Chez l'auteur (p. 241-272).

LES DEUX AMIS


À Rodolphe Girard

Lorsque la veuve Amanda Leclaire accepta d’épouser le fermier Cyrille Latour elle croyait faire une bonne affaire. À ce moment, elle vivotait des maigres recettes d’un petit magasin de friandises qu’elle avait ouvert quelques mois après la mort de son mari, tandis que Latour, vieux garçon de quarante-cinq ans, passait pour être un cultivateur riche. Ne sachant trop que faire lorsqu’elle était devenue veuve et croyant, comme c’est l’opinion générale, qu’on peut vivre à bien bon compte à la campagne elle avait laissé la ville où sa vie s’était écoulée jusque là et avait loué l’avant dernière maison d’un petit village où elle espérait arracher sa vie. Là, elle gagnait sa pitance à vendre des cigarettes, des liqueurs douces, de la gomme et des sucreries. L’été, dans ses rares sorties, elle passait parfois devant une ancienne maison en brique ombragée par un gros saule branchu et difforme. D’ordinaire, une vieille femme en tablier blanc assise sur la véranda s’occupait à quelque travail de couture. Ce tableau laissait deviner une existence aisée, calme et tranquille. C’était la demeure du fermier Cyrille Latour. Ce dernier arrêtait parfois chez la veuve Leclaire qui ne le connaissait que de vue et il achetait pour cinq sous de pastilles de menthe.

— Vous aimez ça, ces pastilles ? interrogea un jour la marchande pour dire quelque chose à son client.

— Ce n’est pas pour moi. C’est pour ma tante qui tient ma maison. Elle prend ça pour aider sa digestion. Vous devez l’avoir vue. Quand il fait beau, elle est toujours sur la galerie. C’est à six ou sept minutes d’ici.

— Ah ! oui, maintenant je sais. Vous êtes M. Latour, hein ? On m’avait parlé de vous.

En d’autres occasions, ils causèrent.

Parfois le fermier lui rendait de petits services. Clairement, elle devinait qu’elle lui plaisait. Alors, certains jours elle songeait que si elle l’épousait, elle fermerait boutique et ferait sûrement une belle vie dans cette maison en brique ombragée d’un gros saule où la vieille tante se livrait à des travaux de couture assise sur la véranda. Élevée à la ville, elle ne connaissait rien des travaux de la terre, mais cela ne la préoccupait pas, car elle s’imaginait candidement qu’elle n’aurait qu’à se bercer sur la galerie de sa maison pendant que son homme serait au champ. D’avance, elle se figurait ce qu’elle ferait une fois mariée. Pour commencer, elle remplirait les tablettes de la cave de fruits et de légumes en conserve de manière à pouvoir préparer le repas en cinq minutes. Puis, pour varier ses loisirs, elle s’imaginait que l’on se promènerait fréquemment. Son mari n’avait pas d’automobile, mais bien sûr qu’il ne serait pas difficile de le décider à en acheter une. Alors, bien mis tous les deux, l’on prendrait la route dans une belle voiture. Pour commencer, ils iraient chez ses parents à lui, puis chez les siens à elle. Naturellement, l’on recevrait aussi ces gens. Ce serait un agréable échange de visites. Pour sûr que la vie serait bien plaisante. Soudain, elle était parfois interrompue dans sa rêverie par la bruyante arrivée de quatre ou cinq gamins qui achetaient pour deux sous de bonbons et qui sortaient en se chamaillant pour le partage. La marmaille partie, elle se replongeait dans ses projets. D’abord, avant d’accepter de devenir la femme du fermier, elle se ferait avantager d’une somme fixe ou d’une rente viagère, advenant le décès de son mari. Débarrassée de toute inquiétude quant à l’avenir, elle pourrait ensuite vivre en paix.

Latour, lui, lorsqu’il arrêtait un moment au petit magasin regardait la figure de la veuve et il la trouvait bien plaisante, bien de son goût. Et un soir, très simplement, il lui demanda de devenir sa femme.

— Avec plaisir, mon ami, répondit-elle.

Là-dessus, il l’embrassa, mais elle le trouva bien maladroit et ignorant des femmes.

Ils se marièrent et se mirent en ménage. De bonne foi, ils s’imaginaient qu’ils seraient très heureux. Oui, c’est généralement ainsi. L’on se rencontre, l’on trouve du charme dans la figure l’un de l’autre, l’on suppose chez l’être aimé une foule de qualités qu’on voudrait lui voir posséder, qu’on croit fermement qu’il a, et l’on s’imagine que la vie sera bien agréable. Il faut cela pour que la race humaine se perpétue.

L’on a hâte de manger à la même table, de dormir dans le même lit, de se voir chaque jour. Et, sans se connaître réellement, l’on se marie, l’on se lie par des liens qu’il sera impossible de briser. Oui, l’on est marié. L’on croit avoir arrangé sa vie pour le mieux. Auparavant, l’on n’était pas satisfait, l’on n’était pas heureux car on désirait tant de choses qu’on n’avait pas, mais tout de même, l’on n’était pas malheureux, tandis que maintenant…

Maintenant, l’on se connaît, l’on se connaît davantage chaque jour. Rien de ce qu’on espérait, on ne l’a trouvé chez son partenaire, mais au contraire, on découvre constamment chez lui de nouvelles imperfections, de nouveaux défauts qui nous deviennent de plus en plus insupportables.

L’on devient complètement étrangers quand on ne devient pas ennemis. Ils en étaient arrivés là. Ils n’avaient plus aucun intérêt l’un dans l’autre. Ils vivaient côte à côte, mais rien ne les attachait l’un à l’autre.

Au lieu de s’entr’aider à supporter les misères et les épreuves de l’existence, l’on tire chacun de son côté, l’on porte seul l’écrasant fardeau.

Ils n’étaient pas ensemble depuis un mois qu’ils avaient perdu bien des illusions. Elle était bien déçue ; lui aussi. Ni mentalement ni physiquement, ils n’étaient faits l’un pour l’autre. Parfois, devant la froideur de son mari, l’ancienne veuve Leclaire se demandait : Mais pourquoi s’est-il marié, celui-là ? Qu’avait-il besoin d’une femme ? Et alors, elle songeait à son premier mari, un homme affectueux, franchement amoureux, qui savait apprécier sa compagne. Sincèrement, elle regrettait son défunt. Peu à peu, elle en venait à comprendre, à reconnaître que Latour s’était marié pour avoir quelqu’un pour cuire sa soupe, pour laver et raccommoder son linge, pour traire sa vache, pour soigner les poules et recueillir les œufs, pour cultiver le jardin. Non jamais elle aurait cru que telle serait sa vie un jour. Ah ! ce qu’on peut s’en faire accroire à soi-même. C’est incroyable. Il va sans dire que l’automobile dont elle avait rêvé avant son mariage, Latour ne l’avait jamais achetée et quant à toutes ces visites qu’elle se proposait de faire, elles se bornaient à aller à l’église le dimanche. Et toutes ces boîtes de conserves qui devaient remplir sa cave, elle devait se contenter de les voir sur les tablettes de l’épicerie lorsqu’elle y mettait les pieds par hasard. Les légumes, si elle en voulait, elle devait les cultiver dans son jardin. Lui, il estimait qu’acheter des conserves, c’est bon pour les gens de la ville qui n’ont pas un petit coin de terre pour faire pousser des fèves, des tomates et des petits pois. La campagne, c’est la campagne.

