Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/Préface


PRÉFACE


Le livre de M. Léon Abensour arrive à son heure ; car le féminisme, même pour les indifférents et les sceptiques, même pour les hostiles, a passé au plan des grandes actualités contemporaines. Il convient de l’étudier sérieusement et de questionner le passé sur des aspirations, des réformes, des espérances, qui ne datent pas d’hier, quoique des ignorants se plaisent à le supposer. Et ces ignorants sont nombreux parmi la foule, et même l’élite. Les annales du féminisme restent à écrire ; et, à part quelques livres, parmi lesquels je rappellerai Trois Femmes de la Révolution[1], ce mouvement, profond et continu à travers les âges, est resté inaperçu ou dédaigné par la plupart des historiens. Je crois même que bien des propagandistes modernes, hommes ou femmes, croient avoir eu l’initiative de maintes revendications, pour lesquelles leurs aïeules, au cours du siècle passé, par exemple, ont combattu et souffert.

Un autre avantage de cette étude consciencieuse, à laquelle un jeune érudit apporta sa méthode et son zèle, c’est qu’elle est objective. J’entends par là que, sans être partial ni tendancieux, il nous présente des événements, des opinions ou des personnes, avec indépendance et clarté. Le moins possible d’interprétations personnelles, qui déformeraient, accentueraient ou atténueraient les gestes des individus et la manifestation des idées. En se risquant sur ces pistes presque inexplorées, M. Léon Abensour garde la sérénité de l’historien. Il a raison, car rien n’est plus éloquent que les faits eux-mêmes. L’exhumation d’une polémique de journal, la discussion d’un projet de loi, l’état d’esprit des personnalités importantes de l’époque, les aventures et les mésaventures des premières émancipatrices, le rôle qu’elles ont joué dans l’orientation littéraire, économique et politique, sous la monarchie de Juillet et sous la seconde République, nous en disent plus sur la valeur de certains vœux et la solidité de tels principes, que de stériles déclamations.

L’époque choisie est des plus intéressantes par le bouillonnement des doctrines et la trempe des caractères, que n’avait pas encore affaiblis ou distendus l’égoïsme sceptique et jouisseur de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il existait alors vraiment des apôtres désintéressés, des penseurs généreux, qui, même en se trompant lourdement et en propageant des théories parfois dangereuses, voulaient servir l’humanité sans l’arrière-pensée d’un bénéfice quelconque, personnel ; en beaucoup de cas, ils furent les utopistes utiles de vérités futures.

M. Abensour insiste avec raison sur l’action manifeste de ces intuitifs, que l’on appelle en souriant des prophètes. En réalité, la cause de la femme leur doit beaucoup. Dès le moyen âge, Cornélius Agrippa écrivait son libelle la Préexcellence du sexe féminin ; et, au seizième siècle, le doux Guillaume Postel rêvait le salut apporté au monde par les Très merveilleuses victoires des femmes. En plein dix-neuvième siècle, Saint-Simon et le père Enfantin, auxquels M. Abensour fait souvent allusion, continuèrent et reprirent cette tradition touchante, d’après laquelle notre sœur et notre compagne seraient les détentrices d’un message surhumain. Dans l’Ève nouvelle, j’ai rappelé l’expédition aventureuse des « Compagnons de la femme », qui a retenu aussi l’attention de notre jeune historien.

« Partout, disions-nous, on accueille leur imprévu délire soit par d’ironiques applaudissements, soit avec des pierres. Ils ne stationnent pas, traqués par la police autant que par les haines populaires. « À la Mère, à la Mère ! » tel est leur cri de ralliement qui brave le ridicule. Ils s’embarquent à Marseille, Barrault et ses douze compagnons. La Clorinde emporte ces étranges paladins. Ceux qui restent continuent la tournée méridionale. À Arles, c’est un triomphe ; à Tarascon, on les lapide : « Au Rhône ! » crie-t-on. À Lunel, les pierres recommencent à pleuvoir ; à Montpellier, personne ne veut les loger ; à Pézenas et à Narbonne, « le regard de la Mère » les protège… Castelnaudary leur apparaît la ville sainte de l’Occident. C’est à coups de trique que Mende les accueille. Au Puy, tous les chiens sont déchaînés contre eux ; et les voilà de retour à Lyon, ayant laissé dans ce Midi tapageur une bruyante semaille féministe. »

