Revue L’Oiseau bleu (p. 172-191).

CHAPITRE XIII.

Un bal tragique


Huit jours plus tard, un soir, le palais de Grolo étincelait de lumières. Il y avait bal pour les dix-sept ans de la princesse Aube. La fête devait se clore par la cérémonie officielle de ses fiançailles. La reine Épine, le seigneur de Rochelure triomphaient. Leurs intrigues n’avaient pas été ourdies en vain.

La nuit, tiède, étoilée, parfumée, permettait aux danseurs de se glisser sur la terrasse ou dans le parc. On y apercevait plus d’une robe argentée, plus d’un habit au chatoyant satin. Gracieux, furtifs, rieurs, les couples tournoyaient sous la clarté de la lune. Quelques-uns recherchaient, pour échanger de douces confidences, la lueur discrète des bosquets, où se balançaient des lampes vénitiennes. Mais ce qui ajoutait au charme et au piquant de l’heure, c’étaient les loups noirs que portaient les seigneurs de la cour. Oui, on avait revêtu le masque pour ce bal, qui devait être, sans contredit, le plus brillant de l’année. Et vraiment, chacun usait de ce privilège de carnaval, avec la grâce la plus malicieuse, la plus fantasque !… Des quiproquos naissaient partout et les rires fusaient.

Seuls, le roi et le futur fiancé s’étaient dispensés du fantaisiste accessoire de toilette. À observer le beau Rochelure, on pouvait conclure qu’il regrettait d’être soustrait, par son rang élevé, à la commune obligation. « Trop clairement, se disait-il, sa physionomie devait porter la marque de ses préoccupations. On y lisait, sans doute, le chagrin, la déception, une sorte d’impatience et d’agacement qu’il ne pouvait se défendre d’éprouver. » Il allait et venait à travers les beaux salons, ne s’attardant guère auprès des courtisans, qui eux, au contraire, s’empressaient de l’entourer et de le flatter. Enfin !… Il aperçut dans une serre déserte, la reine Épine. Elle donnait des ordres à un jeune officier, qui tremblait devant elle. Rochelure put saisir ces mots : « Capitaine, courez à la recherche de la princesse Aube. Elle a disparu depuis assez longtemps au bras d’un jeune seigneur que, oncques n’a vu ni connu. Vous le reconnaîtrez vite. Il a la chevelure brune et bouclée, une taille fière, des habits blancs et or fort seyants et surtout regarder bien, une épée à la garde sertie de diamants et de perles. Allez. Avisez-moi dès que vous aurez retracé la princesse et son cavalier. »

Rochelure s’approcha vivement. Il fit un signe. La reine comprit.

« Attendez, capitaine ! commanda-t-elle. Il y a contre-ordre. Ne recherchez personne s’il vous plaît. » Le jeune officier trop heureux d’être délivré d’une mission embarrassante se hâta de disparaître.

« Eh bien, Rochelure, que signifie… ? dit sèchement la reine.

— Que votre Majesté ne m’en veuille pas. Qu’elle m’écoute et elle sera, je l’espère, de mon avis. Il serait préférable de voir à tout cela nous-mêmes. Je connais la poétique retraite de la princesse.

— Vraiment ?

— Elle cause en cet instant sous les ormes du parc avec son ridicule petit seigneur. Et elle en semble si heureuse. Altesse, que ce spectacle m’a été insupportable… J’ai fui ! Deux danses, une entrevue, est-ce que, vraiment, ce n’est pas assez, ce n’est pas trop, pour cet étranger… un imposteur peut-être ?

— Rochelure, dit la reine méchamment, quittez votre air sombre. La jeunesse et la beauté de votre rival seraient victorieuses, si en ce moment, on comparait vos deux visages… D’ailleurs, je vous l’ai dit, vous êtes stupide de faire entrer l’amour dans votre jeu. L’ambition, la haine de toute force s’opposant à la vôtre, l’écrasement des gens heureux,… voilà, voilà d’excellents motifs de lutte. L’amour, pouah !

— Votre Majesté me pardonnera de ne point lui avoir obéi puisque, aussi bien, je suis malheureux, que je souffre… oh ! — et ses mains se crispèrent sur sa poitrine — que ne donnerais-je pas à celui qui aurait le pouvoir d’extirper de mon cœur ce sentiment… cet amour pour celle qui me hait !