La vie ne serait pas belle, mais elle serait au moins endurable s’il n’y avait pas toujours quelqu’un ou quelque chose pour la gâter. Dans une famille, c’est une belle-mère, un enfant, une bru qui empoisonne l’existence quotidienne. Parfois, c’est un voisin. Dans un bureau, c’est un gérant qui, à force de bassesses devant le patron a conquis l’autorité et qui en profite pour constamment malmener ses subordonnés et qui leur cause de continuelles tracasseries. Ici, ce n’était pas même une personne. C’était des chiens. Trois chiens.

Latour, avec les années s’était complètement désintéressé de sa compagne. Il avait alors reporté son affection sur ses chiens : Marin, Bayard et Capitaine, qui le suivaient toujours et qui, lorsqu’il entrait dans la cuisine à l’heure des repas, se couchaient à ses pieds près de la table, se levaient, se déplaçaient, traversant lentement la pièce et se trouvant dans le chemin de la cuisinière apportant ses plats. Alors, elle devait faire un détour pour éviter l’animal, ne pas buter sur lui et peut-être s’ébouillanter avec la théière remplie de thé brûlant. Ça, c’était ennuyeux, fatigant au possible.

Amanda trouvait parfois étranges les goûts de son mari. Ainsi, lorsqu’elle était entrée dans la maison après son mariage, elle avait aperçu un vieux fusil accroché au mur dans la cuisine. « Ça, lui avait-il déclaré avec fierté et émotion, c’est un fusil des patriotes de 1837. Je l’ai payé une piastre et demie à un encan, mais je ne le donnerais pas pour cent piastres. C’est une relique sacrée. »

Il lui avait aussi fait remarquer une gravure intitulée Les adieux de Napoléon 1er à la France et il avait paru tout remué en lui faisant voir ce tableau. Par la suite, plusieurs fois, elle l’avait vu le soir ou le dimanche, les yeux levés vers ce cadre et l’avait entendu prononcer d’un ton ému : Pauvre Poléon ! Réellement, en prononçant ces deux mots, il avait des larmes dans la voix. Pour elle, cet apitoiement sur le sort d’un conquérant disparu depuis si longtemps lui paraissait ridicule.

Lui, il déclarait souvent que ce qu’il aurait aimé être, c’était commerçant, pas cultivateur. Il ajoutait que c’était les circonstances qui avaient fait de lui un habitant.

— Toi commerçant ! s’exclamait sa femme, mais tu n’entends rien au commerce. C’est bien pour dire qu’on ne se connaît pas soi-même.

Mais s’il était devenu agriculteur, il prenait sa revanche en faisant des marchés. Il ne voulait pas manquer complètement sa vocation. Alors il achetait pour revendre, mais invariablement, il vendait à perte. Toutefois, il ne se décourageait pas. Il recommençait. Exactement comme le joueur de cartes qui a perdu mais qui est certain de se reprendre à la prochaine partie et de réaliser de beaux gains. « Depuis que je suis mariée avec lui, il n’a jamais gagné une piastre dans aucune de ses transactions, mais il a perdu plus d’argent qu’il pourra jamais en gagner dans sa vie », déclarait sa femme. « Mais il ne se corrige pas. Je ne sais combien de fois je lui ai dit : Cyrille, le commerce c’est pas fait pour toi. Occupe-toi donc de ta terre. Moi, avec mon petit magasin, je ne faisais pas de gros profits, bien certain que je ne faisais pas fortune, mais je gagnais à peu près assez pour vivre, tandis que toi, tu perds toujours et nous devenons de plus en plus pauvres ».

En l’entendant parler ainsi, il la regardait d’un air de pitié méprisante et ne répondait rien.

Avec cela, il courait après les procès, les invitait pour ainsi dire et invariablement, les perdait. Depuis l’époque de son mariage, il en avait perdu neuf. Aussi, il n’avait pas une haute opinion des juges ni de personne d’ailleurs. Lorsqu’on vieillit, l’on devient aigri, pessimiste, et l’on acquiert une triste idée de l’humanité. C’était son cas, mais toutes ces chicanes ne l’enrichissaient pas. Il devenait de plus en plus pauvre. Lorsqu’il avait payé ses aides, ses taxes, il ne lui restait rien du produit de sa terre ou, s’il avait quelques piastres, il les engloutissait toujours dans quelque marché qui ne lui rapportait que des ennuis, des tracas, des pertes d’argent ou un procès. Sa consolation, c’était ses chiens. Des amis fidèles, dévoués. Bien mieux que des hommes. Ils l’accompagnaient au champ, dans ses courses. Avec eux, il goûtait la petite somme de contentement qu’il pouvait attendre de la vie. Mais les trois chiens n’étaient pas toujours au dehors. À l’heure des repas et la journée finie, ils entraient dans la maison, allaient et venaient dans la cuisine, s’étendaient ici et là, se relevaient, allant se coucher ailleurs. Un embarras innommable. Et toujours affamés.

Des jours d’été, assis devant sa porte, ou l’hiver, dans sa maison, à côté de la fenêtre, l’homme songeait et se disait que l’attachement d’un chien fidèle est l’une des plus belles choses de la vie et qu’elle vaut mieux que toutes les prétendues amitiés, si souvent mensongères. Et doucement, il caressait la tête de Capitaine couché près de lui.

De son côté, l’ancienne veuve Leclaire, plongée dans des rêveries et des réflexions s’arrêtait un moment de penser et, se parlant à elle-même se demandait amèrement : Quelle idée ai-je donc eue de marier un habitant ? J’aurais tant aimé ça vivre comme du monde.

Une chose qu’elle trouvait extrêmement pénible dans son métier d’habitante, c’était de traire la vache. Cette besogne lui causait des douleurs aiguës dans les muscles des doigts. « C’est effrayant ce que ça me fait souffrir », déclarait-elle à une voisine. Malgré les années, elle ne pouvait s’habituer à cette corvée. Dans les premiers temps, Latour lui avait déclaré que tirer la vache, c’était l’ouvrage de la femme. Elle s’était soumise, mais souvent, elle se plaignait.

— Qu’est-ce que tu dirais si tu en avais douze comme ma mère ? lui avait demandé son mari.

— Bien, ta mère était meilleure et plus patiente que moi. Et si tu en avais deux au lieu d’une, je ferais mon paquet et j’irais gagner ma vie ailleurs, avait riposté Amanda.

Tout de même, matin et soir, elle continuait de traire la vache.

L’abîme mental qui séparait l’homme et la femme allait sans cesse s’élargissant.

Un avant-midi d’été pendant la guerre, Latour qui rôdait près de sa grange vit arriver à lui un particulier qui, après un bref bonjour, lui demanda : « M. Latour, vous ne me vendriez pas la vieille lieuse qui est dans votre champ ? Je vous en donnerais $150. »

— J’ai déjeuné ce matin, répondit froidement celui-ci, insinuant par là qu’il n’avait pas besoin de l’argent de son acheteur pour manger.