J’ai, pour ma part, mis au premier rang des « martyres féministes » Joséphine Félicité, Suzanne Voilquin, Julie Franfernot, que M. Léon Abensour cite maintes fois. Elles furent de vraies femmes nouvelles, victimes de la sincérité de leurs idées. « Flora Tristan, écrivions-nous en 1896, est plus typique encore. Liée à un mari hostile, elle ne put achever l’œuvre sociale qui était le fond de sa destinée. La balle de ce jaloux manqua arrêter à jamais cette apôtre excessive. Elle réclamait un calvaire pour y vaticiner l’émancipation de la femme. Elle n’obtint le calvaire que pour y mourir. Un pratique amour pour le prolétariat la fit proclamer sur sa tombe « la Sainte Humanitaire ». Une autre, la plus dévouée des femmes, bravant les épidémies pour secourir ceux qui souffrent, visiteuse assidue des hôpitaux et des prisons, multipliant dans sa vie privée les miracles d’une bonté généreuse, Mlle Grouvelle, est récompensée par la ruine et une précoce agonie. On la condamne pour s’être mêlée à un complot démocratique. Elle meurt avant l’expiration de sa peine, après être devenue folle… L’arbre des libertés de la femme est aussi arrosé de sang et de larmes[2]. »

Je n’ai pas ici à discuter si cette initiative avait, théoriquement et pratiquement, tort ou raison ; après la lecture de ce livre, on constatera simplement que, tantôt inconnues, tantôt décriées injustement, ces voix plaidèrent, en apparence dans le désert, la cause de l’Avenir.

Combien de ces réformes, alors sollicitées sans succès, sont aujourd’hui acquises ou sur le point d’être exécutées ! Ces folles, ces énergumènes, ces déclassées avaient, en somme, plus de sagesse et une vision plus exacte des nécessités évolutives que la plupart des hommes d’État, des directeurs d’opinions, leurs adversaires, et dont la courte vue nous fait sourire en 1913. De plus, à travers quelques contradictions et des excès, on retrouve les grandes lignes de la doctrine féministe, fidèle à elle-même. Loin d’être antisociale et anarchiste, comme on l’a prétendu, elle a préparé plus de justice, d’harmonie, de relèvement intellectuel et moral, par conséquent de vrai bonheur.

Songez par exemple qu’avant 1833 l’instruction des filles était à peu près totalement négligée et leur éducation toute sentimentale, donc faussée. Michelet remarqua que cet état d’ignorance et d’illusion fut la source des principaux conflits dans les ménages. Avant la loi Guizot, l’enseignement primaire n’existait pas pour les filles ; c’est sous la troisième République seulement que des écoles d’enseignement secondaire furent créées pour elles, quoiqu’elles les aient réclamées dès l’origine. Le féminisme a amélioré la condition de l’ouvrière par des campagnes acharnées, tandis que socialistes et républicains laissaient ces malheureuses à un traitement de famine, quinze à vingt sous par jour. Quels quolibets de 1830 à 1848, lorsque des propagandistes hardies, appartenant aux groupes les plus divers, chrétiens ou libres penseurs, réclamaient leur accession aux professions libérales et parlaient de femmes professeurs, d’avocates, de doctoresses ! Le droit de tester, de faire partie des tribunaux de commerce, d’obtenir la Légion d’honneur à mérite égal, la recherche de la paternité, le relèvement des salaires féminins, « à travail égal, salaire égal », le droit de disposer de ses biens, les modifications à apporter au code Napoléon pour le mariage, enfin le rôle social de l’Ève moderne paraissaient des monstruosités à une époque peu lointaine de la nôtre.

Pourtant, à peu près seule, une élite de militantes élaborait ces transformations au milieu des insultes et des sarcasmes. Maintenant, nous en sommes aux droits municipaux et politiques, qu’une commission de notre parlement a reconnus justifiés. Nos « suffragistes », sans bruit, et même sans casser de vitres, ont fait de l’excellent travail. Lorsque le fruit sera mûr, elles le cueilleront sans scandale ni effusion de sang.

