Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/II/2

CHAPITRE II

RÔLE POLITIQUE ET SOCIAL DES FEMMES


I. Les femmes dans la politique active. — II. Femmes journalistes. — III. Brochures politiques de femmes. — IV. Leur rôle social.
I

Les questions de pure politique, même celles qui ne les touchaient en rien, ne laissaient pas sous Louis-Philippe toutes les femmes indifférentes. Beaucoup se rattachaient comme les hommes à un parti, et nous allons en trouver un certain nombre qui, comme eux, ont exprimé leurs opinions par des écrits ou même par des actes. La part des femmes dans la politique active devait être forcément très limitée et importante surtout dans les époques de troubles ; c’est en effet ce qui arriva. Pendant les journées de juillet 1830, beaucoup de femmes excitèrent les hommes à aller se battre pour défendre la Charte ; beaucoup même, payant de leur personne, firent le coup de feu sur les barricades ; aussi se trouvait-il certaines femmes qui, comme la saint-simonienne Julie Fanfernot, pouvaient s’intituler fièrement « décorée de juillet ». Le 19 novembre 1832, lors de l’attentat de Benoit, ce fut une jeune fille, Adèle Boury, qui, placée près de l’assassin, arrêta son bras et fit dévier le coup de pistolet. Adèle Boury fut un moment célèbre, et un anonyme consacra des stances à la nouvelle Jeanne d’Arc[1].

La même année 1832, avait lieu l’entreprise de la duchesse de Berry. Les aventures de cette princesse sont trop connues pour que j’aie à les raconter ici. Je me bornerai à remarquer que l’entreprise de Marie-Caroline, qui n’avait en réalité rien de plus féministe que les intrigues de Mme de Chevreuse ou les prouesses guerrières de Mlle de Montpensier, passa pour telle aux yeux de certains contemporains. Une si grande hardiesse à braver les préjugés de son sexe et de son rang ne pouvait apparaître que chez une femme bien convaincue de son égalité avec l’homme ; et la réactionnaire duchesse de Berry, cœur tendre et tête sans cervelle, héroïne de la fronde égarée sous le règne du roi bourgeois, devint, surtout lorsque l’on connut ses amours clandestines, le type de la femme émancipée. C’est là le sens de plusieurs brochures saint-simoniennes[2]. L’une d’elles, Une parole pour la duchesse du Berry[3], exhorte toutes les femmes à élever la voix pour défendre une femme qui représente si noblement leur cause. Elle la justifie du reproche d’immoralité : « ce que les hommes nomment glorieux pour eux ne peut être une honte pour la femme ». « S’informe-t-on des mœurs des héros ? » ajoute Mme Allart, elle aussi admiratrice passionnée de la duchesse[4].

En 1836, une femme, Éléonore Brault, se trouva impliquée dans le complot de Strasbourg. La Gazette des Femmes demanda vivement pour elle des juges féminins. Éléonore Brault fut d’ailleurs acquittée avec ses coaccusés au commencement de 1837.

Enfin, en 1838, une femme, Laure Grouvelle, fut l’âme d’une conspiration républicaine. Fille du conventionnel Grouvelle, elle s’était signalée dès sa jeunesse par son zèle pour les bonnes œuvres. Liée avec les républicains, elle fut plus ou moins associée aux diverses tentatives insurrectionnelles du commencement du règne de Louis-Philippe, et, de 1830 à 1835, elle alla sans cesse « de la Force à Sainte-Pélagie, de Sainte-Pélagie à la Conciergerie, consolant les uns, rassurant les autres, apportant à tous un soulagement ou une espérance, et suppléant à la force physique qui lui manquait par l’excès de son zèle et l’énergie de sa volonté[5] ».

Liée avec Morey, l’un des conjurés de 1835, elle forma en 1838, avec Huber et Steuble, un complot qui avait pour but de faire disparaître le roi et de changer ensuite la forme du gouvernement. Le complot échoua. Laure Grouvelle, arrêtée et « accusée d’avoir inspiré Huber et Steuble, et groupé autour d’elle des hommes d’action tout prêts à servir la violence de ses passions politiques[6], fut, malgré les très nombreuses dépositions favorables de ses témoins à décharge, condamnée à cinq ans de prison : elle mourut en 1842.

