Le faiseur d’hommes et sa formule/XVII

Librairie Félix Juven (p. 282-292).

XVII

Vers le matin la mer pâlit, s’éclaira par degrés ; des lames de plus en plus nombreuses, accourues du bout de l’horizon assiégèrent les côtes ; le ciel resta noir, un jour sinistre se leva sur cette scène d’apocalypse. L’île brûlait toujours, mais l’incendie avait fait du chemin dans ces quelques heures ; c’était la forêt qui flambait maintenant, l’immense forêt vierge qui couvrait la presque totalité de l’espace compris entre les ravins du sud et le massif volcanique septentrional. Déjà les hauteurs proches apparaissaient couronnées de flammes ; des volutes de fumée noire se traînaient à mi-côte des volcans, et si la brise n’avait soufflé du large, notre position fût devenue intenable, le yacht lui-même eût pris feu. Je suis certain qu’à ce moment la température dépassait soixante degrés. Vers midi surtout, la situation empira au point qu’après avoir immergé nos morts, nous dûmes rester enfermés dans l’entrepont et y demeurer jusqu’au soir, toutes issues closes. Par bonheur nous y trouvâmes de nombreuses conserves et salaisons qui nous permirent de nous restaurer, et nous rassurèrent quant aux lendemains. Ce fut un soulagement moral autant que matériel, car à plusieurs reprises, durant cette nuit terrible, alors que les autres dangers diminuaient progressivement, la perspective de mourir de faim (puisque nous ignorions qu’il y eût des vivres à bord) nous avait tenaillé l’imagination.

Le lendemain, la chaleur de l’incendie qui, s’éloignait, s’étant apaisée, nous nous risquâmes à descendre à terre, d’autant que le roulis du yacht commençait à nous incommoder, les eaux de la rade répercutant la tempête qui sévissait au large. Nous fîmes un détour pour ne pas enjamber trop de cadavres. La forêt lointaine brûlait toujours. Un silence terrible pesait sur la falaise, mais, là-bas, on entendait les arbres se fendre, gémir, éclater, les cris farouches des bêtes aux abois, les rugissements désespérés des fauves rendus fous par la terreur. L’enceinte de la station n’était que ruines et décombres ; on y marchait sur un lit de cendres chaudes. Les trois volcans avaient repris leur physionomie coutumière. Le plus petit cependant présentait à sa base une immense excavation d’où s’échappait une cascade fumeuse, pareille, à distance, à du brouillard liquide ; la gerbe centrale décrivait une courbe par-dessus l’arête de la falaise et retombait sur les pierres calcinées et les squelettes d’arbres indiquant la place où, la veille encore, s’élevait l’habitation du savant. La tour aux projections se dressait, unique, au milieu de ces ruines, phare aveugle maintenant mais qui avait vaillamment rempli son devoir dans ce drame terrible, et dont l’œil vigilant s’était éteint le dernier. Un vol d’aigles et de pélicans planait au-dessus de notre bungalow, (une des rares maisons restées intactes) mais l’extrême chaleur qui régnait encore dans ces parages les tenait en respect. Vers le soir je me risquai dans la cour centrale qui n’était qu’un vaste charnier, et, par une embrasure, leur tirai quelques coups de fusil, seul moyen de soustraire à leur rapacité les corps qu’ils convoitaient. En me retournant, ma tête heurta une corde qui descendait de la voûte et s’arrêtait à deux pieds au-dessus du sol. C’était évidemment la corde de la cloche, mais le portier, que le chef affirmait y avoir vu pendu par le cou, avait disparu, et je dois ajouter qu’il demeura définitivement introuvable.

