Le devenir dans la philosophie de Platon

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 95-112).

VII

LE DEVENIR DANS LA PHILOSOPHIE DE PLATON[1]



Platon n’est pas un idéaliste au sens moderne du mot. L’ombre d’existence qu’il attribue au monde extérieur n’implique pas sa non réalité. Aussi résolument qu’Héraclite, Platon croit à la réalité du monde sensible. Le Théétète en est la preuve : il y est démontré que le monde des choses qui passent n’est point le monde de la science. Il n’y est rien démontré de plus.

Le monde du devenir existe. Que comprend-il ? Tout ce qui ne fait point partie du monde des Idées ; tout ce qui existe ici-bas, les êtres du monde physique, les vivants, les âmes, les dieux. — Jusques et y compris le Démiurge ? — Il faut bien convenir que le Démiurge sert d’intermédiaire entre le monde sensible et le monde des Idées. On doit se le figurer à la limite de ces deux mondes. De là résulte qu’une exposition complète des idées de Platon sur le devenir comporte les divisions suivantes : 1o le Démiurge ; 2o l’âme universelle ; 3o l’âme humaine ; 4o la matière ; 5o le monde physique.

I. — Le Démiurge.

Un premier problème se pose. Le Démiurge est-il le Dieu de la philosophie platonicienne ?

La sincérité religieuse de Platon ne saurait faire aucun doute. Les expressions qui désignent Dieu lui sont familières, et chaque fois qu’on les rencontre, on est frappé du respect qu’elles inspirent au philosophe. Au livre dixième des Lois, Platon défend la doctrine de la Providence. Dans le Timée, il nous montre Dieu façonnant l’univers. Dieu est donc l’auteur du monde. Mais dans quelle mesure l’est-il ? Et si le monde sensible n’existe qu’à la condition de participer aux Idées, l’existence de celles-ci n’est-elle pas nécessaire au Démiurge ? Bref, comment est-il permis de concevoir le rapport des Idées à Dieu ? Une première réponse, et pour nous autres modernes, de toutes la plus satisfaisante, consiste à concevoir les Idées comme autant de manifestations de l’intelligence divine. Dieu est le lieu des Idées : entre elles et Dieu pas de distinction possible du point de vue de la substance. Aussi bien, s’il en était autrement, on s’expliquerait à grand’peine les caractères dont les Idées sont constamment revêtues : l’éternité, la pureté, la perfection, etc. C’est d’ailleurs ainsi que Thomas d’Aquin considère les Idées platoniciennes.

Si satisfaisante qu’une telle interprétation puisse être jugée, il y a lieu de la combattre. Aristote ne la mentionne nulle part. Dans les Dialogues, il n’en est point question. Et cela s’explique. En effet, si, comme le Timée en fait foi, les Idées sont les modèles éternels qui servent à diriger le travail du Démiurge, c’est que le Démiurge leur est extérieur. De plus, les Idées sont conçues comme de véritables substances, existant par elles-mêmes et ne dépendant d’aucune autre réalité. En voulant se les représenter comme des pensées de Dieu, on les dénature. Car entre ces deux propositions : « les Idées n’existent qu’en Dieu » et « les Idées existent par elles-mêmes » il faut, de toute nécessité, choisir. Or, de ces deux propositions, l’une revient incessamment dans les Dialogues, et c’est la seconde. L’autre n’est indiquée nulle part, pas même implicitement. Ajoutons qu’elle paraît bien avoir été réfutée dans le Parménide, là où il nous est dit que les Idées ne sauraient être des pensées : « autrement tout penserait ».

Ces difficultés, à nos yeux décisives, n’ont point échappé à la critique allemande. Pour les éviter, Stallbaum et Édouard Zeller ont essayé de voir dans l’Idée du Bien le Dieu du platonisme. Au livre VI de la République ne nous est-il pas dit que l’Idée du Bien est au sommet de la hiérarchie des Idées, qu’elle est dans le monde intelligible ce qu’est le soleil dans le monde sensible, que rien n’existe ni ne peut être connu, si ce n’est grâce à elle ? Source de toute existence et de toute intelligibilité, comment l’Idée du Bien ne serait-elle pas Dieu ? Il est vrai que la personnalité lui manque. Il est vrai, d’autre part, que nous sommes au début de la spéculation philosophique, et il ne conviendrait pas d’exiger de Platon, touchant le problème des rapports de Dieu et du monde, une précision que les modernes n’ont pas toujours su atteindre.

Certes, voilà une interprétation beaucoup plus conforme que la précédente à l’esprit et même à la lettre du platonisme. Il s’en faut, toutefois, que nous la jugions admissible.

