Le mariage blanc d’Armandine/Les méfaits de la poésie

Éditions de l’arbre (p. 81-100).


LES MÉFAITS DE LA POÉSIE



On est toujours cousin de madame Bovary.

Il y a des vies qu’on ne peut se représenter. Elles sont d’un autre plan, d’une autre dimension. Nous avons beau les frôler, elles sont d’un autre monde. Il y a des êtres qui semblent sortir d’un livre, d’une histoire fantastique. Il y a des maisons de pierre palpable et dont les tuiles vous peuvent tomber sur la tête et qui font partie du songe de la veille, comme si le village disparaissait et que se dressaient sur l’écran une masure et des accessoires de cinéma. Nous ne sommes plus à Saint-Paterne, c’est Hollywood qui a pris sa place.

Pourtant, au village qui adopta mon enfance, qui la naturalisa presque, la vieille Baudet (prononcer Baudette), son neveu et sa maison avaient la réalité et le quotidien d’une institution. Sans bruit, ils s’emboîtaient dans le puzzle villageois, et ce n’étaient des pièces détachées que si on les détachait.

La petite vieille Baudet, pour pittoresque qu’elle fût, était une dame. Son langage détonait, sa phrase était proprette autant que l’était peu sa personne menue. Elle n’oubliait jamais une négation, et lorsqu’elle vous présentait sa main sale, elle avait grand air.

Trois fois par semaine, chez le boucher, on l’entendait :

— Pour dix sous seulement, monsieur Paquin, je n’en veux que pour dix sous.

— Monsieur Gustave, qu’est-ce qu’il va manger ?

— Mon neveu, monsieur Paquin, est au régime végétarien, ne vous l’ai-je pas dit ?

Ce neveu, Gustave, l’attendait à la porte. Elle lui remettait le petit paquet, et ils retournaient à la maison, en passant par l’église. Mademoiselle Baudet y touchait l’harmonium, et, deux fois par jour, elle allait vérifier les touches, faisait cinq minutes de gammes, comme pour s’assurer qu’on n’avait pas volé l’instrument : mademoiselle Baudet était la plus craintive des femmes, et, ne parlant pourtant jamais d’argent, elle avait demandé que la fabrique lui versât un supplément pour sa police contre le feu et les voleurs. Du reste, mademoiselle Baudet avait aussi l’oreille fine, et, sa peur, c’était que l’humidité de l’église et de la rivière proche ne détraquât son instrument. Elle le palpait et l’auscultait deux fois par jour.

Suivie de son neveu (ils marchaient toujours à la file indienne), sorte de géant au goitre saillant et aux poings lourds, qui lui portait le paquet minuscule, elle disparaissait dans la maison branlante, jusqu’à l’heure d’adoration de mademoiselle Baudet, où Gustave l’accompagnerait encore et porterait, cette fois, son livre de méditations.

La maison, c’était une vaste construction de pierre noire, aux interstices bourrés de mousse, comme si on l’eut calfeutrée de ces couleurs fraîches et semblables aux rides de mademoiselle Baudet, où courait une crasse verdâtre. Sur la façade, toutes les fenêtres étaient closes de contrevents pourris, sauf une, aux carreaux fêlés. À l’étage, il y avait comme des moignons de bois, les amorces d’un escalier écroulé. Les pignons et le toit disparaissaient aussi sous la mousse et l’on songeait, je ne sais pourquoi, à un crâne malsain. De grands arbres cachaient ces ruines, qu’on n’entrevoyait que lorsque l’orage brassait les ramures, et c’était alors un spectacle qui touchait à l’indécence. D’un côté et sous un saule pleureur, le puits avec sa margelle mettait en exergue un peu de poésie. Plus loin, il y avait aussi une mare noire, où des canards nageaient. Leurs couacs et battements d’ailes étaient le seul bruit, avec les oiseaux dans les branches, qui peuplaient ce domaine abandonné.

