R. Dorn (p. 236-247).

CHAPITRE XVI

OÙ L’ON VOIT UN CHALET ROUX ABRITER
UNE AGONIE
Leysin, fin août 190…

J’ai quitté Paris comme une voleuse ; je me suis enfuie, le cœur plein de dégoût, l’âme et le corps malades…

Est-il possible que tant d’événements se succèdent ainsi en si peu de temps…

Je me sentais affaiblie, mal en train, depuis longtemps ; mais le tourbillon fou de ma vie ne me permettait pas de m’attarder à ce que je croyais un malaise banal. J’avais des sueurs désagréables, la nuit, des douleurs sourdes dans la poitrine et dans le dos une gêne pour respirer.

— C’est un rhume mal soigné, une misère, pensais-je, et je n’y prenais pas garde.

Mais peu à peu, j’ai vu mes yeux se plomber d’une façon inquiétante ; j’avais les prunelles brillantes et des rougeurs aux pommettes ; mes seins dont j’étais si fière, semblaient, dégonflés et commençaient à pendre ; j’en avais un réel chagrin.

Quand nous étions en bombe, les camarades me lançaient d’étranges regards, comme s’ils m’observaient ; à plusieurs reprises, j’eus des syncopes au beau milieu d’un chahut. Mais je ne m’inquétais guère ; c’était du surmenage, probablement ; je faisais trop la noce, l’amour et le reste.

Le colonel, pensait comme moi et il avait décidé que nous irions passer quelques semaines à Biarritz, dès le commencement d’août ; on resterait bien tranquilles, dans une pension, puis, après, on irait faire un tour en Espagne et on rentrerait à Paris pour la fin d’octobre. Ce projet m’allait comme un gant. Je me sentais si fatiguée, que la sale noce commençait à me dégoûter. Je rêvais de voir autre chose que les têtes à gifles des poires habituelles, d’autres paysages que les dorures criardes et les velours fanés des cabinets particuliers…

Et puis, la mer ! Ah ! comme j’allais me plonger dans l’eau salée, pour me nettoyer l’âme. Quelles douches j’allais prendre pour ôter de mes cheveux l’odeur des cigares, de mes joues, la trace des baisers, de mes lèvres, le goût des alcools…

Et patatra ! Il était dit que ça croulerait. On aurait voulu le faire exprès qu’on n’aurait pas mieux réussi.

La veille de notre départ, le colonel voulut donner une fête sensationnelle à ses amis du cercle. Il commanda un souper fin et fit venir une douzaine d’ex-chahuteuses qui devaient exécuter des danses fantaisistes dans les costumes les plus sommaires.

À minuit, tout le monde était déjà fortement éméché et la fête était à peine commencée. Ce qu’on mangea, ce qu’on but, c’est effrayant. Tous ces hommes, des vieux, d’anciens officiers pour la plupart, s’envoyaient du champagne et des liqueurs comme de simples verres d’eau. On faisait un sabbat infernal.

Le petit duc Henry de L… tenait le piano, pendant que les filles dansaient, et c’était un enchevêtrement de chairs presque nues, de nichons secoués, de croupes bondissantes, dans l’envol des chevelures dénouées…

Tout à coup, le colonel se souleva d’un geste brusque et fit quelques pas en chancelant, les mains étendues, les doigts crispés. Puis il s’abattit face contre terre et demeura inerte.

On s’était précipité ; les filles, prises de peur, criaient ; les hommes juraient. On porta le colonel sur un sopha et l’un des convives, une espèce de médecin, le déshabilla aussitôt. Mais c’était fini ; le colonel était mort, foudroyé par l’apoplexie.

La soirée s’acheva en défilé funèbre. Toute la nuit, je demeurai auprès du cadavre, sanglotante. Ah ! certes, je ne l’aimais pas, ce soudard qui gisait là, dans l’éternel sommeil ; je ne l’avais jamais aimé, bien sûr et cependant, j’éprouvais un immense chagrin. Le seul être qui ne fût pas indifférent à mon existence venait de passer et de nouveau, j’étais seule, abandonnée.

Deux jours après, on l’enterra. Les funérailles furent magnifiques ; la troupe rendit les honneurs ; puis, tout redevint calme et la vie continua sa course échevelée.

Le testament du mort me faisait un sort enviable : 10.000 francs de rentes viagères ; en outre, tout ce que contenait mon appartement devenait ma propriété. J’étais riche. J’allais pouvoir vivre en femme honnête, enfin.

