Le grand ballon captif à vapeur de M. Henri Giffard/1878-04-06

LE GRAND BALLON CAPTIF À VAPEUR
DE M. HENRI GIFFARD.

Nous avons sommairement décrit, dans notre livraison du 16 septembre 1876, cette immense construction aérostatique à laquelle on travaille actuellement avec activité. Au moment où nous en avons parlé pour la première fois, il était question de l’installer dans l’enceinte même de l’Exposition universelle ; mais la place faisant défaut, M. Henri Giffard a obtenu de M. le ministre des travaux publics, dont on connaît la sollicitude pour les œuvres de science et de progrès, la concession de la cour des Tuileries.

Le ballon s’élèvera entre l’arc de triomphe de la cour du Carrousel et le palais des Tuileries en ruine. On a commencé déjà les travaux de terrassement et de maçonnerie que nécessite cette installation considérable. Le tunnel de 60 mètres de longueur, à travers lequel doit circuler le câble, est déjà creusé sous terre, ainsi que la cuvette au-dessus de laquelle sera suspendue la nacelle.

Nous rappellerons aujourd’hui les principales dimensions de cet aérostat gigantesque qui sera incontestablement une des œuvres mécaniques les plus hardies et les plus puissantes de notre époque.

Le ballon formera une sphère de 36 mètres de diamètre, d’un volume de 25 000 mètres cubes. Arrimé à terre, la partie supérieure de la sphère sera située à 55 mètres au-dessus de la surface du sol et dépassera par conséquent de 10 mètres le sommet de l’Arc de triomphe de Paris. Cet aérostat enlèvera dans les airs à l’extrémité d’un câble de 600 mètres, pesant 3 000 kilogr., 50 voyageurs environ. Deux machines à vapeur de 300 chevaux actionneront le treuil autour duquel s’enroulera le câble. Ces quelques chiffres suffisent pour faire concevoir l’importance de l’œuvre à laquelle s’est consacré M. Giffard ; mais pour bien comprendre le caractère d’innovation qui la distingue, il faut examiner attentivement chacune des parties de cette construction aéronautique. C’est ce que nous nous proposons du faire en donnant successivement à nos lecteurs des documents précis, qui, nous en sommes assuré à l’avance, ne manqueront pas d’exciter vivement leur intérêt.

Le ballon captif de M. Henri Giffard est aux ballons ordinaires construits depuis les Montgolfier et les Charles, ce que le Great Eastern est à une coquille de noix. Toutes les parties distinctes qui en forment l’ensemble sont absolument nouvelles et représentent le fruit de longues recherches, de savants calculs, et d’ingénieuses combinaisons. Le filet, par exemple, qui, pour supporter une masse si considérable, doit être formé de véritables cordes de 11 millimètres de diamètre, ne pouvait pas être confectionné au moyen de nœuds, comme cela se pratique habituellement. Les nœuds eussent été en effet de la grosseur d’un œuf, et eussent formé une série de proéminences dures, qui auraient pu user et trouer même l’étoffe de l’aérostat. M. Giffard a eu l’idée de faire passer les cordes du filet les unes dans les autres en les entre-croisant ; mais comme il s’agissait d’opérer ce travail sur une longueur de cordes de 26 000 mètres, on concevra qu’il était nécessaire d’imaginer un mode de construction tout spécial.

Fig. 2. — Confection du filet du ballon captif à vapeur de M. Henri Giffard. Corderie centrale de MM. Fretet et Cie, à Vincennes.

J’ai visité récemment la fabrication de ce filet immense ; elle s’opère à Vincennes, à la corderie centrale de MM. Fretet et Cie sous l’intelligente direction de MM. Yon et Dardaud. Un vaste cirque a été construit au milieu de l’usine ; trois balcons circulaires y ont été établis, comme le représente notre grande gravure ; 110 ouvriers superposés les uns au-dessus des autres peuvent exécuter successivement les différentes séries de la fabrication ; sur le sol du cirque, on procède à l’entre-croisement des cordes ; le filet ainsi ébauché est hissé à la partie supérieure de l’enceinte, et les ouvriers installés sur les balcons circulaires fixent les cordes aux points de leur entre-croisement, en y faisant de solides ligatures à l’aide de ficelle goudronnée.

figure ligature

Fig. 1. — Filet du ballon captif à vapeur de M. Henri Giffard. — Aspect en grandeur d’exécution de l’un des 52 000 entre-croisements des cordes. Dessus et dessous. — A. Section de la corde.

Cette ligature empêche les cordes de glisser les unes dans les autres et arrête définitivement la forme des mailles. Les cordes à leur entre-croisement forment encore une saillie qui pourrait par son frottement fatiguer l’étoffe de l’aérostat. M. Giffard a eu l’heureuse idée d’atténuer cet effet en faisant fixer des morceaux de peau à tous les points d’entre-croisement, comme on le voit représenté sur notre figure 1. Cette seule opération représente un travail considérable, puisque le filet du grand ballon captif ne comptera pas moins de 52 000 mailles. Son poids sera de 3 000 kilogrammes environ. La corderie seule du ballon captif ne coûtera pas moins de 50 000 francs, et elle ne représente qu’une fraction du matériel.

Le câble, long de 600 mètres, est fabriqué dans
Fig. 2. — Confection du filet du ballon captif à vapeur de M. Henri Giffard. Corderie centrale de MM. Fretet et Cie, à Vincennes.
une corderie spéciale ; il est légèrement conique, et son diamètre va en s’accroissant depuis sa partie inférieure jusqu’à sa partie supérieure. Il a 5 centimètres de diamètre à l’une de ses extrémités et 8 centimètres à l’autre. Pour le rompre à sa partie inférieure la moins résistante, il faudrait une traction équivalente au poids de 25 000 kilogrammes, traction dépassant de plus du double celle à laquelle il sera soumis pendant le service des ascensions. Quant à sa partie supérieure, elle offre une résistance bien plus considérable encore, et supporterait

certainement un effort de plus de 40 000 kilogrammes.

Gaston Tissandier.

— La suite prochainement. —