D’abord, et si l’on s’en réfère au célèbre texte de la République, c’est le soleil qui est appelé θεός, c’est lui qui est le Dieu du monde sensible. De ce que l’Idée du Bien occupe dans le monde intelligible la même place que le soleil dans le monde sensible dont il est Dieu, il n’en résulte pas que cette Idée soit elle-même un Dieu. De plus, si telle avait été la pensée de Platon, Aristote eût-il négligé de nous en informer ? Le silence d’Aristote est donc une preuve contre l’interprétation proposée. Le Timée en est une autre. Enfin, que signifie cette expression si souvent commentée par les Alexandrins, et qui élève l’idée du Bien au-dessus de l’Essence et de l’Être, ἐπέϰεινα τῆς οὐσίας, si cette Idée est un Dieu ? L’expression peut bien s’appliquer à une Idée, non à un être déterminé. Au VIIe livre de la République, nous retrouvons une expression du même genre, prise dans le même sens et s’appliquant à la même Idée du Bien, c’est le mot ὑπὲρ οὐσίας. Platon savait donc ce qu’il voulait et ne voulait pas dire quand il déclarait l’Essence inférieure à l’idée du Bien.

Qu’est-ce donc que le Dieu de Platon ? Un Être composé, comme tous les êtres de la philosophie platonicienne, c’est-à-dire, un « mélange d’Idées ». La formule, au premier abord, a certes de quoi surprendre. Songeons néanmoins que le terme « mélange » est synonyme du terme « participation ». Le Dieu suprême du platonisme participerait, selon nous, aux Idées, à l’idée du Bien, à l’Idée de la Perfection, peut-être même encore à celle du Vivant en soi, αὐτόζωον, mentionnée dans le Timée.

Pour justifier cette interprétation, il convient d’insister sur la thèse toute platonicienne de l’infériorité du νοῦς ; à l’Idée du Bien. À deux reprises, dans le Philèbe, puis dans le Timée, le νοῦς est présenté comme inséparable de la ψυχή, ou de l’âme. Et l’âme, principe de vie, est, très certainement, autre chose que l’Idée. Dans la République, il nous est dit de l’Idée du Bien qu’elle produit l’intelligence et la vérité, νοῦν ϰαὶ αλήθειαν παρασχομένη. D’où l’on peut conclure qu’elle en est différente et qu’elle les domine puisqu’elle les fait naître.

Façonnés par vingt siècles de Christianisme, nos esprits modernes hésitent devant une conception qui pourrait sembler impie et presque choquante. Est-il rien pour nous de supérieur à Dieu ? Il n’en était pas ainsi pour les Grecs. Au-dessus des Dieux les Grecs plaçaient le Destin. De plus, au temps de Platon, où était la difficulté d’imaginer une nature divine formée par composition, puisqu’il s’était naguère trouvé un poète pour chanter la Théogonie ? Que pouvait avoir d’invraisemblable ce discours que, dans le Timée, le Dieu suprême tient aux dieux inférieurs ? Car il leur dit en propres termes : « Vous n’êtes pas indestructibles puisque vous êtes composés ; mais vous ne serez pas détruits, car telle est ma volonté ». Ailleurs Platon affirme que les compositions parfaites échappent à toutes les causes de dissolution. Ainsi l’idée d’un Dieu suprême composé et subordonné à un principe supérieur n’a rien qui puisse faire hésiter l’esprit d’un Grec contemporain de Platon. Au reste, l’idée que Platon se fait de ce Dieu n’en reste pas moins très haute. Ce Dieu est puissant, parfait, il reste voisin du Bien absolu. Mais il n’est ni le lieu des Idées ni la pensée qui les produit. C’est un être soumis à la naissance, affranchi de la double nécessité de vieillir et de mourir. C’est un immortel. Ce n’est pas un éternel. Il n’est d’êtres éternels que les Idées.

II. — L’Âme universelle.

Dans le Timée, Platon nous dit que le monde est l’œuvre d’un Dieu, façonnée par ce Dieu parce qu’il était bon, c’est-à-dire exempt d’envie, ἄφθονος. Ce Dieu a reçu le nom de Démiurge. C’est un ouvrier travaillant, pour ainsi dire, les yeux fixés sur des modèles. Ces modèles sont les Idées. C’est d’abord sur l’Idée du Vivant en soi que le regard de l’ouvrier se fixe. À l’imitation de ce modèle éternel qui contient tous les êtres vivants, il s’agit de former un vivant qui soit le monde.

Du monde, le Démiurge va tout d’abord façonner l’âme. Il va prendre l’essence du Même, l’essence de l’Autre. À ces deux essences, il en ajoutera une intermédiaire, qui est peut-être — risquons la conjecture — le nombre mathématique. Une fois ces trois essences mélangées, Dieu les force à s’unir et de la façon la plus intime. Une masse en résulte. Le Démiurge divise cette masse en deux bandes d’égale longueur, plie chacune de ces bandes, en joint les extrémités et obtient ainsi deux cercles. Ces deux cercles, il les dispose concentriquement et les incline l’un sur l’autre ainsi que le cercle de l’écliptique est incliné sur celui de l’équateur. L’un de ces cercles est appelé le cercle du même : il reçoit un mouvement éternel et régulier. Le second cercle, celui de l’autre, se mouvra en sens contraire, régulièrement d’ailleurs, mais d’un mouvement contenu, maîtrisé par celui du premier cercle. Si l’on considère le second cercle, on y observe des divisions. Le Démiurge les a faites selon des proportions mathématiques correspondant, d’une part, aux mouvements des planètes tels qu’on se représentait alors les mouvements, de l’autre, aux intervalles musicaux, tels qu’on les mesurait chez les Pythagoriciens. Il y a là une richesse de détails astronomiques et musicaux sur lesquels s’exercera la subtilité critique des Grecs, et qui nous vaudra tout un commentaire justement célèbre de Plutarque.