Comme je m’approchais enfin de notre bungalow, une créature humaine émergea d’un soupirail. Je faillis m’évanouir de terreur, tellement mes nerfs étaient surexcités, mais j’eus vite reconnu un des Européens de la station, le timonier du yacht. Il était dans un état lamentable, le visage couturé de plaies, les cheveux roussis, traînant aux pieds des souliers calcinés et ramenant avec peine autour de son corps les lambeaux de ses vêtements. Il faisait partie de la troupe de Moustier, et s’était sauvé, affolé, au moment de l’explosion. Il avait passé la nuit et le jour suivant dans une anfractuosité de la grève, près des récifs nord. Mais à demi mort d’inanition, et croyant le yacht tombé aux mains des Purs, il avait fini par se décider à retourner à la station. Peut-être trouverait-il quelque nourriture dans un des bungalow épargnés ; peut-être même y rencontrerait-il des survivants de la catastrophe prêts à se joindre à lui pour faire face aux mille dangers qui menaçaient. Mais il n’avait pas tardé à acquérir la conviction que tous les habitants de la station avaient dû succomber ; personne, en effet, ne se montrait nulle part ni ne s’occupait des nombreux cadavres étendus un peu partout. Dans notre bungalow il avait trouvé des restes de victuailles et de salaisons, de quoi calmer sa faim et s’alimenter sommairement pendant quelques jours ; alors il avait décidé d’y rester et de s’établir dans la cave par peur d’une nouvelle secousse sismique (il avait réellement cru à un tremblement de terre consécutif à une éruption volcanique).

J’avais une question brûlante aux lèvres, une question capitale puisque notre sort à tous peut-être en dépendait. Le marin estimait-il que nous pouvions manœuvrer le yacht à nous deux en le faisant marcher à la voile ? (car il ne pouvait, bien entendu, être question de toucher aux machines).

La réponse fut affirmative. Nous étions sauvés, et je me souviens encore de la joie délirante avec laquelle nous nous étreignîmes Yvonne et moi quand, quelques heures plus tard, ayant hissé la grande voile, levé l’ancre, tranché les amarres d’un coup de hache, nous sentîmes le yacht dériver lentement. Il hésita tout d’abord, salua du nez un escadron de vagues bondissantes, s’ébroua devant cette mer démontée qui paraissait plus disposée à l’engloutir qu’à le bercer, puis il en prit son parti et, fièrement, s’élança vers la passe de sortie. Notre timonier avait trouvé à bord des vêtements confortables, et de quoi se restaurer amplement. La soute aux liqueurs renfermait même d’excellent vin vieux fabriqué de toutes pièces par les chimistes et que nous n’hésitâmes pas à mettre à contribution, faute d’eau, et si suspect que son goût pût nous paraître. Nos derniers moments à terre avaient été consacrés à l’immersion de tous les cadavres d’Européens. Seuls ceux des deux savants furent transportés à bord pour être immergés au large. Nous leur rendîmes ce suprême devoir sitôt que le yacht eût gagné la haute mer, et je méditai longuement sur la destinée féroce qui faisait disparaître si misérablement un homme tel que M. Brillat-Dessaigne, un génie comme il n’en surgit que de loin en loin du sein du banal pullulement humain. Qui savait combien d’années, de hasards coïncidents et extraordinaires il faudrait pour qu’une intelligence de même envergure apparût sur terre et retrouvât les secrets merveilleux que celle-ci emportait aux abîmes…

La nuit s’annonça très mauvaise. Nous ne pouvions pas gouverner dans une direction déterminée, il fallait se contenter de fuir vent arrière. La tempête eût vite fait de nous entraîner vers l’ouest, loin de la petite île qui bientôt n’apparut plus que comme un immense bûcher allumé au bord du ciel et éclairant la nuit de la mer à plus de douze lieues à la ronde. Nous ne pouvions que nous estimer heureux maintenant de l’extension prise par ce terrible incendie, car il était impossible qu’un tel brasier n’attirât pas l’attention de quelque navire qui s’approcherait assez pour voir nos signaux.

Vers minuit le grand mât cassa, et nous perdîmes l’unique voile dont nous disposions. La situation alors nous parut désespérée. Des lames furieuses balayaient le pont devenu impraticable. Des abîmes s’ouvraient sous la proue, d’où le frêle navire ne ressortait que par miracle, et non sans y laisser à chaque coup quelques lambeaux de sa chair, des sabords, un hauban, une cajute, des claires-voies vitrées, une partie du bordage. La tempête nous débarrassa ainsi des deux malencontreux canons de sabord, et je n’ai pas besoin de dire que leur disparition ne nous causa aucun regret. Une perte qui nous fut plus sensible — et pour cause — fut celle de notre unique canot, mal arrimé sans doute.

Ce qu’il y avait de plus grave c’est que, privés de cartes et de boussole, nous ne savions plus où nous courions à travers cette nuit noire, nous ne savions qu’une chose, c’est que dans ce détroit parsemé d’îles grandes et petites, nous pouvions à chaque instant toucher un banc rocheux, un écueil, un récif où notre carène s’embrocherait, chavirerait ou se briserait comme verre.