L’autre tourna alors sur les talons et s’éloigna sans ajouter un mot. Entrant un moment plus tard à la maison, Latour déclara à sa femme : « Un habitant de la Beauce est venu me voir pour acheter ma lieuse. Il m’en a offert $150. Brazeau me l’a vendue il y a quarante ans, je l’ai payée $125. Je m’en suis servi pendant plus de vingt ans et si je voulais, je pourrais faire un joli profit en la revendant. Tu comprends, ajourd’hui on ne peut se procurer d’instruments aratoires. On n’en fabrique plus.

— Comment, tu ne l’as pas vendue ? s’exclama Amanda.

— Je ne l’ai pas vendue. Elle va rester là, répondit simplement Latour.

— Mais ça fait vingt ans que tu ne t’en sers pas et tu ne t’en serviras jamais, répliqua la femme au comble de la stupéfaction. Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Rien, mais lorsque je vais au champ et que je la vois sous la remise, ça me fait plaisir.

— Écoute-donc, Cyrille, c’est pas le portrait de ton père ni le jonc de mariage de ta mère. C’est une vieille ferraille.

— Oui, mais ça me fait plaisir de la voir.

— Je vais te dire une chose. Ce que tu fais n’a pas le sens commun.

Dis-moi, si tu trouvais sur la route un portefeuille avec $150 tu ne le ramasserais pas ? Tu ne crois pas que ce serait une bonne chose de mettre $150 dans ta poche ?

— Si je trouvais un portefeuille avec $150 je le ramasserais et je tâcherais de retracer son propriétaire pour le lui remettre.

La femme poussa un profond soupir qui en disait long.

Amanda était infiniment malheureuse. Toujours voir ces chiens dans sa cuisine le matin, le midi et toute la soirée était un supplice sans nom. Faudrait-il qu’elle passe toute sa vie à les endurer ? Ah ! si elle avait su ce que c’était qu’un habitant, surtout un habitant comme Cyrille Latour, elle serait resté veuve dans son magasin de friandises où elle gagnait sa petite vie. Qu’on en commet donc des erreurs, des erreurs irréparables ! Puis, jamais, jamais d’argent. Ça c’est vraiment pénible. Même si on ne l’aime pas pour lui-même, l’argent, il en faut. Alors, comme l’on devenait de plus en plus pauvre, que la vie était difficile, elle s’était décidée un été à prendre des pensionnaires.

Tenir une pension. C’est bien triste d’en être réduit là. Pour en arriver à accepter ce gagne-pain, il faut avoir un fameux besoin d’argent. Être la servante d’étrangers souvent capricieux, malcommodes, exigeants, négligents, qui se lèvent et mangent à leurs heures, ça demande de la patience.

Tout d’abord, elle prit des citadins, des gens qu’elle connaissait, qui eux-mêmes, amenèrent des amis. Elle travaillait, mais ça payait. Seulement, pour accommoder ces gens, il lui fallut avoir le téléphone, un appareil de radio qui était ouvert à cœur de jour et faisait entendre toutes les cacophonies américaines et toutes les inepties parisiennes. Mais que n’endure-t-on pas pour de l’argent ? Toutefois, l’ennui le plus terrible, le plus insupportable, était les trois chiens de son mari qui envahissaient sa cuisine lorsqu’il entrait et qu’elle avait tout le temps dans les jambes. Ils s’étendaient sur le plancher, se relevaient, changeaient de place, se rapprochaient de la table, attendant la pâtée et, se trouvaient sans cesse dans son chemin. Parfois, impatientée au plus haut point, elle s’exclamait : Il me semble qu’un seul serait bien suffisant. Qu’est-ce qu’on a besoin de trois chiens dans une maison ?

— Des bons amis on n’en a jamais trop, répondait-il.

À la vérité, c’était trois pensionnaires qui mangeaient beaucoup et ne payaient rien.

Un jour cependant, elle eut une heure de satisfaction. Alors qu’il fauchait son blé d’Inde pour l’ensilage avec un attelage de trois chevaux : un aveugle au centre, un souffrant de la gourme qui soufflait bruyamment à chaque pas et une vieille jument, un gros rat affolé apparut soudain au milieu des tiges que la faulx venait de coucher sur le sol. En apercevant la bestiole, Marin le plus jeune des trois chiens qui suivait son maître s’élança pour la saisir, mais il eut les deux pattes de derrière coupées par la lourde machine. Il n’y avait rien à faire et, la mort dans le cœur, le fermier Latour dut l’abattre d’un coup de fusil. Il l’enterra au pied d’un orme, clouant sur l’arbre une planchette avec l’inscription : Ici repose Marin, un ami fidèle. La femme connut alors un moment de détente, une sensation de débarras comme elle en avait rarement éprouvé dans sa vie. Par contre, Latour fut pendant des semaines, taciturne, sombre, chagrin, malheureux. Ses chiens c’était sa raison de vivre.

En plus des deux chiens qui restaient, il y avait maintenant les aides. Pendant des années, Latour avait eu le même homme de peine, un veuf sans enfants, de près de quarante ans, qui s’intéressait à la terre et qui connaissait le métier d’agriculteur. Travaillant par nature, il n’attendait pas les ordres du patron, mais exécutait de son propre chef les besognes les plus pressantes. Un employé modèle, prenant les intérêts de son maître. Mais un jour, il fit un héritage et partit. C’était au printemps et il fallait le remplacer. Cette saison-là, le fermier fut constamment à la recherche d’aides. Mais tous les bons hommes qui n’étaient pas partis à la guerre étaient employés dans les usines de munitions. Les autres étaient des paresseux, des ivrognes, des sans-cœur, des pouilleux, des voleurs, des épaves qui traînaient sur les routes. Du printemps à la fin de l’été, Latour en essaya vingt-deux, qui tous le firent enrager. Il les gardait trois jours, une semaine ou deux semaines et, devant leur incapacité, leur mauvais vouloir, leur fainéantise, il les renvoyait. Des « fureteux », des « senteux » qui fouillaient partout. Latour qui avait connu bon nombre des vieux habitants, ne manquait jamais un encan et il achetait presque toujours un article pour lui rappeler ces anciens. C’était une varlope, une égohine, un grand plat en faïence, une horloge, un sucrier, une théière, un cadenas fabriqué par le forgeron. Il serrait ces souvenirs, ces « vieilleries » comme disait sa femme, dans un petit hangar où il gardait aussi ses outils et qu’il tenait constamment fermé à clé. C’était là son musée. Une fois, il avait acheté un antique fanal carré formé de quatre vitres et éclairant au moyen d’une chandelle. Il avait appartenu au plus vieil habitant de la paroisse qui s’en était servi pendant plus d’un demi siècle et qui était mort presque centenaire. Lorsqu’il le prenait pour aller à sa grange ou à son écurie, le vieux, par mesure de prudence, après avoir allumé sa chandelle déposait son allumette éteinte à l’intérieur du fanal. Il y avait là cinq ou six bouts d’allumettes déposées par le pionnier disparu. Latour qui avait la religion du souvenir évoquait parfois l’image de ce vieillard qu’il avait connu dans son enfance. Lorsqu’il pénétrait dans son musée, la vue de ces minuscules bouts de bois qui avaient servi à allumer le fanal lui causaient une certaine émotion. Un dimanche, au retour de la messe, il avait aperçu la porte de son hangar entr’ouverte. Un jeune homme depuis trois jours à son emploi avait brisé le cadenas, et était disparu emportant une demi douzaine de mèches, plusieurs ciseaux, un marteau et un imperméable. Il avait déplacé le fanal, l’avait ouvert et avait laissé tomber sur le plancher les bouts d’allumettes que le fermier Latour regardait avec une espèce de vénération. Cela lui avait semblé une profanation et pendant une quinzaine, il avait été furieux contre le jeune voleur, le jeune vandale.