— Assez, Rochelure, trancha la reine. Vous m’ennuyez. Vous avez d’ailleurs mauvaise grâce à vous plaindre. À minuit, Aube sera votre fiancée. Vous pourrez alors agir à votre guise sur son esprit. Vous pourrez le dominer et le terrifier, puis en faire ensuite ce que vous désirerez. En attendant, vous avez raison, il faut couper court à cette intéressante entrevue. Allons !… Je me charge du jeune seigneur. Pour le prochain galop seulement, vous m’entendez ? Je vous l’abandonne ensuite.

— Alors, si je vous priais Altesse, une fois le galop terminé, d’entraîner votre danseur vers la salle du jeu… je serai là. Fiez-vous à moi pour le reste.

— J’y consens. En route ! »

Rochelure avait vu clair, très clair. Pour la première fois, depuis longtemps, le délicieux visage de la princesse s’animait, souriait. Il se rosait aussi. Serait-ce que son cœur vibrait sous la musique des mots tendres et émus ?… Serait-ce que le blanc chevalier qui l’enveloppait de regards attentifs possédait quelque charme secret… ignoré par elle jusque là ?… Car jamais, non jamais elle ne s’était sentie aussi ravie, légère, chantante.

Et voilà que, soudain, son compagnon se penche vers elle, l’effleure presque, tandis qu’il murmure : « Princesse, ô douce princesse, je ne puis vous tromper plus longtemps… Regardez moi ?… Me reconnaissez-vous ? »

Et le jeune étranger, qui n’était autre que Jean, le fier bûcheron, le chevalier des gnomes, fit glisser son masque. La princesse ne bougea pas. Elle souriait tranquille, un peu mutine, les yeux levés sur Jean.

« Croyez-vous, seigneur, dit-elle, que votre voix, grave et ardente, ne vous a pas trahi ?… Que le soin que vous mettez ce soir, à vous substituer au seul danseur que je veux fuir, ne m’a pas éclairée ?… Qui donc, ah ! qui donc, sinon mon humble, mon courageux défenseur d’il y a deux semaines, pouvait ainsi deviner ma détresse, celle de mes regards, comme celle de mon cœur ?… Ces ormes, écoutez-les, ne nous rappellent-ils pas, en leur bruissement très doux, la bonté du serviteur déguisé pour la petite princesse brutalisée ? »

Jean remit son masque, étouffant un cri de joie profonde. Puis, il vint mettre un genou en terre devant la jolie Aube : « Princesse, dit-il avec révérence, ce n’a été, ce jour-là qu’une insignifiante blessure que je vous ai offerte en hommage… car sachez-le, oh ! sachez-le, j’aurais donné, je donnerais encore… ma vie, pour vous procurer le bonheur… et, en ce moment, si je pouvais, — sa voix se fit plus basse. — empêcher, non briser ces fiançailles, qui me désespèrent… qui me torturent !

— Seigneur, par pitié, ne m’enlever pas mon courage. C’est pour mon père que je me sacrifie… ne le saviez-vous pas ?

— A-t-il le droit d’accepter une aussi longue souffrance ? dit Jean, très sombre.

— J’ai, moi, en tout cas le droit de lui prouver ainsi mon amour filial. Relevez-vous, de grâce, seigneur !… Racontez moi plutôt vos vaillantes actions. Éclairez moi… Quel est votre nom, gentil chevalier ?… Le lieu où vous habitez ?… Parlez-moi de ceux que vous aimez ? »

La physionomie de Jean se voila et, timide, misérable, il reculait maintenant…

« Qu’avez-vous, Seigneur ? demanda Aube.

« Comme je m’oublie, pensait Jean, en passant avec lassitude la main sur son front. Mais aussi cette fête… son harmonieuse beauté,… le sourire de la princesse,… tout cela me monte un peu à la tête !… Altesse, continua-t-il à voix haute, en s’inclinant, pardonnez-moi d’avoir osé m’approcher de vous, ce soir… Hélas, j’en suis indigne,… Qui suis-je ?… Qui suis-je ? » Il se baissa et cueillit dans l’herbe, un humble trèfle blanc, perdu au milieu de la pelouse veloutée. « Gracieuse enfant, voyez cette fleur rustique ! Malgré l’éblouissant voisinage des lis et des roses, il a voulu fleurir sous vos pas… Eh bien, à l’exemple de l’audacieuse petite fleur, moi aussi, j’ai désiré être heureux un moment à vos pieds… Mais je viens de me ressaisir, Altesse, et je vais m’éloigner,… ne craignez rien,… je vais m’éloigner !