On ne relit guère l’Icarie de Gabet. Cet utopiste, traité de doux maniaque, eut, sous Louis-Philippe, un succès de curiosité. On serait stupéfait de trouver dans ce roman, du point de vue féministe, à part quelques touches, le tableau assez exact de la société actuelle et de celle qui se prépare. Moins d’un siècle a suffi pour donner raison à ce naïf prophète, qui n’était ni si niais, ni si ridicule.

On reconnaîtra que ce programme de réformes ne s’était pas laissé accaparer par un parti politique quelconque, toujours égaré par un « hominisme » intransigeant. Le socialisme comme la légitimité, la monarchie libérale comme la république résistèrent à ces vaillantes, qui traquaient dans toutes les directions leur véritable ennemi, le préjugé du sexe. Sous Louis-Philippe et pendant la deuxième République, les feuilles féministes, qui duraient peu, n’étant guère que des pamphlets, polémiquent aussi bien avec la Revue des Deux Mondes et la Gazette de France qu’avec le Peuple, le journal du socialiste Proudhon. George Sand clôt le bec à M. de Kératry, qui, alors auteur célèbre et vieillard cacochyme, lui conseillait de ne pas faire de livres, mais de faire des enfants. « Gardez le précepte pour vous-même », lui répondit l’auteur de Lélia. Les antiféministes abusent d’ailleurs de ces arguments fossiles, qui proviennent d’impressions partiales ou résultent de préjugés invétérés, admis par eux comme des aphorismes évidents. Leurs propres raisonnements, que la sensibilité domine, se retournent contre eux et démolissent leur thèse, si décrépite déjà.

Avouons que cet état d’esprit, séculairement faussé, caractérise aussi bien ces détracteurs au vingtième siècle que leurs prédécesseurs en d’autres temps. La légèreté, la mauvaise foi, l’ignorance de la question sont telles chez eux que, loin de démontrer l’infériorité de la femme, ils finiraient par nous faire croire à celle de l’homme. En 1844, la Comédie-Francaise, nous conte M. Abensour non sans une discrète ironie, représenta une comédie intitulée les Droits de la femme. L’auteur s’était galamment documenté dans les bibliothèques des émancipatrices en leur faisant croire qu’il était dévoué à leur cause. Mais ceci n’est rien… Il s’imagine avoir cloué au pilori, dans sa pièce, revendications et revendicatrices. Comment cela ? En nous montrant une épouse bourgeoise incapable, parce qu’on ne le lui a pas appris, de donner un ordre de Bourse, d’exposer un projet parlementaire et de comprendre le jargon juridique. Comme si c’était là des tours de force exclusivement réservés aux cerveaux masculins ! Il ne fut pas difficile aux « éclaireuses » d’alors d’éclairer le jugement de ce nigaud pédantesque. Il apportait au contraire une démonstration de la nécessité où se trouve la femme de n’être plus exclue de certaines études, afin de pouvoir à l’occasion se défendre contre les pièges tendus à sa traditionnelle inexpérience, voulue et entretenue par les hommes.

Certaines fortes têtes du socialisme sont plus butées encore. Proudhon, par exemple, est déchaîné. Mais ce robuste sectaire n’a pas le dernier mot avec Jeanne Derouin, qui a aussi pour elle, avec le bon droit, l’habileté suffisante pour mettre les rieurs de son côté. Le journal du célèbre misogyne plaisante : « Nous ne comprenons pas plus une femme législatrice qu’un homme nourrice. » Pour lui prouver combien sa comparaison est à la fois ridicule et inexacte, on demande à Proudhon de faire connaître quels sont, à son avis, « les organes propres à la fonction de législateur ».

L’étude attentive et abondamment documentée de M. Abensour nous rend encore ce service d’établir l’inurrière et la faiblesse de ces railleries vaines, que des polémistes contemporains tentent de rééditer et qui, déjà, il y a plus d’un demi-siècle, tournaient à la honte de leurs inventeurs.

Il est certain que quelques ombres s’attachent au tableau, que nous peint avec une intrépidité allègre M. Léon Abensour. « L’émancipation de la chair », l’amour libre, les sophismes qui se résument en cette formule équivoque : « Vivre sa vie », datent de George Sand. Sauf les groupes chrétiens, trop d’initiateurs et d’initiatrices ont fait leur ce programme de révolte sensuelle et sentimentale. Certaines « pionnières » sont des mécontentes, des inquiètes, qui secouent tous les jougs, sous prétexte qu’elles sont les victimes des personnes et des circonstances. Elles se perdent d’ailleurs ; et leurs écarts douloureux nous donnent, dans le recul du temps, un profitable avis.