Un jour, Latour était arrivé à la maison avec une vieille horloge grand’père et l’avait installée dans un angle de la salle à manger. Debout dans la pièce, il la contemplait avec une expression d’orgueil et de contentement sur la figure.

— Mais, dis-moi donc, Cyrille, ce que tu veux faire de cette vieillerie ? Est-ce qu’on avait besoin de ça ? On dirait un cercueil.

— C’est la plus vieille horloge de la paroisse, répondit-il. Elle a plus de cent ans. Les mouvements sont en bois. Elle avait appartenu au père Dumouchel qui a été enterré il y a dix jours. Sa fille Valentine me l’a offerte pour dix piastres et je l’ai achetée. À Montréal, on m’en donnerait cinquante, mais je veux la garder.

— Avec cet argent, on aurait pu acheter une belle pendule neuve. Est-ce que l’horloge marche au moins ?

— Non, c’est une antiquité. Je ne l’échangerais pas pour la plus belle pendule que tu pourrais trouver au village.

Découragée, elle se tut.

Le culte d’un héros comme Napoléon 1er, celui des hommes de 1837, l’amour des vieilles choses, des souvenirs du passé, elle ne comprenait pas cela. C’était quelque chose qui dépassait son raisonnement pratique. Avoir une cave remplie de conserves et de provisions, une automobile, des amis, les visiter et les recevoir. Ça, c’était dans sa note.

Un midi, au dîner, Latour remarqua avec surprise que sa femme avait les ongles rouges. Dans la chambre d’une pensionnaire partie la veille au soir, elle avait trouvé un tube de vernis à moitié rempli, abandonné là et elle n’avait pu résister à la tentation de se peinturer les ongles comme les femmes de la ville qui ont de l’argent, des loisirs et qui font une si belle vie. Elle tirait sa vache matin et soir, elle épluchait des légumes, lavait des piles d’assiettes, balayait les chambres, préparait les repas, mais d’avoir les ongles vernis comme ceux des citadines lui donnait une certaine satisfaction. Pour dire la vérité, ils étaient bien vieux, bien déformés ses doigts, mais du moment que leurs ongles étaient rouges, elle oubliait un moment ses misères. Ah, pouvoir vivre comme du monde, s’habiller, se promener, suivre la mode, quelle joie ce serait !

Elle se rendait compte de la faillite de sa vie. Un jour, elle causait avec l’une de ses pensionnaires et celle-ci racontait qu’elle avait voyagé, qu’elle avait vu la France, l’Italie. Alors, d’un ton de blague amère Amanda lança : « Vous, vous êtes allée à Rome, moi je suis allée à la grange. » C’était le visage de deux vies qui apparaissait dans cette simple phrase.

Parfois, songeant à son premier mari elle se disait : Quelle différence ! Lui qui aimait tant la femme et Cyrille qui n’aime que ses chiens.

Des jours d’automne, alors que rendues frileuses par les nuits froides, les mouches tentaient de pénétrer dans la maison chaque fois que la porte s’entrouvrait un instant, Latour assis devant sa table, un tue-mouches à la main les attendait. Lorsque l’une d’elles se posait sur le tapis en toile cirée, il rabattait avec force la lanière en caoutchouc qu’il tenait comme un sceptre. L’on entendait un sonore claquement et l’insecte était aplati, écrasé, réduit en bouillie. Satisfait, Latour, relevait son arme et attendait patiemment sa prochaine victime. Lorsqu’après avoir voleté dans la pièce, une autre mouche allait imprudemment chercher sa pâture dans son voisinage, il faisait de nouveau descendre sa lanière sur la bestiole qui était alors réduite à néant.

— Dis donc, Cyrille, tu ne pourrais pas frapper un peu moins fort. Tu m’étourdis, remarquait Amanda que le rude claquement énervait.

— J’veux pas les blesser ; j’veux les tuer, répondait Latour.

Et la prochaine mouche qui s’aventurait près de lui était écrabouillée avec un claquement qui résonnait dans toute la maison. Latour passait parfois toute la matinée à ce jeu et souvent, il recommençait l’après-midi. Toute son attention, tout son intérêt se concentraient pendant ces heures au massacre des mouches.

— Cette chasse-là a duré toute une semaine, déclarait à une voisine Amanda que ces claquements finissent par énerver terriblement. J’aimerais mieux endurer les mouches que d’entendre ce tapage, déclare-t-elle.

C’est étonnant comme le temps fuit, comme les années passent, comme les forces s’usent. Un printemps, Latour n’avait pu trouver la vigueur voulue pour ensemencer son champ. À regret et se sentant terriblement vieilli, il avait dû le laisser en friche, l’abandonner aux mauvaises herbes qui, elles, poussent toutes seules. Laisser une terre en friche, ça c’est franchement triste. Alors, il avait vendu sa vache et ses trois vieux chevaux. Vrai, il était bien démoralisé. Sa vie d’homme était finie. Alors, il s’était plus que jamais réfugié dans l’amitié de ses deux chiens.

— Puisque tu ne la cultives pas ta terre, vends-la donc, lui suggéra la pratique Amanda.

— Je la garderai jusqu’à ma mort, lui répondit le mari. Je ne veux pas voir d’étrangers salir la terre que j’ai cultivée et sur laquelle ma vie s’est écoulée. Même si elle reste en friche, elle m’appartient encore et, lorsque le désir m’en vient, je peux aller faire un tour jusqu’au bout et me dire qu’elle est toujours à moi.

Il a autour de ses bâtiments d’énormes amas de ferrailles de toutes sortes accumulées pendant de longues années, mais lorsqu’un marchand ambulant arrête à sa porte avec son camion et lui propose de les acheter, Latour lui répond froidement qu’elles ne lui nuisent pas. L’autre le regarde en silence se disant qu’il doit être un peu toqué.

La véranda qui était en avant de la maison à l’époque de leur mariage avait eu le temps de pourrir et de tomber en ruines.

— Fais donc poser une galerie, suppliait parfois la femme. Nous sommes vieux et nous pourrions nous reposer confortablement assis, à regarder passer les voitures sur la route. Au lieu de ça, nous sommes enfermés dans la maison comme des prisonniers.

Lui ne répondait pas.

