Édouard Garand (p. 10-11).

IV


Décidément, la vie de la campagne manquait de pittoresque. Aucun imprévu sauf les variations de la température.

Contempler les mêmes paysages ! Voir les mêmes êtres ! Répéter les mêmes gestes ! Quelle monotonie ! Fabien en était repu jusqu’à l’écœurement. Il avait hâte de voir s’évanouir définitivement le dernier jour des vacances. L’ambiance de son village l’étouffait ; la hantise de la ville l’obsédait.

Les chevaux dételés et soignés, il monta à sa chambre. Sa chambre ! Comme elle lui paraissait sommaire, rustique, banale. Rien de délicat, de raffiné ! Un lit double, un de ces anciens lits de noyer noir très haut, une commode, une table de travail, et une bibliothèque rudimentaire, 4 planches fixées au mur par des supports. Voilà pour l’ameublement. Par terre, de la catalogne et deux petits tapis ronds de fabrication domestique.

Fabien alluma une cigarette et s’étendit sur le lit, la tête posée à plat sur ses deux mains.

La voix tentatrice des villes chantait en lui ; elle chantait le progrès moderne dans ses trépidations et ce qu’il comporte de volupté cérébrale. Vivre, s’agiter, courir, jouer des coudes, lutter, briser pour ne pas être brisé ! Cela c’était la Vie, l’Existence magnifique et fière que la conquête du succès auréole et couronne.

— Souper !

La voix rauque de Joseph, montant de la cuisine, le ramena à la plate et banale réalité. Il descendit, s’attabla avec les autres mais mangea peu. Par contre, il observa, trouvant autour de lui les choses laides, les êtres mesquins. Même sa famille lui apparut ridicule.

— Je prends Tom, demain, dit-il, à son père. Vous n’en avez pas besoin ?

Tom, un trotteur, faisait l’orgueil du père Picard. Il l’avait élevé lui-même et ne l’attelait que rarement.

— Pour où aller ?

— Au lac.

— Tu ne le mèneras pas vite ?

— Soyez sans crainte.

— Ton ami Mercier est encore là ?

— Oui.

— Y parait que son père est ben riche.

— C’est ce qu’on dit.

Ignace Picard aurait voulu poursuivre la conversation, se renseigner sur les amis de son fils, pour le plaisir d’apprendre que des gens haut placés et riches traitaient avec lui d’égal à égal. Il n’en eut pas le loisir. Le jeune homme coupa court aux questions, prit sa casquette et sortit.

Maintenant, il faisait presque nuit. L’air était encore lourd, mais la fraîcheur que dégageait les arbres et la rivière le rendait supportable. Il trouva la route sombre, sinistre, déserte.

Les rues de Montréal le soir, avec les lumières qui éclatent aux vitrines et aux enseignes, avec la foule pressée qui se rue aux spectacles et aux plaisirs, lui manquèrent tout à coup. Il envia le sort des citadins, même de ceux qui n’ont d’autres horizons que les murs des bâtisses et passent leur vie à respirer les miasmes des rues, ces corridors sans toits.

Il se demanda où diriger ses pas. La perspective d’aller au village, de cancanner chez le marchand et d’entendre parler foins et récoltes, lui sourit. Il décida donc de pousser une pointe chez ses voisins.

Comme on avait soupé tard, il pouvait être la demie de huit heures. Fatigué d’une journée dure, le père Cyrille Germain était couché ; les garçons partis au village. Suzanne, le ménage terminé, s’était étendue sur l’herbe qui descend en talus de la maison au chemin. Elle rêvait, regardant l’une après l’autre, les étoiles dorées se poser dans le ciel, quand un bruit de pas la fit tressaillir. Elle devina que c’était lui, et une grande joie l’inonda.

Fabien fit jouer la clenche de la barrière et s’engagea sur le terrain.

D’un mouvement souple de jeune chatte, Suzanne se dressa sur ses pieds.

— Bonsoir Fabien.

— Bonjour Suzanne. Es-tu seule ?

— Oui, mes frères sont au village. Les autres sont couchés.

Tous deux s’assirent dans l’herbe, le dos appuyé à la maison. Ils furent quelques instants sans parler. Ils avaient tant de choses à se dire,… et si peu… qu’aucune phrase ne montait à leurs lèvres. Graduellement, l’ennui qui obsédait Fabien se dissipait, faisait place à une sorte de joie sereine et quiète.

Il était si près de Suzanne qu’il entendait presque les palpitations de sa vie et qu’il respirait l’odeur saine de son corps.

Comme une pièce dans l’eau une pensée trouble lui vint. Elle disparut si vite que rien ne subsista de son sillage.