L’âme de l’Univers est formée. Le Démiurge en enveloppe le corps du monde. Il rend cette masse visible et tangible, allume le soleil et les planètes, et donne à l’ensemble une impulsion d’où va résulter le mouvement qui ne cessera jamais. Aussitôt le monde commence à vivre d’une vie divine, et le temps commence, mesuré par le mouvement de l’univers, « image mobile de l’éternité immobile ».

Qu’il y ait, dans cette cosmogonie, une part de mythe, c’est ce qui saute aux yeux. Platon l’a d’ailleurs expressément voulu. À plusieurs reprises, dans le Timée, il avoue ne dire que des choses vraisemblables. Nous sommes là dans le monde du devenir et, par suite, dans celui de l’opinion, mais, prenons-y garde, de l’opinion vraie. Aussi, croyons-nous que l’on a souvent exagéré la part du mythe dans la philosophie de Platon et que la théorie du Timée, où l’âme nous est présentée comme un mélange, veut être prise au pied de la lettre.

Que cette théorie soit pour nous surprendre, il n’est que trop vrai. Mais l’esprit de Platon et l’esprit grec du temps de Platon avaient d’autres habitudes que les nôtres.

Nous savons déjà, par ce qui précède, que Dieu est un mélange. Ne nous étonnons donc point que tout être réel, y compris l’âme du monde, soit aussi un mélange d’Idées, une μῖξις εἴδων. Remarquons les termes dont Platon se sert pour désigner les éléments du mélange, et que ces termes rappellent, on ne peut plus fidèlement, ceux qui reviennent à plusieurs reprises dans les discussions du Parménide et du Sophiste. Il est donc entre la cosmogonie du Timée et la dialectique des grands dialogues une parenté indéniable. Cette parenté est d’autant plus visible d’ailleurs que, chez Platon, les termes de ϰρᾶσις, ϰοινωνία, μετάληψις, μῖξις, c’est-à-dire les termes de « mélange » et de « participation » sont termes synonymes. Cela dès lors revient au même de nous représenter l’âme du monde comme un mélange du même et de l’autre ou de la faire participer de l’idée de l’autre et de l’idée du même, ce qui ne saurait avoir rien d’offensant pour personne.

Remarquons maintenant que si Platon compose l’âme du monde à l’aide du même et de l’autre, c’est pour obéir au fameux principe admis par tant de philosophes anciens que le semblable, seul, peut connaître le semblable. Il nous est dit, en effet, dans le Timée, que le cercle du même est destiné à connaître par son mouvement les essences éternelles, tandis que le cercle de l’autre connaît ce qui est engendré et devient. Aristote, dans son traité de l’Âme (I, 2, 404, B), rapproche cette théorie de Platon de celle d’Empédocle. Empédocle soutenait en effet que c’est par la terre que nous connaissons la terre, par l’eau que nous connaissons l’eau, etc. Il est assez difficile de croire qu’Aristote n’ait pas bien compris la pensée de son maître et qu’il ait fait là un rapprochement arbitraire. Au même endroit, d’ailleurs, Aristote mentionne une autre théorie qui lui paraît voisine de la précédente et qu’il dit avoir été celle de Platon vers la fin de sa vie. Platon aurait composé le Vivant en soi, αὐτόζωον, des idées de l’Un, de la Grandeur, de la Largeur, de la Profondeur. Cette théorie d’un univers se mouvant lui-même déplaît d’ailleurs à Aristote, et il la combat avec une telle vigueur qu’elle n’a pu manquer d’être, dans son ensemble, prise au sérieux par les contemporains.

III. — L’Âme humaine.

Le mélange dont est formée la vie du monde va servir à former l’âme humaine. Elle se composera, comme la première, de deux cercles concentriques situés dans la tête : la tête de l’homme, par sa forme ronde, imite la voûte céleste. Les deux cercles dont est formée l’âme humaine sont parallèles à ceux du même et de l’autre et se meuvent de la même manière. C’est du moins ce qui a lieu quand l’âme est sortie du trouble où la jette le tourbillon des sensations et, qu’elle a repris son équilibre. Toute pensée dès lors est un mouvement. Et c’est quand le cercle du Même se meut en conformité à l’ordre universel que nous connaissons les vérités du monde intelligible. Les phénomènes du monde sensible nous sont connus par les mouvements réguliers du cercle de l’Autre.