Seigneur, soupira la princesse, n’aurez-vous donc toujours pour moi que de mystérieuses paroles ?… Non, non, je vous en conjure, ne vous éloignez pas ! J’ai si peu d’amis… si peu de cœurs m’aiment vraiment… »

Jean releva ta tête. « S’il y a peu de ces cœurs, princesse, comme ceux-là, du moins, vous aiment… ardemment, uniquement ! Un mot tendre de votre bouche, et c’est pour eux du soleil plein l’âme ; un mot cruel, une attitude indifférente, et c’est l’abîme de la douleur qui s’ouvre… Altesse, vous voulez vraiment, dites, m’enchaîner à vos pas ?… Non, certes non, je ne m’éloignerai pas maintenant. Vous le désirez !… En retour, puis-je vous supplier de me garder votre douceur… quoi qu’il arrive ! Ah ! quoi qu’il arrive !… Promettez-moi ?

— Chut ! » dit tout à coup la princesse. Et Jean vit changer la tendre expression de ses yeux. Il lut au fond de ses prunelles bleues une épouvante pénible. Il se retourna lentement. La reine Épine et le seigneur de Rochelure pénétraient sous les ormes.

« Ma chère belle fille, dit aussitôt la reine, de sa voix aigre-douce, dans quel délicieux coin de verdure, vous êtes-vous réfugiée… Pardonnez-moi de venir vous y troubler. Mais mon cœur compatissant, vous le savez, pour les malheureux, n’a pu écouter les plaintes de votre futur fiancé sans en être touché. Je viens plaider sa cause. Allez danser maintenant, ma bonne petite, avec votre amoureux… maladroit, parce qu’il vous aime trop, croyez-moi. Et vous, joli seigneur inconnu, votre reine vous honore. Vous danserez avec elle le prochain galop. »

Il n’y avait vraiment pour tous qu’à s’incliner.

La princesse n’y put toutefois tenir longtemps. Elle accorda deux ou trois minutes de galop, puis elle pria son danseur de vouloir bien la conduire dans le petit salon rouge, une de ses pièces favorites. Elle se sentait lasse, très lasse. À sa surprise, le seigneur de Rochelure ne fit aucune objection. Aussi bien, il semblait préoccupé, distrait, sombre,… et ses yeux se portaient souvent sur la reine et son compagnon.

Rochelure installa la petite Altesse aussi commodément qu’il fut possible. Il fit même glisser un paravent devant son fauteuil et éteignit plusieurs lumières. Puis, après un salut profond, sans un mot, il s’éloigna rapidement.

La princesse respira, soulagée. Enfin, on consentait à la laisser seule durant quelques instants. Ses yeux tristes errèrent, puis se fixèrent avec effroi sur la pendule de bronze de la cheminée. Elle marquait la demie de onze heures. « Dieu ! gémit la pauvre petite, plus qu’une demi-heure, et je devrai mettre, aux yeux de toute la cour, ma main dans celle d’un homme que je méprise et qui ne le mérite que trop, hélas !… Ah ! existe-t-il vraiment, ce soir, dans tout le royaume de mon père, du bon roi Grolo pourtant, un cœur plus torturé que le mien ?… Tout à l’heure, comment ai-je pu sourire ainsi, au beau chevalier blanc ?… Mais aussi l’étrange pouvoir que possèdent ses yeux noirs… pleins de feu, un feu très doux… si doux !… Tiendra-t-il sa promesse ?… Vivra-t-il, non loin de moi, durant quelque temps ?… Cela me réconforterait, ce serait un peu de bleu, dans un ciel presque noir… Et va-t-il tenter vraiment quelque chose, pour ma délivrance ?… Oh ! il ne le pourra… Comme je m’abuse, comme je m’abuse ! »

Tout à coup, un bruit étrange et grandissant, des rumeurs, de nombreux pas précipités se firent entendre dans le corridor du palais. Très étonnée, la princesse se souleva… Elle se rejeta aussitôt en arrière. Deux seigneurs, dont la vieille ordonnance de son père, entraient en hâte dans la pièce. Leur bouleversement était tel qu’ils n’aperçurent pas la princesse, d’ailleurs dissimulée à moitié derrière le paravent. On parlait à voix assez haute.