— Oui, continuait-elle, garde tes sous et lorsque tu seras mort, tes héritiers s’en feront construire une, ils s’achèteront de bonnes chaises et le soir, bien à leur aise, ils se diront en se berçant et en écoutant la musique du radio : Le vieux fou a toujours ménagé, mais maintenant, c’est à notre tour de vivre et nous allons profiter de ses économies.

Il ne disait mot. C’était comme si elle avait parlé à une chaise.

Certains dimanches, alors qu’ils se préparaient à partir pour se rendre à l’église, elle lui disait : « Tu devrais bien te renipper un peu. Tu portes encore le même habillement que tu avais lorsqu’on s’est marié. Tes culottes ont en avant une grande tache faite par l’urine. Parfois j’ai honte de te voir ainsi. »

Comme d’ordinaire, il ne répondait pas, mais il se disait : Je n’ai pas à plaire à personne. D’ailleurs, il était satisfait de son vieux complet et n’avait aucun désir d’en avoir un neuf. Il était habitué à ce vêtement qui s’adaptait parfaitement à la forme de son corps et de ses membres. Un vieil habit c’est un ami. Avec lui, il n’y a pas de gêne. Et s’il y a un trou au coude ou un accroc au genou, vous vous dites que c’est un petit défaut et on le pardonne volontiers au fidèle vêtement. On s’y est accoutumé et cela n’a pas d’importance. Certes, il n’est pas beau, mais si l’on se regarde soi-même dans le miroir, l’on constate que l’on a bien changé et que l’on n’est pas un objet d’admiration. Un complet neuf c’est un étranger. Il vous faudra du temps pour vous familiariser avec lui.

Après un silence, Amanda reprenait : « C’est ça, ménage, ménage, et quand tu seras parti, tes neveux ne perdront pas de temps à profiter de cette manne qui leur tombera du ciel. Tu ne seras pas encore enterré qu’ils s’achèteront des habits, un appareil de radio, peut-être une automobile. Et en riant ils diront : Le vieux pingre ne voulait pas dépenser ane piasse pour s’acheter une paire de culottes. Quel encrouté c’était ! Si encore on avait des enfants, ajoutait-elle, on se dirait : On ménage pour eux, pour leur laisser un peu de bien et ce ne serait qu’à moitié mal, mais tu n’as que deux ou trois neveux qui ne viennent jamais te voir.

— Oui, ben j’aime mieux ça ainsi, répliquait-il. J’aime mieux ne pas les voir ; ils prouvent comme ça qu’ils ne courent pas après le p’tit peu d’argent que je leur laisserai en partant.

Amanda apprit un jour que son mari était allé à un encan dans le voisinage et avait acheté une moissonneuse et un sarcloir.

— Mais, dis-moi donc, Cyrille, ce que tu veux faire d’une moissonneuse et d’un sarcloir ? Tu n’es plus capable de travailler et tu laisses ta terre en friche. C’est tout simplement jeter de l’argent sur la route.

— Tu crois ? Hé bien, je suis certain de faire le double de ce que j’ai payé. J’ai eu ces instruments à très bon marché et je n’aurai pas de peine à les revendre avec un gros profit.

Mais comme il n’a pas un cheval pour aller les chercher, la moissonneuse et le sarcloir se détérioreront à la pluie et au mauvais temps là où ils sont, là où il les a achetés. Probablement qu’ils resteront là et qu’il n’ira jamais les réclamer.

Il y avait bien quatre ans que Latour, par suite de son manque de forces, avait renoncé à cultiver sa terre, lorsque Ludger Trudeau, son deuxième voisin, vint le trouver un matin de mai.

— Tu ne me vendrais pas ta grange ? lui demanda-t-il. Je la déferais et je la reconstruirais chez moi.

— Si je vendais ma grange, je serais obligé d’en bâtir une autre, répondit posément Latour.

Alors, la vieille grange complètement inutile et qui est un nid à rats pourrira sur place.

À la maison, les pensionnaires se succédaient, se remplaçaient. La femme avait commencé ce métier, il lui fallait maintenant continuer. Elle était comme prise dans un engrenage. Alors, lorsque les citadins étaient partis, elle avait accepté de prendre des travailleurs. Eux avaient des heures régulières pour les repas, mais il fallait se lever de très grand matin. Ce n’était pas gai de sortir du lit lorsqu’elle avait sommeil et qu’il faisait froid et noir dans la maison. Mais tout de même elle se mettait debout et allumait le poêle. Ah ! ce n’était pas là ce qu’elle avait rêvé en se mariant. Oui, elle regrettait ce qu’elle avait fait mais il était trop tard.

Cinq polonais employés à la construction d’une immense usine de munitions s’installèrent chez elle. Un compagnon de travail possédant une automobile, les prenait chaque matin à six heures à la pension, les conduisait à leur travail et les ramenait le soir. Ils se levaient à cinq heures, prenaient le déjeuner, puis l’un après l’autre, avec une lanterne électrique, dans le froid, la neige et le noir, ils s’en allaient à tour de rôle aux chiottes, à trente pieds en arrière de la maison. C’était comme un rite. Si par hasard, un camion passait sur la route, le chauffeur apercevant l’homme avec sa lumière remarquait : « Tiens les polonais qui commencent leur journée. » Munis de leur lunch, préparé par la femme, ils attendaient le coup de klaxon qui ne tardait pas, et prenaient place dans la voiture qui arrivait toujours à l’heure.

Des pensionnaires modèles, ces polonais. Après leur souper, ils montaient à leurs chambres, fumaient une pipe et se couchaient. Jamais de bruit. Une destinée tragique les attendait. L’un d’eux fut écrasé à mort par une poutre de fer alors qu’il était à son travail, un autre étant allé passer la fin de semaine à la ville fut asphyxié pendant son sommeil lorsqu’un incendie ravagea la maison dans laquelle il dormait, deux autres furent tués instantanément dans un accident d’auto et le dernier se suicida avec un revolver en apprenant que sa femme restée là-bas, et à qui il envoyait régulièrement des sommes d’argent vivait avec un autre homme et avait eu de lui deux enfants.

— C’est un vrai sujet de complainte, La Complainte des cinq polonais, remarqua Latour en apprenant la mort du dernier du groupe.

L’hiver fini, les citadins recommencèrent à arriver. Amanda se démenait du matin au soir. Mais ce n’était pas tant le travail, si dur fût-il, qui lui était pénible. Non ce qui l’agaçait le plus c’était les deux chiens qui, l’hiver avaient passé la plus grande partie des journées couchés près du poêle, sous la table, ou étendus près de la chaise de leur maître et qui, l’été, alors qu’elle préparait les repas des pensionnaires et qu’elle était affairée au possible, se trouvaient sans cesse devant ses pas. Embarrassants, encombrants comme on ne saurait dire, et qui mangeaient, qui mangeaient…

— On dirait que tu crois que ça ne coûte rien de les nourrir ces bêtes, remarquait parfois la femme avec aigreur. Je travaille dur pour faire manger ces chiens-là.

Lui la laissait dire, mais leur jetait un os avec beaucoup de viande autour.