À côté de cette âme immortelle, puisqu’elle est l’œuvre du Démiurge, il est une autre partie de l’âme, la partie mortelle, τὸ θνητὸν τῆς ψυχῆς que les dieux inférieurs ont formée. Elle se subdivise en deux parties : l’une est le courage ou θύμος qui siége dans la poitrine ; l’autre est ἐπιθυμία ou le désir, et elle est située dans le bas-ventre. On se souvient du mythe de Phèdre et des comparaisons célèbres à l’aide desquelles Platon illustre sa théorie des diverses facultés de l’âme, théorie dont Aristote gardera l’essentiel et par laquelle Platon introduit une grande nouveauté dans l’histoire de la pensée grecque. En effet, jusqu’à Socrate, on ne considérait dans l’âme que la participation à la raison. Et c’est pourquoi Socrate disait que la vertu n’est autre chose que la science. Platon, au contraire, en plaçant une âme inférieure sensible au-dessous de l’âme intelligente, réussit à s’expliquer comment la vertu et le vice peuvent être autre chose que l’ignorance, c’est-à-dire des manières d’être positives, susceptibles de coexister avec la connaissance vraie.

Là encore où Platon s’est montré original et même absolument novateur, c’est quand il a démontré que l’âme de l’homme ne saurait périr. C’était là une croyance enseignée par la religion populaire, peut-être même propagée par les traditions orphiques. Il ne paraît point, toutefois, que cette croyance se soit imposée aux esprits cultivés d’Athènes. On se souvient du doute exprimé par Socrate dans l’Apologie lorsque, pour justifier son attitude impassible devant la mort prochaine, il admet que la mort ne saurait être un mal. De deux choses l’une en effet : ou cette mort est un passage à une vie meilleure, ou elle est un sommeil éternel. Il y a tout lieu de penser que ces doutes prêtés à Socrate, au Socrate de l’histoire, ne lui ont pas été prêtés gratuitement. Quant au Socrate des dialogues de la grande époque et de ceux qui les préparent, il sera, lui, nettement affirmatif, car il sera l’interprète fidèle de la vraie pensée de Platon. Il parlera de l’immortalité de l’âme à plusieurs reprises. Et dans le Phédon il ne parlera guère d’autre chose. Indiquons brièvement comment la doctrine de l’âme immortelle se rattache à la théorie des Idées.

Dans le Phèdre l’immortalité de l’âme est déduite de sa définition. L’essence de l’âme n’est elle pas de se mouvoir toujours ? Donc, pour que l’âme cessât d’être, il faudrait admettre qu’à un certain moment cette essence vînt à lui faire défaut.

Dans le Phédon, les arguments favorables à la thèse de la vie future se succèdent avec une rapidité parfois éblouissante, naissant, pour ainsi dire, les uns des autres. Il serait dès lors assez embarrassant de les classer. Aussi ne les exposerons-nous pas en détail. Nous nous en tiendrons à ce qui est visiblement la partie essentielle de la doctrine, à savoir, la preuve donnée par Socrate vers la fin du dialogue. En voici le résumé : les Idées existent. On sait leur nature. Or, pas plus qu’autre chose, une Idée ne saurait devenir son contraire. Une chose ne peut être en même temps blanche et noire, chaude et froide. Certes, et c’est en cela que le devenir consiste, une chose peut changer d’état. Ce qui était froid peut devenir chaud ; ce qui était blanc peut devenir noir. Mais ce n’est pas le froid qui devient chaud, ni le blanc qui devient noir. Le froid s’en va, le chaud le remplace. Et de même le noir se substitue au blanc qui a disparu.

Ce n’est pas tout. L’impossibilité pour un être de devenir son contraire en entraîne une autre, celle de recevoir certaines propriétés qui, sans être leurs contraires, se rapprochent de ces contraires par d’étroites affinités. Par exemple, la neige n’est pas le contraire du chaud. La neige néanmoins ne peut jamais devenir chaude et la chaleur la fait disparaître. Autre exemple : voici le nombre trois. Il n’est pas le contraire du pair. Mais il participe si étroitement de la nature de l’impair que, si le pair survient, le nombre trois infailliblement disparaît.

Revenons maintenant à l’âme. L’âme n’est pas la vie. Mais, entre l’âme et la vie, la parenté est indéniable, ὡς συγγενὴς οὖσα. Si donc la mort vient se substituer à la vie, l’âme s’éloignera, mais sans être détruite. De même, tout à l’heure, nous avons vu s’éloigner le chaud, le blanc, l’impair, sans être anéantis. En effet, si l’âme est un principe de vie, et telle est sa définition, il est contradictoire qu’elle périsse. Et par là il est démontré, non seulement que l’âme peut survivre au corps, mais que, de plus, ainsi que le suppose un des personnages de Phédon, elle peut revêtir plusieurs corps, semblable au vieux tisserand, qui, avant de mourir, use plusieurs habits.