Elles furent des révolutionnaires en morale ; mais, en dehors de leur échec personnel, il résulte de cette expérience une autre leçon. Il n’était pas possible que se perpétuât plus longtemps la monstrueuse et ridicule injustice d’une double morale, l’une indulgente et cynique en faveur de l’homme, l’autre hypocrite, absolue et tatillonne contre la femme. Il fallait peut-être les excès des Flora Tristan et des Sand pour nous conduire à la notion libératrice de l’unité de morale pour les deux sexes. Nous trouvons déjà dans la discipline chrétienne cette indication. L’Évangile professe l’unité de morale. Jésus, certes, ne cherche pas d’excuse à la femme adultère, mais il lui accorde une certaine pitié. « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! » En revanche, il se tait sur la faute de l’homme, qui est déjà trop facilement pardonné.

Le féminisme aurait déjà joué un rôle important dans la civilisation contemporaine, s’il n’avait fait que démontrer à notre sexe, au jeune homme particulièrement, la nécessité de pratiquer pour son propre compte le self control[3], la maîtrise de son imagination et de ses sens.

La notion du « couple citoyen » qu’Enfantin a portée si haut, en la substituant à celle de l’individu isolé, apparaît très belle, très logique et très féconde. Il faut de plus en plus traquer le célibat, le diminuer sinon l’exclure aussi bien dans la vie que, si j’ose le dire, dans les idées. L’effort mental qui n’est que de l’homme, comme celui qui ne serait que de la femme, est incomplet, unilatéral, stérilisé d’avance. Il est dit dans un vieux livre de la sagesse antique, Le Zohar, que seul le nom d’ « homme » doit être donné « à un homme et à une femme unis comme un seul être ». Vœ soli ! s’écrie l’Ecclésiaste. L’homme seul, la femme seule sont d’avance condamnés dans leur doctrine comme dans leurs actes. Ils sont malheureux et parfois funestes. Le citoyen implique la citoyenne. La patrie a besoin de l’un et de l’autre et ne doit plus les séparer dans leurs obligations, leurs fonctions et leurs attributs.

Les émancipatrices d’alors, comme celles du vingtième siècle, ne renonçaient pas à ces prérogatives que certains sophistes imaginent inconciliables avec les nouvelles aspirations. La plus révolutionnaire, cette délicieuse et effrénée créole Flora Tristan, affirmait que « la mission de la femme est d’inspirer l’homme, d’élever son âme au-dessus des vaines opinions du monde, de l’obliger à se rendre capable de grandes choses. » Il n’est pas jusqu’aux stratégies de la guerre aujourd’hui déclarée par certaines émancipatrices, surtout anglaises, à l’homme récalcitrant, qui ne soient formulées déjà par les Françaises du règne de Louis-Philippe. La Gazette des femmes, en mars 1837, conseille de « briser une pendule ou une glace quand le mari lève la main sur sa femme », ou de « couper ou brûler tout le linge qu’il porte en cadeau à une danseuse de l’Opéra ou à une actrice des boulevards ». Nous devons remercier M. Léon Abensour de ne nous avoir rien caché des âpretés de ce « duel des sexes ».

Mais si ces mesures belliqueuses et antipathiques sont rarement d’ailleurs prônées, et si le talent d’une George Sand abuse de la glorification de l’amour libre, la majorité des réformatrices, à cette époque comme à la nôtre, proposaient des lois sages en faveur de l’éducation et du travail des femmes, pour protéger leurs biens, affermir leur culture intellectuelle, les défendre contre l’égoïsme ou la jalousie de notre sexe, organiser leur avènement aux fonctions et aux devoirs de « citoyenne ». Ainsi qu’Enfantin, elles voyaient déjà dans le couple la vraie cellule sociale ; et on peut dire avec Fourier qu’  « en résumé l’extension du privilège des femmes (je supprimerais pour ma part ce mot de « privilège » en le remplaçant par ceux plus exacts de « droits et devoirs » ) est le principe général de tous les progrès sociaux ».

Jules Bois.
  1. Par Léopold Lacour, chez Plon.
  2. L’Ève nouvelle.
  3. Le Couple futur, chez Fayard.