Le Libre-échange et autres écrits/Tome 2


12. — SUBSISTANCES.


8 Mai 1847


Quand nous avons entrepris de renverser le régime protecteur, nous nous attendions à rencontrer de grands obstacles.

Nous savions que nous soulèverions contre nous de puissants intérêts, aveuglés par les trompeuses promesses de la législation actuelle, et nous ne nous dissimulions pas l’influence que les grands manufacturiers, les grands propriétaires et les maîtres de forges exercent dans les chambres et sur la presse périodique.

Il n’était pas difficile de prévoir que les industries protégées entraîneraient pour un temps leurs ouvriers. Quoi de plus aisé que de faire un épouvantail de la concurrence, quand on ne la montre à chacun que dans ses rapports avec l’industrie qu’il exerce ?

Nous pensions bien que certains chefs de parti, toujours avides de recruter des boules, se poseraient aux yeux des protectionnistes comme les patrons de leurs injustes priviléges, et qu’ils ne manqueraient pas de faire, au nom de l’opposition, une campagne contre la liberté. C’est avec cette triste tactique qu’on s’enfonce dans la dégradation morale ; mais qu’importe, si l’on atteint le but immédiat, celui d’enlever quelques voix à des adversaires politiques ?

Mais de tous les obstacles, le plus puissant, c’est l’ignorance du pays en matière économique. L’Université, qui décide ce que les Français apprendront ou n’apprendront pas, juge à propos de leur faire passer leurs premières années parmi des possesseurs d’esclaves, dans les républiques guerrières de la Grèce et de Rome. Est-il surprenant qu’ils ignorent le mécanisme de nos sociétés libres et laborieuses ?

Enfin, nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu’un cabinet quelconque puisse accomplir une réforme importante contre le gré de l’opinion publique ; et eussions-nous eu cette pensée, les faits nous démontraient que celui qui dirige les affaires du pays n’était nullement disposé à risquer son existence dans une telle entreprise.

C’est donc avec la pleine connaissance des difficultés qui nous entouraient que nous avons commencé notre œuvre.

Cependant, nous devons l’avouer, jamais nous n’aurions pu croire que la France offrirait au monde l’étrange et triste spectacle qu’elle présente ;

Que, pendant que l’Angleterre, les États-Unis et Naples affranchissent leur commerce, pendant que la même réforme s’élabore en Espagne, en Allemagne, en Russie, en Italie, la France se contenterait de répéter, sans oser rien entreprendre : « Je marche à la tête de la civilisation ; »

Que des chambres de commerce, comme celles de Metz, de Mulhouse, de Dunkerque, qui demandaient énergiquement la liberté il y a quelques années, s’en montreraient aujourd’hui épouvantées.

Mais il n’est que trop vrai. Par les efforts combinés des protectionnistes et de certains journaux, le pays a été saisi tout à coup d’une crainte immense, inouïe, et, osons trancher le mot, ridicule.

Car, que voyons-nous ? Nous voyons la disette désoler la population, le pain et la viande hors de prix, des hommes, au dire des journaux, tomber d’inanition dans les rues de nos villes. — Et les ministres n’osent pas déclarer que les Français auront, au moins pendant un an, le droit d’acheter du pain au dehors. Ils n’osent pas le déclarer, parce que le pays n’ose pas le demander ; et le pays n’ose pas le demander, parce que cela déplaît aux journaux protectionnistes, socialistes et soi-disant démocratiques. Oui, nous le disons hautement, avant peu on refusera de croire que la France a étalé aux yeux de l’univers une telle pusillanimité : chacun se vantera d’avoir fait exception, et, comme ces vieux soldats qui disent avec orgueil : « J’étais à Wagram et à Waterloo, » on dira : « En 1847, je déployai un grand courage ; j’osai demander le droit de troquer mon travail contre du pain. »

Où en sommes-nous, grand Dieu ! On écrit de Mulhouse : « La consommation intérieure de nos produits est arrêtée à cause de la cherté de nos subsistances ; les ateliers se ferment, les ouvriers sont sans ouvrage, le blé est à 50 fr. l’hectolitre ; la Suisse est près de nous ; nous serions heureux d’obtenir la permission d’aller y chercher de la viande, mais nous n’osons pas la demander. »

On mande de Lyon qu’il serait dangereux de soumettre aux ouvriers une pétition pour la libre entrée des aliments. Il faudrait, dit-on, que cette proposition émanât du parti démocratique ; et il s’y oppose parce qu’il a fait alliance avec le privilége.