Il est encore question de l’immortalité de l’Âme au livre Xe de la République. Et voici, en abrégé, comment Platon s’exprime. Toute chose a son mal et son bien. Le mal est ce qui nuit à une chose et finit par la dissoudre. Si donc nous trouvons dans la nature une chose que son mal ne pourrait faire périr, nous serons assurés que cette chose est impérissable. Cette chose est l’âme. De même que la rouille est le mal du fer et de l’airain, de même l’injustice est le propre mal de l’Âme, et c’est, on peut le dire, à préparer cette conclusion que tout le dialogue de la République est destiné. Mais, dans le monde où nous sommes, si l’injustice rend l’âme mauvaise, il ne paraît pas qu’elle puisse l’altérer et la dissoudre. Si l’injustice pouvait faire périr le méchant, elle ne serait pas une chose si terrible. Il suffirait de lui donner accès dans son âme pour être délivré de tout mal. Or on voit à chaque instant des hommes injustes chez lesquels l’âme conserve toutes ses facultés de finesse, d’habileté, de pénétration. L’injustice tue les autres et elle conserve plein de vie celui en qui elle a fait sa demeure. L’âme ne pouvant être détruite par son mal est donc essentiellement indestructible.

Telles sont, en raccourci, les preuves platoniciennes de l’immortalité de l’âme. La doctrine que justifient ces preuves fait partie intégrante de la philosophie de Platon. Cette immortalité, Platon l’affirme avec la même assurance que si la théorie des Idées se trouvait en cause. Il est certain que l’âme humaine est impérissable et qu’il est une vie future.

Quand il s’agit de déterminer cette vie future, Platon recourt au mythe. Les trois mythes du Gorgias, du Phédon, de la République sont destinés, non pas à résoudre un problème, mais à illustrer en quelque manière la conception métaphysique de la vie à venir. Ici Platon se rend compte de la part qu’il abandonne à l’imagination dans le développement de ces mythes. À ce point de vue, les dernières paroles de Socrate dans le Phédon sont profondément significatives. Socrate n’assure point que les choses aient lieu comme il vient de le dire. Mais ce sont là des espérances dont il est beau de s’enchanter. C’est là un risque qu’il est beau de courir ϰαλὸς ϰίδυνος. Cela ne veut pas dire qu’il faut espérer en l’âme immortelle, puisque nous sommes assurés qu’elle l’est, mais qu’il est permis de se représenter le sort des âmes qui ont quitté la terre, tel que Socrate vient de se complaire à l’imaginer.

Après avoir, au livre dixième de la République, démontré par des raisons philosophiques que l’âme ne périra point, Platon ajoute que, dans l’autre vie, les actions injustes seront châtiées et les actions justes rémunérées. Il n’est donc pas à contester qu’un lien apparaît ici entre la morale et la thèse métaphysique de l’immortalité. Reconnaissons toutefois que cette thèse, chez Platon, repose sur de pures raisons théoriques et qu’elle subsiste indépendante de tout appel aux arguments moraux. D’ailleurs la morale de Platon, elle aussi, peut subsister tout entière sans prendre aucun point d’appui dans la vie future.

Si l’on ajoute que la nature de l’âme humaine de laquelle son immortalité résulte n’est point, tant s’en faut, « la simplicité », on apercevra combien grande est l’originalité de la doctrine platonicienne, qui la sépare des doctrines modernes.

IV. — La Matière.

Notre dessein n’est pas d’entrer dans le détail de la physique platonicienne. Avant de la résumer toutefois, il nous est impossible de ne pas toucher à une question difficile entre toutes et singulièrement obscure. Quelle idée Platon se fait-il de la matière ? Dans le Timée, après avoir parlé des Idées et du Devenir, il affirme que la genèse du monde exige l’intervention d’une troisième nature. Il ajoute que cette nature est presque indéfinissable et insaisissable. Il l’appelle « ce qui reçoit tout », « ce qui reçoit l’empreinte ». Il lui donne le nom de « nourrice », de « mère », de « cause errante ». Autre pari, dans le même dialogue, il la nommera un lieu τόπος, une place χώρα, un siège ἕδρα, la nécessité ἀναγϰη. Le devenir et la génération consistant dans la substitution d’un contraire à un autre contraire, quelque chose doit être où ces contraires se succèdent. Ce quelque chose, — appelons-le du nom de « matière » qu’il recevra seulement d’Aristote, — ne saurait, par lui-même, avoir aucune qualité. Toute détermination, si insignifiante fût-elle, compromettrait son indifférence, indispensable à l’admission éventuelle de toutes les déterminations. Pour produire un parfum, on se procure tout d’abord une eau d’une pureté parfaite, dépourvue de toute odeur, apte, par suite, à recevoir le parfum que l’on y veut mêler. Voilà pourquoi la matière doit être telle qu’on n’en puisse rien énoncer.

S’il n’est pas difficile de résumer la doctrine de Platon sur la matière, dans le seul dialogue où il semble en avoir traité, l’embarras commence dès qu’il s’agit d’expliquer comment, dans une philosophie où tout se ramène aux Idées et s’explique par elles, il peut y avoir place pour une réalité qui leur semble irréductible et hétérogène, puisqu’il nous est dit de la matière qu’elle résiste aux Idées.