La femme rageait. Elle monologuait : « C’est moi qui gagne l’argent avec lequel il les bourre. Nourrir deux gros chiens dont nous n’avons aucun besoin, est-ce que ça a du bon sens ? Puis toujours les avoir dans ma cuisine, toujours risquer de buter sur ces sales bêtes c’est assez pour me rendre folle. Il faut que j’en fasse disparaître un. »

Le moyen ? Le poison. Alors, lentement elle mûrit son projet. À cette pensée, elle goûtait une espèce de volupté. Mais il fallait se procurer la drogue. Soudain un jour, elle pensa à un vétérinaire qui avait pensionné chez elle pendant quelques semaines alors que sa femme était à l’hôpital. Un après-midi que son mari était parti pour une affaire qui le retiendrait quelques heures, elle se décida et se rendit chez le vétérinaire. Justement, il était dans son bureau. Après avoir causé un moment, elle dit soudain :

— Je voudrais un bon poison.

L’homme la regarda.

— Vous ne voulez pas empoisonner votre mari ? demanda-t-il en badinant.

— Non, ce n’est pas pour mon mari.

— Ce n’est pas pour vous, j’espère ?

— Non, mais je vais vous le dire. Je voudrais bien me débarrasser d’un de nos chiens. Je suis fatiguée, excédée, de les avoir dans la maison. Je suis rendue à bout.

— Bon, bon, fit l’autre. Ce n’est pas un grand crime et je vous comprends. Je vais vous donner ce qu’il faut. Ça n’y paraîtra pas.

Là-dessus, le vétérinaire fureta un moment parmi ses boîtes et ses fioles.

— Tenez, dit-il, mettez ces deux pilules dans un morceau de viande, donnez-les à votre bourreau et demain, vous serez débarrassée.

Et le lendemain, le fermier Latour trouva son chien Bayard mort près de la grange. Avec un atroce serrement de cœur, il regardait le cadavre de ce compagnon de tant de jours. Il était bouleversé, écrasé par sa douleur. Jamais auparavant, il n’avait éprouvé rien de tel. Immobile devant ce corps sans vie, il était plongé dans un abîme de désespoir. La cause de la mort, il ne pouvait se l’imaginer, la deviner, ni même la supposer. Simplement, il était devant un fait brutal. Son chien Bayard était mort.

Au pied d’un pommier qu’il avait planté lui-même vingt ans auparavant, il creusa une fosse, étendit dans le fond l’un de ses vieux habits, puis y déposa pieusement le corps de son fidèle ami.

À sa femme il ne dit pas un mot. Elle était incapable de comprendre sa peine.

Désormais, il ne lui restait qu’un seul ami, Capitaine, bien vieux maintenant.

Latour fut très longtemps avant de reprendre son équilibre moral tellement la mort de Bayard l’avait affecté.

La femme avait cru que la disparition de la bête qu’elle avait empoisonnée lui apporterait un soulagement, mais ce n’était là qu’un espoir illusoire. On peut même dire que la situation avait empiré. Latour avait en effet reporté sur Capitaine toutes ses attentions, toutes ses joies. Lui qui s’était toujours montré d’une grande froideur envers sa compagne, donnait à son vieux chien des démonstrations d’affection comme il ne lui en avait jamais témoigné à elle. Ça, c’était vexant, humiliant pour une femme. Le soir, avant d’aller se coucher, il serrait la patte de Capitaine en lui souhaitant une bonne nuit. Et lorsqu’il dormait, si le vieux chien demandait à sortir, l’homme se levait sans hésitation afin de lui ouvrir la porte. En une circonstance alors que la bête était malade, il avait laissé son lit sept fois pour lui permettre d’aller au dehors. Parfois cependant, l’animal au lieu d’attirer l’attention de son maître pour aller à l’extérieur, prenait d’autre moyens. Une fois, il avait rongé avec ses griffes tout le bas de la porte. Ce qui avait mis Amanda en furie.

« Il vieillit », déclarait tristement l’homme assis près de la table, dans la cuisine, en regardant son chien, pendant que de grosses larmes coulaient de ses yeux et descendaient sur ses joues ridées, couvertes d’une barbe blanche de trois jours.

Croyant son ami malade, Latour faisait venir le vétérinaire, mais celui-ci après avoir examiné la bête, levait les deux mains en l’air d’un geste d’impuissance et déclarait que c’était l’âge, une maladie incurable. L’âge et la débilité qui en résulte. « Le seul remède à lui donner », dit-il, « ce sont les bons soins. » Désireux de faire tout son possible pour conserver à Capitaine son reste de forces, il lui achetait de la viande de choix chez le boucher.

La femme enrageait.

Un jour, ayant le goût de travailler la pâte, elle avait fait trois douzaines de biscuits au chocolat. Elle les avait particulièrement réussis et était contente d’elle-même. Au dîner, l’homme, après avoir avalé sa soupe et mangé une omelette, avait pris un biscuit entre ses doigts, l’avait élevé en l’air en regardant son chien qui avait tout le temps les yeux fixés sur lui. Alors l’animal avait ouvert la gueule et Latour avait laissé tomber le gâteau. Le chien l’avait happé au vol, se régalant de la friandise pendant que la figure de son maître exprimait le contentement et la satisfaction. Une minute plus tard il répétait le même manège.

Hors d’elle-même, la femme éclata : « Moi qui me suis donné du mal pour faire ces biscuits. Et tu les donnes comme ça au chien. Ça vaut la peine de faire quelque chose de bon. C’est stupide. »

— T’as rien à dire, c’est ma part que je lui donne, répondait l’homme, indifférent à la colère de sa femme. Mais tout de même le vieux chien empiffra les trois douzaines de biscuits.

Une autre fois, attendant un parent, Amanda avait fait un gâteau, mais le visiteur attendu ne vint pas. Alors une voisine étant entrée à la maison, elle le lui avait donné, disant : « Tenez, emportez-le, car autrement ce sera ce maudit chien qui le mangera. »

En dépit des bons soins, il était devenu bien malade, bien répugnant le vieux chien. Il perdait son poil et son corps était couvert d’ulcères. Et, lorsqu’il s’étendait dans la cuisine, il couvrait le plancher d’une bave immonde. Une bête bien malpropre, bien dégoûtante.

Une fois de plus Latour fit venir le vétérinaire, qui recommanda de saupoudrer de soufre le corps de l’animal, principalement sur les plaies.

Une jeune femme de la ville, cousine d’Amanda, venait depuis des années passer de temps à autre une semaine ou deux à la maison, payant généreusement sa pension. Elle avait sa chambre à elle qu’elle avait arrangée et décorée à son goût et dans laquelle elle avait mis une foule de choses à son usage : une berceuse, un miroir joliment encadré, une jolie carpette, etc. Or Amanda constata que son mari montait le soir ouvrir la porte de la chambre de la cousine et que le vieux chien malpropre, purulent et baveux allait s’étendre et dormir sur le tapis qui servait de descente de lit et sur lequel il laissait son poil et sa poudre de soufre en se secouant. Elle était indignée, révoltée.

À bout de patience, la femme tenta à plusieurs reprises de se débarrasser de la sale bête en lui offrant des aliments contenant du vert-de-Paris, préparation dont son mari se servait pour arroser les tiges des pommes de terre pour les protéger contre les parasites, mais, comme s’il eût été doué d’un instinct divinatoire, le chien refusa à chaque fois la nourriture offerte.

