’y aurait pas grand mal quand trois ou quatre douzaines de vieilles religieuses avec leur abbesse perdraient la vue pour le bien de l’État ; d’autres dirent qu’il fallait, par lettre de cachet, lui fermer les yeux jusqu’à nouvel ordre ; quelques-uns proposèrent de les lui faire crever si adroitement, qu’elle n’en sentirait aucun mal, et s’offrirent d’en donner le secret.

Le calife, qui aimait tendrement sa fille, ne goûta aucun de ces conseils ; son sénéchal s’en aperçut ; il y avait une heure que le bonhomme pleurait ; et commençant sa harangue avant que d’essuyer ses yeux : « Je pleurais, Sire, dit-il, la mort de mon fils le comte, gentilhomme d’épée, à qui elle n’a de rien servi contre les regards de la princesse ; on le mit hier en terre ; n’en parlons plus ; il est aujourd’hui question du service de Votre Majesté, il faut oublier que je suis père pour me souvenir que je suis sénéchal.

« Ma douleur ne m’a pas empêché d’écouter les conseils qu’on vient de vous donner ; et, n’en déplaise à la compagnie, je les trouve tous impertinents. Voici le mien :

« J’ai depuis quelque temps un écuyer chez moi : je ne sais ni d’où il vient, ni ce qu’il est ; mais je sais bien que, depuis qu’il est avec moi, je ne me mêle plus des affaires de la maison : c’est un démon qui sait tout ; et, quoique j’aie l’honneur d’être votre sénéchal, je ne suis qu’une bête auprès de lui ; mnia femme me le dit tous les jours.

« Or, si Votre Majesté trouvait bon de le consulter sur une affaire aussi difficile que celle-ci, je me persuade qu’elle en aurait contentement.

— Volontiers, mon sénéchal, dit le calife, d’autant que je serais bien aise de voir un homme qui eût plus d’esprit que vous. »

On l’envoya chercher ; mais il refusa de venir, qu’on n’eût renfermé la princesse et ses beaux yeux. « Eh bien, Sire, dit le sénéchal, que vous avais-je dit ? — Oh ! oh ! dit le calife, il en sait beaucoup ; qu’on le fasse venir, il ne verra point ma fille. » Il ne fut pas longtemps à venir : il n’était ni bien ni mal fait ; cependant il avait quelque chose d’agréable dans l’air, et d’assez fin dans la physionomie.

« Parlez-lui hardiment, Sire, dit le sénéchal ; il entend toutes sortes de langues. » Le calife, qui ne savait que la sienne, et même assez vulgairement, après avoir quelque temps rêvé pour trouver un tour spirituel : « Mon ami, lui dit-il, comment vous appelez-vous ? — Tarare, répondit-il. — Tarare ! dit le calife. — Tarare ! dirent tous les conseillers — Tarare ! dit le sénéchal. — Je vous demande, dit le calife, comment vous vous appelez. — Je le sais bien, Sire, répliqua-t-il. — Eh bien ? dit le calife. — Tarare, dit l’autre en faisant la révérence. — Et pourquoi vous appelez-vous Tarare ? — Parce que ce n’est pas mon nom. — Et comment cela ? dit le calife. — C’est que j’ai quitté mon nom pour prendre celui-là, dit-il ; ainsi, je m’appelle Tarare, quoique ce ne soit pas mon nom. — Il n’y a rien de si clair, dit le calife ; et cependant j’aurais été plus d’un mois à le trouver. Eh bien, Tarare, que ferons-nous à ma fille ? — Ce qu’il vous plaira, répondit-il.

— Mais encore ? poursuivit le calife. — Tout ce qu’il vous plaira, disait toujours Tarare.

— Bref, dit le calife, mon sénéchal m’a dit qu’il fallait vous consulter sur le malheur qu’elle a de tuer ou de rendre aveugles tous ceux qui la regardent. — Sire, dit Tarare,

La faute en est aux Dieux qui la firent si belle,
Et non pas à ses yeux.

« Mais si c’est un malheur que d’avoir de beaux yeux, voici, selon mon petit jugement, ce qu’il faudrait faire pour y remédier. La magicienne Serène sait tous les secrets de la nature ; envoyez-lui quelque bagatelle d’un million ou deux ; et, si elle ne vous enseigne un remède pour les yeux de la princesse, vous pouvez compter qu’il n’y en a point. En attendant, je serais d’avis qu’on imaginât quelque coiffure d’un beau vert pour y enfermer les cheveux de Luisante ; car je me trompe fort si leur éclat, joint à celui de ses yeux, n’est en partie cause que ses regards sont si dangereux ; et, pour lever tous les obstacles, ce sera moi, si Votre Majesté le trouve bon, qui consulterai la magicienne de votre part, puisque je sais sa demeure. »

Le calife le trouva fort bon. Tarare fut chargé d’une bourse de diamants brillants, et d’un demi-boisseau de grosses perles pour Serène, et se mit en chemin, malgré les regrets de madame la sénéchale.

Son voyage fut d’un mois, pendant lequel les yeux de Luisante firent plus de mal que jamais. Elle ne s’était pas accommodée de la coiffure verte : ce n’est pas qu’elle n’eût un peu amorti l’éclat de ses yeux ; mais en même temps son teint en avait pris une légère teinture, qui la mit dans une telle colère, qu’elle la jeta au nez de sa dame d’atours, après l’avoir arrachée ; et ses yeux en étaient devenus plus méchants que jamais.

Le calife faisait faire et processions et prières publiques, pour qu’il plût au ciel de regarder en pitié son pauvre peuple, ou d’empêcher que sa fille ne le regardât, quand Tarare revint ; et voici ce qu’il dit au calife, séant en son conseil :

« Sire, la magicienne Serène vous fait ses compliments ; mais elle vous remercie de votre présent, dont elle ne veut point : elle dit qu’elle a le secret de rendre les yeux de la princesse aussi traitables que ceux de Votre Majesté, sans leur rien ôter de leur éclat, pourvu que vous lui fournissiez quatre choses. — Quatre ! dit le calife ; quatre cents, si elle veut, et… — Doucement, s’il vous plaît, Sire, dit Tarare. La première de ces choses est le portrait de Luisante ; la seconde, Fleur d’Épine ; l’autre, le chapeau lumineux ; et la dernière, la jument Sonnante. — Que diable est-ce que tout cela ? dit le calife. — Je vais vous l’apprendre, Sire.

« Serène a une sœur qui s’appelle Dentue, presque aussi savante qu’elle ; mais, comme son art ne lui sert qu’à nuire, elle n’est que sorcière ; au lieu que l’autre est une honnête magicienne. Or la sorcière enleva la fille de Serène, quand elle n’était qu’un enfant ; mais à présent qu’elle est grande, elle la tourmente nuit et jour pour lui faire épouser un petit monstre de fils qu’elle a. C’est cette fille qui s’appelle Fleur d’Épine, et qui est au pouvoir de la sorcière : elle a de plus un chapeau si chargé de diamants, et ces diamants sont si brillants, qu’ils jettent autant de rayons que le soleil. Outre tout cela, elle a une jument qui, à chaque crin, a une sonnette d’or dont le son est si harmonieux., qu’on entend une musique ravissante dès qu’elle remue.

« Voilà, Sire, les quatre choses que vous demande Serène, Vous avertissant que quiconque se mettrait en devoir de les enlever à Dentue, il serait comme impossible qu’il ne tombât entre ses mains, et que toutes les puissances de la terre ne le sauveraient pas, s’il y était une fois. »

Le calife et son conseil se mirent à pleurer, voyant, par la dureté de ces conditions, qu’il n’y avait point de remède à leurs maux. Tarare en fut attendri, et s’adressant au calife : « Sire, dit-il, je connais un homme qui serait capable de fournir la première demande, s’il l’entreprenait.

— Quoi ! dit le calife, peindre ma fille ! et qui est le fou qui oserait entreprendre une chose impossible ?

— Tarare, répondit l’autre. — Tarare ! dit le calife. — Tarare ! dit le sénéchal avec tout le conseil ; et Tarare ! enfin s’écrièrent tous les galopins qui jouaient dans la cour du palais.

— Sire, dit le sénéchal, s’il l’entreprend, il en viendra à bout. — Et quand cela serait, dit le calife, qui entreprendra le reste ? — Moi, dit le téméraire Tarare, mais à condition que, lorsqu’on me nommera par hasard, on me laissera en repos, sans se renvoyer mon nom les uns aux autres, comme autant d’échos ; et que, quand la princesse sera dans l’état que vous la souhaitez, il lui sera permis de choisir tel époux qu’il lui plaira. »

Le calife lui en donna sa parole ; et le sénéchal, qui aimait à travailler, lui en expédia des lettres patentes.

On était en peine de la manière dont il s’y prendrait pour peindre un visage qu’on ne pouvait regarder sans en mourir : on en fut bientôt éclairci.

C’était un homme qui avait beaucoup voyagé, et qui trouva, dans les curieuses remarques qu’il avait faites sur chaque pays, que dans celui des éclipses les gens du pays ne faisaient que teindre un morceau de verre de quelque couleur sombre pour regarder impunément le soleil.

Il se fit, sur cette idée, des lunettes d’un verre fort obscur ; et, les ayant essayées contre le soleil en plein midi, il se rendit chez Luisante avec ce qu’il fallait pour la peindre.

Cette témérité la surprit ; et, pour l’en punir, elle ouvrit tant qu’elle put ses beaux yeux : mais ce fut en vain ; car, après avoir examiné toutes les merveilles de sa beauté à l’abri de ses lunettes, il se mit à la peindre.

Personne, dans cet art, ne le surpassait, quoiqu’il n’en fit pas profession. Son goût était de la dernière délicatesse pour tout ; mais personne ne se connaissait si bien en beauté ; cependant celle de Luisante ne fit point dans son cœur le progrès qu’il avait cru. Sa taille était moins parfaite que son visage ; cela le garantit quelque temps ; mais il fallut céder à la fin : ce fut alors qu’il mit en usage tout l’agrément de son esprit pour lui plaire. Elle ne fut pas insensible aux louanges qu’il donnait à sa beauté, tandis que, sous prétexte de l’égayer pendant une occupation où la vivacité s’assoupit d’ordinaire, il lui faisait des récits si agréables de ses voyages, qu’elle l’aurait écouté toute sa vie. Le peu de brillant de sa figure n’empêcha pas celui de son esprit de faire le même effet que s’il eût été le mieux fait de tous les hommes.

Elle l’aima donc, et fut fâchée que son portrait fût sitôt fini ; mais elle le fut bien plus quand il fallut partir pour une aventure aussi périlleuse que celle qu’il entreprenait.

Elle lui dit, en partant, qu’il allait travailler pour lui-même en s’exposant pour elle, puisque, s’il réussissait, il lui serait libre de se choisir un époux ; et, s’il ne réussissait pas, qu’elle n’en choisirait jamais.

En ce temps-là, dès qu’une beauté se sentait de la tendresse, elle se hâtait de le dire, et les princesses en étaient tout aussi pressées que les autres. Tarare se jeta dix ou douze fois à ses pieds pour lui marquer un transport qu’il ne sentait pas : il s’étonna de trouver son cœur si peu rempli de son bonheur, car il sentait bien qu’il n’aimait pas tant qu’il le disait.

Le portrait de Luisante fut l’admiration de toute la cour ; il était si vivement peint, qu’on avait peine à soutenir ses regards, quoique ce ne fut qu’en peinture. Tarare découvrit au calife le secret dont il s’était servi pour peindre sa fille, et lui laissa ses lunettes pour la voir de temps en temps, lui recommandant que ce fût rarement, de peur d’accident ; mais le calife ne profita pas de cet avis, et s’en trouva mal.

On lui offrit, pour faciliter son entreprise, de l’argent et même des troupes ; mais il refusa l’un et l’autre, se recommanda seulement à la fortune, et se mit en chemin sans autre secours que celui de son courage et de son industrie.

Tant qu’il fut sur les terres de Cachemire, ce ne furent que plaisirs : les fleurs naissaient sous ses pas ; les pêches et les figues lui tombaient dans la bouche dès qu’il levait la tête ; les melons les plus rares s’offraient à lui de tous côtés ; un printemps continuel rendait l’air doux et le ciel serein. Avait-il besoin de repos, un vaste oranger lui présentait, le long d’un coulant ruisseau, son ombre fraîche et délicieuse, tandis que les oiseaux l’endormaient par les airs du monde les plus tendres ; car il n’y avait pas un rossignol dans tout le royaume qui ne sût la musique, ni une fauvette qui ne chantât à livre ouvert. Mais dès qu’il eut passé les montagnes qui enferment de tous côtés ce charmant pays, il ne trouva que des déserts ou des bois pleins de bêtes si sauvages, que les tigres et les léopards ne sont que des moutons auprès d’elles.

Il fallait cependant traverser ces forêts pour arriver à la demeure de Dentue.

On eût dit que ces maudites bêtes savaient son dessein ; car, au lieu de prendre la peine de venir à lui, elles ne firent que s’étendre à droite et à gauche : trois hydres, dix rhinocéros, et quelques demi-douzaines de griffons se mirent sur son passage.

Il savait assez bien la guerre : ainsi, après avoir examiné leur contenance, il jugea de leur dessein ; et, comme la partie n’était pas égale, il eut recours au stratagème.

Il attendit que la nuit fût venue, faisant bon guet autour de son camp ; et, environ vers la seconde veille, ayant fait un fagot des branches les plus sèches qu’il put trouver, il y mit le feu avec un fusil, le mit au bout d’une longue perche, et marcha droit aux ennemis. Il sentait bien qu’il n’aimait pas assez pour oser invoquer la belle Luisante ; ainsi, sans se recommander à sa divinité, le fier Tarare donna tête baissée dans une des plus rudes aventures qu’on put tenter.

Tarare affrontant les bêtes sauvages armé d'une simple torche.
Tarare affrontant les bêtes sauvages armé d'une simple torche.

Il n’y a point de bêtes sauvages qui soient à l’épreuve du feu : dès que celles-ci virent la lueur du fagot ardent, elles commencèrent à s’ébranler ; il s’en aperçut, poussa de grands cris ; et, les ayant écartées, il se trouva hors du bois à la pointe du jour.

Il n’osa se reposer près d’un lieu si dangereux, quoiqu’il en eût grand besoin. Le soleil se levait, et ses premiers rayons lui firent découvrir quelque chose de brillant au milieu d’un petit sentier ; il suivit ce sentier ; mais, après avoir longtemps marché pour arriver à ce qu’il voyait, cela lui parut toujours à la même distance. Il fut contraint de s’asseoir de chagrin et de lassitude ; et, dès qu’il fut sur l’herbe, ce qu’il avait vu s’éleva dans l’air, et le plus bel oiseau du monde se vint poser sur un buisson, à quatre pas de lui. Les plumes de ses ailes étaient or et azur, le reste couleur de feu et blanc ; son bec et ses ongles étaient d’or ; il avait la figure d’un perroquet, hors qu’il paraissait un peu plus gros.

Tarare, qui le considérait attentivement, fut charmé de sa beauté : quelque chose de plus que la curiosité le pressait d’en approcher ; mais il eut peur qu’il ne s’envolât.

Le perroquet n’y songeait pas ; car, après avoir quelque temps cherché dans le buisson, il en tira un petit sac qu’il mit à terre ; et, l’ayant délié fort adroitement, il en sortit une pincée ou deux, de sel, qu’il se mit à becqueter, après l’avoir éparpillé de ses pieds.

« Perroquet, mon cœur, dit Tarare, n’en mangez pas, cela vous fera mal. » Le perroquet fit un éclat de rire, en le regardant pourtant fort sérieusement. « Mon Dieu ! poursuivit l’autre, que voilà un aimable perroquet ! Mais que dis-je ? un perroquet ! c’est un phénix… — Tarare ! » dit le perroquet, et il s’envola.

Tarare, l’ayant perdu de vue, ramassa le sac de sel, et se mit en chemin le long du sentier où il était : il espéra que l’oiseau reviendrait à lui, puisqu’il emportait sa nourriture.

« Je ne comprends pas, disait-il, ce qui peut l’avoir effarouché : mais d’où vient que, jusqu’aux oiseaux, tout répète Tarare, dès qu’on l’entend prononcer ? Celui-ci l’a pourtant dit de lui-même ; mais pourquoi me suis-je avisé de prendre ce nom en quittant le mien ? Est-ce pour l’aventure des pies ? Mais personne ne m’en croira, quand je la conterais toute ma vie ; et je ne sais si je la dois croire moi-même qui l’ai vue. »

Il marcha la plus grande partie du jour par des lieux stériles et inhabités, s’entretenant de mille différentes pensées, auxquelles Luisante avait souvent part ; mais elle n’occupait point son souvenir par ces longues et agréables rêveries où l’on aime à se perdre, quand on aime passionnément, dans ces beaux châteaux en l’air où les souhaits sont incomparablement mieux logés que le bon sens.

La nuit approchait ; il n’en pouvait plus de lassitude et de faim, lorsque, tournant les yeux de toutes parts, il aperçut une méchante chaumière au milieu de quelques broussailles ; il y trouva un bon petit vieillard et sa femme ; du reste, toutes les apparences d’un triste repas et d’un mauvais gîte ; mais, ayant bien autre chose dans la tête que le faste ou la bonne chère, il résolut d’y passer la nuit. Il fut bien reçu, car il leur donna plus d’argent qu’il n’en eût fallu pour acheter toute la maison. Le fils du logis arriva bientôt après, jeune gentilhomme aussi délabré qu’on en pût voir.

Il ramenait deux misérables chèvres, qui se mêlèrent à la compagnie, n’y ayant point d’autre appartement pour elles. Tarare prit de ces pauvres gens tout ce qu’ils lui purent donner de lumières pour l’entreprise qu’il méditait. Dès que le jour parut, ayant changé d’habit avec le fils, il s’en couvrit, se mit un emplâtre sur la moitié du visage, acheta les chèvres, et, sans oublier son sac de sel, se mit en campagne, Il adressa ses pas vers l’endroit d’où on lui dit à peu près qu’il verrait le palais de la sorcière ; mais ses hôtes lui conseillèrent de n’y pas aller, à moins qu’il n’y eût bien affaire.

Il n’eut pas marché longtemps, qu’il entendit une espèce d’harmonie, qui devenait plus mélodieuse à mesure qu’il en approchait : il se douta de ce qui la causait ; et, chassant encore quelque temps ses chèvres devant lui, tandis qu’il observait tout ce qu’il y avait aux environs, il s’arrêta dans un petit bocage, au travers duquel coulait un agréable ruisseau.

Le voisinage d’un lieu dangereux, et l’approche d’une aventure téméraire, lui causèrent quelques réflexions ; ces réflexions, quelque émotion, mais ni crainte ni repentir.

Il se disait sans cesse :

Ce n’est rien qu’entreprendre, à moins que l’on n’achève ;
Et quand je devrais succomber,
Il est beau qu’un mortel à Luisante s’élève ;
Il est beau même d’en tomber.

Et un moment après :

Si je l’entreprends en vain,
Je ne saurais périr pour un plus beau dessein.

