Le Libre-échange et autres écrits/Tome 2


8. — INANITÉ DE LA PROTECTION DE L’AGRICULTURE.


31 Janvier 1847.


Si les agriculteurs, que le passé a si peu instruits, ne commencent pas à ouvrir les yeux sur l’avenir, il faut qu’ils soient étrangement séduits par ce que semble renfermer de promesses ce mot même, protection. — Être protégé ! — Et pourquoi pas, quand on le peut ? Pourquoi refuserions-nous des faveurs, des mesures qui améliorent nos prix de vente, écartent des rivaux redoutables, et, si elles ne nous enrichissent guère, retardent au moins notre ruine ? — Voilà ce qu’ils disent ; mais ne nous laissons pas tromper par un mot, et allons au fond des choses.

La protection est une mesure par laquelle on interdit au producteur national les marchés étrangers, au moins dans une certaine mesure, lui réservant en compensation le marché national.

Qu’on lui ferme, dans une certaine mesure, les marchés extérieurs, cela est évident de soi. Pour s’en convaincre, il suffit de se demander ce qui arriverait si la protection était poussée jusqu’à sa dernière limite. Supposons que tous les produits étrangers fussent prohibés. En ce cas, nous n’aurions aucun payement à exécuter au dehors, et, par conséquent, nous n’exporterions rien. Sans doute, l’étranger pourrait encore, pendant quelque temps, venir nous acheter quelques objets contre des écus. Mais bientôt l’argent abonderait chez nous, il y serait déprécié ; en d’autres termes, nos produits seraient chers et nous ne pourrions plus en vendre. La défense de rien importer équivaudrait à celle de rien exporter.

Dans aucun pays, le système protecteur n’a été poussé jusque-là. Par cela seul qu’il est irrationnel, on ne l’adopte jamais complétement. On y fait de nombreuses exceptions, et il est tout naturel, comme on va le voir, que l’on place dans l’exception, avant tout et principalement, le produit agricole.

Le système protecteur repose sur cette méprise : il considère dans chaque produit, non point son utilité pour la consommation, mais son utilité pour le producteur. Il dit : le fer est utile en ce qu’il procure du travail aux maîtres de forges, le blé est utile en ce qu’il procure du travail au laboureur, etc. C’est là une absurde pétition de principe. Mais cette absurdité, fort difficile à démêler à l’égard de beaucoup de produits, saute aux yeux, quant aux produits agricoles, quand le besoin s’en fait sentir. Dès que la disette arrive, les esprits les plus prévenus comprennent parfaitement que le blé est fait pour l’estomac, et non l’estomac pour le blé. — Et voilà pourquoi, aux premiers symptômes de famine, la théorie protectrice s’évanouit, et la porte s’ouvre aux blés étrangers.

Ainsi, la protection à la plus importante des productions agricoles, celle des céréales, est complétement illusoire ; car elle ne manque jamais d’être retirée, précisément aux époques où elle aurait quelque efficacité. — Quand la récolte est bonne, il n’y a pas à craindre l’invasion des blés étrangers, et notre loi stipule la protection, mais ne l’opère pas. Quand la récolte manque, c’est alors que l’introduction du blé étranger est provoquée par la différence des prix ; c’est alors aussi que le principe de la protection, qui consiste à voir l’utilité des choses au point de vue du producteur national, c’est alors, disons-nous, que ce principe devrait dominer notre législation. — Et c’est précisément alors qu’il la déserte. Pourquoi ? Parce que ce principe est faux, et que le cri de la faim fait bientôt prévaloir la vérité du principe contraire, l’intérêt du consommateur.

Aussi, le blé est la seule chose qui soit soumise au jeu de l’échelle mobile, parce que c’est la seule chose où la vérité des principes ait surmonté les préjugés protectionnistes. La cherté du fer et du drap est certainement de la même nature que la cherté du blé. Elle produit des inconvénients, sinon égaux, au moins du même ordre, et qui ne différent que par le degré. Mais la loi maintient la cherté du fer et du drap envers et contre tous, parce que la population laisse faire, parce qu’elle peut se passer de fer et de drap sans mourir. En fait de blé, elle ne laisse pas faire. Aussi le blé n’est protégé que dans les années d’abondance, c’est-à-dire qu’il n’est pas protégé du tout.

