Chez l'auteur (p. 171-195).

JEUX DU DESTIN


Ils se nommaient Philémon Massé et Isobel Brophy.

Vrai, la fête du roi n’avait pas porté chance à ces deux jeunes gens. La célébration de cet anniversaire dans tous les pays de l’Empire et le congé de cette journée dans les divers domaines de l’activité quotidienne avaient été cause que la destinée de ces deux êtres avait été complètement changée.

Des lettres annonçant des décisions importantes qu’ils avaient jetées le matin à la poste avaient dormi là tout le jour au lieu d’être placées dans des trains et, par suite de ce retard, elles n’étaient jamais parvenues à leurs destinataires. Les résolutions qui devaient décider de leur avenir n’avaient jamais été connues de ceux qu’elles concernaient.

Si la lettre de Philémon était partie le matin, elle serait arrivée à temps ; si celle d’Isobel était partie vingt-quatre heures plus tôt, Philémon l’aurait reçue. La vie des deux amoureux aurait été différente.

Le destin avait mêlé les cartes, s’était fait un malin plaisir de briser les rêves des deux jeunes gens.

Philémon Massé était le fils d’un agent d’assurances de Formont, petite ville de la province de Québec. Comme cette occupation ne lui procurait pas un revenu suffisant pour vivre, il y avait joint celle de vendeur d’instruments aratoires aux fermiers de la région. N’étant nullement satisfait de son existence médiocre, il aurait voulu que son fils fît mieux que lui, pût mener une vie plus large, moins difficile et, dans ce but, alors que le garçon était âgé de dix-sept ans, il l’avait envoyé étudier à un fameux collège commercial américain, à Poughkeepsie. Le père comptait que son fils apprendrait là les meilleures méthodes modernes des affaires et qu’il pourrait s’assurer ainsi un bel avenir. Philémon passa deux ans dans cette institution. Là, il se lia d’amitié avec un jeune Américain, Frank Fagan, de Rochester. Parfois en causant, ils parlaient de leur avenir.

— Qu’est-ce que tu as l’intention de faire en partant d’ici ? demandait Fagan à son ami.

L’autre était un peu embarrassé car il n’avait pas encore sérieusement envisagé la situation.

— Oh ! moi, répondit-il après un moment de silence, j’aimerais voyager.

— Voyager ? As-tu de l’argent pour voyager ? interrogea Fagan avec un sourire amusé, car c’était déjà un garçon pratique qui savait qu’il faut de l’argent pour tout.

— Non, avoua Massé, ma famille n’est pas riche.

— Alors, il te faudra te mettre à l’œuvre et travailler. Lorsque tu auras de l’argent, tu pourras voyager.

Devant cette affirmation réaliste, Massé resta songeur.

— Et toi, fit-il à son tour, quelle carrière comptes-tu embrasser ?

— Moi, c’est entendu, je ferai comme mon père. Je serai agent d’immeubles. En réalité, je serai son associé. Il m’initiera à la besogne et je crois que je ferai très bien. Mon père est un homme d’affaires fort connu qui se fait un beau revenu. Pourquoi ne prendrais-tu pas la même ligne ? Il y a toujours des gens qui veulent vendre leur maison ou en acheter une. Tu sers d’intermédiaire entre eux et tu te fais ainsi d’avantageuses commissions. Il s’agit pour toi de savoir parler et de convaincre le client.

— C’est une idée, une bonne idée, je crois, reconnut Massé.

Au bout de deux ans, les deux jeunes gens se séparèrent. Fagan retourna à Rochester et Massé à Formont. Là, ce dernier se fit faire un petit panneau portant l’inscription : Philémon Massé, agent d’immeubles, et le posa dans l’une des fenêtres du bureau de son père. L’autre vitrine portait une enseigne semblable avec le nom : Victor Massé, agent d’assurances.

Comme le lui avait dit son ami Fagan, il y avait toujours des gens désireux d’acheter une maison et d’autres d’en vendre une. Cependant beaucoup de ces transactions se faisaient directement de vendeur à acheteur et, malgré tous ses efforts, Philémon Massé réussissait tout juste à vivre. Il habitait avec ses parents, mais ceux-ci moururent à quelques mois d’intervalle, trois ans après que leur fils se fut lancé dans l’immeuble. Le père avait été désappointé du maigre succès de son fils. Souvent, en pensant à lui, alors qu’il était à Poughkeepsie, il avait cru qu’au contact des Américains il aurait acquis l’initiative et le talent des affaires. Toutefois, il avait dû admettre que tel n’avait pas été le cas et il était amèrement déçu. Bien des pères déplorent la même chose.