« De grâce, général, disait l’un, apprenez-moi ce qui se passe ? Vous attendez le roi, n’est-ce pas ? Il accourt, dit-on, à la salle du jeu, mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Un duel terrible vient d’avoir lieu autour d’une des tables de baccara… gronda l’ordonnance.

— Grand Dieu ! Un duel ! Malgré la défense récente du roi et la peine de mort immédiatement infligée au provocateur !… Justes cieux, qui a eu cette audace ?

— Oui, voilà ce qui me mettrait en colère, si je ne me retenais, répondit le vieil officier. Le coupable, figurez-vous, c’est un bel enfant de dix-huit ans, qui doit sûrement ignorer l’édit royal, car je le crois étranger, ici… Mais hélas, on sévira quand même, on sévira, comte, la proclamation du roi voyez-vous, est affichée partout depuis un mois… Misère de misère !… Ah ! quel duelliste admirable que ce jeune homme, comte !… Il fallait voir sa furie, sa promptitude, son adresse !… Rochelure, qui est pourtant d’une jolie force… a reçu de solides égratignures… Comte, il est d’une impétuosité de démon, vous dis-je, cet enfant… de démon !

— Ah ! ah ! c’est contre Rochelure qu’il se battait !

— Parbleu, vous ne l’aviez pas tout de suite deviné ? Dans quel pénible aventure ne le rencontre-t-on pas ce sinistre seigneur ! Et tenez, j’en mettrais ma main au feu, il a dû, lui-même, sournoisement, conduire son adversaire à cette extrémité.

— Tiens, tiens, cela se pourrait… On glosait il n’y a pas un instant sur le compte de Rochelure. On le disait jaloux du mystérieux cavalier blanc qui entoure sa fiancé de prévenances, depuis le commencement du bal… Il n’en faut pas plus n’est-ce pas, avec Rochelure ! Ah ! mais c’est intéressant tout cela, ajouta plus bas le frivole courtisan… c’est intéressant !

— Intéressant ! reprit en bondissant l’ordonnance. Taisez-vous. C’est lamentable, inique… inique. Le pauvre petit ! Et dire qu’on osera abattre un si fier duelliste… Quel œil !… quel tempérament ! » conclut le vieux soldat, à la fois enthousiaste et chagrin

Le cœur de la princesse battait à se rompre… Elle se raidissait, la jolie Aube pour ne pas crier son émoi, sa douleur… sa terreur. « Ah ! oui, comme tout cela, pensait-elle, était dans la logique de sa malheureuse existence… Ceux qui la secouraient et l’aimaient souffraient ou devaient souffrir… par la main de la reine et de Rochelure, ces alliés d’une fée implacable… Mais, c’en était trop… cette fois, elle lutterait,… ce crime ne serait pas commis… Son père lui accorderait la grâce du gentil chevalier… il lui accorderait bien ! »

La princesse se leva. À pas incertains, mais rapides, elle traversa la pièce et vint poser sa main tremblante sur le bras de l’ordonnance. Il sursauta.

« Général, j’attendrai le roi, mon père, près de vous s’il vous plaît », dit-elle simplement.

Le roi parut presque aussitôt. Sa figure, soucieuse, s’éclaira en apercevant Aube. Il la salua amicalement. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant la princesse faire quelques pas vers lui.

« Mon père, supplia la petite Altesse, en baissant un peu la tête, permettez-moi de vous suivre,… là où vous allez ?

— Ma fille, pourquoi ? Est-ce que, vraiment, ce serait votre place au milieu de joueurs en désarroi, en pleine tragédie sanglante, parait-il ?

— Oh ! qu’importe… je vous en prie, laissez-moi vous suivre, insista la princesse, en levant sur lui des yeux angoissés.

