Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/Conclusion

CONCLUSION

Les deux mouvements féministes dont nous avons esquissé l’histoire sont loin d’offrir les mêmes caractères. Chacun d’eux représente une époque aux idées et aux aspirations différentes. Le règne de Louis-Philippe, bourgeois et conservateur, a vu se manifester surtout des féministes conservatrices et bourgeoises, assez indifférentes pour la plupart au sort de leurs sœurs plébéiennes. Ces féministes ont poursuivi pendant longtemps, sans hâte et sans fièvre, la lutte contre les privilèges masculins. Les manifestations bruyantes et théâtrales sont rares chez elles, même parmi les exaltées. Leurs hardiesses sont seulement — c’est déjà beaucoup en une pareille époque — des hardiesses de pensée.

La deuxième République au contraire, surtout dans ses deux premières années, époque de vastes espoirs et de tentatives, pour construire sur des bases nouvelles une nouvelle société, a fait surgir des féministes révolutionnaires, préoccupées d’établir pour toutes l’égalité politique, économique et sociale. Ou plutôt les circonstances sont telles que, seul, l’un des trois courants féministes du règne précédent, le féminisme saint-simonien, persiste, un peu transformé en 1848 et 1849. Ceux et celles qui le dirigent, pressés de faire aboutir leurs revendications, ne se contentent plus des moyens employés par leurs immédiates devancières. Elles reprennent en mains des armes anciennes, les clubs, comme les disciples d’Olympe de Gouges ou en forgent de nouvelles, le journal quotidien et la campagne électorale, comme de nos jours leurs descendantes. Journaux violents, manifestations bruyantes devant l’Assemblée, cortèges carnavalesques, tout cela annonce par avance la tactique des « suffragettes ».

Si différents qu’ils puissent nous paraître dans les idées et dans les modes d’expression, ces deux mouvements féministes ont cependant certains traits communs qui suffisent à les différencier du féminisme — ou mieux des féminismes — dont les manifestations se déroulent sous nos yeux. De 1830 à 1850, toutes les féministes réclament le droit de vote comme l’aboutissant de toutes les autres réformes. Aucune n’a conçu cette idée ingénieuse, aujourd’hui couramment professée, que le droit de vote doit précéder toutes les autres réformes, comme en étant la condition nécessaire, puisque « les législateurs font les lois pour ceux qui font les législateurs ».

Si nous cherchons à quelle catégorie sociale appartenaient alors et appartiennent aujourd’hui les féministes, nous constaterons — fait vraiment paradoxal — que les ouvrières, même sous Louis-Philippe, venaient alors en grand nombre écouter le prêche d’émancipation et qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Sauf réaction qui tend d’ailleurs à se produire, le féminisme est, non certes par ses tendances, mais par son personnel, de caractère nettement intellectuel et bourgeois. Mais beaucoup d’hommes éminents par le talent littéraire ou l’importance sociale sont aujourd’hui féministes, et il en allait tout autrement à l’époque qui nous intéresse.

Enfin ceux qui dirigent le mouvement, à l’une et l’autre époque, se distinguent de nos modernes apôtres par une absence complète de sens pratique. Aucun d’entre eux ne se rend nettement compte des possibilités du moment. Tous et toutes, les saint-simoniens, Eugénie Niboyet, Olinde Rodrigues, Cabet, Jeanne Deroin et jusqu’à Mme de Mauchamp, malgré la sécheresse et la rigueur volontaire de ses écrits, marchent comme hallucinés vers leur but lointain, sans voir les rudes obstacles qui les en séparent. Une seule, George Sand, comprit que le triomphe complet du féminisme n’était pas possible à son époque et qu’avant de faire des femmes les égales politiques de l’homme, il fallait en faire les égales intellectuelles[1]. Et cette vue plus juste des choses l’amena dans la pratique à l’antiféminisme.

Tous les autres, loin de porter avec modération et prudence leurs efforts vers un but déterminé, comme tendent de plus en plus à le faire nos féministes, ont voulu aborder par tous ses côtés une question dont la solution complète amènera des changements sociaux plus grands que n’en produisirent jamais les révolutions.

Les circonstances furent rarement plus défavorables. Comment attendre d’un gouvernement conservateur comme celui de Juillet, hostile même à toute réforme du régime politique, le prélude d’un pareil bouleversement ? Et dans la période suivante elle-même il fallait l’aveuglement d’Eugénie Niboyet pour croire sérieusement « les temps venus ». En 1848, la question féministe n’était pas, ne semblait pas surtout au peuple et aux gouvernants, une question vitale.

Comment donc aurait-elle pu leur tenir à cœur, en ces troubles années de la deuxième République, où tant de questions vraiment vitales se débattirent ?

Et puis, les théories féministes, peu sympathiques par elles-mêmes aux contemporains, furent irrémédiablement compromises par leur union étroite avec les doctrines socialistes. Nul ne sut discerner qu’il n’y avait entre les deux systèmes qu’une union de fait, et le féminisme souffrit cruellement, sous le second Empire comme sous le premier, de la victoire remportée par les défenseurs de l’ordre établi. Une fois encore, on put croire que toute tentative d’affranchissement de la femme était œuvre vaine et chimérique, tellement chimérique et tellement vaine que le souvenir même en était effacé. Mais qui pourrait maintenant porter un jugement semblable, alors que les utopies d’hier sont les réalités d’aujourd’hui ? Féministes de la première heure, votre œuvre ne fut pas vaine, ni stériles vos patients efforts. Nulle grande découverte qui ne suppose d’innombrables expériences manquées ; pas de marbre divin tout palpitant de vie sans une ébauche informe et fruste. Pas de grand changement politique ou social qui n’ait eu ses précurseurs obscurs et malheureux.

Envisagées de ce point de vue, les tentatives maladroites de Jeanne Deroin ou de Flora Tristan sont loin d’être sans portée.

Consciemment ou non, nos féministes ne font qu’exécuter des variations sur les thèmes indiqués par leurs devancières. Celles-ci ont forgé avec les idées les moyens pratiques de les réaliser. Leur exemple est pour toutes une leçon de courage et d’énergie. Éblouies par la vision prophétique d’une société nouvelle, elles poursuivirent leur route, indifférentes aux sarcasmes, au ridicule, aux calomnies. Croyant fermement assurer le bonheur de leurs compagnes, elles surent se sacrifier à une idée. Cela seul, en dépit de toutes les maladresses, commande la sympathie et le respect. Et il semble qu’à cette heure où le féminisme poursuit sa marche victorieuse, ses adeptes devraient se souvenir avec quelque émotion des courageux pionniers qui défrichèrent pour elles une terre ingrate et furent à la peine sans être à l’honneur.


FIN
  1. Telle est l’idée qui se dégage des Lettres à Marie. Et cet ouvrage ne prouve pas, comme l’ont avancé quelques écrivains (Doumic, Conférences sur George Sand), que l’auteur de Lélia est devenue une adversaire du féminisme, mais bien qu’elle juge impossible à son époque le féminisme intégral.