Personne n’y pénétrait. Pour vivre, pour ajouter à son traitement d’organiste (elle disait traitement) et à ses rentes insuffisantes, mademoiselle Baudet donnait des leçons de piano, mais c’était à domicile, jamais chez elle. Quand on n’avait pas de piano, mademoiselle Baudet faisait tapoter le bois de la table, déliant ainsi les doigts jusqu’au jour que le paysan ou le marchand se décidât à acheter un instrument. Pour rien au monde, elle n’aurait reçu chez elle. Un curé nouveau et qui ne connaissait pas ses habitudes s’était avisé de commencer la visite de paroisse par mademoiselle Baudet. Il avait frappé, martelé, sans résultat. Pensant que la vieille n’était pas chez elle, il était reparti. Se retournant tout à coup, il vit dans l’unique fenêtre la gueule de Gustave, qui se tordait dans un rictus. Effrayé et croyant qu’il y avait quelque maladie (on ne sait pas avec ces vieilles gens) et que l’idiot était trop simple pour demander secours, il avait sonné chez le médecin :

— La vieille Baudet est malade…

— La vieille Baudet n’est jamais malade, elle nous enterrera tous…

Le médecin s’était cependant mis en route avec le curé : devant l’église, ils rencontrèrent la tante et le neveu :

— Je ne suis pas installée pour recevoir, monsieur le curé, et je viens moi-même vous payer ma dîme…

— C’était pas pour ça… Je sais que vous n’êtes pas en moyens

— J’ai toujours payé ma dîme, grâce à Dieu, et Dieu me fera toujours la grâce de la payer, monsieur le curé… Venez, Gustave.


Ce qu’il y avait de drôle, c’est que Gustave, cette fois, portait la bourse de sa tante, une ample sacoche de peau verte, à fermoir de cuivre.

Cet été-là, qui fut torride et qui brûla les récoltes, quelques-uns purent voir, l’après-midi, lorsqu’on est aux champs ou à l’ombre de la maison fermée, la vieille Baudet qui, près de la mare, « faisait la classe » à Gustave. Assis sur un banc de bois, ils épelaient le syllabaire :

— B, a, ba, b, u, bu…

Elle avait une petite règle pour taper les doigts de ce grand garçon, qui à tout propos éclatait en crises de larmes :

— Je peux pas, ma tante.

Cet idiot de six pieds (il avait 16 ans) faisait jaillir difficilement les mots, de sa voix de basse, les quelques mots qu’il savait, qu’il pouvait retenir, des mots qui surgissaient, troubles et mêlés, comme d’un tuyau bouché d’où l’eau sort tout à coup.

Puis ils entraient, et on ne les voyait plus jusqu’à l’heure d’adoration de la tante.

Un jour, à l’église, elle était plongée dans sa méditation, lorsqu’elle vit son neveu, qui, puisant dans la boîte, allumait tous les cierges devant l’autel de sainte Anne.

— Gustave, Gustave, que faites-vous là ?

Garde comme c’est beau, ma tante, c’est ma Fête-Dieu.

Il s’agenouillait dévotement, les mains jointes devant les cierges.

— Venez, Gustave, venez, vous avez troublé ma méditation.

De son souffle court, elle éteignit les cierges, un à un, puis, avec des palpitations, croyant tomber, elle revint à son banc. Elle dut s’asseoir.

— Vous me ferez mourir, Gustave… À genoux, et demandez pardon à Dieu.

Une autre fois, elle le surprit qui, avec des gamins ricaneurs, lançait des cailloux dans la mare. Elle avait le sang au visage, ses deux mains pressaient son cœur qui battait à éclater. Dans un souffle, elle fit :

— Petits voyous, petits voleurs, allez-vous-en !

Détachant une branche, elle en frappa Gustave, qu’elle ramena pleurnichant à la maison. Le soir, elle le conduisit au curé :

— Je suis responsable devant Dieu, monsieur le curé, vous allez confesser cet enfant, qui se damne.

Maintenant, lorsqu’elle allait donner ses leçons, elle laissait Gustave dans la cuisine du presbytère, avec la vieille Delima, qu’elle appelait Rose : « Rose-de-Lima n’était-il pas non nom exact ? Ces habitants estropient tous les noms ».