Car si le tarif, en fait de blé, eût été conséquent à son principe et fidèle à l’intérêt producteur, voici comment il eût raisonné (puisqu’il raisonne ainsi en toute autre matière) :

« Je dois assurer à l’agriculteur le prix de revient de son blé. L’année dernière, l’agriculteur a labouré, hersé, ensemencé et sarclé son champ, qui lui a donné 10 hectolitres de blé. Ses avances et sa juste rémunération s’élèvent à 180 fr. — Il a vendu son blé à 18 fr. Il doit être satisfait. — Cette année il a fait les mêmes avances en labours, hersages, semailles, etc. ; — Mais la moisson a trompé son attente, et il n’a que 5 hectolitres de blé. Il faut donc qu’il le vende à 36 fr., sans quoi il perd, et j’ai été décrété précisément pour le garantir de cette perte, pour lui assurer son prix de revient. »

Or, c’est justement cette année-là que le tarif déserte son principe et dit : L’intérêt des estomacs est l’intérêt dominant. — Il embrasse ainsi involontairement le principe de la liberté, le seul principe vrai et raisonnable, et il ouvre les portes.

Le tarif trompe donc l’agriculteur. Il lui assure le prix de revient quand ce prix est assuré par la nature des choses, et ne s’en mêle plus quand son intervention serait efficace.

Mais ce n’est pas tout. — Une législation basée sur un principe faux s’arrête toujours avant les dernières conséquences, parce que les dernières conséquences d’un faux principe sont elles-mêmes d’une absurdité qui saute aux yeux. Aussi voyons-nous qu’il est de nombreux produits auxquels on n’accorde la protection qu’en tremblant ; ce sont ceux dont l’utilité, pour le consommateur, est tellement palpable, qu’à leur égard le vrai principe se fait jour malgré qu’on en ait. Pour tâcher de réconcilier ici les principes, on a fait de ces produits une classe qu’on appelle matières premières ; et puis on a dit que la protection sur ces produits avait de grands dangers[1]. Or, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire : L’utilité de ces choses, relativement au consommateur, est telle qu’ici du moins nous sommes forcés, sinon de rendre hommage explicitement à la vérité des principes, du moins d’agir comme si nous les reconnaissions, sauf à mettre nos doctrines à l’abri, en entassant subtilités sur subtilités.

Mais si les agriculteurs voulaient y voir un peu plus loin que le bout de leur nez, ils sauraient à quoi cela mène. Car une chose est bien claire : c’est que le régime restrictif, après leur avoir donné, quant aux céréales, une protection inefficace et illusoire, abandonnera aussi en première ligne, grâce à la fameuse théorie des matières premières, la laine, le lin, le chanvre et tous les produits agricoles.

Et quand les agriculteurs auront livré leurs produits aux manufacturiers au prix fixé par l’universelle concurrence, ils rachèteront ces mêmes produits façonnés en toile et en drap, aux prix du monopole. En d’autres termes, il y aura deux classes de travail en France : le travail agricole non privilégié, et le travail manufacturier privilégié. — L’effet de ce régime sera de faire sortir de plus en plus les hommes et les capitaux de l’agriculture pour les pousser vers les fabriques, jusqu’à ce que ces deux grands effets définitifs se produisent :

1o La concurrence intérieure, parmi les fabricants, leur arrachera les profits que la protection avait prétendu leur conférer ;

2o Un grand déplacement se sera opéré, une grande déperdition de forces se sera accomplie ; pendant que les débouchés extérieurs seront fermés à nos fabriques, la ruine, au dedans, du public consommateur, dont la classe agricole forme les deux tiers, leur fermera aussi les débouchés intérieurs ; et l’industrie manufacturière portera le double châtiment de ses prétentions injustes et de ses funestes erreurs.

On a beau dire et beau faire. Il n’y a qu’une bonne politique : c’est celle de la Justice.

Certainement, nous ne chercherons pas à nous concilier la classe agricole par de trompeuses promesses. Nous lui disons tout net qu’elle ne doit pas être, qu’elle ne peut pas être et qu’elle n’est pas protégée ; que la protection dont elle croit jouir, quant aux céréales, est illusoire ; que celle qu’elle retient encore sur les matières premières va lui échapper. Mais nous ajoutons : si l’on ne peut pas donner aux agriculteurs des suppléments de prix, au moyen de taxes (qu’ils payent eux-mêmes pour les deux tiers), il ne faut pas du moins les forcer, au moyen d’autres taxes, de donner des suppléments de prix aux maîtres de forges, aux manufacturiers, aux armateurs, aux actionnaires de mines. Liberté, justice, égalité pour tout le monde.



  1. V. au tome IV, le chap. xxi, page 105. (Note de l’éditeur.)