— Venez alors, mon enfant… Général, continua le monarque, en s’adressant au vieil officier, qui avait suivi, à distance, la tremblante petite Altesse, veuillez ne pas quitter la princesse. Dès qu’il lui plaira de s’éloigner, vous l’accompagnerez jusqu’à ses appartements. »

Le roi reprit en hâte sa marche. Il pénétra dans la salle du jeu où l’accueillit le préfet de police fort désemparé par le malheureux incident. D’un coup d’œil le souverain put juger de la gravité de la situation. Au centre, il vit Rochelure, à moitié renversé dans un fauteuil, le front bandé, et suivant avec une impatience et une rage visibles, les mouvements d’un chirurgien qui pansait une blessure à son bras droit. Autour de son fauteuil, des seigneurs s’étaient groupés. Leurs regards, empreints d’une fausse sollicitude, dissimulaient mal la satisfaction de voir, enfin, le duelliste redouté qu’était Rochelure, battu et humilié. Un peu plus loin, à droite, se tenait le jeune et victorieux adversaire. Debout, encore revêtu de son masque, il avait fièrement rejeté la tête en arrière et posé les mains sur son épée nue. Plusieurs officiers, dans l’enthousiasme, l’entouraient en l’observant. « Qui était-il, mais qui était-il donc, cet élégant chevalier blanc ? » se demandaient-ils.

À l’arrivée du roi, tous s’inclinèrent respectueusement. Soudain, l’épée glissa d’entre les mains du chevalier inconnu. La princesse Aube entrait…

« Souffrez-vous, Seigneur ? Dans la chaleur du combat, vous auriez été blessé, peut-être ? » s’enquit à voix basse, un des voisins du vainqueur en venant à son aide.

Jean fit signe que non. Il se redressa, détournant son regard de celui de la princesse. Il n’y lisait que trop son effroi, sa peine, ses reproches. Mais qu’y pouvait-il maintenant ?… Ah ! pourquoi, pourquoi n’avait-on pas empêché la douce enfant d’accourir en un pareil endroit ? »

Le roi prit place autour d’une table avec quelques dignitaires de la couronne. Le tribunal sommaire était plus que suffisant pour juger une cause déjà perdue… La princesse demeura en arrière. Avant de procéder à l’interrogatoire, le roi jeta de nouveau vers sa fille un regard rempli d’une muette supplication. « Elle lui semblait pâle, bien pâle, sa chère petite Aube ! Sans doute, le spectacle de Rochelure blessé lui causait une vive impression ? Que ne s’éloignait-elle, hélas ! »

La princesse baissa les yeux, mais ne bougea pas.

Le roi, toujours soucieux, reprit sa ferme attitude habituelle, et s’adressa à son public attentif.

« Messieurs, prononça-t-il, en parcourant des yeux les divers groupes, avant que rien ne soit résolu, veuillez enlever vos masques. »

On obéit avec empressement. Tous les regards se portèrent vers l’adversaire de Rochelure. Qui était-il ?… Personne ne le connaissait. On parut de plus en plus mystifiés. N’eut été ce mouvement général de curiosité, chacun eût été frappé de l’expression de stupeur, puis de haine satisfaite, qui se joignit sur la figure de Rochelure, à la vue des traits de Jean. Il sembla prêt à bondir, les dents serrées, le corps raidi, toute sa vigueur reconquise. Il dit quelques mots au chirurgien, qui haussa les épaules, mais relâcha aussitôt le bras blessé, qu’il tenait encore.

« Approchez-vous, jeune homme », dit gravement le roi à Jean. On percevait dans la voix de Grolo beaucoup de pitié. Son cœur s’attendrissait devant la jeunesse et la grâce du coupable. Lui faudrait-il sacrifier cette tête charmante, si digne ?… Comme Rochelure, le monarque avait vite reconnu, en Jean, le compatissant seigneur qui était accouru au passage de la voiture royale, pour protéger un adolescent aveugle contre les cruautés de la reine Épine. Et de nouveau la brune et belle figure de Jean émut le roi et lui sembla vaguement familière…

« On m’apprend, enfant, interrogea-t-il, que vous avez été le provocateur en une pénible querelle avec le seigneur de Rochelure ? C’est bien la vérité ?

— Sire, j’ai, en effet, sorti le premier l’épée du fourreau…

— Malgré ma défense formelle, vous aviez donc recours au duel ?… Vous ignoriez cette défense, peut-être ?

— Non, Sire, mais… l’honneur m’est plus cher que tout.

— Plus cher que la vie, je vois cela.