— Je n’en ai que pour une heure. Gustave vous aiderez à peler les patates, à éplucher le blé d’inde. Le travail manuel ne déshonore pas.

Il va de soi qu’à la messe, aux vêpres, au salut, Gustave montait au jubé avec sa tante. Elle interrompait parfois sa musique :

— À genoux, Gustave, à genoux ! Vous n’aurez donc jamais de respect !

Elle forçait le garçon, qui ne savait pas lire, à se munir d’un missel, et, souvent s’il ne s’agenouillait pas à temps, c’est qu’il contemplait avec un sourire de bonheur les images, le petit Jésus dans la crèche, l’Immaculée Conception avec Bernadette qui tient un cierge. Il avait beaucoup d’images, et, chaque fois qu’il rencontrait le curé :

— Image ! image !

Cet été-là, il y eut encore un cirque à Montréal. Des affiches multicolores attiraient les curieux, singulièrement sur le mur de Pit Husereau, le marchand général. Les jours que Gustave accompagnait sa tante chez le marchand, il la quittait pour contempler ces autres images. Elle se retournait et lui touchait le bras :

— Venez, Gustave, je suis pressée.

Il était figé. — Un cirque, ma tante, un cirque !… Beau ! beau !

Ses gros yeux s’écarquillaient.

Au dîner, il cessait de manger :

— Un cirque, ma tante ! Beau ! beau !

Où avait-il pu prendre l’idée du cirque ? Les annonces ? Comment les idées s’associent-elles dans cette tête fruste ? Il ne voyait personne. Faut-il croire qu’il s’était échappé un moment et que des gamins lui avaient décrit le cirque ? Il tournait sans cesse dans la maison, et sans cesse abordait sa tante :

— Un cirque, ma tante ! Beau ! beau !

Elle essaya de l’occuper. Toute une journée, elle se promena avec lui, derrière la maison, près de la mare, lui faisant ramasser le bois sec, qu’il transportait dans la cave, du bois pour allumer le poêle, il la suivait, il la précédait, mais l’idiot était visiblement ailleurs.

Alors, elle lui conta des histoires. C’était contre ses principes, et, pour s’excuser, elle ajoutait aux contes de longues moralités. Quand l’histoire était belle, Gustave, s’écriait :

— Comme ça, un cirque ? Beau ! beau !


Le jour du cirque arriva, et l’omnibus, qui faisait la navette entre le village et le chemin de fer, dut faire deux voyages pour amener les jeunes gens et quelques hommes d’âge qui « étaient tentés d’aller voir ça ». Gustave, qui avait vu passer la première voiture et qui avait deviné, pleurait, enfermé dans sa chambre. Si bien que mademoiselle Baudet avait cru bon d’aller chercher le curé.

— Il faut exorciser (elle avait prononcé le mot avec emphase), il faut exorciser Gustave, monsieur le curé, il faut l’exorciser de ses pensées morbides.

— Et si moi, je l’envoyais au cirque, ce pauvre enfant, avec Delima par exemple, que ça distraira, si je l’envoyais pour le récompenser d’avoir pelé mes patates et épluché mon blé d’inde ? … Ça lui ferait tellement plaisir, ce pauvre enfant !

— Vous n’y pensez pas, monsieur le curé, mon neveu au cirque !

— Il n’y a pas de mal.

— J’ai 63 ans, monsieur le curé et je n’ai jamais mis les pieds au spectacle.

Elle disait spectacle, d’une voix flûtée, et qui fleurait des intentions, des significations surannées.

— C’est bon. Je vais essayer de consoler Gustave. J’ai des images pour lui.

Gustave regarda à peine les images. Il pleurait.

— Un cirque, beau ! monsieur le curé, beau !

— Tu veux pas d’images ? Je vais les rapporter ?

— Non, là.

Il indiquait le bureau et se remettait à pleurer.

C’était une scène pénible et grotesque que de voir, d’entendre pleurer ce lourd garçon, que les sanglots secouaient. Son goitre se soulevait, et, alors, il devenait hideux. Le prêtre en avait pitié :

— Il y a un autre cirque, le mois prochain. Je te le promets, je déciderai ta tante, en la prenant petit à petit.