Tandis qu’il se fortifiait ainsi par toutes les magnanimités d’opéra qui lui venaient en tête, il vit arriver une personne qui s’empara de toute son attention. À sa fraîcheur, on l’eût prise pour l’aurore d’un jour d’été ; à sa taille, pour la mieux faite des déesses, et à sa grâce, pour toutes les grâces assemblées dans une personne.

Elle était très simplement vêtue ; mais un arrangement naturel, que soutenait un air de propreté, la parait tellement en dépit de ses habits, qu’elle lui parut quelque princesse déguisée.

Il la regarda trois fois, depuis les pieds jusqu’à la tête, à mesure qu’elle avançait vers le ruisseau ; et trois fois il jura tout bas qu’il n’avait jamais vu de pieds si bien tournés, ni tant d’agréments que dans la figure qu’ils soutenaient.

Il se détourna, faisant semblant de suivre ses chèvres. Elle remplit une cruche qu’elle avait apportée, s’assit au bord du ruisseau, joignit les mains, et se mit à regarder tristement le courant de ses eaux.

Il se rapprocha dans le temps qu’ayant poussé quelques soupirs, elle se mit à dire : « Non, jamais créature ne fut si malheureuse ; hélas ! poursuivit-elle, puisque je suis assurée que mes malheurs ne changeront que pour augmenter, comment puis-je me résoudre à vivre ? » Elle s’arrêta quelque temps après cette réflexion, mais ce ne fut que pour pleurer ; et un moment après : « Heureux oiseaux, disait-elle, qui n’avez à craindre que les éléments, les hommes et d’autres oiseaux qui vous font une guerre continuelle, du moins jouissez-vous de la liberté malgré toutes vos alarmes, et vous n’êtes pas condamnés à la vue éternelle de ce qu’il y a de plus affreux au monde ! »

Elle répandit de nouvelles larmes en achevant ; et, après s’être lavé le visage et les mains, elle prit sa cruche et s’en alla.

Tarare l’avait attentivement examinée sans qu’elle eût pris garde à lui : il avait trouvé sa personne toute charmante ; et, à son air, il trouva qu’elle avait l’esprit naturel, l’humeur douce, le cœur sincère, et cependant l’âme assez fière. C’était trouver bien des choses en un moment ; cependant il ne s’était point trompé ; il n’eut pas de peine à deviner qui elle était.

Il passa la journée dans ce bocage comme il lui plut ; et, la nuit étant venue, il y laissa ses chèvres, et s’avança dans la plaine pour y faire quelque découverte.

Plus il allait en avant, moins il savait où il allait ; il eût erré longtemps de cette manière, si un éclat soudain de lumière ne lui eût fait découvrir une grande maison plate, à deux cents pas de lui. Cette lumière étant disparue, il ne laissa pas de parvenir, en tâtonnant, à cette maison. Il ne douta point que ce ne fût celle de la sorcière ; et, ne jugeant pas à propos de se présenter à la porte, il grimpa sur le toit le plus doucement qu’il put.

Elle n’était couverte que de paille ; et, ayant prêté l’oreille quelque temps sans rien entendre, il écarta le plus délicatement qu’il put la paille de l’endroit où il était ; et, par l’ouverture qu’il venait de faire, il vit l’horrible Dentue, qui, en marmottant quelques mots barbares, jetait des herbes et des racines dans une grande chaudière qui était sur le feu ; elle remuait tout cela en rond avec une dent qui lui sortait de la bouche, et qui avait deux aunes de long. Après qu’elle eut quelque temps tourné toutes ces drogues, elle y jeta trois crapauds et trois chauves-souris.

Cependant la sorcière mettait de temps en temps dans la chaudière un doigt qui avait un ongle presque aussi long que sa dent : c’était pour prendre de cette belle composition, qu’elle goûtait, pour voir comment allait le sortilège.

Au coin du feu était un petit monstre si laid et si bossu, qu’il faisait encore plus peur que sa mère.

L’horrible Dentue jetait des herbes et des racines dans une grande chaudière qui était sur le feu.
L’horrible Dentue jetait des herbes et des racines dans une grande chaudière qui était sur le feu.

La belle que Tarare avait vue dans le petit bois était à genoux, devant ce monstre ; et, avec ses bras de neige et ses mains d’ivoire, elle lavait les pieds les plus crasseux et les plus infâmes que jamais on ait lavés.

Tarare vit bien qu’elle s’en désespérait, et n’en était pas moins désespéré. Dentue, s’étant aperçue que la pauvre fille pleurait, leva sa grande dent, et la regardant de travers : « Malheureuse ! dit-elle, oses-tu bien servir de si mauvaise grâce celui qui dans deux jours sera ton mari, au lieu de remercier le ciel d’être au fils de Dentue, et de posséder un tel époux ? »

Tarare ne put s’empêcher de tressaillir à ces paroles : la sorcière leva la tête à ce bruit ; et lui, descendant au plus vite de peur d’être surpris, regagna le petit bocage du mieux qu’il put. Il y passa le reste de la nuit à songer à ce qu’il venait de voir, et a méditer son entreprise.

Le matin suivant ramena la belle fille au bord du ruisseau. Elle y revint avec tous ses charmes, toute sa douleur, et, par-dessus tout cela, avec de vilains habits crasseux et du linge fort sale, qu’elle se mit à laver en pleurant de tout son cœur.

Cette seconde vue au bord du même ruisseau augmenta la compassion qu’il avait eue pour elle, et lui fit sentir qu’il aurait bientôt besoin de la sienne. Elle était penchée vers le ruisseau en lavant ces vilaines hardes ; elle paraissait d’un désespoir à s’y précipiter, s’il y eût eu de quoi la noyer. La posture où elle était laissa voir à Tarare la gorge du monde la mieux formée ; il en loua le ciel, sans oser pourtant se flatter qu’elle lui serait jamais de rien.

Il crut qu’il était temps de se découvrir à elle ; mais, avant que de lui parler, il voulut attirer son attention ; et, tirant une flûte de sa poche, il se mit à jouer un air assez touchant. Il ne peignait pas la moitié si bien qu’il jouait de la flûte, et c’est tout dire.

Elle tourna les yeux avec surprise vers lui ; sa figure et sa manière de jouer ne s’accordaient pas. Quand il s’aperçut qu’elle l’écoutait, il fit semblant de suivre ses chèvres qui s’éloignaient. « Non, dit-elle, quand il eut cessé de jouer, l’harmonie de Sonnante n’est pas si agréable. Qu’il est heureux, poursuivit-elle, ce pauvre qui passe sa vie à garder les chèvres ! Hélas ! tout malotru qu’il est, je voudrais de bon cœur être ce misérable. Mais que vient-il faire si près d’un lieu détestable, puisqu’il ne tient qu’à lui de mener plus loin son chétif troupeau ? Que vient-il faire auprès de la demeure de Dentue ?… — Il vient vous en délivrer, belle Fleur d’Épine, » dit-il, en s’approchant d’elle tout d’un coup.

Elle en fut si surprise, qu’elle pensa s’évanouir ; mais il ne lui en donna pas le temps. « Oui, dit-il, je vous délivrerai, ou j’y perdrai la vie. — Hélas ! dit-elle en le regardant avec attention, pauvre garçon que tu es ! tu peux mourir ; mais tu ne saurais me sauver, puisqu’il faudrait pour cela me dégager de l’esclavage où je suis, et que cela est impossible. Tu me vois occupée du plus dégoûtant emploi du monde ; cependant j’y passerais de bon cœur ma vie, si je n’avais à craindre quelque chose de plus effroyable ; mais on veut que j’épouse le fils de Dentue.

— Je sais tout cela, lui dit Tarare, et je vous en sauverai. »

Elle regarda tout de nouveau un homme qui parlait avec tant de confiance, et qui paraissait tout savoir. Il n’avait eu que le plaisir de la voir, et n’avait pas encore senti celui d’en être regardé ; il le préféra dans son âme à tous ceux qu’il eût jamais eus. Il ôta son emplâtre pour paraître moins défiguré ; je ne sais s’il fit bien ; cependant, si elle ne fut pas fort touchée de son visage, elle s’accoutumait assez à sa manière de parler. Il lui dit que, n’étant pas ce qu’il lui paraissait, il avait entrepris de l’enlever, elle, le Chapeau lumineux et la jument Sonnante ; qu’il avait entrepris tout cela pour le service d’une princesse qui passait pour la merveille du monde, et dont il commençait à ne se plus souvenir. « Eh ! quel moyen, disait-il, de s’en souvenir quand on a vu la charmante Fleur d’Épine ! c’est elle qui sera désormais l’objet de toutes mes entreprises. »

Elle ne parut point offensée de la déclaration, ni choquée du sacrifice. Dans le peu qu’ils eurent à rester ensemble, Tarare fut confirmé dans tout ce qu’il avait d’abord jugé de son esprit et de ses sentiments : il la conjura de se lier à lui de tout ce qui regardait l’exécution de son entreprise ; il ne lui demanda que de consentir à ce que proposerait un homme qui choisirait deux ou trois cent mille morts plutôt que de l’offenser.

Il s’informa d’elle précisément où était l’écurie de Sonnante : il sut qu’on ne se donnait pas la peine de la fermer, n’y ayant pas d’apparence qu’on pût voler une jument qui ne faisait pas le moindre mouvement sans qu’on l’entendît, et dont l’harmonie devenait bien plus éclatante dès qu’on la sortait de l’écurie. Il n’en demanda pas davantage : elle n’osa rester plus longtemps ; et, lorsqu’ils se séparèrent, elle le regarda tout aussi longtemps qu’elle put.

Dès qu’il l’eut perdue de vue, il se recommanda sérieusement à une fortune qui ne l’avait pas encore abandonné, à une industrie dont il avait plus besoin que jamais, et à toute la fermeté de son courage. Il sentait bien qu’il était inspiré par quelque chose au-dessus de l’adresse et du bon sens. Il s’imagina que c’était sa nouvelle passion ; mais c’était tout autre chose. Cependant, bien résolu de suivre tous ces mouvements inconnus, il commença par souffleter de méchants petits coquins, qu’il vit venir avec de la glu pour prendre les pauvres petits oiseaux : il leur ôta cette glu, de peur qu’ils ne s’en servissent en son absence ; et, à l’entrée de la nuit, il s’achemina vers l’écurie de Sonnante, portant son petit sac de sel et la glu qu’il avait prise aux petits garçons. Bel équipage pour une entreprise comme la sienne ! belles armes pour se garantir du pouvoir redoutable d’une sorcière, à laquelle il voulait ravir tous ses trésors !

Un bruit mélodieux le conduisit droit à la jument Sonnante ; il y arriva comme elle venait de se coucher. C’était la plus belle, la plus douce et la meilleure bête du monde. Il la caressa doucement de la main en la saluant : elle en fut si touchée, qu’elle lui aurait donné sa vie ; car elle était accoutumée à ne voir que le fils de la sorcière, qui lui donnait à manger, et qui souvent la maltraitait ; outre qu’il était si horrible, que bien souvent elle eût mieux aimé jeûner que de le voir.

Quand il la vit dans cette disposition, il remplit toutes ses sonnettes l’une après l’autre avec du fumier, et les couvrit de cette glu qu’il avait apportée, pour les empêcher de se déboucher. Quand cela fut fait, la gentille Sonnante se leva d’elle-même pour voir s’il n’y avait plus rien autour d’elle qui pût faire du bruit.

Tarare réitéra ses caresses, la sella, lui mit sa bride, et, la laissant à l’écurie, s’achemina vers la demeure de Dentue. Dès qu’il y fut, il se posta sur le toit avec les mêmes précautions que le jour d’auparavant. Il ne savait pas pourquoi ce sac de sel était entre ses mains, quelque part qu’il pût aller ; mais il s’en aperçut bientôt. Il vit par la même ouverture à peu près les mêmes objets, hors que la pauvre Fleur d’Épine lui parut encore plus malheureuse : car la première fois elle ne faisait que laver les pieds de Dentillon ; mais alors le petit monstre, après lui avoir voulu faire quelques amitiés, sur le pied du prochain mariage, se mit à grogner comme un cochon de ce qu’elle avait la hardiesse de rebuter ses familiarités.

La sorcière la força de s’asseoir au coin du feu, tandis que Dentillon, étendu auprès d’elle, mit sa tête sur ses genoux, et s’endormit.

L’infortunée Fleur d’Épine n’osa témoigner l’horreur qu’elle en avait ; mais elle ne put retenir des larmes qu’il fallut encore cacher à la sorcière.

Tarare sentait toutes ses afflictions. Dentue, toujours attentive à ses sortilèges, en remuait la composition avec sa grande dent jusqu’au fond de la chaudière. Elle y jetait de temps en temps quelque nouveau poison, en répétant ce qu’elle avait dit la nuit précédente. Tarare voulut y mettre quelque chose du sien, et par l’ouverture de la cheminée il y vida son sac de sel. La sorcière ne s’en aperçut que lorsqu’elle voulut en goûter comme la première fois ; elle tressaillit, en goûta pour la seconde fois ; et, trouvant que le maléfice était gâté par un ingrédient qui n’y convenait apparemment pas, elle fit un cri si affreux., qu’on eût dit que quinze mille chats-huants avaient crié à la fois.

Elle ôta promptement son chaudron de dessus le feu, et donna un soufflet à l’innocente Fleur d’Épine, qui en pensa tomber à la renverse, en réveillant Dentillon : celui-ci lui en donna un autre pour l’avoir éveillé. Tarare, qui en était témoin, crut avoir reçu cinquante soufflets et autant de coups de poignard dans le cœur. Sa colère prit le dessus de sa prudence ;

il s’allait perdre pour la venger, si Dentue, après avoir loué son fils d’un si noble ressentiment, ne lui eût ordonné d’aller chercher de l’eau du ruisseau. « Va, mon mignon, disait-elle : cette vilaine bête prendra mon chapeau pour t’éclairer ; je l’y enverrais bien toute seule, si ce n’est qu’il n’a aucune vertu que quand il est sur la tête d’une fille, et qu’il ne faut pas que celle qui le porte, porte autre chose : va, mon fils, prends la cruche, ne crains point les esprits ; ils n’oseraient approcher quand le chapeau luit ; et je te promets que tu épouseras cette gueuse, qui fait tant la difficile, dès que tu seras de retour. — Oui-dà, j’y consens, dit Tarare en descendant, pourvu que ce ne soit qu’à son retour. » Il ne s’avisa pas de dire cela tout haut. Dès qu’il fut à terre, il courut en toute diligence se poster entre la maison et le ruisseau. À peine y fut-il, qu’il vit tous les lieux d’alentour éclairés comme en plein midi ; la charmante Fleur d’Épine fut le premier objet qui s’offrit à ses yeux ; elle lui parut si brillante, malgré l’éclat de ce chapeau, qu’il semblait que ce fût elle qui lui prêtât sa lumière. Le petit monstre qui l’accompagnait se traînait à peine sous le poids d’une cruche vide : le petit vilain ne se contentait pas d’être bossu pour faire horreur, il était boiteux comme un chien, et si petit, qu’il avait vainement essayé de prendre sa belle maîtresse sous le bras : jamais il n’avait pu atteindre qu’à la hauteur de sa poche ; il s’y était attaché, se traînant après elle du mieux qu’il pouvait, car Dieu sait les enjambées qu’elle faisait pour s’en dépêtrer : son cœur battait si fort de crainte et d’espérance, qu’elle n’en pouvait plus lorsqu’elle vint à l’endroit où Tarare l’attendait. Sa vue la fit tressaillir ; elle rougit et pâlit un moment après. Je ne sais s’il vit ces différentes agitations, ni comme il les expliqua, s’il s’en aperçut ; mais, après l’avoir rassurée, se saisissant de Dentillon, il lui enveloppa toute la tête dans son mouchoir ; et, après l’avoir chargé sous bras, comme on enlèverait un barbet, il donna la main à Fleur d’Épine, et s’avança vers l’écurie à grands pas.

Il y trouva Sonnante dans le même état qu’il l’avait laissée. Il instruisit Fleur d’Épine de son dessein en peu de mots : elle était si éperdue, qu’elle approuva tout sans rien entendre. « J’ai une frayeur, disait-elle ; je ne crains plus pour moi seule, et c’est avoir trop à craindre : vous avez déjà tant fait, que je devrais me rassurer sur ce que vous me dites ; pour cela sauvons-nous en diligence, puisqu’il n’y a que cela qui nous puisse sauver : mais que ferez-vous de ce petit monstre ? — Je l’écorcherais tout vif, dit-il, pour la peur que vous avez eue de l’épouser, et pour le soufflet qu’il vous a donné, si ce n’est que sa mère ne serait pas si affligée de cette douce mort, qu’elle le sera de celle que je lui prépare. »

La généreuse Fleur d’Épine, qui ne pouvait consentir à d’autre cruauté qu’à celle des beautés sévères envers les tendres amants, se préparait à demander grâce pour le misérable. « Non, lui dit Tarare, ne soyez point alarmée ; tout le mal que nous lui ferons n’ira qu’à être bien à son aise, tandis que nous serons exposés à la fatigue. Je vous prie même de lui laisser quelque faveur pour se souvenir de nous, puisqu’il perd l’espérance de vous avoir pour femme : permettez qu’il porte votre coiffure, en attendant l’honneur de vous revoir. »

Fleur d’Épine ne savait ce que cela voulait dire ; mais elle trouvait qu’il n’était pas trop de saison de plaisanter dans une telle conjoncture. Pour le petit Dentillon, dès qu’il en fut coiffé, son visage parut plus détestable. Il avait entendu la menace de l’écorcherie ; et, quand il vit qu’elle n’aboutissait qu’à porter la coiffe de sa maîtresse, il se crut sauvé.

Mais Tarare, lui ayant lié les pieds et les mains, et fourré assez de foin dans la bouche pour l’empêcher de crier, couvrit tout son corps de foin, de manière qu’on ne lui voyait que le derrière de la tête, assez proprement coiffé.

Cette cérémonie achevée, après avoir caressé Sonnante, il monta dessus, prit Fleur d’Épine devant lui, se mit en campagne, et tourna le dos au palais de la sorcière.

Quoique Sonnante fût plus vite que le vent, elle était plus douce qu’un bateau. Tarare, voulant profiter de sa vitesse, lui mit la bride sur le cou pendant une heure ; mais, jugeant qu’il avait fait cinquante lieues, il se crut assez loin pour laisser un peu prendre haleine à la jument.

Il avait raison d’être content, après avoir mis à fin une si terrible aventure, en délivrant ce qu’il commençait d’aimer ; il respirait sans alarmes, et ce qu’il aimait était entre ses bras sans pouvoir s’en offenser : heureuse situation pour un homme qui, ayant tenté l’entreprise pour la gloire, venait de l’achever pour l’amour ! Il n’avait plus que la crainte de ne pas plaire à ce qu’il aimait, et c’était bien assez : il était trop éclairé sur son mérite, pour se flatter d’aucun espoir sur l’agrément de sa figure ; il ne savait que trop que, sans le secours de son esprit et de son amour, il n’y avait rien en lui de fort engageant. Chaque vue de Fleur d’Épine avait redoublé sa passion, et ce n’était pas la diminuer que de tenir cette beauté entre ses bras, quoique le plus respectueusement du monde.