— Hélas ! »

Le roi le regarda avec douceur. Oh ! le beau soldat impétueux et fier !… Son geste de passion n’était que trop d’accord avec sa jeunesse hautaine, sans compromission, seule responsable de sa conception séduisante, mais exagérée de l’honneur. Soudain, dans la mémoire du roi se leva un souvenir… celui d’un sien cousin, compagnon aimé de sa jeunesse, que des circonstances douloureuses avaient jadis exilé du royaume, et dont on avait appris peu après, la fin pénible. Oui, dans les yeux de Jean, le roi retrouvait le même feu brûlant, dans sa tenue, la même élégance, la même énergie, la même hauteur, un peu triste, que dans les yeux et la tenue du duc Géo, son cousin. Il avait été, autrefois, le beau Géo — comme il l’était lui-même, aujourd’hui, — une victime des enchantements de la fée Envie, cette ennemie jurée de la famille.

Dominé par cette lointaine et chère vision, le roi se pencha, anxieux, vers Jean.

« Qui êtes-vous, jeune homme, dites-moi ? Vous semblez ici, être inconnu de tous ? »

Jean baissa la tête mais ne répondit pas.

« Ne me comprenez-vous pas, mon enfant, je vous demande votre nom ? »

À ce moment, un éclat de rire fusa à quelque distance, et l’on vit s’approcher Rochelure. Il s’inclina devant le roi.

« Sire, dit-il, veuillez me permettre de répondre à la place de mon agresseur ?

« Rochelure, répliqua le roi en fronçant les sourcils, il vaudrait mieux attendre votre tour pour prendre part au débat.

— J’insiste, au contraire, respectueusement, auprès de votre Majesté, pour y prendre part tout de suite… Sire, le silence que garde mon adversaire, si prompt tout à l’heure à la riposte, ne vous semble pas suspect ? »

Le roi tressaillit. Il constatait en effet que la tête de Jean ne se relevait pas, malgré l’arrogante intervention de Rochelure.

« Bien, Seigneur, dites alors ce que vous savez sur ce chevalier inconnu. Je vous prierais seulement d’user de modération. Je tolère mal, vous le savez, les invectives brutales entre gens de la noblesse.

— Entre gens de la noblesse ?… Vraiment, Sire, vous croyez ce jouvenceau batailleur de noble lignage ? Je le regrette, mais je me vois dans l’obligation de vous enlever une illusion. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Veuillez bien le regarder cet inconnu, non, cet imposteur ? Sa basse extraction n’est-elle pas écrite dans ses regards pleins de vulgaire audace ?… Ce prétendu gentilhomme, Sire, mais c’est un petit bûcheron éhonté, sorti trop tôt de sa forêt, cette gardienne d’équilibre pour les manants de son espèce ! »

Il y eut par toute la salle, à l’énoncé de telles paroles, une sourde rumeur… « Aussi, Dieu ! la stupéfiante révélation !… Disait-il la vérité, Rochelure, ou se vengeait-il avec sa mesquinerie ordinaire ?… Il était, évidemment, en possession de certains secrets dont il usait à son gré… Par ailleurs, se demandait-on, quelle puissance inconnue, invincible paralysait le fougueux duelliste de tout à l’heure ? » Sur le triste visage de Grolo, cependant, glissait beaucoup d’incrédulité.

« Rochelure, trancha-t-il, en voilà assez, je crois. Vous ne me paraissez pas, en état de faire une déposition. Je l’admets avec peine. Vos blessures, peut-être…

— Je ne délire pas, Sire, je vous assure, repartit Rochelure avec un mauvais sourire. Mais si vous doutez de moi, pourquoi Votre Majesté ne s’adresserait-elle pas, avec sa grâce ordinaire, à l’accusé lui-même ? Pour notre commune édification, deux seules questions pourraient lui être posées. Celles-ci : « Êtes-vous noble,… puis : « N’avez-vous pas été, vis-à-vis de votre adversaire d’aujourd’hui, tour à tour bûcheron candide, faux seigneur, bouffon, receveur royal, et… je regrette de prononcer de telles paroles devant une assemblée que je respecte, et… fin voleur d’objets précieux… Ah ! ah ! ah ! ce blanc chevalier, cet aventureux jeune homme, s’est montré avec moi, je m’en porte garant, le plus souple des comédiens ! Cela, je le lui concède volontiers, oh ! volontiers ! »

De nouveaux murmures grondèrent.