Il souriait d’un air fin et cependant, la tante ne bronchait pas.

En quittant la maison, le curé ne put que dire :

— Je vous assure, mademoiselle Baudet, que Gustave fait pitié ... Je reviendrai ce soir, j’essaierai quelque chose.

Lorsqu’il revint, ce fut trop tard. La porte de la maison, à son ahurissement, était grande ouverte. Tout à l’heure, l’après-midi, elle était fermée, comme une porte de prison. Un drame, un mélodrame s’annonçait.

Il trouva mademoiselle Baudet effondrée dans son fauteuil, se tenant la poitrine à deux mains.

— Mon cœur ! mon cœur ! monsieur le curé.

Il s’approcha. Elle haletait, elle suait à grosses gouttes, des gouttes qui, sur ses rides profondes se mêlaient à la crasse. Cette petite vieille recroquevillée dans un tas de guenilles invraisemblables vous donnait le haut-le-cœur. Autour d’elle, sur le parquet recouvert d’un lambeau de tapis, sur les murs à lézardes, avec leurs gravures accrochées de guingois, où le verre manquait, de la poussière, une sorte de poudre s’amassait, une poudre presque organique. La coquille brisée et sale d’une vieille sale et triste. Et, dans le remugle de renfermé, une odeur surie, qui était celle de mademoiselle Baudet. Le curé prit sur lui d’ouvrir la fenêtre. Elle fit un signe : non, pas la fenêtre, cela la ferait mourir.

Il l’ouvrit :

— Il faut faire de l’air.

Tout de suite, un parfum de roses flotta lamentablement parmi les relents ignobles, sans s’y mêler : le rosier, près du puits.

— J’ai honte, monsieur le curé, j’ai honte.

Peu à peu, par petits hoquets de vieille, elle lui conta ce qui était arrivé, répétant toujours :

— J’ai trop honte, monsieur le curé.

Elle l’avait surpris, qui fouillait dans la cassette où elle cachait ses pauvres sous.

— J’ai été si saisie que je n’ai pu rien dire d’abord… J’ai honte, monsieur le curé…

Elle l’avait giflé. Il n’en avait pas desserré le poing qui s’agrippait aux billets de banque, et, sans chapeau, il était parti en courant à travers champs :

— Le cirque, beau ! beau ! J’vas au cirque, ma tante, j’vas au cirque !


Il fallut faire venir le médecin qui dit au curé : — Elle va s’éteindre comme la lampe qui n’a plus d’huile.

On fit une battue. On chercha à gauche, à droite, sans résultats. Gustave ne pouvait pas être loin pourtant. Il ne sortait jamais, ne connaissait d’autre chemin que le chemin du roy, et pas plus avant que le village encore. On chercha toute la nuit, on chercha une partie du jour, le lendemain. En vain.

La vieille baissait visiblement. On dut l’administrer. Elle ne savait que dire :

— J’ai honte, j’ai honte. J’ai honte de paraître devant le bon Dieu.

Le soir, Gustave, arriva, souriant, par l’omnibus. Il avait l’air content de lui, quand il descendit de l’omnibus : on n’avait osé l’avertir. Le curé lui-même, au bruit de la voiture qui s’arrêta, alla à la porte :

— C’est toi, Gustave, ta tante…

— Le cirque, beau, monsieur le curé, beau, beau !

— Petit voleur, pourquoi as-tu fait ça ?


Ils étaient déjà dans la chambre. De voir sa tante, toute blanche, et qui remuait à peine les lèvres, effraya Gustave, qui se blottit tout tremblant dans un coin de la pièce. Il regardait le lit fixement, et ses yeux s’agrandissaient.

— Tu vois ce que tu as fait, Gustave… Pourquoi, pourquoi as-tu fait ça ?

— Ça me tentait, monsieur le curé.

Les yeux de la vieille se révulsaient. Il y eut un profond soupir, interminable, comme si la mâchoire se disloquait. Gustave claquait des dents, les yeux fous.