À la mort de son père et de sa mère, Philémon Massé se trouva à hériter d’une couple de mille piastres lentement amassées pendant bien des années. Pour lui, c’était une somme considérable. Il avait toujours songé à voyager. C’était là son rêve depuis bien longtemps. Il se dit alors qu’il allait le réaliser. Ce qu’il voulait, c’était de voir l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Certes, il comptait bien ne pas s’éterniser dans ses pérégrinations. Ses moyens ne le lui permettaient pas. Tout simplement, il ferait un voyage de deux mois. À son retour, il se mettrait à la besogne, satisfait d’avoir vu les pays qui, depuis longtemps, hantaient son imagination.

Depuis son retour du collège américain, Philémon Massé était resté en rapport avec son ami Fagan. Ils s’écrivaient de temps à autre, se tenant au courant de leur vie. Comme ce dernier l’avait annoncé dans le temps, il était entré dans le bureau de son père et, sous la direction avisée de celui-ci, il faisait très bien.

Massé, lui, était moins enthousiaste. Il informa toutefois son ami qu’il était sur le point de partir en voyage. Quelques jours plus tard il s’embarquait pour l’Angleterre où il arrivait après une traversée de sept jours.

La malchance le guettait car le deuxième jour de son arrivée à Londres il fut frappé et renversé par un taxi. À l’hôpital où on le transporta, les médecins constatèrent qu’il avait subi une double fracture de la jambe gauche. Vraisemblablement il serait immobilisé pendant près de deux mois. On comprend son désespoir. La première semaine fut particulièrement pénible car il n’avait jamais été malade et il se trouvait soudain cloué dans son lit, incapable de bouger. Il se sentait comme perdu dans cette maison étrangère. Les seules visites qu’il avait étaient celles du médecin qui passait rapidement, une minute à peine, auprès de chaque patient, et celle de la garde qui lui prodiguait ses soins. Tout d’abord celle-ci parut distante, accomplissant mécaniquement ses fonctions, mais, le voyant si seul, sans un parent ou un ami, et le trouvant si sympathique, si reconnaissant pour ses services, elle s’humanisa, prit l’habitude de causer un moment tout en vaquant à son travail. Lorsqu’il entendait son pas feutré, à peine perceptible, dans le corridor et qu’elle ouvrait la porte de sa chambre, il lui souriait et elle lui disait bonjour, lui demandait comment il avait passé la nuit. À la voir, il se sentait réconforté, encouragé. Et ainsi, sans s’en rendre compte, il fut pris pour elle d’un profond attachement. Son nom était garde Brophy. Elle était née et avait été élevée à Londres. Son père était mort, mais sa mère vivait encore et demeurait chez son autre fille mariée. Il y avait maintenant quatre ans qu’elle était dans cet hôpital.

Les jours s’écoulaient lentement et la fracture de la jambe guérissait sûrement. Dans une couple de semaines, Massé pourrait marcher. Cette pensée le réjouissait, mais il savait qu’il aurait regret de se séparer de cette jeune fille dont il s’était épris. Il ne pouvait faire de plans pour l’avenir, car il n’était qu’un petit agent d’immeubles dans une localité où il faisait peu d’affaires, juste assez pour vivre. De retour au pays, il verrait toutefois à améliorer sa situation, mais, pour le moment, il n’avait pas de perspectives encourageantes. Aussi était-il réservé dans ses entretiens avec garde Brophy, Isobel de son petit nom. Le jour de son départ il lui dit toutefois : « J’ai beaucoup pensé à vous ; je penserai souvent à vous. On ne sait pas ce que la vie nous réserve, mais je vous reverrai. En attendant, je vous écrirai. Vous permettez que je vous écrive, n’est-ce pas ? »

— Oui, je recevrai vos lettres avec plaisir, répondit-elle, plus émue qu’elle voulait le paraître.

— Et vous y répondrez ?

— Mais sûrement, assura-t-elle d’un ton sérieux.

Il lui serra la main.

— Je ne vous dis pas adieu, fit-il en regardant la blonde figure fleurie de deux yeux bleus.

Il s’en alla.

Pendant ses jours à l’hôpital, il avait renoncé aux voyages qu’il avait projetés. Il lui semblait que l’accident dont il avait été victime était un avertissement du sort de ne pas pousser plus loin ses aventures. D’ailleurs, il n’avait plus d’argent.

Pendant que le paquebot le ramenait au pays, il songeait aux moyens à prendre pour augmenter le chiffre de ses affaires et se créer un revenu suffisant pour faire venir Isobel Brophy au Canada et l’épouser car c’était cela maintenant qu’il était décidé à faire.