Bien plus. Êtes-vous convaincus que l’entrée libre des blés doit être provoquée ? Il ne vous est pas permis de dire vos raisons. Telle est la libéralité de nos libéraux, qu’ils ne souffrent même pas la discussion sur ce point. De suite, ils vous attribuent des motifs honteux. Vous êtes des pessimistes, des alarmistes, des traîtres, et pis que cela, si c’est possible.

C’est ainsi que le Journal des Débats s’est attiré un torrent d’invectives de ce genre pour avoir demandé la prorogation de la loi qui autorise la libre entrée des céréales, et surtout pour avoir motivé sa demande.

Vous alarmez le pays, lui a-t-on dit ; votre but est de l’agiter ; votre but est de faire baisser les fonds ; votre but est de rompre un chaînon du système protecteur ; votre but est de nous ravir notre popularité, etc., etc.

Alarmer le pays ! Eh quoi ! est-ce que pour un peuple, pas plus que pour un homme, le courage consiste à fermer les yeux devant le danger ? Est-ce que le plus sûr moyen de lutter contre les obstacles et d’en triompher, ce n’est pas de les voir ? Est-il possible d’employer le remède sans parler du mal, et suffit-il de dire : « La récolte sera magnifique, surabondante, précoce ; ne vous préoccupez pas de l’avenir, rapportez-vous-en au hasard ; fiez-vous au ministère, sauf à l’accabler si vos illusions sont trompées[1] ?

Que disait pourtant le Journal des Débats ? Il n’arguait pas d’une mauvaise récolte. Il ne pouvait le faire, puisque c’est encore le secret de l’avenir.

Il se fondait sur des faits connus, incontestables. Il disait : D’une part, la production des substances alimentaires sera diminuée de tout ce qu’on a ensemencé en moins de pommes de terre ; de l’autre, nos greniers seront vides. Or, en temps ordinaire, il y a une réserve. Donc les prix seront plus élevés qu’en temps ordinaire, même en supposant une bonne récolte.

Certes, c’était bien là le langage de la modération et de la prudence.

Pour nous, nous disons aux propriétaires : En premier lieu, vous n’avez pas à craindre que la liberté avilisse le prix des blés l’année prochaine. Il est de notoriété que le blé est cher parce qu’il manque, non-seulement en France, mais sur presque toute la surface de l’Europe, en Angleterre, en Belgique, en Italie. En ce moment même, nous apprenons qu’un des greniers de l’univers, la Prusse, est en proie à des convulsions causées par la cherté du pain. Il est de notoriété que les approvisionnements des autres pays producteurs, l’Égypte, la Crimée, les États-Unis, ne sont pas inépuisables, puisque le blé s’y tient à des prix élevés. Dans de telles circonstances, ne pas permettre au commerce de préparer ses opérations, c’est les empêcher, c’est travailler à perpétuer la famine.

En second lieu et surtout, vous n’avez pas le droit de faire ce que vous faites. Vous abusez de la puissance législative. Le dernier des manœuvres a plus le droit d’échanger, à la fin de sa journée, son chétif salaire contre du pain étranger, que vous n’avez celui de l’en empêcher pour votre avantage. Si vous le faites, c’est de l’oppression dans toute la force du mot ; c’est de la spoliation légale, la pire de toutes. — On parle de la responsabilité du pouvoir. Ce n’est pas à nous de l’en exonérer. Mais nous disons que la plus grande part de responsabilité pèse sur les législateurs-propriétaires. Que la famine se prolonge ; et, si parmi tous les ouvriers de France, il en est un seul qui succombe pour n’avoir pu acheter, avec son salaire, autant de pain qu’il l’eût fait sous un régime libre, qui donc, nous le demandons, devra compte de cette vie ?

Non, cette terreur pusillanime ne peut durer. Il est par trop absurde et insultant de dire aux Français : « Nous voyons le mal qui vous menace, c’est la cherté du pain. Il n’y a qu’un remède possible, c’est la libre entrée du blé étranger. Mais, pour réclamer cette liberté, il faut parler du danger, et vous n’avez pas assez de courage pour qu’on parle, devant vous, même de dangers éventuels. Donc nous n’en parlerons pas ; nous ne souffrirons pas qu’on en parle. Que les autres peuples aillent faire leurs approvisionnements, le commerce français doit rester dans l’oisiveté ; parce que le seul fait d’aller chercher du blé, pour apaiser votre faim, troublerait votre quiétude. »



  1. On se rappelle que le Constitutionnel, après avoir énuméré toutes les raisons qui selon lui font un devoir au ministère de ne pas laisser entrer le blé étranger, terminait ainsi son article : « Cependant, si malheur arrive, nous serons vos plus terribles accusateurs ! »