« Silence, messeigneurs, je vous en prie, ordonna Grolo. Et vous, Rochelure, vous avez parlé, cette fois, avec assez de clarté pour que l’on vous dispense de rien ajouter d’autre… Veuillez vous retirer. »

Rochelure s’inclina avec ironie. Le préfet de police intervint. C’était, en toutes circonstances, un fidèle allié du seigneur de Rochelure.

« Votre Majesté, prononça-t-il avec solennité, me permettra une importante observation. Si le prévenu admet, en effet, ne pas faire partie de la noblesse, il ne relèvera plus directement de votre Majesté, mais de mon tribunal. Aussi, si tel est le cas, souffrez que je me borne à une seule et suffisante offense pour le condamner séance tenante : le recours au duel. La loi est claire sur ce point, Sire, et il ne vous reste plus qu’à sanctionner et à signer l’arrêt de mort. J’ai apporté, ici, d’ailleurs, les papiers indispensables.

— Préfet, dit le roi, je reconnais qu’il m’appartient moins qu’à tout autre de vous blâmer, lorsque vous voulez faire exécuter les lois que j’édite, mais j’avoue que votre empressement, votre zèle, en ce moment, me laissent pas que de m’étonner… »

On se regarda avec surprise. Que signifiait cette indulgence du roi envers un inconnu. Grolo, d’ordinaire, manifestait une telle horreur pour duels et duellistes !

« Allons, reprit le monarque en relevant la tête, qu’il avait laissée tomber un moment entre ses mains lasses, allons, il me faut en finir. Il se tourna vers Jean. « Enfant rebelle, votre souverain s’adresse directement à vous pour la dernière fois. Dites, faites-vous partie de notre noblesse, ou de toute autre noblesse étrangère ? »

Jean regarda le roi, le bon roi Grolo, avec tristesse, mais sans honte. Depuis les pénibles accusations de Rochelure, son maintien avait changé. Il se tenait droit, fixant au loin des yeux un peu méprisants, un peu mélancoliques. Sa main droite s’énervait, cependant, sur la garde de son épée, tandis que la gauche, glissée dans son pourpoint, se posait sur la lettre et la montre du roi. Devait-il faire usage de ces objets pour en tirer une éclatante justification ? Le moment ne semblait guère propice. On ne le croirait pas. Trop habilement Rochelure venait de le placer sur un terrain qu’il lui était interdit de fouler. La question du roi était précise. « Êtes-vous ou n’êtes-vous pas noble, avait-il demandé ? » Sa dénégation, et honnêtement, il ne pouvait rien faire d’autre, lui enlevait toute chance de se défendre… En vérité, il ne lui restait plus qu’à faire face, avec courage, avec héroïsme s’il le fallait, au danger mortel qu’il courait. Et mortel, ce péril l’était, puisque tout à l’heure, ayant jeté les yeux sur la bague des gnomes, il avait vu son diamant devenir noir.

« Sire, répondit enfin Jean, Sire, non, je ne suis pas noble, et votre condescendance me rend doublement confus… De plus, je déclare que certaines accusations du seigneur de Rochelure sont exactes, sauf… »

Il s’interrompit. Un cri de douleur sortait des lèvres de la princesse. Le cœur de Jean se serra. Durant un court instant, ses yeux rencontrèrent ceux de la petite Altesse. Ah ! quelle horreur, quelle méfiance soudaine envers lui, il put y lire. Puis, avec une plainte sourde, Jean vit la princesse se renverser en arrière. Elle défaillait.

Un peu de tumulte suivit. Deux dames d’honneur, entrées depuis quelques instants dans la salle, accoururent. Le vieil officier, demeuré en faction auprès de la princesse, apporta aussi son concours. Le roi cacha mal son anxiété sous un silence et une immobilité très dignes. On s’empressa de quitter la pièce en soutenant le douloureuse petite Aube, dont personne ne s’expliquait bien le subit émoi. Seul Rochelure, qui suivait, le front contrarié, les mouvements de la princesse, et Jean, qui tout bas en gémissait, auraient pu faire connaître la cause de ce profond chagrin.