II

Les femmes n’écrivirent pas seulement dans les journaux féministes ou purement littéraires. Il y eut sous la monarchie de Juillet un certain nombre de femmes qui collaborèrent à des journaux politiques importants ou même en fondèrent. Ici encore tous les partis se trouvent représentés, sauf peut-être le parti gouvernemental.

Ainsi, l’opinion légitimiste est représentée par l’Écho de la Légitimité, journal publié sous la protection de la duchesse de Berry. Cette feuille, qui devait être mensuelle, se borna en réalité a un seul numéro contenant une proclamation royaliste (septembre 1835).

L’opposition bourgeoise est représentée par Mme de Girardin, la plus célèbre des femmes journalistes de son époque. Dans les articles qu’elle publie dans la Presse sous le pseudonyme de « vicomte de Launay », elle critique d’une plume alerte et incisive les actes du gouvernement (l’article sur le projet des fortifications de Paris est un de ses plus intéressants) et s’attaque parfois aux personnes (par exemple dans son spirituel portrait de Thiers).

La Revue indépendante, fondée en 1841 par George Sand avec Pierre Leroux et Louis Viardot, est de nuance radicale. C’est une revue purement littéraire en principe, et d’ailleurs à ce point de vue fort intéressante et très bien renseignée ; mais chaque numéro (bi-mensuel) contient une chronique politique à tendances nettement radicales. Plusieurs de ces chroniques, très hostiles aux conservateurs-bornes, demandent la réforme électorale et l’amélioration matérielle et intellectuelle du sort des classes ouvrières. Elles ne sont pas signées ; mais il est possible qu’elles soient de George Sand, car elles représentent très nettement l’état de ses idées politiques à cette époque. On trouve d’ailleurs des articles politiques de George Sand dans certains journaux de province, par exemple dans l’Éclaireur de La Châtre[7].

Les articles de femmes de la Phalange, où, dit avec quelque exagération la Gazette des Femmes, « les femmes comptent autant que les hommes », et ceux de la Démocratie pacifique représentent, eux, le socialisme. Les plus importants sont ceux que Clarisse Vigoureux, belle-mère de Considérant, fit paraître dans ces deux journaux. Clarisse Vigoureux prend généralement parti contre le gouvernement dans les plus importantes questions agitées de son temps. Citons, en particulier, un chaleureux appel aux Français pour les engager à défendre la Pologne opprimée (1846)[8].

Une saint-simonienne, Julie Fanfernot, dont nous avons déjà parlé, avait essayé, mais sans succès, de fonder un journal socialiste l’Étincelle[9]. L’argent ne vint pas ; le prospectus seul vit le jour.

Il n’est pas jusqu’au pacifisme naissant alors qui n’ait eu ses feuilles féminines. Ce furent la Paix des deux Mondes (15 février-24 octobre 1844) et l’Avenir (24 octobre 1844-17 avril 1845). Ces journaux, fondés par Eugénie Niboyet, l’ancienne directrice du Conseiller des Femmes, avaient pour but de faire connaître « les moyens capables d’assurer à l’humanité une paix universelle et permanente[10] ». Ils étaient en correspondance avec toutes les sociétés de la paix. Relevons, parmi les collaborateurs, outre Eugénie Niboyet et Élisabeth Celnart, une des rédactrices du Génie des Femmes, le nom d’Émile Souvestre.

III

Il était en somme assez difficile à une femme soit de fonder elle-même un journal (ce qui exigeait des ressources considérables), soit même, étant donné l’état d’esprit du temps, de pouvoir écrire dans un journal. Quand une femme voulait exprimer ses opinions, le plus simple pour elle était de publier une brochure. Aussi, sur la plupart des grandes questions politiques du règne, allons-nous trouver des brochures signées de noms de femme.