La cousine de la ville était de nouveau à la maison pour une dizaine de jours et, naturellement, Amanda faisait entendre ses plaintes, ses doléances. « Tu ne peux t’imaginer un homme comme ça », disait-elle. « Son vieux chien passe avant tout. Si, dans sa maison en flammes, il voyait sa femme, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs et son chien, il s’efforcerait tout d’abord de sauver son chien. Oui, son chien. Son chien et Poléon, il n’y a que cela qui existe pour lui. Ce pauvre Poléon ! » ajoutait-elle en prenant la voix éplorée de son mari. « Quand il en parle et qu’il songe à ce général dépérissant lentement à Sainte-Hélène, il est malheureux au possible. Pauvre Poléon ! s’exclame-t-il, des larmes aux yeux et dans la voix. Tiens, si je tombais malade et si je mourais, il aurait moins de peine que pour Poléon. Ça fait bien plus de cent ans qu’il est mort et il le pleure encore. » Et lancée sur ce sujet, elle continue : « Quand son chien Bayard est mort, il l’a enterré comme si ç’avait été son frère. Et ce qu’il a eu de la peine, ce qu’il a eu de la peine, je ne pourrai jamais assez le dire. Ah ! non, ce n’est pas moi qu’il aurait regrettée comme ça. Il a été des semaines rongé par le chagrin. Il ne parlait pas. Il pensait à son chien. Ah ! je me demande ce qu’il aurait fait s’il avait su que c’est moi qui l’ai empoisonné. Bien sûr qu’il m’aurait flanquée à la porte Pour son vieux chien écœurant il n’y a rien qu’il ne ferait pas. Il lui achète de la viande qu’il paie trente cents la livre. Rien de trop bon pour cette répugnante bête. Comme je te l’ai déjà dit, il se serait levé dix fois pendant la nuit pour le faire sortir, si l’animal en avait manifesté le besoin. Mais moi, lorsque j’ai été malade, je l’ai appelé une fois et lui ai demandé de m’apporter le vase de nuit, mais il n’a pas bougé. »

Il était vraiment bien malade le vieux chien. Par une chaude après-midi d’été alors que son maître reposait devant sa maison sur une chaise en rotin à moitié démolie par les pensionnaires, Capitaine, assis sur son arrière-train et la tête appuyée sur la jambe de Latour, frissonnait en dépit de la chaleur accablante. Ses flancs purulents et son corps tremblaient comme les feuilles au vent d’automne. Pitoyable, le cœur tout remué en contemplant la bête qui s’était réfugiée près de lui comme pour en obtenir un soulagement, l’homme songeait que les jours de son ami étaient comptés. La fin approchait. Il regardait l’animal qui dressait sa tête vers lui avec des yeux chargés de tendresse. Et un colloque s’engageait dans leurs regards entre les deux amis.

Le Maître. — La vie n’est pas drôle et, si je ne t’avais pas eu la mienne aurait été encore plus triste.

Le Chien. — Tu as été tout ce que j’ai connu de bon.

Le Maître. — Tous les gens sont des voleurs, mais toi tu n’as jamais dérobé une grillade ou une côtelette.

Le Chien. — Pourquoi l’aurais-je fait ? Tu m’as toujours bien traité. Souvent tu m’as donné ta part de dessert.

Le Maître. — Mon pauvre chien, nous sommes bien vieux tous les deux et il ne nous reste pas longtemps à vivre.

Le Chien. — Toi et moi nous nous reposerons. Grâce à toi je n’ai jamais connu la faim.

Le Maître. — Je n’ai jamais aimé personne comme toi.

Le Chien. — Un jour que deux dogues m’avaient attaqué, tu es venu à mon secours. Tu as cassé les reins du plus gros d’un coup de bâton et tu as chassé l’autre d’un coup de pied.

Le Maître. — Laisse-t-on maltraiter un fidèle ami ?

Le Chien. — Tu ne m’as jamais battu. Tu as été un bon maître.

Et dans les yeux de la bête galeuse, puante et couverte d’ulcères, il y avait comme des larmes tandis que la main du vieil homme caressait doucement le cou du chien tout frissonnant par cette chaude journée d’été.

Certes, le chien était bien vieux, bien affligé pour l’âge, mais il n’était pas le seul dans ce cas à la maison. Amanda, l’ancienne veuve, avait perdu de son reluisant et, avec ses cheveux grisonnants et son nez rouge, elle n’était plus troublante du tout et lui, Latour, n’était qu’un vulgaire habitant, fruste, buté, têtu et pauvre, pauvre. Comment avait-il pu la trouver charmante ? Comment avait-elle pu le croire riche ?

À maintes reprises pendant les froides journées d’hiver ou les lourdes et glaciales pluies d’automne, Amanda, rentrant dans sa cuisine après une absence de quelques minutes, s’adressait à son mari, disant d’un ton larmoyant : « Cyrille, ça n’a pas de bon sens d’être obligé de sortir pour aller à cette vieille cabane en arrière de la maison. Tu devrais faire aménager une chambre de toilette. »

Mais Cyrille ne répondait pas. C’était comme s’il n’avait pas entendu. D’ailleurs, il n’avait pas d’argent.

Mais, un automne, la municipalité désirant construire une voie qui relierait deux routes en forme de V qui, partant à un mille et demi de la ferme de Cyrille, la coupaient transversalement et allaient toujours en s’éloignant l’une de l’autre, lui offrit mille piastres pour une lisière de terrain pour un chemin de traverse. Mille piastres, c’était un montant et malgré qu’il lui répugnait de diviser ainsi une partie de sa terre, il accepta. Lorsqu’il eut été payé, Amanda revint à la charge au sujet de la chambre de toilette.

— Qu’est-ce que tu vas en faire de cet argent ? Le serrer ? Écoute, on a eu assez de misère avec la vieille cabane. Fais construire des cabinets. Tiens, Philias Marcheterre, qui est chômeur depuis deux mois, te ferait ce travail à bon marché. Va le voir.

Pour une fois Cyrille céda. Il rencontra le plombier Marcheterre et s’entendit avec lui sur le prix, le plan et le matériel. En deux semaines environ la chambre de toilette était terminée. Lorsque le plombier fit descendre la chute d’eau dans le bol de faïence, montrant que son travail était fini, Amanda eut un moment de profond contentement. Désormais elle n’aurait plus à sortir au froid pour se rendre à la vieille cabane, derrière la maison. Cyrille, lui, continua comme auparavant d’aller faire ses besoins dans son écurie penchée habitée uniquement par des rats.

La situation était aussi tendue que possible dans le ménage Latour. Un incident qui se produisit un soir provoqua un tragique dénouement à la crise qui durait depuis longtemps.

Depuis une semaine environ la femme avait chez elle une petite parente de la ville, une fillette anémique de cinq ans environ que la mère lui avait confiée pour quelque temps. Or, au souper, l’enfant, au lieu de demander un verre de lait, prit elle-même le pot sur la table pour remplir sa tasse, mais elle le renversa maladroitement sur la nappe et sur le plancher. Irrité de cet incident, Latour éclata en jurements pendant que la fillette toute énervée se mettait à pleurer.