Il avait vu cette jeune fille tous les jours pendant plus de deux mois, il avait été à même d’apprécier ses qualités et il était certain qu’il serait très heureux avec elle. Toutefois, il lui fallait gagner de l’argent pour la faire vivre. À vendre des maisons, des magasins, des boutiques, des lots à bâtir, des fermes dans la petite ville qu’était Formont il ne pourrait jamais que faire une petite vie comme son père. C’était un centre trop étroit, trop tranquille. Tout de même, le jour de son arrivée, il se rendit au bureau du journal local « Le Progrès de Formont », dans lequel il avait souvent mis des petites annonces, et demanda qu’on voulût bien insérer une note annonçant que M. Philémon Massé, agent d’immeubles, était de retour d’un voyage de deux mois en Europe et qu’il serait dorénavant tous les jours à son bureau pour recevoir les clients. Il écrivit aussi à son ami Fagan, à Rochester.

Les affaires marchaient lentement. Celui qui avait une maison à vendre mettait une affiche sur l’édifice et l’acheteur qui la voyait entrait pour discuter les conditions. Pour les terres, l’habitant faisait annoncer par le crieur public le dimanche à la porte de l’église que sa ferme était à vendre. Les intéressés se présentaient et bâclaient le marché sans recourir à l’agent d’immeubles. Tout de même, avec l’optimisme de la jeunesse, Massé espérait que les conditions s’amélioreraient. Entre temps, il écrivait à Isobel Brophy à l’hôpital de Londres et, à son tour, il recevait des lettres qui le comblaient de joie et augmentaient son désir de faire de l’argent le plus rapidement possible afin de faire venir son amie. Chaque missive prenait exactement huit jours à faire la traversée et à parvenir au destinataire. Avant d’ouvrir l’enveloppe, Massé regardait toujours la date timbrée par le bureau de poste. Toujours, la réponse attendue arrivait en huit jours.

Il y avait plus de six mois que Massé était de retour d’Angleterre et la situation était la même. Il se sentait alors un peu déprimé et découragé. À ce moment, il reçut une lettre de son ami Fagan. Ce dernier lui apprenait la mort de son père survenue il y avait quelques semaines. « Son départ cause un grand vide dans ma vie », disait le jeune Américain. « C’était un père et un ami, un conseiller précieux et un associé impossible à remplacer. Dans les circonstances, j’ai pensé à toi. Je ne saurais m’occuper seul de mon bureau qui est l’un des plus importants de Rochester. Tu es un honnête garçon en qui j’ai une entière confiance et qui pourrait me rendre de grands services. Je te propose de te prendre à mon emploi pour un an, après quoi, avec l’expérience acquise, tu pourrais devenir mon associé. Il n’y a aucun doute que tu pourrais t’initier à mes affaires en très peu de temps. Arrache-toi de ta petite campagne où tu ne feras jamais que végéter toute ta vie si tu persistes à rester là. Je t’offre et te garantis pour ta première année un salaire de $2,500, ce qui te permettrait de vivre convenablement et même de faire quelques économies. Réponds-moi au plus tôt. Accepte l’occasion qui se présente. »

Frank Fagan

Immédiatement sa résolution fut prise. La chance s’offrait maintenant à lui. Il partirait pour Rochester. Tout ce qu’il demandait, c’était huit jours pour régler ses affaires. C’était la veille de la fête du roi. Une semaine plus tard il dirait adieu à Formont. Lorsqu’il eut répondu à son ami Fagan, Massé écrivit à Isobel Brophy lui annonçant la bonne nouvelle et l’invitant à venir le rejoindre au Canada si elle était disposée à l’épouser. Pendant les trois prochaines semaines, elle pourrait lui écrire à poste restante, à Rochester. Aussitôt installé là, il lui donnerait son adresse. Le jeune homme venait de terminer sa lettre et il allait sortir pour la jeter dans la boîte postale lorsqu’une automobile arrêta devant la porte de son bureau. Un fermier en descendit et entra.

— Vous avez annoncé une terre à vendre. Je voudrais la voir.

— C’est à six milles d’ici, fit l’agent d’immeubles.

— Très bien. Je suis pressé. Montez dans ma voiture et filons.

L’on se mit en route.

L’habitant inspecta la terre à vendre — une ferme de 90 arpents — la maison, les bâtiments. Puis il s’informa du prix.

— C’est $5,000, lui fut-il répondu.

— Je la prends, déclara sans hésitation le fermier.

Il avait pris le même ton dont il avait prononcé le « oui » sacramentel lorsque le curé lui avait posé la question : « Consentez-vous à prendre Azilda Léger pour femme ? »

Les trois intéressés se rendirent chez le notaire de Formont qui rédigea l’acte de vente. Le contrat fut signé et le paiement fut fait séance tenante. Philémon Massé recevait $500 comme commission. Dans la précipitation avec laquelle il avait conclu sa dernière vente, il avait oublié la lettre qu’il avait écrite au cours de l’après-midi et qu’il se disposait à aller mettre à la poste lors de l’arrivée du fermier. Je la mettrai dans la boîte demain matin, fit-il. Là dessus il se mit au lit et s’endormit.