On devine que ce fut là, pour la critique allemande, une occasion de s’exercer et de s’essayer aux solutions les plus diverses. Ces solutions, résumées par Ed. Zeller, ne gagneraient point à l’être de nouveau. Mais Zeller ne s’est pas contenté de résumer des opinions. Il a aussi donné la sienne, et qui est digne d’examen.

La voici en substance. La matière, selon Platon, ne saurait, d’après Zeller, être différente de l’espace. En effet, des mots tels que χώρα, τόπος, ἕδρα ne peuvent, semble-t-il, s’appliquer à un autre objet. En outre, n’est-ce point dans l’espace que les contraires se succèdent, et, cela, sans le moindre risque de résistance, l’espace étant, par lui-même, indifférent à toute transformation qualitative ? De plus la matière, chez Platon, est appelée « la Nécessité ». Or l’espace obéit aux lois de la nécessité. Réceptacle de toute existence, il apparaît ou peut apparaître comme l’endroit où tous les contraires sont engendrés et nourris. L’analogie ne manque pas de surprendre entre cette conception de la matière née dans l’esprit géométrique de Platon et celle qu’un autre géomètre, Descartes, imposera plus tard à la philosophie moderne en définissant la matière par l’étendue.

L’interprétation d’Ed. Zeller a de quoi séduire. Il n’est point jusqu’à l’auteur de la Physique qui ne semble la confirmer puisque nous lisons au livre IV de cette même Physique (ch. 2, 209, B, 11) : διὸ ϰαὶ Πλάτων τὴν ὕλην ϰαὶ τὴν χώραν ταὐτό εἶναι ἐν τῷ Τιμαίῳ.

Pourtant ce texte d’Aristote, à y regarder de près, n’affirme qu’une chose : l’identité de la matière et de la χώρα. Reste à savoir comment χώρα, τόπος, ἕδρα veulent être traduits ; χώρα signifie place, τόπος lieu, ἕδρα siège. Aucun de ces mots ne s’applique à ce que nous, modernes, nous appelons l’espace. L’espace des modernes correspond, chez Aristote, non au lieu, mais au vide τὸ ϰένον, c’est-à-dire à l’absolu non-être, au néant. D’ailleurs il résulte d’un texte du De Anima, que, loin d’expliquer la matière par l’espace, Platon, ainsi que plus tard Aristote, devait expliquer l’espace par la matière. D’où nous nous permettons de conclure, autorisés par la lecture attentive des textes, que les trois substantifs, que nous traduisons par lieu, place, siège, ne sont employés, par Platon, qu’en un sens tout métaphorique et pour souligner l’aptitude de la matière à tout recevoir indifféremment. Cette matière serait comme l’emplacement où se réaliseraient les contraires, comme leur champ de lutte. C’est bien, en effet, l’état de lutte qui est l’état normal de la matière. Tandis que nous nous représentons l’espace comme absolument inerte, Platon se représente la matière dans un état incessant d’agitation. Si on ne la peut définir, ce n’est point son néant qui en est la cause, mais, uniquement, son instabilité. Voici un lingot d’or. Vous lui faites prendre successivement et incessamment les formes d’un triangle, du carré… Puisque jamais aucune de ces formes ne subsiste, il est impossible de dire : « voilà un triangle ou un carré d’or ». Tout ce qu’on est en droit de dire, c’est : « voilà de l’or ». Tel est le cas de la matière dont l’essence est de toujours paraître et de toujours disparaître : φαντάζεσθαι ϰαὶ πάλιν ἀπόλλυσθαι, d’être agitée par de continuelles secousses, σείεσθαι, de tout recevoir, πάντα δέχεσθαι. Ces termes veulent, selon nous, être pris dans une acception qualitative. Nous savons, d’autre part, que la matière résiste à ce qui veut entrer en elle, qu’elle manifeste sa résistance par de l’agitation et du mouvement, que ce mouvement n’a ni trêve ni terme. Ainsi entendue, la matière est si peu l’espace qu’elle n’est pas loin d’en être l’opposé. Jamais dans la philosophie moderne, il ne s’est trouvé personne pour donner à l’espace le nom de « cause ». Or, on l’a déjà vu, Platon appelle la matière une cause errante, πλανωμένη αἰτία. Quant à voir dans Platon un précurseur de Descartes, ce n’est pas possible. En effet, chez Platon, tout ce qui est relatif à la géométrie n’appartient pas à la matière. Et dans le Timée, il nous est dit formellement que si les déterminations numériques et géométriques s’introduisent dans la matière, c’est par l’action de l’intelligence. Ainsi, tandis que le mécanisme moderne attribue à la matière des propriétés géométriques, chez Platon, la géométrie tout entière est du côté de l’intelligence. La matière de Platon ne saurait dès lors être aisément confondue avec l’espace.

Qu’est-ce donc que cette matière ?