Furieuse à son tour, la femme riposta : « Écoute, Cyrille, j’aime mieux essuyer un peu de lait que la bave de ton chien galeux, puant et écœurant qui porte à vomir tellement il est sale et qu’il pue. »

Après cela un silence hostile régna.

Le soir, les deux époux se couchèrent plus ennemis que jamais. De toute la nuit la femme ne put fermer l’œil tellement elle était en rage. Dès le lendemain elle mettait l’enfant dans l’autobus et la renvoyait à sa mère. Elle ne décolérait pas, ne pouvait se calmer. « Le maudit chien, il faut qu’il meure cette semaine. Si je ne le tue pas ou si je ne le fais pas tuer, je vais devenir folle. Je ne peux plus le voir, je ne peux plus l’endurer. Il faut qu’il disparaisse. Si je ne le tue pas, je veux que mon nom soit Vache. »

À ce moment le meurtre était dans son cœur. Elle aurait voulu les tuer tous les deux, l’homme et la bête.

Justement, ce jour-là, sa cousine de la ville revint pour une nouvelle visite. Naturellement elles causèrent de l’incident de la veille. « Je ne peux voir clair dans ce caractère-là », disait la femme en parlant de son mari. « C’est un homme impossible à comprendre. Il s’emporte, il devient furieux parce qu’une fillette renverse un pot de lait sur la table, mais l’été que j’ai eu le jeune Dumont en pension il endurait tout. Ce garçon-là faisait jouer l’appareil de radio aussi fort qu’il le pouvait pour entendre du jazz, ouvrait constamment les portes et était fatigant, agaçant au possible, mais parce qu’il me donnait un bon prix pour sa pension, il ne disait rien. Il devait penser : « Il est bien ennuyant, mais il paie… »

« Tiens, un homme comme Cyrille, il n’y en a pas un autre sur la terre. Il est impossible à comprendre. Tu ne saurais imaginer ce qu’il me fait enrager parfois. Il pourrait faire damner un saint du paradis. Toi, tu sais si nous sommes pauvres. Bien, je vais te raconter quelque chose et tu me diras si tu as jamais rien vu ou entendu de tel. Sur sa terre, près de la route, il y a une vieille maison en ruines qui a été inhabitée pendant vingt ans au moins. Lorsque les logements sont devenus rares et que les gens se sont mis à s’installer dans des garages, des écuries et tout ce que tu veux, il a loué cette bicoque à un couple. Le loyer était de quinze piastres par mois. La femme paya un mois, puis un autre. Après cela les locataires furent quatre mois sans payer. La femme arriva ensuite un jour et annonça : « Mon mari a perdu sa job et nous allons partir, nous en aller à la ville. Voici cinquante piastres pour le loyer. Je vous paierai les dix autres aussitôt que je le pourrai. Je dois aussi à l’épicier, mais il lui faudra attendre ». En parlant elle avait donné cinq billets de dix piastres à Cyrille. Alors, le croiras-tu, il prend l’un des billets qu’il venait de recevoir, le remet à la femme, disant : « Vous donnerez cela à l’épicier et vous m’enverrez mes vingt piastres lorsque vous le pourrez ». Je n’en revenais pas. J’aurais pu prendre ma poêle à frire qui était à côté de moi et la lui rabattre sur la tête. Est-ce assez fou ? Non, est-ce assez fou ? »

Le soir, comme elle faisait souvent, la cousine annonça : « Moi, je vais à la salle de danse. Tu ne viens pas avec moi ? Tu prendrais un verre de bière. Ça te ferait du bien. » Alors, laissant Latour à la maison, les deux femmes partirent pour le lieu d’amusement de l’endroit. Comme d’ordinaire, il y avait beaucoup de monde réuni là. Chacun cherchait à se distraire, à oublier ses tracas en prenant un verre. Les deux femmes prirent place à une table. Un homme d’une trentaine d’années, maintenant chauffeur de camion, mais qui, auparavant, avait été pendant des années livreur pour la principale épicerie de l’endroit, et qui connaissait les deux visiteuses, s’approcha d’elles et entama la conversation. Ils étaient là à causer tous les trois en prenant un verre de bière, mais comme quelqu’un qui a mal au cœur et qui renvoie les aliments qu’il a sur l’estomac et qu’il n’a pas digérés, Amanda avait besoin de parler de ce maudit chien. Alors elle parlait et elle exprimait son désir éperdu de le voir mort. « J’sais pas ce que je donnerais pour qu’il disparaisse », déclarait-elle. Et ils buvaient un verre de bière, puis un autre. Dans la salle du restaurant, l’entrain régnait. L’on entendait des rires, des éclats de voix, le bruit d’une bouteille que l’on ouvre. Avec ses vieux doigts déformés aux ongles vernis, ces doigts qui avaient lavé tant d’assiettes, Amanda portait son verre à ses lèvres. Sous l’éclat des lampes électriques, toutes les déceptions, tous les désappointements, les embêtements qui avaient rempli sa vie se lisaient clairement sur sa figure ravagée.

— J’voudrais ben le voir mort, déclarait-elle, la bouche pâteuse.

Résolu, le chauffeur lui dit comme ça :

— Ben, tracassez-vous pas, mame Latour. Je vas vous l’écraser moi, votre vieux chien. Ça fait assez longtemps qu’il jappe lorsque je passe devant chez vous. Écoutez, tâchez que vot’mari soit absent de la maison demain et je vous promets de l’écraser en passant. J’vas lui faire son affaire à vot’chien.

Alors elle le regarda. Il lui sembla qu’il était un sauveur. Elle aurait pu le prendre dans ses bras et l’embrasser. On lui aurait dit qu’elle héritait de quatre mille piastres qu’elle n’aurait pas éprouvé la moitié du contentement qu’elle ressentait en ce moment. L’on se sépara tard dans la nuit après avoir ingurgité d’autres verres de bière. Et le chauffeur répétait :

— J’vas lui faire son affaire à vot’chien, vous verrez.

Au moment de se quitter, après un dernier verre, l’homme répéta une fois de plus :

— Tracassez-vous pas, mame Latour, j’vas lui faire son affaire à vot’chien.

— Bon, pis tu viendras à la maison et je te donnerai un bon dîner, déclara la femme.

C’était vrai que Capitaine détestait le chauffeur de camion car le lendemain, lorsqu’il vit apparaître la voiture, en dépit de sa faiblesse et de son mal, il s’avança au bord de la route et, suivant son habitude, se mit à aboyer. Il n’était cependant pas dans la ligne de la voiture, mais le conducteur imprima un brusque coup au volant et le lourd camion déviant légèrement, passa en trombe, écrasant en bouillie sanglante le vieux chien hargneux.

Cette mort fut pour Latour une catastrophe sans nom, le plus effroyable malheur qui pouvait le frapper. Pour lui elle signifiait la fin de tout. Désormais la vie n’avait plus de sens. Muet, hagard, il allait comme un somnambule, comme un halluciné, avec un air de dément.

Trois jours plus tard sa femme le trouva pendu dans sa grange. Il avait une face de supplicié.