« Belle Fleur d’Épine, lui disait-il, sentant qu’elle tremblait encore, vous n’avez plus rien à craindre de Dentue, et vous n’avez sans doute rien qui vous doive inquiéter auprès d’un homme dont les sentiments pour vous sont tels qu’ils doivent être. Je connais tout votre mérite, car j’ose dire que personne ne s’y connaît mieux : mais je n’ose vous dire que je le sens jusqu’au fond du cœur ; il serait pourtant bien extraordinaire que cela fût autrement. Des raisons assez particulières m’ont fait quitter mon pays ; quand j’en partis, je n’avais ni projet ni dessein arrêté ; je ne savais pas trop ce que j’allais chercher par le monde ; mais je ne connais que trop à présent que c’était vous : ayez agréable que je vous amuse pendant quelques moments par ce récit. »

Fleur d’Épine, ne sachant que répondre à tant de choses qu’on lui disait à la fois, se pencha doucement contre lui, comme pour se reposer. Il aimait bien cette façon de répondre ; et, sans en attendre d’autre, il continua de cette manière :

« Je suis fils d’un petit prince dont les États sont des plus petits ; mais en récompense les sujets y sont riches, contents et fidèles.

« J’avais un frère (Dieu sait ce qu’il est devenu) : nous n’avions pas plus de six ans, quand mon père nous prit tous deux en particulier, et, nous parlant comme si nous avions eu de la raison : « Mes enfants, dit-il, comme vous êtes jumeaux, le droit d’aînesse ne saurait décider de la succession entre vous. Cependant, comme mes États sont trop petits pour être partagés, je prétends que l’un de vous deux cède ses droits à l’autre ; et, afin que celui qui aura cédé ne s’en repente pas, j’ai deux dons à vous accorder, dont le moindre pourra faire votre fortune ailleurs ; et ces dons sont l’esprit et la beauté. Mars comme il faut que ces avantages soient séparés, que chacun choisisse celui qu’il aime le mieux. » Nous répondîmes tous deux à la fois ; je demandai l’esprit, et mon frère la beauté.

« Mon père, nous ayant embrassés, nous dit que chacun aurait avec le temps ce qu’il avait choisi.

« Mon frère s’appelait Phénix, et moi Pinson ; et, si nous avions eu d’autres frères, je ne doute pas qu’on ne les eût appelés, les uns Merle, les autres Sansonnet, Rossignol ou Serin, selon le nombre : car une des folies du bon petit prince était celle des oiseaux ; l’autre, de vouloir que ses enfants l’appelassent « Monsieur mon père, » en parlant de lui ; ce qu’il ne put jamais obtenir de moi : mais Phénix lui en donnait plus qu’il n’en demandait. Cela fut peut-être cause qu’on lui tint mieux parole qu’a moi ; car, à l’âge de dix-huit ans, c’était ce qu’on avait jamais vu de plus beau dans notre sexe. Mais, pour moi, quoiqu’on me flattât sur les gentillesses de mon esprit, je regardais cela comme ce qu’on dit de tous les enfants du monde, quand les pères et les mères vont fatiguant tous les gens de leurs bons mots, et je ne me sentais qu’autant d’esprit qu’il en fallait pour connaître que je n’en avais pas assez.

« Quoique nos inclinations fussent différentes, jamais il n’y eut d’union égale à celle qui était entre mon frère et moi. Je passais mon temps à lire tous les livres que je pouvais attraper, bons ou mauvais. Je distinguai bientôt les uns des autres ; et, me trouvant réduit à un assez petit nombre, je fus presque fâché d’une délicatesse qui retranchait beaucoup de ma lecture. Phénix ne songeait qu’à se parer pour éblouir par sa figure.

« Enfin, notre père mourut, et parut aussi content qu’on le peut être quand on meurt, de ce qu’il nous laissait dans une union si parfaite. Dès qu’il fut en terre, nous commençâmes, pour la première fois, à être de différents avis et à vouloir contester l’un contre l’autre ; mais, dans une dispute qui fut très opiniâtre, il ne s’agissait que de vouloir céder chacun son droit. Phénix, se tuait de me dire que, comme j’étais plus capable de gouverner, je méritais mieux de succéder ; que, pour lui, fait comme il était, Dieu merci, en quelque endroit du monde qu’il allât, il n’avait pas peur de manquer. Ce fut en vain que je lui donnai d’aussi bonnes raisons pour se mettre en possession de notre petite principauté : je ne le persuadai pas. Ainsi, après un long débat, nous demeurâmes d’accord que nous partirions le même jour pour chercher fortune, chacun de son côté, à la charge que celui qui serait établi le premier tâcherait d’en informer l’autre, afin qu’il revînt se mettre en possession de notre commun héritage. Nous laissâmes des ministres fidèles pour gouverner en notre absence ; et, Phénix s’étant mis en campagne avec tous les charmes du monde, je partis avec le peu de bon sens qui m’était tombé en partage.

« Nous prîmes différentes routes. La première aventure qui m’arriva dans celle que j’avais prise est assez singulière, quoique ce ne soit pas de ces événements périlleux ou éclatants qui signalent les héros. J’avais parcouru beaucoup de provinces sans rien trouver qui me donnât la moindre espérance de m’élever à quelque fortune considérable. Je ne laissais pas de m’instruire partout où je trouvais quelque chose digne de mon attention ; j’appris des secrets de toutes les natures ; je remarquai ce que chaque pays avait de singulier : mais rien de tout cela ne contentait ma curiosité.

« Parvenu enfin au royaume de Circassie, qui est le pays des beautés, je m’étonnai de l’avoir presque traversé d’un bout à l’autre sans en trouver qui m’eût seulement donné de l’admiration. J’en attribuai la cause au changement de gouvernement qui était arrivé dans le royaume ; et je crus que les troubles avaient pu disperser ces beautés que j’avais cru rencontrer à chaque bout de champ, de la manière qu’on m’en avait parlé.

« Je marchais un jour le long d’un fleuve qui bordait une vaste plaine ; au delà de ce fleuve s’élevait un bâtiment qui me parut assez superbe. La curiosité de le voir me prit ; je la suivis, et en y arrivant, je vis les dehors d’un château qui me parut la demeure de quelque souverain. Le dedans m’en parut assez sombre, et les habitants tristes ; cependant j’y vis plus de beautés que dans le reste de la Circassie, mais jamais il n’y en eut de plus sauvages. Celles qui me voyaient de loin me fuyaient, et celles qui ne pouvaient m’éviter, au lieu de répondre aux honnêtetés que je leur disais en les abordant, ne tournaient pas seulement la tête de mon côté. « Voilà, dis-je en moi-même, des figures auxquelles il ne manque que la parole, tant elles représentent naturellement de très belles femmes. » Je traversai je ne sais combien de galeries, sans rencontrer dans ce vaste château que des objets aussi ennuyants qu’ils paraissaient ennuyés, lorsque j’entendis de grands éclats de rire dans un appartement séparé de ces galeries. Je fus bien aise que tout ne fût pas abîmé dans la tristesse que ce lieu commençait à m’inspirer. J’entrai dans cet appartement ; et, dans la chambre où ces éclats de rire continuaient encore, je vis quatre pies, assises autour d’une table, qui jouaient aux cartes : elles ne furent point effarouchées de ma présence ; au contraire, après m’avoir fait quelques civilités, elles continuèrent un jeu où je ne comprenais rien, moi qui sais tous les jeux du monde. Il y avait une corneille de fort bonne mine, assise auprès d’elles, qui faisait des nœuds en les voyant jouer.

« J’avoue que je fus assez surpris d’un spectacle si nouveau ; je ne pouvais comprendre ce que c’était que cet enchantement. Elles mêlaient, coupaient et donnaient comme si elles n’avaient fait autre chose de leur vie. Au fort de mon attention, une de ces pies, après avoir longtemps filé une de ses cartes, les jeta toutes sur la table avec transport, et se mit à crier Tarare ! de toute sa force.

« Les autres y répondirent ; la corneille même, qui n’était pas du jeu, cria Tarare ! et, après cela, ce furent de nouveaux éclats de rire, mais si perçants, que je n’y pus tenir.

« Je sortis de l’appartement des pies du sombre château, et, trois jours après, du royaume. Ce fut environ dans ce temps-là que le bruit de cette beauté de Luisante commençait à se répandre partout : j’en appris des choses si merveilleuses, que je ne les pus croire ; et, quelque danger qu’on me dit qu’il y avait à la regarder, je résolus de m’éclaircir par moi-même si ce qu’on en disait était véritable.

« L’heureux royaume de Cachemire m’avait dès longtemps inspiré la curiosité de le voir, par les récits qu’on m’en avait faits. L’envie de quitter mon nom me vint tout à coup : je ne sais si ce fut par l’usage introduit parmi les aventuriers, qui se déguisent toujours, ou si le nom de Pinson ne me paraissait pas assez noble pour un homme qui avait envie de faire parler de lui chez la première beauté du monde : mais enfin je changeai mon nom ; et, l’aventure des pies m’étant restée dans la tête, je pris Tarare pour mon nom. — Tarare ? dit Fleur d’Épine. — Justement, poursuivit-il ; et ce qu’il y a de singulier à ce nom, c’est qu’il semble qu’on ne puisse l’entendre, que l’envie de le répéter, comme vous venez de faire, ne prenne tout aussitôt.

« À l’entrée du royaume de Cachemire, par la route que j’avais prise, la savante Serène a établi sa demeure enchantée. Le désir de connaître une personne que des connaissances surnaturelles, acquises par une longue étude, rendaient la plus illustre des mortelles, m’engageait autant au voyage de Cachemire que tout ce qu’on m’avait dit de Luisante. Mais la difficulté d’y parvenir pensa me rebuter : de mille et mille gens qui avaient eu le même dessein que moi, un très petit nombre avait réussi. On savait à peu près le lieu de sa résidence ; mais c’était en vain qu’on le cherchait. Il était impossible de le trouver, si la fortune, ou plutôt un aveu favorable de la magicienne, ne vous y guidait. Je fus assez heureux pour être admis à sa présence ; et apparemment je n’en fus digne que par l’extrême passion que j’avais de rendre mes hommages à ce génie supérieur à tous les autres.

« Je ne veux point vous ennuyer par la description particulière d’un séjour dont les beautés se peuvent à peine imaginer. Tout ce que je vous dirai, c’est que cet endroit de Cachemire est, à l’égard du reste, ce que le délicieux royaume de Cachemire est à l’égard du reste de la terre. Le peu de temps qu’il me fut permis de rester auprès d’elle me valut assurément beaucoup plus que le don d’esprit que mon père croyait m’avoir laissé en partage : je crus m’apercevoir que mon admiration et mes respects m’avaient attiré sa protection ; elle me la fit espérer en la quittant, et je partis avec la résolution de m’en rendre aussi digne qu’il me serait possible.

« Je ne voulus pas me faire voir en arrivant où était la cour.

« Je connus bientôt ce que c’était que le génie du bon calife. Je fus informé du caractère de son premier ministre. Comme il n’avait pas la capacité qu’ont d’ordinaire ou que doivent avoir ceux qui gouvernent sous leur maître, il n’avait pas aussi leur présomption, et moins encore leur rudesse ; c’était le ministre le plus affable qui fut jamais. Il avait une femme qui n’était pas si simple, mais qui était encore plus accueillante. Je me mis à son service en qualité d’écuyer, et je m’aperçus bientôt que je ne déplaisais pas à madame la sénéchale. — Quelle sorte de beauté était-ce ? dit Fleur d’Épine en l’interrompant. — De celles qui la font comme il leur plaît, » répondit-il. Et, continuant son discours : « Comme le sénéchal son époux était tout des plus grossiers, je n’eus pas de peine à passer pour fort habile dans son esprit ; cela fit qu’on se servit de moi pour chercher un remède aux maux que faisaient chaque jour les yeux de la princesse. »

Tarare alors lui conta de quelle manière il était venu à bout de la peindre. « Vous l’avez donc souvent regardée ? dit Fleur d’Épine ? — Oui, dit-il, tout autant que j’ai voulu, et sans aucun danger, comme je viens de vous dire. — L’avez-vous trouvée si merveilleusement belle qu’on vous avait dit ? poursuivit-elle. — Plus belle mille fois, répondit-il. — On n’a que faire de vous demander, ajouta-t-elle, si vous en êtes d’abord devenu passionnément amoureux ; mais dites-m’en la vérité. »

Tarare ne lui cacha rien de ce qui s’était passé entre lui et la princesse, pas même l’assurance qu’elle lui avait donnée de l’épouser, en cas qu’il réussît dans son entreprise.

Fleur d’Épine ne l’eut pas plus tôt appris, que, repoussant les mains dont il la tenait embrassée, elle se redressa, au lieu d’être penchée contre lui comme auparavant. Tarare crut entendre ce que cela voulait dire ; et, continuant son discours sans faire semblant de rien : « Je ne sais, dit-il, quelle heureuse influence avait disposé le premier penchant de la princesse en ma faveur ; mais je sentis bien que je n’en étais pas digne par les agréments de ma personne, et que je le méritais encore moins par les sentiments de mon cœur ; car je ne me suis que trop aperçu, depuis, que l’amour que je croyais avoir pour elle n’était tout au plus que de l’admiration. Chaque instant qui m’en éloignait effaçait insensiblement son idée de mon souvenir ; et, dès le premier moment que je vous ai vue, je ne m’en suis plus souvenu du tout. »

Il se tut ; et la belle Fleur d’Épine, au lieu de parler, se laissa doucement aller vers lui comme auparavant, et appuya ses mains sur celles qu’il remit autour d’elle pour la soutenir.

Ils en étaient là ; le jour commençait à paraître ; et, Tarare ayant pris le chapeau lumineux pour en soulager Fleur d’Épine, qui ne l’avait point quitté durant l’obscurité, ils ne furent plus éclairés que du faible éclat de l’aurore naissante : sa fraîcheur ranimait les fleurs, et les larmes précieuses qu’elle répandait, arrosant l’herbe des prairies, abattaient la poussière sur les grands chemins.

Mais dans le temps que la belle avant-courrière du jour ouvrait les portes de l’orient aux chevaux du soleil, la jument Sonnante se mit à hennir. Fleur d’Épine en tressaillit, et tremblante depuis les pieds jusqu’à la tête : « Ah ! dit-elle, nous sommes perdus ; la sorcière nous suit. » Tarare regarda derrière lui, et vit la terrible Dentue, montée sur une licorne couleur de feu, qui menait en laisse deux tigres dont le plus petit était bien plus haut que Sonnante.

Tarare tâcha de rassurer Fleur d’Épine en lui disant que la jument allait si vite, qu’ils auraient bientôt perdu de vue la sorcière et son équipage ; et là-dessus il voulut pousser à toute bride ; mais Sonnante demeura tout court. Ce fut en vain qu’il lui appuya les talons, et qu’il l’incita de toutes les manières : elle était immobile.

Fleur d’Épine s’évanouissait entre ses bras, voyant la sorcière à cinquante pas d’eux. Tarare avait beau lui protester que, tant qu’il aurait une goutte de sang dans les veines, elle ne tomberait ni entre ses mains, ni entre les griffes de ses tigres, tout cela n’avait garde de la remettre.

Dentue approchait toujours ; et Tarare, ne sachant plus à quel saint se vouer, s’avisa d’essayer les voies de la douceur ; et, caressant la jument : « Quoi ! ma bonne Sonnante, lui dit-il, voudrais-tu livrer ta belle maîtresse à cette vilaine sorcière, qui la poursuit ? N’as-tu donc commencé de si bonne grâce, que pour nous trahir à la fin ? » Mais il avait beau la piquer d’honneur par ces paroles, elle ne s’en ébranla pas ; et la sorcière n’était plus qu’à vingt pas de lui, quand Sonnante remua trois fois l’oreille gauche : il y mit vitement le doigt ; et, y ayant trouvé une petite pierre, il la jeta par-dessus son épaule gauche : dans un instant s’éleva de terre une muraille entre la sorcière et lui. Cette muraille n’avait que soixante pieds de haut ; mais elle était si longue, qu’on n’en voyait ni le commencement ni la fin.

Fleur d’Épine respira. Tarare remercia le ciel, et Sonnante partit comme un éclair.

Ils avaient déjà perdu de vue la nouvelle muraille, et Tarare, croyant Fleur d’Épine en sûreté, lui allait dire quelque chose de tendre, et peut-être de joli, lorsque Sonnante s’arrêta tout court au milieu de sa course. Tarare tourna la tête, et vit l’éternelle Dentue qui les poursuivait tout de nouveau. « Quoi ! s’écria-t-il, n’y a-t-il donc aucune muraille qui soit à l’épreuve de sa licorne, de ses tigres, de sa longue dent et de son épouvantable griffe ? » Pendant ces réflexions, toutes les frayeurs de Fleur d’Épine la reprirent. La jument, plus rétive encore que la première fois, semblait clouée à la terre. Tarare, ne perdant pas courage, se mit à haranguer Sonnante d’une manière plus touchante qu’il n’avait fait auparavant. « Hélas ! lui disait-il, vertueuse Sonnante, je vois bien que la sorcière a jeté sur vous quelque sort, et que, lorsqu’elle vous peut voir, vous ne sauriez plus remuer. Si cela n’était, ayant le cœur aussi bien fait que vous l’avez, je gage que vous aimeriez mieux mourir que de ne pas sauver votre jeune maîtresse, la belle Fleur d’Épine ; mais, comme je vois par votre tristesse que vous n’avez plus de secours à nous offrir, je vous demande une grâce, qui est de sauver la charmante Fleur d’Épine. Dès que j’aurai mis pied à terre, je m’en vais au-devant de la sorcière et des tigres ; peut-être que la fortune secondera mon courage. Fuyez de toute votre force avec ma chère Fleur d’Épine, tandis que Dentue tiendra les yeux sur moi. Adieu, bonne Sonnante ; sauvez Fleur d’Épine, ne l’abandonnez pas, je vous conjure ; et, si vous ne me revoyez plus, faites-la quelquefois souvenir de l’homme du monde qui l’aimait le plus tendrement. » Il allait mettre pied à terre en achevant ; mais Fleur d’Épine lui serra les mains pour le retenir.

Pour la bonne Sonnante, elle fut si attendrie, qu’elle se mit à pleurer comme une folle : elle sanglotait à fendre les rochers les plus durs, et des larmes plus grosses que le pouce coulaient de ses beaux yeux jusqu’a terre. Pendant qu’elle menait un deuil inutile, la sorcière approchait. Ce fut alors qu’elle remua six fois l’oreille droite.

Tarare n’y trouva qu’une goutte d’eau qui pendait au bout de son doigt ; il la jeta par-dessus son épaule droite : cette goutte d’eau ne fut pas plus tôt à terre, que ce fut un fleuve, qui devint bientôt si large, qu’on l’eût pris pour un bras de mer : ses eaux étaient plus rapides que celles d’un torrent, et s’étendirent du côté que Dentue les avait poursuivis ; mais ce fut avec tant d’impétuosité, qu’elle, sa licorne et ses tigres, pensèrent s’y noyer.

Ce fut un plaisir pour Fleur d’Épine et Tarare de voir comme l’eau la poursuivait à mesure qu’elle pressait sa licorne pour la fuir.