Avec un soupir, le roi se leva. « Que tout cela est lamentable, murmura-t-il, à mi-voix. » Puis raffermissant son attitude : « Messeigneurs, je regrette que ce bal, commandé pour votre amusement, ait une fin aussi tragique. Des fiançailles remises, une condamnation à mort, qui se signera peut-être… voilà ce qui va clore la fête… Préfet, ajouta-t-il, je dis à dessein, « qui se signera peut-être »… car voici ma décision : je préfère remettre l’exécution du coupable à demain, au coucher fin soleil. D’ici là, vous voudrez bien laisser seul, quoique gardé, le prisonnier. Il sera libre, — vous lui fournirez à cet effet les objets nécessaires, — d’écrire ce qu’il jugera bon pour sa justification. Ce document me sera remis cacheté et scellé. Je permets aussi au seigneur de Rochelure de réclamer, s’il prouve ses droits, ce dont je resterai juge en dernier ressort, les divers objets dont il se dit privé… Mais on ne les saisira sur la personne du prévenu qu’après sa mort, que cela soit bien entendu… Préfet, je reconnais, en tout ceci, avoir usurpé vos fonctions. Vous voudrez bien inclure dans votre procès-verbal que cette irrégularité ne constitue pas un précédent. Je puis me tromper, certes, mais ma vigilance, comme souverain, s’éveille étrangement autour de cette affaire. Il y a des dessous inexplicables. Je désire procéder avec lenteur… »

Des sanglots, des plaintes, des cris même, vinrent troubler de nouveau cette séance extraordinaire. La reine Épine, accompagnée de quelques-unes de ses suivantes, pénétrait en coup de vent dans la salle. Ayant échangé un regard d’intelligence avec Rochelure, la reine se fraya un chemin vers le roi, toujours debout, près de la table.

« Sire, dit-elle, en haletant, pardonnez-moi de m’introduire en votre présence sans en être priée. La raison est grave. On vient d’enlever la princesse…

— Que m’apprenez-vous là ? » s’exclama le roi en pâlissant et en se dirigeant vers la porte. Plusieurs seigneurs se précipitaient déjà, affolés, au dehors.

« Un instant, Sire, larmoya la reine. Les misérables qui ont usé de moyens enchantés pour parvenir à leurs fins, ont lancé en s’enfuyant ces quelques mots : « Un inconnu, receleur de bijoux que réclament les fées, attire sur le palais, cette catastrophe… Croyez-vous cette accusation fondée, Sire ? J’ai cru nécessaire de la rapporter. »

Le roi regarda l’accusé douloureusement.

« Une énigme ajoutée à d’autres énigmes, pensait-il ! »

Les yeux de Jean lançaient des flammes. « Que la reine expose avec habileté la situation, se disait-il. Pour servir les plans de la fée Envie, elle essaie d’amener le roi à réclamer sans explications les objets enchantés. »

Mais on ne comptait pas avec la nature chevaleresque et fine de Grolo. Écoutait-il jamais les propos insinuants de la reine Épine ?

Et, en voyant en dernier lieu, s’approcher, obséquieux, le préfet de police, le monarque se redressa de toute sa hauteur.

« Sire, disait celui-ci, à mi-voix, si vous désirez modifier votre décision et entrer plus tôt en possession du secret de cet inconnu, à l’aube, un peloton de soldats pourrait…

— Silence ! ordonna le roi… Que tous s’éloignent, continua-t-il, avec plus de calme. Tous !… Je resterai seul avec ma douleur, meilleure inspiratrice, je suis sûr, que la haine, ou d’aveugles représailles… Je ne modifie rien, rien ! Vous m’entendez ? Si cet enfant est responsable de nos malheurs, les remords l’accableront quelques heures de plus. S’il n’est pas coupable, il aura le temps voulu pour s’en expliquer par écrit. Allez maintenant !… Allez tous, vous dis-je ! »

Rapidement, le prisonnier et ses gardes, le préfet, les gentilshommes de la cour, les dignitaires de la couronne, le seigneur de Rochelure, la reine et ses suivantes, quittèrent la salle.

Et alors le roi, qui sembla subitement aux yeux de l’aide-de-camp, demeuré pour l’escorter, courbé, alourdi, vieilli, regagna ses appartements. Il gémissait. Aussi que pouvait-il tenter, grand Dieu, que pouvait-il tenter contre les fées ?