Si elle ne peut être envisagée d’un point de vue quantitatif, il reste qu’on doive simplement voir en elle la négation de toute qualité déterminée. Or cette interprétation s’appuie sur des textes nombreux et décisifs. Nous lisons, en effet, dans le Philèbe qu’il est quatre genres suprêmes, le πέρας, l’ἄπειρον, le μιϰτόν, l’αἰτία. Rapprochons ces genres de ceux du Timée. La cause se trouvera correspondre au Démiurge, le πέρας aux Idées, le μιϰτόν à la γένεσις. Reste l’ἄπειρον qui ne peut être que la matière. En effet cet ἄπειρον, d’après le Philèbe, ne résulte-t-il pas du μεῖζον et de l’ἧττον ? du σφόδρα et de l’ἠρέμα ? À ces termes ne voyons-nous pas correspondre le μέγα et le μιϰρόν du Phédon, la δύας ἀόριστος τοῦ μεγάλου ϰαὶ μιϰροῦ dont il est question dans la Métaphysique ? La matière est donc quelque chose qui résulte de la juxtaposition de deux contraires. Et ces contraires se tiraillant incessamment l’un l’autre, si l’on ose ainsi dire, ne lui permettent point le repos.

De cette lutte de deux contraires naît le changement. La matière va donc pouvoir se définir : « ce qui est indéterminé » ou « ce qui change ». Mais ce qui change n’est-il pas toujours inaccessible à la définition, étant toujours autre que lui-même ? Et voici que l’indéterminé du Philèbe se rapproche d’une essence dont il a été longuement parlé dans le Sophiste et qu’on retrouvera dans le Timée. La Matière, c’est l’Autre. N’est-il pas dit, en effet, dans le Timée, que l’âme est formée de l’essence du Même et de l’essence de l’Autre ? Or ne savons-nous pas que la combinaison qui préside à la formation de l’âme est une application du principe en vertu duquel le semblable, seul, peut connaître le semblable ? C’est par le cercle de l’Autre que l’âme connaît le monde sensible. Il n’est donc pas de différence essentielle entre l’Autre et cette matière du monde sensible qui est la matière elle-même. Et cette matière est si peu étrangère au monde des Idées que, dans le Timée même, Platon lui donnera le nom εἶδος, ainsi qu’il résulte, d’ailleurs, de ce texte significatif entre tous : ἀνόρατον εἶδός τι ϰαὶ ἄμορφον, πανδεχές, μεταλαμϐάνον δὲ ἀπορώτατά πῃ τοῦ νοητοῦ ϰαὶ δυσαλωτότατον αὐτὸ λέγοντες οὐ ψευσόμεθα (Timée, 51, a). La matière est donc un genre qui participe de l’Intelligible. Décidément le doute ne nous semble plus possible : nous voici incontestablement en présence, non seulement de l’Autre, mais de l’Idée même de l’Autre, de cette Idée qui, dans le Sophiste, est identifiée au Non-Être. Et l’expression du Timée ἀπορώτατα, n’est-elle pas curieusement saillante, si l’on se souvient des laborieux efforts tentés par l’auteur du Sophiste pour démontrer que le Non-Être existe ?

En dernière analyse, les termes de Matière, d’Indéterminé, de Plus et Moins, de Grand et Petit, de Dyade indéfinie du Petit et du Grand, d’Autre et de Non-Être, sont termes synonymes. Aristote, d’ailleurs, nous dit en propres termes que pour Platon la matière est le Non-Être, τὸ μὴ ὄν. La doctrine des Dialogues est donc constante. Partout où il est question de la matière, il est question de l’Idée du Non-Être ou de l’Autre, en tant qu’elle sert à former le monde sensible.

Mais, dira-t-on, si la matière fait partie du monde des Idées, en quoi ce monde et le monde sensible différeront-ils l’un de l’autre ? À cette question, il faut répondre que la différence entre les deux mondes est toute de degré. Autrement il y aurait une réalité différente de l’Idée. Or, s’il est une vérité qui résume le platonisme, c’est qu’en dehors de l’Idée, il n’est rien de réel. La différence entre le monde sensible et le monde intelligible est toujours comparée à celle du modèle et de la copie. Or la copie est, en un sens, identique au modèle. Car, si elle contenait quelque chose qui en différât, elle cesserait par cela même d’être copie. Il faut pourtant convenir que ces deux mondes restent deux et qu’une différence subsiste. Laquelle ? Voici notre opinion. Dans le monde intelligible, les Idées existent, séparées les unes des autres, sans mélange, absolument pures. Et, s’il ne nous était pas encore défendu de parler la langue d’Aristote, nous dirions qu’elles sont aptes à participer les unes des autres, mais qu’elles ne participent pas en acte. Dans le monde du devenir, au contraire, cette participation a lieu. Les Idées se mêlent les unes aux autres, ou bien conformément aux règles déterminées par la Dialectique (et c’est ce qui arrive quand la nécessité obéit à la voix persuasive de l’intelligence), ou bien, au contraire, dans une extrême confusion. Et alors, toutes les qualités apparaissent pour disparaître aussitôt. Et c’est le chaos. Et l’on peut dire du chaos qu’il est à la limite du monde réel. Mais il est, lui aussi, composé des mêmes Idées et des mêmes éléments.