Dès qu’on ne la vit plus, Sonnante fit un saut d’allégresse qui pensa faire tomber Fleur d’Épine. Cela donna occasion à Tarare de la serrer encore plus étroitement, comme pour la soutenir ; car, quoiqu’il ne se fût pas attendu à ce transport soudain de la jument, comme il était bon homme de cheval, il n’en fut que médiocrement ébranlé.

Les voilà donc une seconde fois délivrés des horreurs de la maudite Dentue. Tarare espérait que ce serait la dernière alarme qu’elle leur donnerait. La bonne Sonnante semblait prendre part à la tranquillité qui succédait à toutes les inquiétudes qu’ils venaient d’avoir, et elle courait d’une légèreté inconcevable. Tarare, voyant quelle allait toujours, s’avisa de l’arrêter au bout de quelque temps, pour l’informer de son dessein, ne sachant pas si la route qu’elle tenait les conduirait où ils voulaient aller. C’est pourquoi lui ayant remis la bride sur le cou. : « Sonnante, lui dit-il, je sais bien qu’on ne se peut égarer avec vous : nous voulons aller au pays de Cachemire ; il est tout environné de montagnes et de précipices d’un côté, et c’est celui qui est auprès de la demeure de Serène ; menez-nous-y par ce côté.

— Et pourquoi au pays de Cachemire ? lui dit Fleur d’Épine. N’est-ce pas celui de Luisante ? — C’est le royaume de son père, dit-il, et c’est à son père que j’ai promis de porter les dépouilles de la sorcière, telles que les demande Serène.

— Et quoi ! lui dit-elle un peu troublée, ne m’avez-vous pas dit que, quoique vous eussiez entrepris ce dangereux exploit pour Luisante, vous n’aviez songé qu’au plaisir de me délivrer en l’achevant ? Que j’étais folle, poursuivit-elle, de me flatter un moment qu’on pût oublier la plus belle personne du monde, pour songer à une créature comme Fleur d’Épine ! Pourquoi me le disiez-vous, puisque vous ne le pensiez pas ? Ah, Tarare ! dit-elle en laissant tomber quelques larmes, je vois bien que votre seul empressement est de paraître devant les beaux yeux qui vous charment encore, chargé des dépouilles que vous lui avez promises, et lui menant Fleur d’Épine en triomphe. Si vous ne m’aviez point trompée, vous ne l’iriez pas chercher : après avoir trouvé ce que vous sembliez craindre si fort de perdre, qui vous empêcherait de me conduire en votre pays ? Pourquoi me faites-vous éprouver qu’il y a des maux plus grands que ceux dont vous m’avez délivrée ? Si vous ne m’aviez point flattée, mon cœur, toujours tranquille, ne me ferait point envisager comme le plus grand des malheurs celui d’être sacrifiée à Luisante ; elle ne vous aimera que trop sans ce nouveau témoignage de votre tendresse. »

Tarare se désespérait de son affliction, mais il était charmé de ses alarmes ; et, voyant qu’elle ne cessait de pleurer : « Non, charmante Fleur d’Épine, lui dit-il avec transport, je ne vous ai point trompée en vous disant que je ne m’exposais que pour vous, et que vous me verriez plutôt mourir à vos yeux que de songer à vous sacrifier à Luisante. Votre première vue l’a chassée de mon cœur ; chaque moment vous y établit de plus en plus ; vos paroles, qui marquent si bien la délicatesse et la sincérité de vos sentiments, ont pénétré jusqu’au fond de mon âme : je voulais mourir pour vous sauver, jugez si c’est pour une autre que je veux vivre. Ayez donc l’esprit en repos sur mon dessein ; souffrez que je tienne ma parole, puisque je serais indigne de vous si j’y manquais. Sachez que nous ne saurions être en sûreté que sur les terres de Cachemire ; et comptez que s’il en est question, ce sera Luisante que je sacrifierai à l’aimable Fleur d’Épine, au péril de mille vies. »

Ce qu’on aime persuade, et l’on croit facilement ce qu’on souhaite. Tarare avait ouvert son cœur avec un empressement trop sincère et trop naturel pour laisser aucune inquiétude à Fleur d’Épine sur ses intentions ; et, dès qu’il la vit rassurée, il rendit la bride à Sonnante, qui tourna tout d’un coup sur la droite, et se mit à galoper comme ce qu’il y a de plus léger et de plus vite sur la terre. Ils arrivèrent en moins d’une demi-heure au pied d’une montagne qui paraissait inaccessible, si quelque chose pouvait l’être à la légèreté de Sonnante.

Tarare connut que c’était une de ces montagnes dont l’enceinte couvre les limites du bienheureux Cachemire. Sonnante y grimpa comme si elle eût marché en rase campagne, et ne fatigua pas plus ceux qu’elle portait qu’elle n’avait fait dans la plaine. Dès qu’ils furent au sommet, l’air leur parut embaumé de tous les parfums d’Arabie ; et, de quelque côté que leur vue s’étendît, un parterre continuel semblait s’offrir à leurs yeux, avec tous les agréments d’une variété délicieuse. Fleur d’Épine fut bien aise de s’y arrêter un moment ; et, tandis qu’elle se perdait dans la contemplation de tant de merveilles, le démon de la jalousie, qui se fourre partout, vint troubler son attention.

« Quoi ! dit-elle, Luisante est héritière de tout ce que je vois ! Luisante, plus précieuse encore que tous ces trésors, et plus brillante que toutes les beautés que la nature étale ici, les doit porter à celui qu’elle choisira pour époux ! et il pourrait y avoir quelqu’un qui refusât sa main pour Fleur d’Épine ! Ah, Tarare ! s’il est vrai que votre constance, ou plutôt votre aveuglement pour moi, soit à l’épreuve de ce que je crains, rassurez-moi, s’il est possible, avant que nous descendions dans ces lieux enchantés ; ou laissez-moi chercher, au travers des précipices d’où nous venons, une destinée plus supportable que celle de vous voir à Luisante ! »

Un autre se serait peut-être impatienté d’une inquiétude qui ne devait pas sitôt la reprendre après ce qu’il venait de lui dire ; mais Fleur d’Épine était encore plus charmante qu’elle n’était tendre et délicate, et Tarare l’aimait passionnément. Il était si éloigné de s’en rebuter, que ces mouvements d’inquiétude auraient été la joie de son cœur, s’ils n’avaient un peu trop coûté au repos de ce qu’il aimait ; et, pour tâcher de l’en guérir : « Belle Fleur d’Épine, dit-il, je ne sais que deux moyens de vous donner l’assurance de ma sincérité que vous souhaitez : l’un est de recevoir ici votre main en présence du ciel et de la terre, et d’unir, dès ce moment, mon cœur au vôtre pour jamais. Je prends à témoin les puissances invisibles qui nous écoutent, que je me croirais plus heureux de passer ma vie avec vous au milieu des lieux affreux par où nous sommes montés, que de régner avec Luisante dans ces climats fortunés où nous allions descendre. Je vous offre donc mon cœur et ma foi sans aller plus loin, et vais vous conduire au petit État où mon frère est peut-être de retour ; mais je vous ai déjà dit que partout, hors du royaume de Cachemire, nous serions exposés à la fureur et à la poursuite de la cruelle Dentue ; mais, quand nous pourrions l’éviter, nous ne pourrions nous sauver du juste ressentiment de Serène, à qui j’ai promis de remettre sa fille avec le chapeau et la jument. »

Fleur d’Épine témoigna sa surprise par un petit tressaillement. « Oui, belle Fleur d’Épine, dit-il, vous êtes fille de la magicienne Serène, que sa vertu autant que son art rendent plus respectable que si elle tenait le rang le plus élevé. Ce serait chez elle que je serais d’avis que nous allassions, afin que, mettant à ses pieds les trésors qu’elle a demandés, et que j’ai heureusement enlevés à la sorcière, je fusse en droit de lui demander le plus précieux de tous, pour récompense de ce que j’ai fait pour lui obéir. »

Fleur d’Épine, un peu confuse de la jalousie qu’elle avait témoignée, ne balança point sur cette dernière proposition. Ils descendirent donc dans ces plaines fertiles et riantes, qui leur offraient de nouveaux charmes à mesure qu’ils en approchaient.

Nos amants se trouvèrent au bas de la montagne dans le temps que le soleil était encore dans toute son ardeur.

Quoique l’allure de Sonnante fût si aisée, qu’on n’en pouvait être fatigué, les alarmes et les frayeurs que Fleur d’Épine avait eues, pendant une nuit où elle n’avait pas fermé l’œil, l’avaient fort abattue. Tarare, qui n’avait plus d’attention que pour elle, s’en aperçut, et mit pied à terre au bord d’un ruisseau que deux rangs d’orangers ombrageaient de chaque côté. Fleur d’Épine n’y fut pas plus tôt assise qu’elle s’endormit, quoi qu’elle eût pu faire pour s’en empêcher.

Tarare ôta la bride à Sonnante, pour lui laisser prendre quelque rafraîchissement ; mais comme il ne voulait pas qu’elle s’éloignât trop, et qu’il lui voulait pourtant laisser la liberté de paître où bon lui semblerait, il déboucha toutes ses sonnettes pour l’entendre en quelque endroit qu’elle pût aller. Dès qu’elle sentit que ses sonnettes n’étaient plus bouchées, au lieu de s’amuser à paître, elle faisait des mouvements si gracieux et si mesurés, que rien n’égalait l’harmonie qu’elle faisait entendre autour d’elle.

Tarare, après l’avoir écoutée quelque temps, se mit à considérer sa charmante Fleur d’Épine. C’était la taille la plus parfaite qu’on verra jamais ; son visage, dans le doux sommeil qui fermait ses paupières, brillait de tous les agréments que la fraîcheur, la jeunesse et les grâces y pouvaient répandre. Le passionné Tarare ne se lassait point de la considérer, et se laissait entraîner aux plus tendres imaginations du monde, examinant tant de beautés en détail ; mais il demeura dans un fidèle respect, quelque envie que cette contemplation pût inspirer d’en sortir.

Les amants de ces temps-là ne savaient ce que c’était que de surprendre ou de voler des faveurs, quand on s’en fiait à leur bonne foi. Il se contenta donc de repaître ses yeux des merveilles qu’il voyait, et de promener son imagination sur celles qu’il ne voyait pas.

Sonnante cependant, qui s’éloignait insensiblement, faisait aller ses sonnettes harmonieuses d’une manière si ravissante, qu’il choisit quelques-uns des airs nouveaux qu’elles composaient, et y fit des couplets tendres et galants à la louange de Fleur d’Épine endormie. « Non, disait-il dans ses vers, s’il ne tenait qu’à moi de former une beauté selon ma fantaisie, je ne pourrais rien imaginer de plus aimable ni de plus engageant que ce que je vois ; et, pour toucher mon cœur, il n’y aurait qu’à copier Fleur d’Épine. »

Avec de telles imaginations, le seigneur Tarare n’avait garde de s’endormir. Il loua le ciel du profond repos dont jouissait sa divinité : mais il crut qu’après avoir bien dormi, elle pourrait avoir besoin de manger. De quelque côté qu’on tournât les yeux dans ce beau pays, on ne voyait que trop de quoi fournir le plus beau dessert du monde : chaque arbre et chaque buisson en offraient de reste ; mais il n’y avait pas moyen de commencer par le fruit, quand on avait bien faim. Il laissa ses tablettes et les vers qu’il y venait d’écrire auprès de Fleur d’Épine, et s’en alla trouver Sonnante, dont la musique continuait toujours, quoiqu’il ne la vît plus. Il ne savait pas trop bien ce qu’il y allait faire ; mais il se mit en tête qu’une créature qui leur avait été d’un si grand secours ne pouvait manquer de ressource pour tous leurs besoins. Il la trouva, comme on peint Orphée, environnée de toutes sortes de bêtes et d’oiseaux que la douceur de son harmonie avait rassemblés autour d’elle. Il en coûta la vie à une gelinotte, deux perdrix rouges et un faisan, qui se trouvèrent un peu trop attentifs. Il se mit à les accommoder pour le souper de Fleur d’Épine ; car, quoique Pinson fût prince, Tarare était cuisinier quand il voulait, et tout des meilleurs : il ne faut pas demander s’il fit de son mieux dans cette occasion.

À son retour, Fleur d’Épine s’éveilla ; et à son réveil elle fut servie. Elle ne parut pas insensible à ses soins, et son empressement dans cette rencontre ne lui fut pas indifférent. Il lui conta comment le hasard lui avait fourni de quoi lui faire ce petit repas. Elle eut pitié des pauvres oiseaux que l’amour de la musique avait trahis ; mais elle ne laissait pas d’en manger en les plaignant. Elle voulut savoir ce qu’il avait fait tout le temps qu’elle avait dormi. Ses tablettes étaient encore auprès d’elle ; il ne fit que les ouvrir. Elle les prit ; et, quoiqu’elle rougît, elle relut deux ou trois fois ce qu’elle y trouva. Elle lui dit qu’elle n’osait louer, autant qu’ils le méritaient, des vers qui la louaient beaucoup trop : lui de protester qu’ils ne la louaient pas assez, et de prendre ses charmes à témoin qu’il en sentait mille fois plus qu’il ne pourrait exprimer ni en prose, ni en vers.

« Tarare, dit la modeste Fleur d’Épine, si je voulais me chagriner par de justes réflexions, je vous dirais que votre sincérité m’est un peu suspecte. Je me connais, et je sais que je n’ai qu’autant d’agréments qu’il en faut pour n’être pas absolument laide. Mais puisqu’une prévention si favorable pour moi vous aveugle, je n’ai garde de vous ouvrir les yeux sur mille défauts que j’ai, et que je voudrais ne pas avoir pour être digne de ce que vous dites, et de ce que vous m’assurez que vous pensez. »

Il se dit plusieurs choses fort tendres de part et d’autre sur cette contestation, dont se passera fort bien le lecteur, qui d’ordinaire saute autant de ces conversations qu’il en trouve, pour arriver promptement à la fin du conte.

La nuit arriva bientôt après leur repas. Fleur d’Épine, qui n’avait fait que dormir toute l’après-dînée, aurait bien voulu se remettre en chemin.

L’innocence de ses sentiments, le respect de celui qui l’accompagnait, et la coutume, semblaient suffire pour lui mettre l’esprit en repos. Cependant, comme elle était délicate sur la bienséance, elle crut qu’il y en aurait plus à voyager tête à tête qu’à rester ensemble toute la nuit. Mais elle était embarrassée pour Tarare, qui vraisemblablement avait besoin de repos. Il connut sa pensée, entra dans ses sentiments ; et, l’ayant fort assurée qu’il n’était pas assez lâche pour dormir auprès d’elle, ils se remirent en chemin, dans l’espérance d’arriver chez l’illustre Serène à la pointe du jour.

L’harmonie de Sonnante surprit et charma tout ce qui se trouva sur leur passage. Dans les bois qu’ils traversaient, les oiseaux, trompés par l’éclat du chapeau, croyaient saluer le jour naissant, lorsqu’ils répondaient au son agréable des sonnettes d’or. Les coqs des villages croyaient de même chanter pour l’aube du jour, et réveillaient les pauvres laboureurs qui venaient de s’endormir, pour retourner vitement à leur travail. Mais Fleur d’Épine n’avait qu’à ôter le chapeau de dessus sa tête, la nuit revenait, et les bonnes gens se rendormaient.

Le véritable jour vint enfin, et Tarare promettait à sa belle maîtresse qu’elle saluerait bientôt son illustre mère : mais il ne put tenir sa promesse. Comme il avait été déjà deux fois chez la magicienne, il crut qu’il y parviendrait facilement la troisième ; mais ce fut en vain qu’il s’obstina deux jours entiers à la chercher. Il savait bien qu’il avait cent fois passé tout auprès ; il ne pouvait comprendre pourquoi Serène lui devenait plus inaccessible cette fois que les autres, puisqu’il lui ramenait une fille qu’elle devait aimer tendrement, et qu’il était chargé du reste des trésors qu’elle avait demandés. Il eut peur que Fleur d’Épine ne le soupçonnât de l’avoir trompée sur cet article ; mais les dernières preuves qu’il lui avait données de la sincérité de sa tendresse l’avaient entièrement guérie de toutes ses jalousies : elle n’avait plus que l’inquiétude d’être dans la disgrâce d’une mère qu’elle n’avait jamais vue, et qui semblait refuser de la voir.

Ils ne se rebutèrent pas ; et le troisième jour ils allaient recommencer leur recherche partout aux environs, sans s’aviser, comme Tarare avait fait auparavant, de dire à Sonnante de les mener chez la magicienne ; car elle était douée du pouvoir d’arriver partout où l’on lui disait d’aller, sans qu’aucun enchantement pût l’en empêcher. Tarare ne savait pourtant pas cela ; mais s’il avait été inspiré quand il lui dit de le mener à Cachemire, il ne le fut pas tandis qu’il cherchait inutilement la demeure de Serène.

Ce fut pendant ce temps-là que certain politique de campagne, qui se mêlait d’entretenir des correspondances à la cour, y manda l’arrivée de Tarare : sur quoi, le calife lui ayant dépêché courrier sur courrier, avec ordre de se rendre incessamment à la cour, il fallut obéir malgré quelque légère alarme qui reprit à Fleur d’Épine, et des pressentiments secrets qui menaçaient son cœur de quelque malheur. Elle fit ce qu’elle put pour les supprimer devant Tarare ; et ce ne fut pas un médiocre effort que de paraître tranquille, en approchant d’une ville où Luisante n’attendait que Tarare pour en recevoir le remède à tant de maux, et peut-être pour lui en offrir la récompense.

Ils arrivèrent enfin, et furent reçus comme en triomphe : tout retentissait d’acclamations, et ces acclamations élevaient la gloire de Tarare jusqu’aux cieux. On ne douta point qu’un homme qui venait d’achever si glorieusement une entreprise commencée pour le bien public, et pour le service de la princesse, n’apportât le remède à tous leurs maux : et il en était temps. Le bon calife, depuis son départ, s’étant amusé trop longtemps un jour auprès de sa fille, avait laissé tomber ses lunettes ; et les beaux yeux qui tenaient de lui le jour lui en avaient ôté la lumière. Le sénéchal, de tous les ministres le plus loyal, en était mort d’affliction ; sa femme s’en était consolée par sa nouvelle faveur auprès de la princesse : elle était si grande, qu’elle ne tuait plus personne de ses regards que par son conseil.

Voilà bien du changement à la cour ; mais ce n’était pas tout. Il était arrivé, par malheur, une certaine More depuis peu, qui gouvernait la sénéchale par les charmes insinuants de son esprit, comme la sénéchale gouvernait la princesse par les charmes d’un perroquet qui garantissait ceux qui le tenaient du danger de ses yeux.

Le conseil fut assemblé sur l’arrivée de Tarare ; et le calife, qui n’avait jamais vu bien clair dans ses affaires, était moins en état de s’en mêler que jamais. Il voulut embrasser celui qu’il ne pouvait voir. Les uns proposèrent de lui élever des statues ; d’autres opinèrent pour le grand et le petit triomphe. Le calife consentait à tout pour honorer tant de mérite ; mais Tarare s’en défendant avec modestie : « Ah, Sire ! s’écria-t-il, quels soins vous occupent aussi bien que votre sage conseil ! Dans une conjoncture comme celle-ci, ce que j’ai fait pour vous et pour l’État ne demande point de pareilles récompenses : est-il temps d’en parler avant que ce service ait produit son effet ? Je n’ose vous dire qu’il y a eu quelque peu d’imprudence dans l’empressement dont vos courriers m’ont fait venir ici : j’allais remettre entre les mains de Serène ce que je n’ai enlevé que pour elle. Je vous aurais apporté le remède tant désiré, au lieu qu’il faudra que j’y retourne, et qu’on attende mon retour. »

Le calife lui en demanda bien humblement pardon, et en attribua la faute à son conseil. Son conseil la rejeta sur les ordres de la princesse, qui gouvernait depuis l’aveuglement de son père, et que la sénéchale gouvernait absolument.