— Suzanne, dit-il, et dans sa voix, un peu d’émotion tremblait, tu étais bien belle l’autre soir.

Malicieuse, elle laissa fuser un rire. Il s’égrena comme s’égrènent, sous le glissement rapide de l’ongle, des notes hautes de piano.

— Seulement ce soir-là ? Et c’est la première fois que tu t’en aperçois ?

— Je ne l’avais pas encore remarqué. Autrefois tu n’étais pour moi qu’une petite fille, une enfant qu’on amuse, qu’on prend sur ses genoux, qu’on endort en lui contant des choses merveilleuses, des contes de fées… Maintenant…

— Maintenant ?

— Maintenant, tu es en âge d’avoir des cavaliers…

Elle l’interrompit :

— Et tu voudrais être le mien ?

— Oui. Pourquoi pas ?

Comme une masse le silence s’abattit sur eux.

De voir Suzanne, d’entendre sa voix, de la respirer pour ainsi dire, comme une fleur, dans ce soir tiède et moite, l’avait troublé, grisé, affolé. La minute présente l’avait saisi tout entier, abolissant le passé, abolissant l’avenir. Cette petite fille l’avait troublé. Tant de passé commun avait tissé entre eux, un lien solide, difficile à briser. Cela à son insu. Puis, de l’avoir vue, l’autre soir, danser au bras d’un autre, avait magnifié, en l’accentuant par l’éveil de sa jalousie, le penchant qui le portait vers elle. Son éducation, son instruction, tout en développant chez lui une personnalité nouvelle, n’avait pu détruire sa personnalité véritable. Inévitablement, à certains moments, à certaines heures, elle devait dominer. Le vrai Moi ne se détruit pas. Son Moi reconnaissait en Suzanne une créature selon, non pas ses rêves, mais selon sa vie, son milieu, son rang. Une affinité naturelle les attirait l’un vers l’autre.

Dans le silence, il cherchait à s’analyser, étonné de lui-même, parce qu’il ne se connaissait pas encore. Sa conduite n’avait rien de contradictoire avec les impressions de la journée. Elle était logique malgré les apparences.

Quant à Suzanne, son silence se peuplait de fantômes roses. Elle s’abandonnait à exprimer de la minute présente, tout le bonheur qu’elle contenait, et, comme vibre une feuille sous le frôlement du vent, un souffle d’amour la faisait vibrer.

Elle oubliait que le jeune homme, quelques jours plus tôt, avait dit probablement à une autre, les paroles mêmes qui berçaient son amour naïf. Que lui importait ! Il était près d’elle ; elle entendait sa voix ; elle respirait le même air. Ils vivaient à l’unisson, dans la même atmosphère, le même rêve tranquille et calme.

Le silence en se continuant, les oppressait. Il dit, pour le briser :

— Vous avez fini vos foins ?

Malgré lui, il revenait aux considérations terre à terre des habitants. Et cette fois, il lui devint indifférent de ne pas élever le niveau de ses propos. D’ailleurs il posa cette question pour dire quelque chose. Il fallait qu’il parlât.

La voix chantante, flutée, lui répondit.

— Oui, d’hier.

Il se leva, lui prit la main, l’aida à se lever.

— Viens-tu faire un bout de promenade, Suzanne ?

— Où veux-tu aller ?

— N’importe où, sur le chemin. Je voudrais te parler.

— Comme tu voudras.

Sous les érables de la route, ils allèrent tous deux, la main dans la main. Le contact de cette peau tiède troubla Fabien. Un désir fou, un désir brutal l’empoigna d’étreindre entre ses bras cette créature de chair et d’écraser sur cette bouche charnue et rouge ses lèvres pâlies de désir. Sa volonté tendue, il résista, mais ce fut la voix blanche qu’il dit :

— Suzanne… Ma petite Suzanne, je t’aime.

Elle ferma les yeux comme éblouie par la joie profonde qui l’inondait. Lui répéta, étreignant ses doigts entre les siens.

— Je t’aime, Suzanne.

Naïve et chaste, elle lui dit :

— Si tu m’aimes, embrasse-moi.

Devant cette candeur, le désir trouble qui l’agitait s’évanouit, et ce fut presque pieusement qu’il déposa ses lèvres, sur son front, sur ses joues, sur sa bouche. Cette petite fille le rendait meilleur ; elle le transformait lui et le paysage alentour.

La campagne qui lui semblait si monotone et si triste, la vie des gens si désespérante d’ennui, se parèrent à ses yeux, d’une beauté, d’un charme et d’une poésie inconnue jusqu’alors.

La paix du soir serein s’infiltra dans son âme, dans son cœur, dans ses sens. Était-ce là le bonheur ?