Bref la matière de Platon est un principe difficile à définir. Elle est la possibilité de former toutes les combinaisons. C’est ce que Platon exprime en son langage quand il l’appelle l’idée de l’Autre, c’est-à-dire, du mouvement, ou, ce qui revient au même, du changement perpétuel. C’est en ce sens que la matière, comme il est dit expressément dans le Timée, participe de l’intelligible. Cette conception, qui fait de la matière le principe du monde sensible, au lieu d’une substance immuable comme chez les modernes, une chose toujours en mouvement, se retrouvera dans toute l’histoire de la pensée grecque. La matière de Platon, en effet, n’est guère différente de celle d’Héraclite. Et celle-ci peut être comparée au Protée de la mythologie hellénique qui revêt successivement toutes les formes. Cette matière, d’autre part, réapparaîtra bientôt dans la substance aristotélique qui se définira, elle aussi, par sa relation avec l’idée ou l’acte, auquel elle devra tout ce qu’elle aura d’apparente réalité.

V. — Le Monde physique.

La matière va servir à former le monde physique. Figurons-nous-la agitée en tous sens, prête à recevoir toutes les formes que le Démiurge, usant de persuasion (πειθώ), se dispose à lui imprimer. Le Démiurge intervient, et, dans cette masse informe, il introduit d’abord des triangles. Les propriétés combinées de ces triangles vont servir à rendre compte de la diversité des quatre éléments. Nous sommes ici en présence d’un des traits les plus curieux de la physique platonicienne. Elle renferme toute une partie mécaniste, comme chez Démocrite, puisque c’est aux combinaisons toutes géométriques des triangles que sont attachées les propriétés scientifiques des éléments. Mais n’oublions pas — et ceci est de la dernière importance — que les combinaisons des triangles ne sont possibles que par leur participation à certaines Idées éternelles. Les triangles se combinent donc : les isocèles engendrent une pyramide et c’est le feu,… etc. Cependant, à la différence des systèmes mécanistes, le feu est tout autre chose qu’une apparence pure. Il est des Idées du feu, de l’air, de l’eau, de la terre, auxquelles participent les éléments formés de triangles. Les propriétés de ces éléments existent en elles-mêmes.

Des éléments se forment les corps inorganiques, entre autres les métaux. La manière dont Platon essaie d’expliquer leur naissance est comme l’idée conductrice et inspiratrice de l’alchimie future.

Quand il s’agit de passer aux êtres vivants, les dieux inférieurs interviennent. Ce sont eux qui façonnent les êtres vivants avec un art incomparable, selon l’ordre du Démiurge, et en se conformant, autant qu’il est possible, aux modèles divins. Le corps des hommes est l’œuvre de ces dieux. Ils façonnent la partie mortelle de l’âme en la joignant à la partie immortelle, résidu de l’œuvre du Démiurge. Une fois l’être humain constitué, Platon en explique à sa manière toutes les propriétés et toutes les fonctions. Il distingue, comme nous l’avons déjà dit, les diverses facultés de l’âme, analyse minutieusement les fonctions de tous nos sens. Ses théories sur la vision et la perception de la lumière sont, entre autres, des plus originales et ont été souvent discutées. Le plaisir et la douleur reçoivent aussi leur explication. Et l’on peut s’assurer que la future définition aristotélique du plaisir gardera de celle de Platon tout ce qu’elle a d’essentiel en y mettant plus de précision. Platon ne nous dit-il pas, en effet, que toute impression qui se fait en nous contre nature et par violence est douleureuse, tandis que celle qui est forte, mais conforme à la nature, est agréable ? Le philosophe s’étend ensuite, et assez longuement, sur les propriétés diverses de nos organes, entre autres, sur les fonctions prophétiques du foie. Puis il décrit les différentes maladies du corps en s’inspirant, selon toute vraisemblance, d’Hippocrate. Et le Timée s’achève une fois tout l’univers non seulement passé en revue, mais encore expliqué. On peut, en effet, dire de ce dialogue qu’il embrasse dans une synthèse, il est vrai confuse, mais complète, toutes les sciences que l’on distinguera plus tard sous les noms d’astronomie, de physique, de chimie, de physiologie, de médecine, etc. Et ce n’est pas sans un légitime orgueil, dont il a d’ailleurs pleine conscience et devant l’expression duquel il ne recule pas, que le philosophe reconnaît la richesse, la nouveauté, l’originalité de ses explications. Platon est en effet le premier qui ait tenté une si audacieuse entreprise et qui ait essayé des choses une explication totale. On peut reconnaître que son audace a reçu sa récompense. Car, en dépit de ce que ses explications offrent aujourd’hui de suranné, ce sont elles qui s’imposeront jusqu’à l’avènement de la pensée moderne. Nous ne pouvions songer à en reproduire le détail puisque la part de vérité qui en subsiste est, aujourd’hui, tout à fait insignifiante, mais nous devions essayer de résumer ce grand et curieux essai de cosmogonie en raison de la grande influence qui lui était réservée dans l’avenir.

  1. En collaboration avec M. Lionel Dauriac.