Il fut résolu que Tarare partirait dès le lendemain avec les trésors de la sorcière.

Le calife voulut absolument que Fleur d’Épine fut logée cette nuit chez la sénéchale, comme dans le lieu le plus honorable après son palais : « Car, dit-il à Tarare, vous voyez, par mon exemple, qu’il ne fait pas bon auprès de Luisante. » Tarare l’y conduisit ; et la femme more était si empressée à la servir, et le faisait avec tant d’adresse, qu’elle en fut charmée. Tarare ne voulut pas seulement aller au palais, de peur de renouveler ses alarmes. Il fallut pourtant quitter Fleur d’Épine, et mettre ordre à son départ pour le jour suivant. Son impatience lui fit bientôt dépêcher tout cela.

À son retour, il trouva Fleur d’Épine occupée à considérer le portrait de Luisante, qu’il devait porter avec lui le lendemain.

Il s’aperçut que son admiration pour cette beauté merveilleuse était mêlée de quelque trouble ; il lui dit ce qu’il fallait pour la rassurer ; et elle compta pour beaucoup l’assurance qu’il lui donna de partir sans voir l’original de ce portrait.

La femme more eut bientôt démêlé les sentiments qu’ils avaient l’un pour l’autre. Elle n’en cacha point sa pensée à la sénéchale, qu’elle fut chercher, et qui lui avait fait confidence de sa bonne volonté pour Tarare.

Mais, avant qu’elle pût parler, la sénéchale s’était hâtée de lui apprendre que son cœur venait d’être un peu déchiré d’un côté par la tendresse, et de l’autre par la gloire ; que, quoiqu’elle eût éprouvé plus d’une fois que l’amour rend toutes les conditions égales, cependant, dans un poste où son élévation attirait les yeux de tout le monde, elle avait eu de la peine à se déterminer ; mais qu’après y avoir bien songé, elle trouvait qu’une sénéchale pouvait sans honte épouser son écuyer, principalement quand il revenait couvert de gloire.

Ce fut après cette harangue que sa confidente lui dit qu’elle trouverait un peu de mécompte dans l’honneur qu’elle lui voulait faire ; elle lui apprit ensuite tout le détail de ses soupçons au sujet de cette jeune personne.

Voilà d’abord la jalousie qui s’empare de la veuve : elle était de toutes les veuves la plus violente dans ses passions ; et, de toutes les Mores, sa confidente était la plus noire. C’était en leurs mains qu’on avait mis la pauvre Fleur d’Épine : il y parut bientôt.

Tarare, qui la vint prendre le lendemain pour l’emmener, fut tout étonné du changement dont il la vit : elle sentait des maux effroyables qu’elle s’efforçait en vain de lui cacher ; elle connut, par les transports de sa douleur, qu’il en sentait toute la violence. Adieu son voyage, adieu le bien de l’État : il ne songea plus qu’à secourir Fleur d’Épine ; et, voyant par le redoublement de ses maux que tous ses soins étaient inutiles, il ne songea qu’à mourir avec elle.

La sénéchale, dans le désespoir de son amant et les tourments de sa rivale, goûtait à longs traits le plaisir de sa vengeance.

Le conseil du calife fut terriblement alarmé de ce que Tarare ne voulait plus partir. La More enfin, qui avait fait le mal, s’avisa de le faire cesser, afin que Tarare partît. Les douleurs de Fleur d’Épine la quittèrent tout à coup comme elles l’avaient prise ; mais il lui en resta tant de faiblesse et d’abattement, qu’elle conjura Tarare de céder aux importunités de toute la cour, et de partir sans elle. Ce ne fut qu’à regret qu’il obéit, mais ce fut de tout son cœur qu’il lui recommanda de ne point voir Luisante avant son retour : il l’assura qu’il serait très prompt, et partit après des adieux fort tendres de part et d’autre.

Mais ce fut en vain que Fleur d’Épine se flatta de se remettre après son départ. Elle tomba, malgré qu’elle en eût, dans une langueur dont elle se sentait miner à vue d’œil. Elle n’avait pas douté que, ses douleurs l’ayant quittée, son embonpoint ne revînt ; mais, au lieu de cette fraîcheur dont elle souhaitait ardemment le retour avant celui de son amant, une défaillance presque insensible la changeait de jour en jour.

Enfin, les plus belles couleurs du monde furent converties en une triste pâleur, à laquelle on vit succéder un jaune mêlé de vert qui la rendait méconnaissable à ses propres yeux : une maigreur universelle effaçant la plus belle gorge du monde, la taille la plus parfaite qui fut jamais fut changée en squelette.

Pendant que la pauvre Fleur d’Épine se voyait dans un état si déplorable, la sénéchale en triomphait. Sa confidente lui avait fait concevoir que le plaisir de la voir méprisée pour sa figure serait plus doux que de la voir pleurée au retour de son amant ; et c’était ce supplice, qu’ils jugèrent plus grand pour elle, qui lui avait sauvé la vie.

Cependant au palais on ne voyait plus la princesse, car on ne la pouvait regarder sans être muni de son perroquet ; mais elle en était devenue si folle, qu’elle ne voulut plus que personne le tînt. On disait des merveilles de la beauté de cet oiseau, peu de chose de son esprit, car il ne parlait guère, et, quand cela lui arrivait, il répondait tout de travers ; mais il avait de la grâce dans l’action et de la politesse dans les manières.

L’impatience de Tarare raccourcit son voyage ; il revint qu’on ne le croyait pas encore à moitié chemin, et il rapportait le remède aux maux que causaient les plus beaux yeux du monde.

Le peuple le suivit en foule jusqu’à l’appartement de Luisante ; mais personne ne le suivit lorsqu’il y entra.

Il portait une fiole grande comme les plus grands verres ; elle était faite d’un seul diamant, et contenait une liqueur si brillante, que les yeux éblouissants de la princesse en furent eux-mêmes si éblouis, qu’elle les ferma.

Tarare prit ce temps pour lui en mouiller les tempes et les paupières. Dès que cela fut fait, elle les ouvrit ; et, Tarare ayant fait ouvrir toutes les portes, le peuple fut témoin du miracle, et le célébra par mille acclamations. On voyait ses yeux aussi brillants que jamais ; mais on les voyait avec si peu de danger, qu’un enfant d’un an l’aurait lorgnée tout un jour sans en sentir que du plaisir.

Tarare baisa le bas de sa robe pour lui en faire le premier compliment, et se retira sous prétexte d’en porter la nouvelle au calife : mais il suivait les mouvements de son cœur qui l’entraînait vers sa charmante Fleur d’Épine.

La nouvelle de son retour et du miracle qu’il avait produit se répandant bientôt partout, il fallut céder à la nécessité de voir le calife avant sa maîtresse.

Le bon prince pensa devenir fou de joie quand il sut que les yeux de sa fille n’étaient plus méchants, quoiqu’ils fussent aussi beaux que jamais ; mais quand Tarare, après lui avoir mouillé les yeux, lui eut rendu la vue, il ne parut pas si aise de revoir la clarté du jour, qu’il parut reconnaissant envers celui qui la lui rendait. Il se mit à genoux devant lui, voulut lui baiser les pieds ; et, après quelques autres transports qui convenaient moins à sa majesté qu’à sa reconnaissance, il voulait sur-le-champ le ramener à sa fille, afin qu’elle le choisît pour époux, et que le mariage se fit dès ce jour, protestant devant son conseil qu’il ne serait jamais content qu’il ne vît son palais tout plein de petits Tarares.

Le conseil du calife fut sur le point de répéter les petits Tarares, comme il avait fait le grand ; mais il se souvint qu’il l’avait défendu dans un article de son précédent traité.

Tandis que le calife court chez sa fille, Tarare ne peut se dispenser de guérir tous ceux qu’elle avait blessés. Le nombre en était grand ; mais, comme l’effet du remède était prompt, il les eut bientôt expédiés. Tout retentissait d’acclamations et, de cris d’allégresse ; et dans une joie si universelle, il n’y avait que la seule Fleur d’Épine de malheureuse.

Le bruit de l’arrivée de Tarare étant parvenu chez la sénéchale, elle se hâta d’en informer Fleur d’Épine ; et cette nouvelle, qui dans un autre temps aurait mis le comble à sa joie, pensa la désespérer. Elle croyait toujours que sa cruelle rivale et sa confidente étaient touchées de son malheur : elle se mit à genoux devant elles, pour les conjurer que Tarare ne la vît point dans l’état où elle était. Elles lui en donnèrent leur parole ; mais elles lui dirent qu’elle ne pouvait se défendre de recevoir la visite du calife, qui, dès qu’il avait recouvré la vue, avait voulu contenter sa curiosité sur une personne qu’on lui avait peinte aussi belle que Luisante ; et, en disant cela, les maudites bêtes se mirent, malgré qu’elle en eût, à la parer depuis les pieds jusqu’à la tête, afin qu’elle en parût plus défigurée.

La pauvre créature n’avait que la peau et les os ; un bleu pâle avait pris la place du vif incarnat de son teint et de ses lèvres ; ses yeux étaient éteints, et ses joues décharnées paraissaient plus ternies sous la coiffure brillante qu’on venait de lui mettre.

Elles l’étendirent sur un riche canapé dans cet étalage, où à peine fut-elle, qu’elles entendirent monter son amant. On l’assura que c’était le calife, et les cruelles se retirèrent.

Fleur d’Épine fit un effort pour se redresser, afin de le recevoir avec plus de respect ; mais, quand au lieu du calife elle vit entrer Tarare, elle fit un cri, et demeura penchée sur le dos du canapé. S’il fut surpris de cette action, il le fut bien plus d’une figure si extraordinaire : il ne laissa pas d’en approcher et, dans le temps quelle reprenait ses esprits, il lui demanda où était Fleur d’Épine. Ce fut le coup mortel pour son cœur ; ses forces l'abandonnèrent ; et, au lieu de lui répondre, cachant son visage dans un des coins du canapé, elle s’abîma dans le désespoir et les larmes.

Tarare, ne comprenant rien ni à sa douleur ni à sa figure, sortit pour chercher Fleur d’Épine par toute la maison. La sénéchale et la More se tuaient de lui dire, en riant, qu’il en venait : il fut impatienté d’une plaisanterie si hors de saison ; mais il fut encore plus choqué de l’air agréable et content dont elles semblaient se moquer de lui. Il les quitta brusquement ; et, s’étant rendu au palais, il y trouva bien une autre scène.

Le beau perroquet s’était sauvé pendant que Tarare accommodait les yeux de Luisante : il la vit à terre qui s’arrachait les cheveux.

Le calife et tous ses courtisans, montés sur des échelles, cherchaient au-dessus des lits et au haut des planchers tous les endroits où il pouvait s’être fourré.

Tarare, qui n’y comprenait rien, demandait à chacun des nouvelles de Fleur d’Épine : chacun lui en demandait du perroquet de la princesse. Il les crut tous fous, et pensa le devenir. Dès que le calife l’aperçut, il courut vers lui ; et, se persuadant que tout lui était possible, il le conjura de calmer le désespoir de Luisante en lui rendant son perroquet.

Tarare, surpris de l’inquiétude du père, et de l’ entêtement de la fille, ne pouvait comprendre qu’on eût d’autre inquiétude que la sienne ; et, au lieu de faire attention à ce que disait le calife, il lui dit qu’ayant répondu de Fleur d’Épine à la magicienne Serène, il n’en avait obtenu le remède à tant de maux qu’à cette condition ; qu’il fallait avant toutes choses revoir Fleur d’Épine, et qu’après cela il se faisait fort de retrouver le perroquet.

Luisante entendit ces paroles de consolation, et les crut, dans la bouche d’un homme qui ne se vantait de rien dont il ne pût venir à bout. Le calme qui revint dans son cœur lui rendit ses attraits, que la douleur avait troublés. Elle commença de se souvenir de Tarare, de ce qu’il avait fait pour elle, et de ce qu’elle lui avait promis. Elle y rêva quelque temps, et le souvenir de son premier penchant, sa parole et sa reconnaissance s’étant offerts à la fois pour la déterminer, elle se mit à genoux devant le calife son père, et lui demanda permission de s’acquitter de tant d’engagements envers un homme qui avait tout hasardé pour son service.

Quand le calife l’entendit, il fit un saut de joie qui étonna toute la cour ; et, au lieu de répondre à sa fille, il pensa l’étouffer à force de la baiser, lui jura qu’elle lui aurait fait moins de plaisir par un choix qui eût ajouté à ses États quinze provinces comme Cachemire ; et, se retournant vers son nouveau gendre pour l’embrasser, en lui présentant la main de la plus belle princesse du monde, il ne le trouva plus. Ce fut inutilement qu’on le fit chercher par tout le palais ; il n’avait pas plus tôt imaginé la conclusion des réflexions que Luisante, après quelques regards, s’était mise à faire, que, s’étant perdu dans la foule, il était retourné chez la sénéchale. C’était là qu’il avait laissé sa chère Fleur d’Épine, en partant pour aller chez Serène : et c’était là qu’il était résolu de la retrouver, ou de savoir ce qu’elle était devenue. Il l’y trouva : mais, dieux ! dans quel état !

Les réflexions qui avaient suspendu ses pleurs, après qu’il l’eut quittée, n’avaient garde de la remettre. Il lui avait demandé à elle-même où était Fleur d’Épine. « Dans quel affreux changement l’a-t-il trouvée, la malheureuse Fleur d’Épine, disait-elle ! Mais, hélas ! s’il m’avait jamais aimée, son cœur m’aurait-il méconnue ? Il ne m’a que trop reconnue ! poursuivit-elle ; je lui ai fait horreur, et je ne le reverrai plus.

Un redoublement de douleur l’ayant saisie dans ce moment, elle avait espéré que ce serait le dernier de sa vie ; et, comme elle avait gardé sur elle les tablettes où Tarare avait écrit des choses si tendres et si passionnées, elle y avait voulu laisser le portrait de son cœur, en lui disant les derniers adieux : il n’y eut jamais rien de si touchant.

Ce qu’on dit dans cet état funeste attendrit d’ordinaire ; et la pauvre Fleur d’Épine, qui suivait les mouvements d’un cœur sincère qui croit expirer, s’évanouit au dernier adieu qu’elle avait écrit dans ces tablettes. Tarare les reconnut ; mais ce ne fut qu’après avoir lu ce qu’elle venait d’écrire qu’il la reconnut elle-même. Tout son sang se glaça dans ses veines à cette vue : il l’examina depuis la tête jusqu’aux pieds, sans pouvoir trouver rien d’elle dans cette étrange figure : il la crut morte ; et, à la voir, on eût pu croire qu’il y avait plus de quinze jours qu’elle l’était.

Sa tendresse prit la place de son étonnement ; la compassion s’y joignit, en attendant le désespoir ; et, portant sa
bouche avec transport sur la main froide et décharnée de sa maîtresse, il l’arrosa d’un torrent de larmes.

Cette action retint une vie prête à s’échapper ; elle ouvrit faiblement les yeux, et vit à ses pieds l’homme du monde qu’elle souhaitait le plus ardemment et qu’elle craignait le plus de voir, celui seul qui pouvait lui faire regretter la vie ou souhaiter la mort.

Les choses qu’ils se dirent auraient attendri ce qu’il y a de plus sauvage. Il protestait de tout son cœur qu’il ne l’aimait pas moins qu’il avait fait dans tout l’éclat de sa première fraîcheur ; que si sa figure toute charmante avait été le premier objet de son engagement, son esprit, sa douceur et toutes ses manières avaient fait une impression plus vive et plus durable dans son cœur que toutes celles des attraits les plus brillants, telle enfin que la mort seule pouvait l’effacer.

Elle pleura de tendresse et de joie, lui serra la main pour la première fois de sa vie, parce qu’elle crut que ce serait la dernière ; et, si ce fut faiblement, ce fut au moins de tout son cœur. Elle lui témoigna qu’après tant de marques sincères d’une constance si rare, elle mourait contente, et crut le faire comme elle le disait.

L’impertinente sénéchale arriva pour interrompre une conversation si touchante : toute sa jalousie se réveilla lorsqu’elle vit Tarare aux pieds d’une créature qu’elle avait cru lui devoir faire peur. Elle revenait de la cour ; elle y avait été informée du dessein de la princesse pour Tarare, et des transports du calife en publiant ce mariage : elle ne manqua pas de lui en faire son compliment en présence de la mourante Fleur d’Épine.

C’était bien pour l’achever : cependant ce mouvement soudain de jalousie, qui devait l’accabler, ranima ce qui lui restait de force ; mais ce fut pour la livrer à de nouveaux supplices.

La princesse, accompagnée du calife son père et de toute la cour, arriva dans ce moment. Sa surprise fut extrême à l’aspect d’une figure comme celle auprès de laquelle Tarare était à genoux ; mais l’étonnement de Fleur d’Épine fut encore plus grand à la vue d’une beauté qui lui parut surpasser tout ce qu’on lui en avait dit. Ce fut alors que sa constance et ce qui lui restait de force l’abandonnèrent à la fois : elle tint quelque temps les yeux attachés sur Luisante ; elle les tourna ensuite vers son amant, et, un moment après, elle les ferma pour jamais.

Il en fit un cri qui fit tressaillir l’assemblée, et donna quelque émotion à la princesse.

Le calife s’en aperçut, et, pour la rassurer : « Ce n’est rien, ma fille, que ce cri de douleur ; vous verrez que cette carcasse qu’il regrette était quelque vieille parente ; et il faut bien donner quelque chose au sang. « Puis, s’adressant à lui : « Allons, Tarare, dit-il, qu’on se lève, et qu’on s’essuie les yeux ; c’est se moquer de faire ici l’enfant pour une momie, quand on vient vous offrir le royaume de Cachemire avec la main de Luisante. »

Je ne sais quelle réponse un autre aurait faite à une harangue comme celle-là : mais, Tarare n’y répondant d’aucune manière, l’assemblée le crut mort aussi bien que Fleur d’Épine.

On en était là, quand la More arriva ; elle parut s’affliger de la mort de Fleur d’Épine, et entra dans la douleur de Tarare ; mais voyant l’embarras du calife, elle lui conseilla de faire enlever le corps et de le faire incessamment brûler, s’il voulait avoir quelque raison de Tarare. Les conseils de cette femme avaient été suivis comme des oracles depuis qu’elle gouvernait la sénéchale ; on n’eut garde de rejeter celui-là.

Ce fut en vain que les cris et toute la résistance de Tarare s’opposèrent à cette séparation. On l’arracha d’auprès de ce qu’il aimait encore plus que sa vie ; on éleva dans la cour du palais un bûcher où l’on étendit Fleur d’Épine, tandis qu’on entraînait de force le désespéré Tarare.