Aussitôt après les journées de juillet, c’est la joie du triomphe qui est exprimée par Mlle Thiébault. Sa Lettre dune Parisienne à toutes les Françaises, éloge enthousiaste des vainqueurs des trois glorieuses journées, est pleine de foi dans l’avenir. Mais, quand on s’aperçoit, vers 1831, que Louis-Philippe est plutôt partisan de la politique de résistance que de celle du mouvement, quand on se rend compte que la révolution faite par le peuple a été confisquée par les bourgeois, alors partent, à l’adresse de Louis-Philippe, des cris de colère poussés par des femmes autant que par des hommes. Ce sont les deux brochures de la célèbre cartomancienne, Mlle Le Normant, l’Ombre de Henri IV au Palais d Orléans et le Petit homme rouge aux Tuileries (1831), où, sous une forme fantaisiste, à peu près dans le style de la Clé des Songes, la sibylle prodigue à Louis-Philippe les avertissements les plus sérieux : qu’il respecte les principes de la Révolution, qu’il n’écoute pas les « conseils liberticides » que pourront lui donner ses ministres, qu’il se souvienne surtout « que la gloire chez les Français tient la place de plusieurs vertus[11] », s’il ne veut que « la foudre qui a pulvérisé le trône » de son prédécesseur ne finisse par ébranler le sien ; et que la France retrouve « un Henri (évidemment Henri V) son guide naturel[12] ». À peu près à la même époque, Mme de F. (Appel aux esprits généreux de toutes les opinions) se plaint que la révolution n’ait été qu’une duperie et appelle de tous ses vœux la République, seule capable de faire le bonheur de la France. Mme Millet (Réflexions d’une républicaine) exprime à peu près les mêmes idées ; mais, en outre, nous voyons se manifester dans sa brochure les sentiments guerriers de la France de 1830, l’espoir d’effacer la honte de Waterloo et de déchirer les traités de 1815, « imposés à la France par des hordes étrangères

Lors de la chute du ministère Laffitte (1831) les femmes comme les hommes ne manquent pas de dire leur mot sur cet événement important. L’une d’elles, Marie-Louise M. (Passé, avenir d’un ministre financier), affirme, bien à tort d’ailleurs, comme on le sait, que Laffitte est tombé parce qu’il refusait, contrairement aux désirs du roi, de secourir la Pologne.

En 1840, les femmes contribuèrent, comme les hommes, à propager la légende napoléonienne. Lors du retour des cendres, on trouve une série de poésies de circonstance signées de noms féminins. Citons : Emily Branton, la nymphe de Saint-Hélène, par Mlle Louise D. M., gracieuse élégie écrite en assez jolis vers ; Une fleur aux Cendres de Napoléon, par Sophie Nirvani, qui rappelle par le fond et la forme les poésies napoléoniennes de Victor Hugo ; Arrivée à Paris des cendres de Napoléon, par Mme de Grandchamp, éloge enthousiaste de l’Empereur ; enfin, La liberté, la paix, Napoléon, où Marie Du Mesnil, « membre de plusieurs académies », soutient que Napoléon voulait avant tout la paix :

C’est pour la conquérir qu’il a pris son essor[13].

En 1841, l’ouvrage de Lamennais, le Pays et le Gouvernement, soulève des polémiques. Mme Bonnefoy-Pérignon (Quelques mots sur M. de Lamennais), se faisant l’interprète des sentiments de la bourgeoisie, s’indigne que Lamennais apprenne aux ouvriers « que leur salaire est trop faible, alors que le commerce va mal et que les patrons se ruinent par les faillites ». Elle lui reproche d’être de mauvaise foi, de chercher à égarer le peuple, de n’être en somme qu’un dangereux pamphlétaire » qui a « trempé sa plume dans le fiel ».