Au matin cependant le vent tomba comme par enchantement ; la mer mit une sourdine à ses fureurs ; les vagues perdirent leur crinière blanche, s’allongèrent, se muèrent finalement en une houle molle et berçante ; nous pûmes remonter sur le pont et respirer enfin. Nous étions assis sur la dunette depuis quelques minutes environ quand Yvonne poussa un cri de joie : à l’extrême horizon, dans une déchirure du ciel, on distinguait les trois bouts d’allumettes plantés de guingois d’un gréement de paquebot. Autant qu’on en pouvait juger à cette distance — la cheminée n’étant pas visible — il paraissait marcher dans le même sens que nous. Nous hissâmes les signaux de détresse, mais ils étaient sûrement invisibles, vu l’éloignement, et au bout d’une demi-heure nous eûmes le déchirement de constater que les deux parallèles qui représentaient nos routes respectives semblaient s’être écartées sensiblement.

Tout à coup notre timonier qui était descendu, sur mon ordre, chercher de la poudre destinée à un nouveau signal, apparut à l’une des écoutilles, le visage bouleversé « vite aux pompes, me cria-t-il, l’eau !… l’eau !… dans la soute aux poudres !… » Et comme je le pressai de questions, il expliqua : « Il y a déjà trois pieds d’eau… et impossible d’aveugler le trou… on ne le voit pas… mais j’ai trouvé, nageant dans l’eau, un de ces maudits poulpes à bec d’oiseau… un bec dont il se sera servi comme d’une tarière… je lui ai brisé la tête contre la trappe… »

Nous cherchâmes vainement des pompes ; il n’y en avait plus, et le timonier finit par se rappeler qu’elles étaient restées à la Résidence ; l’une d’elles même avait joué son rôle dans la lutte contre l’armée des poulpes. Une nouvelle leçon du destin peut-être. Une seule de ces bêtes infimes allait venger tous les siens, tous les monstres à qui nous avions, par violence, repris la vie qu’un rayon de génie leur avait octroyée. Car à moins d’un miracle nous étions perdus puisque nous n’avions plus de canot. Bientôt le navire donnerait de la bande, et quelques heures plus tard, devenu le jouet des lames de fond, il embarquerait par bâbord et finalement sombrerait.

C’est ce qui arriva en effet. Moins de trois heures après nous étions en perdition, la coque inclinée à 45 degrés, l’arrière ne remontant même plus au-dessus des vagues.

Un seul espoir de salut nous restait. Il semblait que le lointain paquebot eût aperçu enfin nos signaux, car depuis plus d’une heure il se rapprochait, grandissait.

Bientôt nous pûmes distinguer à l’œil nu qu’il avait le cap sur nous, et le timonier même assura qu’il forçait la vapeur. Arriverait-il à temps ? Telle était l’unique question que nous nous posions maintenant, Yvonne et moi, les mains étroitement unies, prêts à affronter courageusement la mort, si elle devait nous prendre enfin, après nous avoir si miraculeusement et si opiniâtrement épargnés.

Et, tout à coup, à bout de nerfs, à bout de force, toute son énergie prophétique à la dérive, convaincue que le salut arriverait trop tard et que c’était bien la mort cette fois, Yvonne s’abattit contre mon épaule, et je l’entendis qui murmurait, à travers ses sanglots :

— Pardon !… je te demande pardon !…

Je n’eus pas le temps de lui répondre. Un appel de sirène ébranla les espaces. Une ombre gigantesque se pencha sur nous. Quelques minutes après nous étions tous trois en sécurité sur le pont du bateau sauveur — un paquebot des Messageries, — tandis que le yacht coulait avec un râle sifflant, tragique, qui se perdit dans le ruissellement des flots victorieux.

Ainsi finit l’histoire de notre voyage de noces, une histoire que vous serez peut-être le seul à tenir pour vraisemblable, vous, l’amateur d’irréel, — une histoire de plus en plus improbable aux yeux de ma femme elle-même, qui se félicitait, hier encore, de n’avoir jamais rien eu à se reprocher ni à se faire pardonner depuis que nous sommes mariés.


fin.