Après quelques cérémonies lugubres, le calife, voulant honorer une personne pour qui son gendre prétendu s’était intéressé, fit distribuer des flambeaux composés de gommes précieuses, premièrement à sa fille et à son conseil, ensuite aux officiers de sa couronne et à ses courtisans : ensuite, levant un moment celui qu’il tenait par-dessus sa tête :

« Plût aux dieux, dit-il, que mon fils Tarare fût témoin de la manière honorable dont je vais brûler le corps de celle qu’il regrette tant ! Je m’assure que cela lui ferait plaisir. »

À ces mots, il allait mettre le feu aux quatre coins du bûcher, quand tout à coup on entendit retentir l’air d’un bruit harmonieux ; et, quelques moments après, la redoutable Serène parut sur la jument Sonnante.

Sa présence causa dans l’assemblée des mouvements fort différents : elle suspendit l’empressement du calife, elle frappa ses courtisans de respect pour une personne dont l’air avait quelque chose d’auguste ; Luisante en poussait des cris de joie, car son perroquet était sur le poing de la magicienne : mais la sénéchale en fut si troublée, qu’on l’eût vue changer de couleur, si celles de son visage eussent été naturelles ; pour sa confidente, ce fut en vain qu’elle tourna les yeux de tous côtés pour se sauver, elle sentit bientôt que cette espérance lui était interdite.

La savante Serène, mettant pied à terre, s’avança vers le bûcher : elle tenait dans sa main droite la baguette de vérité. Cette baguette était d’un or si brillant, qu’elle éblouissait la vue.

Elle fit semblant d’ignorer le sujet du spectacle qui s’offrait à ses yeux ; et, l’ayant demandé au calife : « C’est, dit-il, la carcasse d’une certaine Fleur d’Épine que nous allions brûler.

— Et que vous avait-elle fait, lui dit-elle d’un ton sévère, que vous avait-elle fait, cette Fleur d’Épine, pour la brûler toute vive ? »

L’assemblée frémit d’étonnement ou de joie à ces paroles. Le calife, lui ayant demandé pardon d’avoir oublié que c’était sa fille, ne laissait pas de soutenir qu’elle était morte, et, pour preuve de cela, qu’il avait été sur le point de la brûler.

Serène, sans daigner lui répondre, ordonna qu’on descendît Fleur d’Épine du bûcher ; et, l’ayant fait étendre sur un lit de repos qu’on apporta du palais, elle s’approcha d’elle, et se retournant vers le calife : « Vous allez voir, dit-elle, qu’elle n’est pas morte ; il y en a parmi vous qui ne le savent que trop. »

En achevant de parler, elle toucha Fleur d’Épine au front du bout de sa baguette ; et, dans un instant, on la vit ranimée, et ses yeux s’ouvrirent : mais on lui vit l’étonnement d’une personne qui, sortant d’un long sommeil, se trouve dans des lieux inconnus.

L’auguste Serène parut surprise de l’affreux changement de sa figure. Elle demanda Tarare : on le fit venir ; car tout obéissait dès qu’elle avait parlé. Il ne fut pas plus tôt arrivé, que le beau perroquet fit un grand cri et battit des ailes. Tarare le reconnut pour cet oiseau qu’il avait rencontré en allant chercher la sorcière Dentue ; mais, dans la douleur où il était encore abîmé, il n’y fit pas grande attention : il ignorait ce qui venait de se passer. Ce fut alors que Serène, le regardant avec indignation : « Malheureux, lui dit-elle, comment oses-tu paraître devant mes yeux, toi qui m’avais, au péril de ta vie, répondu de celle de ma chère Fleur d’Épine ? C’était donc peu pour ta perfidie de consentir au venin cruel qui, après une langueur mortelle, l’avait rendue effroyable ! Tu l’abandonnes lâchement à d’impitoyables ennemis, et aux flammes toutes prêtes à dévorer ce qui restait de l’innocente Fleur d’Épine ; et tu ne l’abandonnes d’une manière si barbare que pour signaler ta perfidie aux yeux pour qui tu l’as trahie ! »

Tarare fut aussi peu ému de cette longue tirade de reproches que si on les eût adressés à quelque autre : il n’était rempli que de la mort de Fleur d’Épine, et son esprit apparemment était allé faire un tour où il croyait trouver son ombre. Mais la magicienne, qui ne l’éprouvait que pour le faire triompher, lui adressant encore la parole : « Va, dit-elle, recevoir le prix que les destinées te réservent, malgré la noirceur de ton infidélité ; c’est une récompense que ton courage et ta fermeté méritent, pour avoir mis à fin la plus difficile et la plus téméraire des entreprises. Et vous, princesse, dit-elle à Luisante, choisissez, ou plutôt prenez maintenant votre époux : Tarare ne vous fut pas indifférent avant que d’avoir tant osé pour votre service ; tout parle pour lui : je vous ordonne, de la part des destinées, de nommer votre époux. »

Luisante regarda le beau perroquet, Tarare et Fleur d’Épine deux ou trois fois l’un après l’autre ; et, après quelques moments de rêverie : « Qu’il choisisse lui-même, dit-elle, entre Fleur d’Épine et Luisante. »

Tarare tressaillit à ces paroles ; et, comme s’il fût sorti de quelque songe, s’adressant à elle : « Belle Luisante, lui dit-il, je ne suis pas digne d’une gloire où je n’aspire plus, et à laquelle je n’ai seulement pas songé depuis la première vue de l’infortunée Fleur d’Épine. Elle n’est plus, et mon cœur me reproche tous les moments que je survis à cette perte : je ne vivais que pour elle, et le seul choix qui me reste est de la suivre… — Et si elle vivait ?… » dit Serène. Ces trois mots le firent un peu revenir à lui ; quelque ombre d’espérance s’insinua dans son cœur : il connaissait le pouvoir de Serène ; et, se jetant à ses pieds : « Si elle vivait ! s’écria-t’il. Qu’elle vive ! et, s’il ne faut que ma vie pour racheter la sienne, que Tarare meure, et que la belle Fleur d’Épine revoie la lumière du jour ! »

Quelque esprit qu’on ait, il est cent rencontres où l’on ne sait ce qu’on fait, quand on aime passionnément ; mais il est de la bienséance d’avoir la raison égarée dans un sujet d’affliction pareil à celui qu’il croyait avoir. Il était donc si sot dans cette occasion, qu’il serait resté jusqu’à la fin du monde aux pieds de Serène, attendant la résurrection de sa maîtresse, sans deviner qu’elle n’était pas morte.

La tendre Fleur d’Épine, qui ne perdait pas la moindre parole de cette conversation, était sur son lit de repos, qui s’évanouissait presque de reconnaissance et de joie.

Serène crut qu’il était temps de donner quelque soulagement à la douleur d’un amant si parfait. Elle le releva malgré lui, car il s’obstinait à demeurer à genoux comme un criminel qui demande sa grâce ; et, bannissant cette feinte sévérité dont elle avait armé d’abord ses regards : « Venez, lui dit-elle, venez revoir votre Fleur d’Épine ; et, si votre constance est à l’épreuve du changement affreux de sa figure, vivez pour elle comme elle vivra pour vous. »

Tarare, dans les premiers transports de sa joie, dit et fit mille choses, en la voyant, qui auraient fait mourir de rire des gens qui ne connaissent point l’amour. Ensuite il protesta devant toute la cour, et en prit le ciel avec la terre à témoin, qu’il n’aurait jamais d’autre femme que Fleur d’Épine. Ce fut à elle à combattre cette résolution par des sentiments de générosité capables de la vaincre. Elle se mît donc à protester qu’elle avait tant de tendresse et de reconnaissance pour lui, qu’elle n’en voulait point ; qu’elle aurait conscience de lui faire perdre la plus brillante fortune, et la plus belle princesse de l’univers, pour se donner à elle, quand même elle se verrait les faibles appas qu’elle avait perdus ; mais que, dans l’affreuse laideur dont elle était, elle aimait mille fois mieux mourir que d’y consentir.

La divine Luisante, et le calife son père, jouaient un rôle assez médiocre pendant cette généreuse contestation : il s’en aperçut, et s’adressant à Serène : « Voilà, dit-il, qui serait le plus beau du monde, de part et d’autre, si ma fille n’y était intéressée : prétend-on, s’il vous plaît, que, belle et grande comme elle est, elle soit sans époux ? ou faudra-t-il qu’elle s’amuse toute sa vie de cet oiseau que vous lui venez de rendre ? C’est vraiment une belle ressource, pour une jeune princesse, qu’un perroquet ! »

Le bon prince était en train d’en dire bien d’autres, lorsque l’illustre Serène, imposant silence à toute l’assemblée, demanda l’attention particulière du calife, de son conseil et de sa cour. Il parut quelque chose de si grand dans l’air dont elle avait parlé, que tout resta dans un silence respectueux ; mais la femme more se mit à trembler depuis la tête jusqu’aux pieds.

Serène prit le perroquet que tenait la princesse, et le mit à terre à quelque distance d’elle ; ensuite elle lui toucha le haut de la tête du bout de sa baguette, et, traçant un cercle assez spacieux autour de lui, on vit dans un instant une vapeur épaisse qui en dérobait la vue. Elle en fit de même autour du lit de repos, et toucha Fleur d’Épine au front : soudain on la vit enveloppée d’un semblable nuage.

Tandis qu’on était attentif à ce spectacle, Sonnante faisait le manège autour des spectateurs ; et l’agitation de ses sonnettes rendait une harmonie tellement au-dessus de ce qu’elle avait encore fait, qu’on en perdait la respiration.

Oh ! que les enchantements sont d’un grand secours pour le dénouement d’une intrigue, et la fin d’un conte ! Tant que Sonnante galopa, les nuages qui enveloppaient Fleur d’Épine et le perroquet subsistèrent. La magicienne, qui tenait cette baguette éclatante, en frappa trois fois la terre ; Sonnante s’arrêta, les nuages se dissipèrent ; et, à la place où l’on avait posé le perroquet, on vit l’homme du monde le plus charmant et le plus beau.

Tarare le reconnut d’abord pour le prince Phénix, son frère : il en fit un cri d’étonnement. Mais, au moment que l’autre venait se jeter dans ses bras, s’étant retourné vers l’endroit où il avait vu Fleur d’Épine, elle s’offrit à ses yeux, mille fois plus fraîche et plus belle qu’elle ne lui avait paru la première fois au bord du ruisseau, ni qu’elle ne lui avait semblé lorsqu’il l’avait considérée avec tant de plaisir tandis qu’elle dormait.

Le peuple témoignait son étonnement par des cris redoublés et confus, les courtisans par des exagérations, et le calife par des larmes de joie.

Luisante considérait avec attention une métamorphose qui semblait ne lui pas déplaire ; et Phénix tenait les yeux attachés sur les siens.

Mais le passionné Tarare, dans les transports d’une joie immodérée, en allait donner mille marques aux pieds de Fleur d’Épine, si Serène ne l’eût arrêté dans le moment qu’il s’y jetait ; et, le prenant par la main, elle le plaça auprès de son frère. Ce fut alors qu’ils s’embrassèrent le plus tendrement du monde ; mais il fallut interrompre toutes ces amitiés pour Luisante, que la magicienne plaça vis-à-vis d’eux. « Regardez bien ces frères, lui dit-elle ; consultez les services de l’un, consultez les charmes de l’autre ; mais surtout consultez votre cœur sur une décision que votre destinée rend irrévocable : lequel de ces princes que vous preniez pour époux, vous ne sauriez faire un choix indigne, ni celui que vous choisirez ne peut refuser d’être à vous. »

Tarare, que la présence de Phénix rassurait un peu, ne laissa pas de trembler de peur que le diable ne la tentât de le nommer. Mais, comme il n’y avait aucune comparaison de lui à Phénix pour la figure, Luisante ne balança point à choisir, et donna la main au plus beau.

Serène joignit celles de Fleur d’Épine et de Tarare. C’était toute la cérémonie des mariages de ces temps-là : et, depuis qu’il y a eu des mariages au monde, jamais princes ne furent si bien mariés, et jamais mariées ne parurent si contentes.

Le calife, qui ne l’était guère moins, ordonna qu’on tirât tout le canon, qu’on fît des feux de joie à chaque coin de rue, des feux d’artifice sur la rivière et dans les places publiques, qu’on fît des largesses au peuple, et que le vin coulât de toutes les fontaines au lieu d’eau. À l’égard des magnifiques réjouissances de sa cour, il voulait s’en charger lui-même : c’était le premier prince du monde pour ordonner un festin. Mais, avant que de remonter au palais pour ces soins importants, Serène lui dit que la scène qu’elle venait de commencer n’était encore finie que par la récompense que méritait la vertu ; qu’elle sentait bien qu’il y avait quelque chose à faire pour la baguette de vérité.

On avait pensé oublier la sénéchale et sa confidente, tant l’allégresse publique remplissait tous les cœurs ; mais l’équitable Serène, qui n’oubliait rien, les toucha au front de son infaillible baguette. Toute la métamorphose qu’en souffrit la sénéchale fut de quatre doigts de fard qui lui tombèrent de chaque joue, autant du front, et deux fois autant de la gorge ; ce ne fut plus qu’une vieille ridée qui faisait mourir de rire dans la coiffure printanière qu’on lui avait laissée.

Mais la figure entière de femme more étant disparue, l’on vit celle de l’horrible Dentue, qui s’était cachée sous ce déguisement, animée par l’amour et la vengeance. Fleur d’Épine commençait à ressentir les frayeurs qu’elle en avait eues ; mais Serène, finissant bientôt ses alarmes : Sire, dit-elle, s’adressant au calife, le sort de ces misérables est entre vos mains ; c’est à vous à prononcer leur sentence.

— Eh bien ! dit-il, puisque cela est, je ne les ferai point languir… Qu’on fasse venir mon grand prévôt, qu’on allume ce bûcher, qu’on y mette la sorcière, et la sénéchale aux Petites-Maisons. »

La douceur de Fleur d’Épine eut beau pencher vers la pitié, Tarare, qui se souvenait des cruautés qu’elle avait eues pour elle, et qui sentait encore le soufflet qu’elle lui avait injustement donné, fit confirmer la sentence de la maudite Dentue ; et personne n’eut regret à celle de la sénéchale.

Cette illustre et charmante troupe se rendit au palais pendant qu’on en faisait l’exécution.

Le calife donna d’abord tous les ordres nécessaires pour l’appareil d’une fête qui devait être la plus magnifique qu’il eût jamais donnée, quoiqu’il en eût fait voir de merveilleuses ; et, tandis que tout était en mouvement pour l’exécution de ses volontés, voulant lui-même faire les honneurs de sa cour à la respectable Serène, il lui faisait voir les beautés d’un superbe salon, achevé peu de temps après la naissance de Luisante. Il ne pouvait sans doute occuper plus dignement l’attention de la savante magicienne, car à peine avait-elle rien de si merveilleux ou de plus éclatant dans cette demeure inaccessible qu’elle s’était faite. Le calife, voyant qu’elle en témoignait de l’admiration : « N’allez pas croire, lui dit-il, que ce soit moi qui aie imaginé tout cela. Vous saurez que, pendant la grossesse de la feue reine, j’eus un songe dans lequel il me parut qu’elle accouchait d’un méchant petit dragon, qui se mit à me manger le blanc des yeux dès qu’il fut au monde. Je consultai les savants sur un songe qui me donnait beaucoup d’inquiétude : les uns dirent que j’aurais un fils qui me déposséderait, après m’avoir fait crever les yeux ; d’autres assurèrent qu’il ne ferait qu’obscurcir ma gloire, soit par les armes, soit par la vivacité d’un esprit qui devait effacer les lumières du mien. Je ne fus en peine que de la première explication. Enfin, celui qui se vantait d’être le plus habile m’assura que ce fils menaçait la tranquillité de mes jours ou de mon État, à moins que je ne pusse élever ce bâtiment avant sa naissance : il m’en donna le dessin tel que vous le voyez, et il l’entreprit. Mais, quelque diligence qu’il pût faire, la calife mon épouse accoucha de Luisante avant qu’il pût être achevé. Toutes mes alarmes cessèrent, quand, au lieu de ce maudit dragon de fils que m’annonçaient leurs prédictions, je me vis la plus jolie fille qui vînt jamais au monde : la vérité est qu’elle n’y vint que trop belle, comme nous avons éprouvé depuis ; car, si vous et Tarare n’y eussiez mis la main, à l’heure que je vous parle, on ne verrait que des Quinze-Vingts dans ma cour. Mais vous qui savez tout, poursuivit-il, que voulait dire cette interprétation d’un fils au lieu d’une fille ? à quelle fin ce salon avec tous ces ornements ? et enfin que voulait dire mon songe ? car il faut bien qu’il ait quelque rapport à Luisante, puisqu’il était question d’yeux.

— Le voulez-vous savoir ? dit Serène. En voici l’éclaircissement : Votre songe était purement un songe, vos interprètes des imposteurs ou des ignorants, et celui qui vous a conseillé ce salon, un architecte qui voulait profiter de l’avis qu’il vous donnait. Mais allons rejoindre nos amants, ce sera là que vous apprendrez quelque chose de plus particulier sur ce que les yeux de Luisante ont eu de fatal pendant un temps. »

Les deux frères ne s’étaient point ennuyés pendant tout ceci ; ils étaient passionnément amoureux, et favorablement écoutés des deux plus charmantes personnes du monde. Il est vrai que c’étaient des beautés différentes : celle de Luisante surprenait davantage, mais celle de Fleur d’Épine était plus touchante : l’une éblouissait, et l’autre s’insinuait jusqu’au fond du cœur, à mesure que l’on examinait mille charmes qui n’ont point de nom, et qu’on sent bien mieux qu’on ne peut exprimer.

Le beau Phénix, après avoir renouvelé ses caresses à un frère qu’il aimait tendrement, était sur le point de satisfaire au désir qu’il avait d’apprendre ses aventures depuis leur séparation, quand le calife les rejoignit avec l’illustre Serène.

Tarare les ayant suppliés de trouver bon que ce récit se fît en leur présence, Phénix le commença de cette manière :


HISTOIRE DE PHÉNIX.


« En nous séparant, le prince Pinson et moi, pour chercher les aventures…

— Et qui est, s’il vous plaît, le prince Pinson ? dit le calife.

— Moi, Sire, dit Tarare ; et ce fut sans savoir pourquoi que j’ai quitté ce nom pour prendre celui que je porte, et que je suis résolu de porter toute ma vie, puisque, sous ce nom, je me suis fait connaître à la belle Fleur d’Épine. »

Tarare leur apprit alors ce qu’ils ne savaient pas de ses aventures, jusqu’à cette séparation dont son frère venait de parler ; et Phénix, reprenant la parole :

« Nous étions convenus, dit-il, comme il vient de vous dire, que celui qui n’aurait pas réussi dans le projet de s’établir reviendrait se mettre en possession de nos États, en cas que l’autre eût fait fortune ailleurs. Pour moi, j’y renonçai dès ce moment ; et, fier des avantages que je croyais avoir, je ne songeai qu’à promener ma figure par le monde, pour la faire admirer. Mais les cœurs qui se rendirent d’abord n’ayant pas de quoi m’engager, ni du côté des charmes, ni de celui de la fortune, je crus que je trouverais mieux mon compte en Circassie, pays de tout temps fameux pour les beautés.