La mort du duc d’Orléans (1842) fut le sujet de nombreuses poésies, tant masculines que féminines, ces dernières d’ailleurs assez médiocres[14]. La question de la régence, qui passionna ensuite l’opinion, parut laisser les femmes assez indifférentes. Une seule, Mme d’Eldir, publia une brochure sur ce sujet (Sentiments d’une femme d’origine mongole sur la régence) et, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre d’une femme, se montra l’adversaire de la régence de la princesse Hélène.

Le régime de juillet comptait parmi les femmes, comme parmi les hommes, de zélés partisans. Beaucoup de femmes, par des pièces adressées soit à Louis-Philippe lui-même, soit aux membres de la famille royale, exprimèrent en vers ou en prose ces sentiments de loyalisme. Plusieurs firent des poésies en l’honneur du comte de Paris ; d’autres pour le mariage du prince de Joinville ; d’autres enfin célébrèrent la grandeur du roi Louis-Philippe et de son règne[15]. Une des plus curieuses de ces pièces est le Bouquet royal, par Mme Dumont. Chacun des membres de la famille royale est comparé à une fleur ; la violette (la reine), le bouton d’or (le comte de Paris), la rose (la princesse Louise) et jusqu’à l’algue marine (prince de Joinville) composent une gerbe bigarrée. Le roi, pour son compte, est métamorphosé en un superbe palmier.

IV

Beaucoup de féministes avaient, nous l’avons vu, assigné à la femme la mission de régénérer les classes ouvrières et celle d’instruire la première enfance. Un certain nombre de femmes, féministes ou non, s’appliquèrent avec zèle à cette tâche. Flora Tristan passa sa vie à s’occuper du sort des classes ouvrières, qu’elle voulait améliorer au même titre que celui de la femme. Elle parcourut une partie de la France pour exposer aux ouvriers ses projets d’union[16] et faillit parfois être victime de ses sentiments généreux. La Démocratie pacifique l’encouragea dans sa mission, et quelques députés, même de la droite, s’y montrèrent sympathiques. Elle mourut, d’ailleurs, avant d’avoir pu la mener à bien. Pendant ce temps, d’autres femmes organisaient des écoles maternelles et les crèches ; ces établissements, comme le constate un article de la Démocratie pacifique (10 janvier 1847), sont dus en effet aux femmes et aux femmes seules. Ce fut la marquise de Pastoret qui en prit l’initiative. Elle fut aidée par Mme Millet, qui alla en Angleterre étudier le fonctionnement des salles d’asile, qui existaient déjà en ce pays. À son retour, les premières crèches et salles d’asile furent ouvertes en France. Comme il était juste, des femmes furent placées à la tête de ces écoles maternelles. Ce furent même des femmes qui eurent mission de faire passer en Sorbonne les examens des candidates aux places d’institutrice dans les écoles maternelles.

Enfin, et c’est la première ébauche d’une conception toute moderne, une femme mentionnée par le Citateur féminin de 1835 fonda une association « pour accueillir les étrangères d’une façon honnête et honorable ». Nous ne savons comment cette association fonctionna, ni combien de temps elle dura ; en tout cas, l’idée était bien celle qu’ont reprise et mise en pratique de nos jours un grand nombre de femmes et d’associations de femmes.

  1. Adèle Boury, Mémoires, 1833.
  2. Rousseau, Tout pour les Femmes.
  3. Par une anonyme : A. M. S.
  4. La Femme dans la démocratie.
  5. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  6. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  7. Cité par la Démocratie pacifique, 16 septembre 1844.
  8. La Démocratie pacifique, 19 mars 1846.
  9. Maillard, la Légende de la femme émancipée.
  10. La Paix des deux Mondes, no 1.
  11. L’Ombre de Henri IV.
  12. Le Petit homme rouge.
  13. La Liberté, etc.
  14. Regrets à Mme la duchesse d’Orléans, par Mme Hattanville ; Sur la mort de S. A. R. le duc d’Orléans, par Sophie Dubut.
  15. Mme d’Eldir, Discours ; Charlotte d’Abel ; Lowendal, Stances.
  16. Voir chapitre iii.