Ah, bien oui ! On n’attendait que la mort du colonel pour m’accaparer ; le surlendemain des obsèques, c’était déjà chez moi un défilé de viveurs et de sales vieux disposés à prendre la succession du défunt. J’eus beau essayer de me défendre ; ce fut inutile. Je suis trop veule, trop lâche, pour résister, et je devins la maîtresse de tout le monde, sans savoir pourquoi… pas par plaisir, bien sûr !

Au bout de quinze jours, je faisais la noce comme avant et on ne parlait plus du colonel que pour s’en moquer…

Mais j’étais à bout de forces. Tout de même, il y a des limites ; je souffrais réellement.

D’insupportables courbatures me laissaient brisée et pantelante sur ma chaise-longue.

J’avais de l’oppression, je toussais continuellement, j’avais de la fièvre. Un jour, je vis du rouge sur mon mouchoir.

Ce coup-là, j’eus peur. Je fis venir le père Boche, le bon vieux père Boche. Il ne me reconnut pas. Après un examen sérieux, il fronça le sourcil et m’ordonna de filer à la montagne, au galop. Mon mal était grave, mais je pouvais m’en tirer, avec de la volonté et une hygiène sévère. Il m’indiqua Leysin. Ce fut pour moi une révélation. J’étais phtisique et le père Boche devait me trouver bien malade, pour faire un tel nez.

Le lendemain, je refermai sur moi la portière d’un wagon-lit, et en route vers Leysin, vers la guérison, vers la vie. Oui, je voulais vivre, je voulais jouir encore du soleil, des fleurs, de la nature, maintenant que j’étais riche et que je pouvais éviter la boue et la saleté. J’allais vers la guérison, vers le grand ciel pur où rien ne trouble les pensées, où la honte du passé s’évanouit dans la splendeur des crépuscules violets et des horizons majestueux.

Leysin, l’espoir, la délivrance !

J’ai bien mal. Je tousse sans cesse, et du sang me vient aux lèvres, à chaque instant. La fièvre me brûle… je suis si lasse, je suis si fatiguée.

Je demeure étendue sur ma chaise-longue, sous le grand sapin, avec le Chamossaire aux rochers dentelés pour confident. Je sommeille à demi, dans la paix grandiose des montagnes ; je ne pense à rien, je ferme les veux et je n’entends que le frémissement de la brise dans les branches.

Il fait bon, sous le sapin ; il me semble que j’ai toujours vécu là et que rien ne s’est passé… Le presbytère, le grand-duc, le Luxembourg, l’hôpital, le colonel, tout cela me paraît un rêve baroque, quelque chose de risible et de douloureux à la fois, une histoire que j’ai dû entendre quelque part, je ne sais plus où ; oui, j’ai dû sommeiller bien longtemps, depuis mon enfance et je m’éveille maintenant, je commence seulement à vivre. C’est pour cela que je suis si faible, sans doute ; j’ai dormi trop longtemps, pendant des années…

J’ai un gentil petit chalet, un vieux petit chalet roux bâti jadis par les grands-pères des vieux d’à-présent. Il est tout en bois, mon chalet et il craque de partout, comme s’il allait s’abattre, saoul de vétusté ; mais il est solide et je n’ai pas peur.

Les fenêtres toutes petites semblent cligner de l’œil aux sapins des forêts voisines ; il règne une odeur de résine et de vieux bois, mêlée aux parfums balsamiques de l’air.

Des herbes folles poussent à l’entour du petit chalet, envahissent l’escalier, et de la mousse enrobe les planches et les bardeaux du toit sur lequel de grosses pierres dorment depuis l’autre siècle.

Mais combien j’ai de peine à me mouvoir. Je suis si faible… Je n’ai plus de forces, plus d’appétit. Je ne peux pas manger… Pour faire les quelques pas qui séparent le chalet du sapin, je reste au moins dix minutes, trébuchant à chaque pas, appuyée sur une canne et toujours prête à m’écrouler.

Qu’est-ce que j’ai donc pour être si faible ! Et cependant, je ne souffre pas trop. Sauf cette fièvre continuelle qui m’exaspère, et cette toux dont les spasmes me secouent, je ne sens pas de mal… Quelquefois, une douleur aiguë dans la poitrine, de l’oppression, des courbatures…

Mais ça va aller mieux ; le médecin me rassure. Dans quelques semaines, j’aurai recouvré mes forces et je pourrai faire des promenades dans les bois ; il y a des myrtilles, et je les adore ; j’irai en cueillir. Et puis, je ferai des bouquets, pour orner ma chambre, je ramasserai des pommes de pin pour décorer. Ah, je m’amuserai bien.