« Une reine le gouvernait depuis la mort du roi son époux, qui lui avait laissé quatre filles, dont l’aînée devait régner quand elle en aurait atteint l’âge.

« Ce fut sur cela que je formai le projet de mon établissement : mais la fortune, qui me réservait un bien infiniment plus précieux, en disposa tout autrement ; car, avant que d’y arriver, j’appris le désastre de la famille royale par une révolution toute surprenante.

« Un certain petit prince, s’étant prévalu de quelques prétentions mal fondées pour émouvoir un peuple inquiet et changeant, après avoir corrompu la fidélité des grands du royaume, avait trouvé moyen de s’emparer de la souveraineté si soudainement, que la reine avait à peine eu le temps de se sauver avec ses filles.

« Je traversais ce royaume à la hâte, ne voulant point faire de séjour chez une nation si perfide, lorsqu’on m’arrêta par ordre du tyran, à qui tous les étrangers étaient suspects, comme il arrive d’ordinaire dans une usurpation mal affermie.

« Lorsque je fus en sa présence, je ne lui cachai ni mon nom ni ma qualité ; j’en reçus un accueil auquel je ne m’attendais pas. Je ne sais ce qui prévint en ma faveur un prince qui ne devait pas faire profession de générosité ni de courtoisie ; mais enfin, après m’avoir retenu plus longtemps que je n’eusse voulu dans une cour où l’on me rendait les mêmes honneurs qu’à lui, il fit ce qu’il put pour m’arrêter par celui de son alliance, en m’offrant sa fille unique, princesse qui paraissait avoir autant de penchant pour le mariage que sa figure en donnait d’éloignement. Sa personne était toute contrefaite, et ses petits yeux m’avaient annoncé sa bonne volonté longtemps avant la proposition de son père : mais j’eus en horreur l’alliance d’un usurpateur ; et, sans me vanter, ce fut avec assez de hauteur que je rejetai son offre, et que j’envoyai promener sa petite bossue.

« Je sortais de la Circassie, lorsque le hasard me conduisit dans un vieux château, superbe à la vérité, mais que je crus d’abord inhabité, car je fus longtemps sans y rencontrer personne. Ceux qui demeuraient dans ce sombre séjour se renfermaient chacun dans son particulier, et semblaient s’éviter avec soin, lorsqu’ils en sortaient. Je fus surpris d’une coutume si sauvage, car il me parut qu’il n’aurait tenu qu’à eux de se désennuyer en s’humanisant les uns avec les autres.

« Je cherchais à qui parler pour m’en rendre raison, lorsque j’entrai dans un appartement assez propre. Il n’y avait pas une âme ; cependant j’y vis une table, des cartes, des jetons et des chaises rangées autour.

« Un moment après, arrivèrent quatre pies, chacune suivie d’un sansonnet qui lui portait la queue ; une corneille assez sérieuse les accompagnait.

« Les pies, après m’avoir salué fort civilement, se mirent à jouer, et la corneille à travailler. »

Fleur d’Épine et Tarare, qui n’avaient cessé de se regarder pendant ce récit, se poussèrent à l’endroit des pies. Luisante, qui n’avait pas ôté les yeux de dessus le beau Phénix depuis qu’il avait commencé son récit, parut douter s’il parlait sérieusement. Serène sourit d’une aventure qui ne lui était pas inconnue ; mais le calife se tenait les côtés de rire. « Oh ! pour celui-là, disait-il, mon gendre, vous êtes un peu voyageur : pour des pies à qui on porte la queue, et qui font la révérence, passe ; mais des pies qui jouent aux cartes, on n’en a guère vu. »

Phénix, après avoir protesté de la vérité de son récit : « Je fus longtemps, poursuivit-il, à regarder un jeu où apparemment il n’y a jamais eu que des pies qui aient joué : pour moi, je les aurais regardées jusqu’à ce moment sans y rien comprendre. Enfin, je vis tout à coup une petite pic assez éveillée, qui, après avoir dit un certain mot, dont je ne me souviens plus, sauta sur la table. Je ne sais comment j’ai pu oublier ce mot, car les autres pies s’égosillèrent à force de le répéter : la sérieuse corneille le prononça gravement, et jusqu’aux petits sansonnets qui mouchaient les bougies, tout se mêlait de le répéter en concert. J’en fus tellement étourdi, que je les quittai brusquement, ne sachant pas trop bien si je rêvais, ou si tout ce que je venais de voir était réel.

« Au sortir de ce royaume, j’entendis parler de Cachemire. J’appris que dans le plus beau séjour de l’univers était la plus belle princesse du monde.

« Je ne songeai plus qu’à m’y rendre en diligence. On eut beau m’étaler tous les dangers où l’on s’exposait auprès de ses yeux : quel danger, disais-je, que celui d’en être épris, et de mourir en les adorant, si on ne peut trouver grâce devant eux ? car je traitais de fable le poison mortel de ces regards éblouissants, dont on me faisait une description si merveilleuse, et dont on contait tant d’événements tragiques. Ce n’est point à Phénix, disais-je (flatté d’une vanité ridicule), ce n’est point à Phénix que l’éclat excessif de la beauté doit être fatal. Allons la chercher au travers de tous les périls chimériques qui l’environnent ; et, si les charmes ont un poison si redoutable, qu’elle en partage au moins la fatalité en voyant Phénix. Je ne vous fais ici, belle Luisante, l’aveu d’une vanité si ridicule que pour m’en punir par la honte que j’en ai.

« L’intérêt secret qui m’entraînait vers vous me fit négliger les précautions que demandaient tous les périls dont on me menaça, si je faisais choix d’une mauvaise route. Je me moquai de tout ce qu’on me dit de celle où la sorcière Dentue avait établi la scène de ses enchantements ; et, comme c’était la plus courte, je m’y embarquai témérairement, et m’en repentis bientôt.

« Je ne vous parlerai point des avis qu’on me donnait à mesure que j’avançais dans ce chemin. Je traversai des campagnes désertes, des rochers affreux ; et, après mille incommodités, je m’enfournai dans un bois, où mille monstres s’offrirent à mon passage pour me boucher le chemin.

« Je voulus faire le brave contre des griffons qui voltigeaient au-dessus de ma tête, tandis que des hydres et des léopards m’environnaient de tous côtés. Je mis l’épée à la main ; je crus avoir blessé quelques-uns de mes ennemis : mais, après un long combat où mes forces s’épuisèrent, et où je m’aperçus qu’on aimait mieux me prendre prisonnier que me tuer, je me sentis enlever sans savoir comment, et on me descendit au milieu d’un assez beau jardin, où la sorcière cueillait quelques herbes.

« De ces herbes elle avait dessein de composer quelque horrible sortilège, car il y fallait mêler le sang tout chaud d’un homme nouvellement égorgé. C’est ce que j’ai su depuis pendant ma métamorphose ; et c’est pour cela que ces griffons me mirent tout en vie à ses pieds. Sa figure me parut horrible ; mais la mienne trouva grâce dans le cœur le plus impitoyable qui fut jamais : je m’en aperçus, et je sus bientôt à quel prix je pouvais me racheter. Elle me dit que si je voulais l’épouser, elle me rendrait maître d’un trésor inestimable, outre ceux de sa personne ; sinon, que je ne serais pas en vie quand les premiers rayons du soleil éclaireraient la terre : et, pour me donner le temps de rêver à ce choix, elle me quitta sans attendre de réponse.

« Je n’avais pas trop d’envie de mourir ; cependant ce parti me parut plus honnête et moins difficile à prendre que l’autre.

« Si je refuse sa détestable main, disais-je, je vais faire ici une illustre fin ; et, si je l’accepte, ce sera un glorieux établissement que je me serai fait, après être venu de si loin le chercher ! Je me serai flatté du vain espoir de plaire à la divine Luisante, elle, dont aucun mortel n’a pu soutenir les regards ; j’aurai aspiré même à la gloire d’être à elle, pour me voir à la fin réduit au choix d’être le mari d’une sorcière effroyable, ou de mourir obscurément dans une retraite affreuse, où personne ne pourra seulement s’imaginer que je sois venu.

« Ces réflexions étaient désagréables de quelque manière qu’on les pût tourner ; cependant l’endroit où je les faisais me parut enchanté. J’y vis les plus beaux fruits du monde, et surtout des figues qui me parurent délicieuses. C’était le fruit qui était alors le plus à mon goût ; j’en choisis une parmi les plus belles : je ne l’eus pas plus tôt cueillie, que j’oubliai mon inquiétude ; et, dès que je l’eus mangée, je m’endormis.

« À mon réveil, je me trouvai changé en oiseau ; la sorcière, dont les cris m’avaient éveillé, était auprès de moi, qui se désespérait d’une métamorphose qui ne convenait pas à ses desseins.

« Elle soupçonna Fleur d’Épine d’y avoir contribué, sans s’imaginer pourtant de quelle manière ; et elle jura qu’elle l’en punirait. J’entendais toutes ses plaintes et toutes ses menaces ; mais la vérité est que cette aventure me paraissait si surprenante, que je me flattais que c’était un songe, et j’attendais avec impatience qu’un favorable réveil me délivrât de ces horreurs. Je l’attendis en vain.

« La sorcière me prit sur le poing, me fit toutes les caresses qu’on peut faire à un oiseau, et me dit qu’il fallait avoir patience ; que dans huit ou dix jours elle aurait achevé certaine composition qui me rendrait ma première forme ; mais que je me gardasse bien de manger du sel, si par hasard j’en voyais. Elle me laissa dans ce beau jardin après ce discours, et après y avoir cueilli beaucoup d’herbes qui m’étaient inconnues.

« Jugez du désordre et de la consternation où cette aventure m’avait mis : je voulus déplorer mon malheur ; mais, au lieu de m’écrier : » Infortuné Phénix ! » je me mis à dire : « Perroquet mignon » ; et, pour toutes les plaintes et les exclamations que j’avais au bout de la langue, je dis toutes les impertinences qu’on apprend aux perroquets, et que les perroquets les plus importuns disent tout de suite : j’en fus si confus, que je résolus de ne plus rien dire.

« Comme il m’était permis de voltiger par tout le jardin, je voyais souvent, du haut de quelque arbre, la maison de la sorcière ; mais toutes les fois que je voulus voler de ce côté-là, mes ailes refusèrent de me soutenir, et je jugeai qu’il était inutile de tenter ce voyage à pied.

« À l’égard de tous les autres lieux aux environs, il m’était permis d’y voler. Ce fut dans une de ces promenades que je vis un jour une femme qui sortait d’une méchante cabane couverte de paille : elle avait un petit sac sous son bras ; elle s’assit au bord d’un petit ruisseau, y lava quelques poissons qu’elle avait dans un panier, et se mit à les saler. Je me souvins de la défense qu’on m’avait faite : je m’imaginai qu’on ne m’avait défendu le sel que de peur que sa vertu ne me rendît ma première forme.

« Je me mis à terre auprès de cette femme : ma beauté la charma ; et, comme je lui parus fort apprivoisé, quand elle eut couru quelque temps après moi, je m’élevai soudainement en l’air ; et, ayant enlevé te sac de cette pauvre femme, je fus le cacher dans un buisson détourné. Je regagnai promptement le jardin de la sorcière après cet exploit, n’osant rester plus longtemps dehors pour l’épreuve que je méditais : mais le lendemain le soleil n’était pas encore levé, que j’étais en campagne.

« Ce fut ce jour que je vis mon cher frère ; ma surprise, à cette rencontre, fut égale à ma joie. Je mourais d’envie qu’il me prît ; mais, au lieu de cela, il s’amusa à me considérer. Je me hâtai d’essayer l’effet du sel que j’avais caché ; mais il eut peur qu’il ne me fît mal. Je voulus l’avertir du danger où il était si près de la sorcière, et je fis un éclat de rire au lieu de parler. Ce fut alors que, dans l’admiration de ma figure et de mon plumage, il prononça par hasard mon nom en voulant me flatter. Je voulus lui dire : « Oui, mon cher frère, je suis Phénix » ; mais, au lieu de cela, je ne pus prononcer que « Tarare » ; et je me sentis contraint de m’envoler, quoique j’en fusse au désespoir.

« Deux jours après, au milieu des inquiétudes où j’étais pour la destinée de Pinson, j’entendis du jardin les hurlements effroyables de la sorcière.

« C’était vous, pour qui je craignais tant, mon cher frère, qui causiez son désespoir. Vous veniez d’enlever ses trésors et de désarmer sa fureur ; car la force de ses enchantements consistait dans sa jument et le chapeau dont vous étiez en possession. Ce fut alors qu’il me fut permis de voler vers sa demeure ; je ne pus y parvenir que dans le temps qu’elle revenait de vous poursuivre. Je fus témoin de sa rage et de ses regrets, dans un vieux chêne auprès de l’écurie, ou je m’étais caché. « Au moins, s’écria-t-elle, ai-je le plaisir d’être à moitié vengée de la trahison de l’infâme Fleur d’Épine ; le voleur qui l’a séduite pour me trahir, après l’avoir abusée, la laisse, au lieu de Sonnante, presque étouffée sous ce même foin où elle s’est abandonnée. Achevons-en la vengeance. »

« À ces mots elle entra dans l’écurie, où elle avait été trompée par la coiffure de Fleur d’Épine que le misérable Dentillon portait, sans pouvoir avertir sa mère que c’était lui. Dentue, sans y regarder de plus près, mit le feu au foin, et ferma la porte de l’écurie en sortant ; tant elle avait peur que la misérable victime n’échappât !

« Elle courut ensuite chez elle pour revoir les seules consolations qui lui restaient dans son malheur. Mais elle n’avait garde de les y trouver ; car j’étais dans le chêne, où je me tenais clos et couvert, tandis que j’entendais les hurlements de son fils unique, à qui les flammes avaient rendu l’usage de la voix en brûlant le foin dont on lui avait rempli la bouche.

« Cependant la sorcière, qui n’avait rien trouvé chez elle, se doutant de quelque nouveau malheur, revint à l’écurie qu’elle trouva tout en feu : elle ne laissa pas d’en ouvrir la porte, et vit, au travers des flammes et de la fumée, ses chères espérances qui finissaient leurs jours par le même genre de mort que le ciel avait réservé pour la mère.

« Le vilain crapaud fut grillé, qu’il n’y manquait rien.

« Le cri qu’elle en poussa fut si terrible, que j’en frémis d’horreur, et le chêne où j’étais en fut ébranlé : il fut si violent, que cette longue dent, qui lui sortait de la bouche sauta plus de cinquante pas loin d’elle, brisée en mille morceaux. Une autre n’aurait pas regretté cette perte, mais pour elle sa furie en augmenta. « C’en est fait, s’écria-t-elle, tous « mes charmes m’abandonnent : recourons à l’artifice. » Ce fut en achevant ces mots qu’elle courut à sa demeure, et que je sortis de mon trou pour me sauver pendant son absence. Je volai tant que je pus ; à l’entrée de la nuit, je rencontrai le buisson où j’avais caché mon sac de sel. Je commençai d’espérer que la sorcière ne me trouverait pas. Grâces au ciel, disais-je, me voilà délivré de ta cruelle nécessité de choisir entre la mort et cette ragoûtante épouse : mais aussi me voilà perroquet pour le reste de mes jours.

« Je ne vous dirai point tout ce que j’eus à souffrir avant que de parvenir au climat heureux qui devait finir mes misères ; je pensai mourir de faim dans des lieux déserts où je ne trouvais point de fruits : d’ailleurs, comme je n’étais point accoutumé à voler, je ne faisais que de très petites traites. Tous ceux qui me voyaient couraient après moi pour me prendre : je n’avais de retraite que le haut des arbres, où je n’étais pas trop en sûreté contre de maudits petits garçons qui m’attaquaient à coups de pierres, ou qui grimpaient après moi.

« Je me remis enfin de toutes mes fatigues dès que je fus dans ce séjour enchanté. L’infernale Dentue m’avait suivi sans que je m’en fusse aperçu : je n’avais garde de la reconnaître sous la figure qu’elle avait prise. Elle arriva bientôt après moi sur les confins de Cachemire ; elle me côtoyait partout sans faire semblant de rien. J’étais assez accoutumé à me voir admirer de tous ceux qui me voyaient : ainsi je ne fus point surpris de son attention ; je savais me mettre hors d’atteinte quand on m’approchait de trop près.

« Comme j’étais assez embarrassé de ce que je deviendrais, quoique je fusse dans un pays où cent millions de perroquets eussent pu vivre en rois, j’étais de temps en temps fort rêveur. Elle s’en aperçut ; et, me regardant avec affection au haut de l’arbre où j’étais : « Quel dommage, dit-elle, qu’un si beau perroquet soit égaré ! Sans doute il est à quelque roi ou à quelque beauté qui se désespère, à l’heure qu’il est, de l’avoir perdu. Que sais-je s’il n’est pas à la plus belle des belles ? mais, s’il avait été à Luisante, jamais il n’aurait préféré sa liberté au plaisir de la voir. S’il n’était pas trop sauvage, continua-t-elle, voyant que je descendais de branche en branche pour l’écouter, s’il n’était pas trop sauvage, il se laisserait prendre, et je ferais à la belle Luisante le plus beau présent que puisse fournir le royaume de son père, en lui donnant le plus bel oiseau du monde. Qu’il serait heureux, continua la flatteuse sorcière, de faire les délices de ce qu’il y a de plus beau dans l’univers ! et parmi les mortels, qui ne changerait de condition avec un perroquet qui serait chaque jour à portée de voir des trésors que des belles ne cachent point à des oiseaux ? »

« Qu’elle savait bien à qui elle parlait, l’insinuante Dentue ! J’en étais si transporté, qu’elle n’eut qu’à me tendre le poing en achevant de parler : j’y sautai le plus légèrement que je pus.

« Il ne s’en fallut rien que cet empressement ne me fût aussi funeste qu’il était grand. Je vis ses regards changer dans le moment qu’elle m’eut en sa puissance ; ses yeux parurent étinceler : elle me serra les pattes d’une main, et me porta deux fois l’autre au cou pour me le tordre. Je ne comprenais rien à ce transport ; mais je n’ai pas eu de peine à l’entendre, quand la baguette de Serène nous a fait voir l’horrible Dentue cachée sous cette figure.

« Elle résista donc, heureusement pour moi, aux premiers mouvements que la vengeance ou la fureur lui avait inspirés. Il convenait à ses desseins de m’épargner : cependant elle mit bon ordre que je ne pusse échapper jusqu’à notre arrivée dans cette cour.

« Ce jour fut le commencement de mon bonheur : mes yeux de perroquet soutinrent l’éclat fatal de ceux de l’adorable Luisante ; et, par un charme qui m’était inconnu, des gens qui n’auraient osé la voir à cinquante pas, n’avaient qu’à me prendre pour la regarder tout à leur aise. Je ne veux point ici parler des transports de joie que je sentais aux innocentes caresses qu’elle me faisait. Mille occasions, dont je tairai les circonstances, me tinrent ce que la sorcière m’avait promis. Ce fut sous ma figure de perroquet que je fus trop payé, auprès de Luisante, des horreurs que la tendresse de la sorcière m’avait inspirées. Enfin, j’ai commencé sous cette figure à plaire aux plus beaux yeux du monde : trop heureux si celle que j’ai reprise lui pouvait être aussi agréable ! »

Le beau Phénix cessa de parler ; et, quoique Luisante eût rougi plus d’une fois sur la fin de son discours, ses beaux yeux ne laissèrent pas de l’assurer qu’il ne perdait rien à n’être plus perroquet.

Le calife trouva les aventures de son gendre assez divertissantes : il lui sut bon gré de n’avoir point voulu do la princesse bossue qu’on lui avait offerte en Circassie. « Mais, seigneur Phénix, lui dit-il, mettez la main à la conscience ; si par bonheur on ne vous eût changé en perroquet, n’eussiez-vous pas plutôt épousé la sorcière, sa mère, sa grand-mère, et toutes les Dentues du monde, que de vous laisser égorger comme un sot ? Pour moi, je suis peut-être aussi délicat qu’un autre ; mais, après tout, il n’est que de vivre. Ne parlons plus de ce que vous eussiez fait ; j’espère, au moins, que le royaume de Cachemire que vous aurez quand je n’en voudrai plus, et la main de Luisante que vous avez dès à présent, vous dédommageront un peu du refus que vous avez fait de l’infante de Circassie.

« À l’égard de votre frère Pinson, quoiqu’il ne soit pas si richement marié, il me paraît si content de sa femme et de sa belle-mère Serène, qu’il ne vous portera point d’envie ; car, avec son savoir-faire, ses petits États, et ce que Serène lui pourra laisser un jour, il ne laissera pas d’être à son aise. »

La modeste Fleur d’Épine, qui, sans ambition, eût souhaité d’être héritière de l’univers, rougit de ce que le calife venait de dire : elle n’eut point de honte qu’une personne aussi merveilleuse que Serène lui eût donné le jour ; mais ce ne fut pas sans confusion pour elle qu’on venait de marquer tous les avantages dont Luisante faisait le bonheur de son époux, et que Tarare avait tous refusés pour elle.

L’équitable Serène vit son embarras, et connut sa pensée. Ce fut alors que, demandant un peu d’audience à son tour : « Calife de Cachemire, dit-elle, vous qui sans doute avez quelques obligations à Tarare, sachez qu’il n’aura pas lieu d’envier l’établissement de son frère. Vous avez vu la préférence qu’il a faite de Fleur d’Épine mourante, de Fleur d’Épine effroyable, et, pour tout dire, de la mémoire de Fleur d’Épine, à la possession de Luisante dans tout l’éclat de sa gloire. Jugez si, dans l’état où vous la voyez maintenant, il ne doit pas être content de sa fortune. Mais sachez que Serène n’est point sœur de l’infâme Dentue, ni Fleur d’Épine fille de Serène. Voici son histoire et la mienne :


HISTOIRE DE SERÈNE.


« Entre le Tigre et l’Euphrate se trouve une vaste étendue de plaine dont rien n’égale l’heureuse fertilité, si ce n’est le royaume de Cachemire. Mon père en était souverain : c’était de tous les mortels celui qui avait le plus pénétré dans les secrets les moins pénétrables de la nature ; mais, comme il se livrait tout entier à la spéculation, il négligea le gouvernement de ses États pour s’informer comment les étoiles se gouvernent là-haut.

« Son pays, arrosé par les deux plus grands fleuves de l’univers, était si riche, que ses sujets le devinrent trop. Les plus puissants sentirent leur force, et connurent sa faiblesse. Chacun s’établit comme il voulut ; tandis que leur prince, loin de s’en mettre en peine, parut ravi d’être débarrassé d’un pays sans montagnes : il lui en fallait pour se perfectionner dans des connaissances qui lui coûtaient tant. Il quitta donc ses États pour en chercher ; et, tandis que de montagne en montagne il s’entretenait avec les mouvements des cieux, on se mit paisiblement en possession de ce qu’il abandonnait sur la terre.

« Cette nouvelle ne l’émut point : l’amour seul ne fut capable ; et ce ne fut pas le moindre effort de sa puissance que de triompher d’un génie qui s’abîmait dans les méditations abstraites de ce qu’il y a de plus relevé.

« Je ne sais par quel hasard il quitta le sommet de ces montagnes pour descendre en Circassie ; mais ce fut là qu’un penchant plus vif que celui qui l’avait entraîné jusqu’alors lui donna du goût pour les beautés mortelles. Il devint amoureux ; et la plus belle des Circassiennes ne dédaigna pas la main d’un prince dépouillé de ses États.

« Je ne sais si elle ne s’en repentit point ; car, au lieu de songer à son établissement, il se hâta de regrimper sur ses montagnes. Quelque choquée que fût son épouse d’un empressement qui ne devait pas se mêler aux charmes nouveaux d’un mariage d’inclination, elle voulut le suivre ; et ce fut sur cette montagne, que Tarare et Fleur d’Épine ont passée pour venir ici, que mon père fixa ses spéculations errantes.

« Il choisit pour sa retraite cette partie de la montagne que des rochers et des précipices rendent affreuse. Ce fut là qu’il se mit à fouiller dans les entrailles de la terre, après avoir puisé dans les régions célestes tout ce que l’esprit humain est capable d’en apprendre.

« Bientôt il eut atteint la perfection presque inaccessible de ce travail merveilleux où les races suivantes virent tant d’esprits solides devenir visionnaires, et tant de solides trésors dissipés pour courir après un bien imaginaire.

« L’accomplissement de cet ouvrage ne lui laissa rien à souhaiter : il convertissait à son gré tous les métaux en or, et les puissances invisibles, répandues dans les airs, obéissaient à ses commandements. Il se fit, par leur ministère, un palais dans le milieu de cette montagne, où les choses même du plus vil usage éclataient par l’or ou brillaient par les pierreries.

« Ce fut dans cette nouvelle habitation que je vins au monde. L’année d’après, ma mère y mit au jour une seconde fille. J’eus l’inclination de mon père pour les sciences, ma sœur eut celle de ma mère avec sa beauté. Mais, toute merveilleuse que fût la retraite où nous étions, ma mère, aussi bien que ma sœur, s’ennuyèrent de la solitude : l’une voulait revoir un pays qui lui avait donné le jour ; l’autre souhaitait de faire un tour dans ces plaines délicieuses, situées entre le Tigre et l’Euphrate, que son père avait abandonnées pour le désert où elle séchait d’ennui.

« Il s’en aperçut ; et, malgré toutes les façons qu’elles firent pour ne le pas quitter, ma mère partit pour la Circassie, où ma sœur l’accompagna, beaucoup plus contente qu’elle ne le parut en nous disant adieu.

« L’argent ne coûtait rien à un homme qui possédait le secret dont il était maître ; et l’équipage magnifique avec lequel elles arrivèrent dans le pays de ma mère était digne de la première fortune de son époux.

« Le roi de Circassie n’eut pas plus tôt vu ma sœur, qu’il la trouva digne d’une préférence glorieuse sur toutes les Circassiennes. Les plus belles furent au désespoir de voir qu’une étrangère venait leur enlever un cœur qu’elles s’étaient vainement disputé : les unes en séchèrent d’envie, les autres en crevèrent de dépit ; mais ma pauvre mère en mourut de joie.

« Mon père apprit ces deux nouvelles à la fois, et les reçut en vrai philosophe. Pour moi, j’avoue que la joie de l’une m’aida beaucoup à me consoler de la douleur de l’autre. Je ne songeai plus qu’à me perfectionner dans les sciences, où je faisais assez de progrès, et dont je sentais augmenter le goût à mesure que je me sentais acquérir de nouvelles lumières.

« Enfin mon père, après m’avoir communiqué toutes celles dont mon esprit était capable, voulut bien se laisser mourir, pour chercher dans l’autre monde ce qu’il n’avait pu découvrir dans celui-ci : il se laissa, dis-je, mourir ; car, avec les secrets qu’il avait, il n’aurait tenu qu’à lui de vivre tant qu’il eût voulu.

« J’héritai de ses trésors et d’une partie de ses connaissances ; mais, de tous ses dons, cette baguette que vous voyez est infiniment le plus précieux. Elle est composée de l’ assemblage de toutes les vertus secrètes des minéraux et des talismans : par elle je commande aux éléments, je découvre la vérité de tout, une partie de l’avenir m’est présente, et je rappelle tout le passé. Mon père m’avait défendu de monter jusqu’au haut de la montagne que nous habitions : cette curiosité, que je n’avais jamais eue avant, me vint tourmenter au moment qu’il me l’eut défendue ; et, dès qu’il eut les yeux fermés, je la satisfis.

« Ce fut de là que, contemplant avec étonnement les plaines enchantées du bienheureux Cachemire, je fis transporter ce que je voulus des trésors immenses dont mon père avait enrichi les cavernes de cette montagne ; et, de peur que l’affluence de ceux qui viendraient me consulter n’interrompît les heures de repos ou d’étude dont je voulais être la maîtresse, je rendis ma demeure inaccessible à tout ce que je ne voulais pas y recevoir.

« J’y goûtai tout ce que la tranquillité d’esprit a de plus aimable pour les mortels ; et, loin d’envier l’établissement de ma sœur sur le trône de Circassie, rien ne troubla la paix dont mon cœur jouissait, que mon inquiétude pour elle.

« Comme elle avait eu trois filles de suite, je consultai mes livres sur leur destinée et la sienne. J’appris qu’elle n’aurait plus d’enfants, et que le roi son époux la laisserait bientôt veuve, et régente de ses États. Je trouvai dans l’horoscope de l’aînée de ses filles, qu’elle était menacée de quelque désastre ; mais ce fut en vain que je mis tout en usage pour en savoir les particularités : je connus seulement qu’une puissance ennemie, presque égale à la mienne, la devait persécuter. J’eus recours à ma baguette ; et, en ayant passé le bout sur une peau de parchemin que j’ouvris sur la table, elle y traça d’elle-même l’horrible figure de Dentue, elle décrivit la situation de sa demeure, ses sortilèges et ses inclinations. J’eus horreur d’apprendre que la plus horrible des créatures avait encore plus de penchant à l’amour qu’à la haine ou à la cruauté, que son art n’était employé qu’à faire tomber les hommes dans ses pièges, et que la mort était la seule ressource de ceux qui dédaignaient de s’en garantir par une complaisance encore plus funeste. Cependant je découvris avec douleur que, tant qu’elle serait maîtresse de la jument Sonnante et du chapeau lumineux, mon pouvoir ni mes enchantements ne pourraient rien contre les siens.

« J’appris, par ma baguette, qu’elle avait un fils à peu près de l’âge de l’aînée des filles de ma sœur, et je ne doutai point que son dessein ne fût d’enlever l’héritière de Circassie pour la donner à ce fils : c’est pourquoi je voulus la prendre sous ma protection. Ma sœur me l’envoya secrètement ; mais cette précaution pensa la perdre : la sorcière trouva le moyen de l’enlever presque d’entre mes bras dans le moment qu’elle venait de m’être remise. J’avais eu beau la faire passer pour ma fille, la cruelle Dentue ne s’y laissa pas tromper ; et toute ma vigilance fut inutile pour défendre la pauvre petite Fleur d’Épine contre l’inhumaine sorcière. Oui, calife de Cachemire, cette même Fleur d’Épine que vous voyez, et que vous aviez si hâte de brûler, est héritière du royaume de Circassie. Elle me fut donc enlevée sans que je susse de quelle manière ; mais ni mon art ni toutes les puissances du monde ne l’auraient pu délivrer de celle de la sorcière, si Tarare ne l’avait entrepris. Cette gloire était réservée par les destins à l’amant le plus ingénieux aussi bien qu’au plus fidèle. Je connus qu’il fallait ces deux qualités à celui qui enlèverait la jument et le chapeau de la sorcière ; mais je ne savais où trouver un homme de ce caractère.

« Dans ce temps-là, Luisante vint au monde ; et mes livres, que je consultai sur sa naissance, m’ayant appris ce que ce devait être un jour que cette beauté, je fis répandre une contagion secrète sur l’éclat naissant de ses yeux, bien assurée qu’on aurait recours à moi pour y remédier, et fort résolue de ne le faire qu’à condition qu’on me livrerait Fleur d’Épine avec les trésors de la sorcière.

« La curiosité de Tarare l’avait heureusement conduit chez moi avant que de se rendre à la cour ; et ce que je découvris de son esprit et de ses sentiments me fit espérer que s’il osait tenter l’aventure, il ne serait pas indigne d’y réussir. J’en eus encore meilleure opinion lorsque je le vis revenir, à quelque temps de là, pour me consulter : je ne le vis point embarrassé des choses que je proposai pour prix du secours qu’on me demandait, quoique j’en eusse étalé tout le danger. Et, lui ayant demandé s’il connaissait quelqu’un d’assez téméraire à votre cour pour rendre service à la belle Luisante à ce prix : « Il ne faut, dit-il, que beaucoup d’ambition ou beaucoup d’amour pour l’entreprendre ; et l’espérance seule d’en être avoué de vous suffît pour tout oser sans autre motif que celui de la gloire. »

« Je ne vous dirai point la joie que me donna cette réponse d’un homme que je commençais à beaucoup estimer : je ne doutai point que ce ne fût lui que les destinées avaient marqué pour le libérateur de Fleur d’Épine.

« Je lui fis espérer que je ne lui serais pas contraire s’il entreprenait ce que je lui peignis encore plus dangereux que je n’avais fait : il n’en fut point ébranlé. Je lui tins parole ; et, quoiqu’il ne me fût pas permis de l’assister toujours, mon génie a souvent inspiré le sien dans l’exécution. Mais, après tout, c’est à son esprit, à sa fermeté, mais plus que tout à sa constance, que la gloire en est due.

« Tandis qu’il était en chemin pour aller chez la sorcière, j’employai ma baguette pour satisfaire la curiosité que j’avais sur Fleur d’Épine ; elle m’en traça la figure et les souffrances dans les tristes occupations de sa vie. Je trouvai sa figure digne de récompenser ce qu’on entreprenait pour elle. Je ne crus pas qu’il fût nécessaire de toucher le cœur de Tarare pour elle, si son esprit et ses sentiments répondaient aux charmes de sa personne ; mais j’avoue que j’inspirai pour lui à Fleur d’Épine des mouvements favorables, qu’une première vue n’aurait pas attirés, mais qu’il n’aurait que trop mérités, sans mon secours, avec un peu de temps.

« Ma joie fut extrême quand je les sus arrivés dans ce royaume ; et, quoiqu’il y eût un peu de cruauté à rendre ma demeure inaccessible lorsqu’il y voulut mener Fleur d’Épine, je le fis pour éprouver sa constance pour elle jusqu’au bout, et pour connaître s’il en était digne. Vous avez vu triompher cette constance par des épreuves qui méritent qu’il monte sur le trône d’une princesse qui règne si parfaitement dans son cœur.

« J’avais dès longtemps prévu la révolution qui devait arriver en Circassie ; mais, en la prévoyant, il ne me fut pas permis de la prévenir : tout ce que je pus faire fut de sauver la reine ma sœur, et les trois filles qui lui restaient, dans l’extrémité qui les exposait à la fureur du tyran ; et, pour les dérober à sa poursuite, je leur choisis une retraite presque inconnue vers les confins du royaume.

« Ce fut là que, craignant toujours la recherche qu’on en pouvait faire, je fis un enchantement par lequel la reine paraissait changée en corneille, dès que le hasard y conduisait quelque étranger ; et ses filles, avec leurs compagnes, paraissaient changées en pies, sans qu’elles parussent les unes aux autres avoir changé de forme.

« Voilà, princes, l’illusion qui vous a causé tant de surprise, lorsque le hasard vous a conduits l’un après l’autre où elles étaient.

« Tandis que Tarare me cherchait inutilement avec Fleur d’Épine, je savais sous quel déguisement Dentue était arrivée ici ; je savais ses desseins : mais je savais que sa puissance était si bornée, depuis qu’elle n’avait plus la jument et le chapeau, qu’il me serait facile de prévenir tous ses attentats contre la vie de ma nièce.

« Je livrai donc Fleur d’Épine pour un temps aux cruautés qui l’attendaient à son arrivée, par le moyen de l’impertinente sénéchale et de l’inhumaine Dentue. Fleur d’Épine ne devait être qu’au plus fidèle des amants. Quelle plus grande épreuve de sa constance que de l’exposer à ses yeux dans la laideur affreuse où les maléfices de la sorcière l’avaient réduite, dans le temps que la main de Luisante avec le trône de Cachemire lui seraient offerts.

« Je ne le retins pas longtemps lorsqu’il revint avec le chapeau lumineux et la jument. Je tins pourtant parole dans le remède que j’avais promis pour les beaux yeux qui causaient tant de ravages : mais, quoique Tarare retournât auprès de sa chère Fleur d’Épine, je savais bien que, dans l’état où il la trouverait, elle aurait besoin d’un secours plus puissant que le sien.

« J’employai tous les génies que mon art soumet à mes volontés pour veiller à la sûreté de sa vie jusqu’à mon arrivée, résolue de le suivre de bien près. Je différai mon départ jusqu’à la dernière extrémité, et je pensai m’en repentir ; car, dans le moment que je venais de monter sur Sonnante, le plus agréable et le plus désiré des obstacles vint s’opposer à mon départ.

« Trois courriers de Circassie arrivèrent à une heure l’un de l’autre, qui m’apportèrent les nouvelles surprenantes du rétablissement de ma sœur. Le premier m’apprit que l’usurpateur avait péri par un soulèvement aussi soudain que la révolution qui l’avait placé sur le trône ; l’autre confirma cette nouvelle, et ajouta que la populace émue n’avait pas même épargné sa pauvre bossue de fille.

« Le dernier enfin me fit un ample détail des acclamations, de l’allégresse et des transports d’impatience dont la reine et ses filles étaient attendues dans la capitale de Circassie ; et ce dernier courrier m’était dépêché par elle-même, au-devant de laquelle le conseil et les grands du royaume étaient allés.

« Ainsi, seigneur, Tarare n’est pas si mal marié que vous l’avez cru : car, quelque empressement que Fleur d’Épine ait de voir régner un homme que l’amour parfait et l’inviolable fidélité en rendent digne, elle trouvera ses États paisibles à son arrivée, sa mère et ses sœurs moins tranquilles par l’impatience de recevoir une fille et une souveraine qu’elles avaient crue perdue ; et tout le peuple, à son ordinaire, avide de changement, n’aura pas de peine à combler de souhaits et de bénédictions une reine faite comme Fleur d’Épine. »

Le récit de Serène ne fut pas plus tôt fini, que le calife s’étant embarrassé dans quelques compliments à Serène, et quelques excuses à Fleur d’Épine, on vint l’en dégager, en lui disant qu’on avait servi.

Le festin fut le plus superbe qu’on verra jamais ; mais il parut d’une ennuyeuse longueur à deux princes qui ne se repaissaient que de tendres regards.

Enfin, l’heure tant souhaitée arriva : le dieu de l’hymen alluma tous ses flambeaux pour éclairer Phénix à l’appartement de Luisante, où le calife leur donna le bonsoir ; et, dans celui qu’on avait préparé pour Fleur d’Épine, il ne tint qu’au plus fidèle de tous les amants d’être le plus heureux de tous les hommes.