La bonne vieille qui fait mon petit ménage, maman Vaudroz, comme on l’appelle, m’assure que je suis taillée pour vivre cent ans. Pour elle, ce que j’ai ce n’est qu’un petit bobo de rien du tout… Il faudrait me marier, dit-elle, et ça passera. Y a ran de tel que le mariage pour dégourdir les jeunesses qu’est pas solide…

Ah, si elle savait, la pauvre vieille !

Je suis au lit depuis huit jours… J’ai attrapé un gros rhume sous le sapin…

C’est vrai, aussi, je fais de telles imprudences !

Je reste trop tard le soir et il fait frais ; le brouillard monte vite, enveloppe tout, cache tout ; et dans les branches du grand sapin, la brise pleure… on dirait d’un long râle entrecoupé de sanglots.

J’ai pris froid, un soir ; j’avais oublié mon châle et j’ai senti un frisson dans le dos. Depuis, je tousse à fendre l’âme ; j’ai craché du sang, j’ai une fièvre intense… Le médecin m’a défendu de me lever et je m’ennuie ; il fait beau dehors ; le soleil chauffe et je serais si bien, sous le sapin. Mais Mme Vaudroz est là, tel Cerbère à la porte de l’Érèbe ; elle a pour consigne de me soigner et il faut qu’elle me soigne. Avec ses grosses mains ridées et crevassées, elle peigne mes cheveux ; quelquefois elle tire un peu fort, sans le vouloir… Puis, elle me fait boire du tilleul et elle prépare la viande de mouton crue, le bouillon, les œufs, le lait… Tout cela m’écœure. Je ne peux pas manger. Mais j’ai soif, sans cesse. Je boirais dix litres de tisane si elle me les donnait…

Je n’ai pas de nouvelles de Paris. Personne ne m’écrit ; personne ne pense à moi. Il y a bien Louisa qui m’envoie de temps en temps une carte postale illustrée, toujours le même sujet : une femme nue tenant des fleurs et levant vers le ciel jaune des yeux de carpe en chaleur ! Mais cette simple carte me fait du bien quand même. Louisa se souvient encore entre deux saouleries…

Le temps est gris… Il fait un peu froid. Des brouillards habillent les montagnes. Comme le ciel est triste !

Je suis faible… Il faut que je fasse un grand effort pour tracer ces quelques lignes… Et je tousse toujours ; j’ai maigri effroyablement et on ne me reconnaîtrait plus. Mes membres sont fluets comme ceux d’une fillette… Je n’ai même plus de nichons… Tout a fondu… Vrai, je ferais une triste figure si j’apparaissais ainsi au café Riche ou chez Maxim’s.

Le médecin vient tous les jours, à présent. Il me rassure ; ça ne sera rien ; c’est le moral qui est un peu affecté. Et pour me remonter le moral, il m’envoie le pasteur… Un brave homme, je ne dis pas, mais ça m’a fait mal…

J’ai rêvé toute la nuit du presbytère, de mon père, de ma mère et des deux tombes, là-bas, dans le petit cimetière, sous les ifs où roucoulent les merles.

Dieu, que je suis fatiguée ! Je voudrais dormir, dormir longtemps, sans rêves, dormir toujours…

Je viens de relire quelques pages de mon journal… Est-il possible que j’aie écrit tout cela ! Je voudrais le brûler, pour que personne ne puisse lire… Mais je n’ai pas le courage. Pauvre petit journal, mon confident, mon seul ami…

Je souffre… Je suis si seule… Personne ne pense plus à moi, personne… Je crèverais comme un chien que pas une âme ne suivrait mon cercueil.

Mais je suis bête ! Est-ce qu’on meurt à vingt ans ? Je suis malade, c’est vrai ; je suis faible, amaigrie, je tousse… Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus… Je me lèverai ; le docteur l’a affirmé… Et je serai de nouveau vaillante… Ce n’est qu’une crise… la conséquence du surmenage…

Parbleu, j’ai vécu trop vite, j’ai trop bu, trop mangé, trop fait l’amour et pas assez dormi… Allons, un peu de patience… Encore quelques jours, au lit… et après…, la sieste au soleil… les rêves sous le sapin… les promenades dans les bois… où il y a des myrtilles… des fleurs, de belles fleurs… et dans les pâturages, des vaches… avec leurs clochettes…

Oui, demain, bientôt… Je me sens déjà mieux… Je vais me lever… Mais je suis si faible… si faible…

Ah ! si Georges était là, je serais forte, je serais guérie, tout de suite… Mon Georget, mon pauvre petit soleil, mon…