Le lendemain matin, après son déjeuner, il mit à la poste la lettre à Isobel Brophy. À la même heure, de l’autre côté de l’océan, celle-ci confiait également une communication au service postal à l’adresse de Philémon Massé. Comme dans un pays et dans l’autre, l’on célébrait par un congé la fête du souverain, les deux épitres reposèrent tout le jour dans les bureaux du gouvernement.

Ce n’est que le soir qu’elles partirent pour leur destination. Les huit jours que Philémon Massé s’était accordés pour liquider ses affaires furent bientôt écoulés. La veille de son départ, il alla acheter son billet de chemin de fer, afin de s’embarquer sans retard le lendemain matin. En se rendant à la gare, il se rendait compte qu’il disait adieu à la petite ville où il avait vécu jusque-là, où son père et sa mère étaient inhumés, il savait qu’il laissait derrière lui tous ses souvenirs, mais il n’éprouvait aucun regret. L’avenir lui paraissait trop beau. Dans le train qui l’emportait à Rochester, le jeune homme avait l’impression de voler à la conquête du bonheur. Son esprit était plongé dans l’allégresse. Il s’en allait occuper un emploi lucratif et il n’avait pas le moindre doute qu’Isobel Brophy accepterait de se rendre au Canada et de l’épouser. Décidément, la vie était belle.

Le soir de ce jour-là, une lettre arriva pour lui à Formont. Il ne la reçut jamais.

Les jours qui suivirent son arrivée à Rochester, il allait chaque matin réclamer une lettre au bureau de poste restante. Il n’y avait rien. Évidemment se raisonnait-il, il faut laisser aux messages le temps de se rendre. Malgré cela, son impatience était grande. Deux semaines, trois semaines s’écoulèrent et rien encore. Cela dépassait son entendement et il était non seulement extrêmement désappointé, mais anxieux, inquiet. Son amie était-elle subitement tombée malade ? N’avait-elle pas été comme lui victime d’un accident ? Il écrivit de nouveau, donnant son adresse à Rochester. Même silence. À une semaine d’intervalle il écrivit deux autres lettres. Aucune réponse ne vint. Plus déterminé que jamais à épouser Isobel Brophy il se confia à son ami et patron Frank Fagan, lui disant qu’il songeait à traverser en Angleterre pour rejoindre son amie et l’amener au pays avec lui.

— Fais comme tu l’entends. Pars et bonne chance, lui répondit-il.

Philémon Massé retourna donc à Londres et courut à l’hôpital. Là, on l’informa que garde Brophy avait donné sa démission et était partie. On ne pouvait lui donner aucun autre renseignement. Tout simplement elle était partie. On ne savait rien de plus. Massé eut beau s’informer, interroger d’autres gardes et le médecin qui l’avait traité lors de son accident, personne ne pouvait lui donner la moindre information. Il n’y avait rien à faire. Amèrement déçu, il dut prendre le chemin du retour.

Sur le navire qui le ramenait en Amérique, le hasard lui donna comme voisine sur les chaises du pont une jeune anglaise, Eileen Forrester, qui attira rapidement son attention. C’était vêtue d’une simple robe de soie noire, une grande rousse aux yeux verdâtres surmontés de longs cils. En réalité une ravissante jeune fille aux formes opulentes, âgée d’environ vingt-quatre ans. Elle s’en allait rejoindre sa sœur mariée à un télégraphiste, à New York.

Un nouvel amour chasse un amour malheureux. Après une vaine tentative pour retrouver garde Brophy, son amie, il avait rencontré une autre jeune femme qui lui faisait oublier l’autre.

Évidemment, Massé traversait une crise amoureuse et il se serait épris de toute autre femme qui lui aurait témoigné de l’intérêt. C’était l’instinct qui parlait en lui…

Une vive sympathie qui, en deux jours devint un sentiment dominateur, puis un fougueux attachement, lia bientôt ces deux jeunes gens. Ils se sentaient irrésistiblement attirés l’un vers l’autre. À la fin de la traversée, ils s’aimaient éperdument et ne comprenaient pas qu’ils pussent jamais être séparés. En débarquant, ils coururent chez un ministre de l’église presbytérienne — secte religieuse de la jeune fille — qui les maria en dix minutes.

Désormais, ils étaient mari et femme pour la vie.

Le bonheur entrevu n’était qu’un rêve.

Le désenchantement vint vite pour Philémon Massé. La jeune fille si séduisante, si charmante, qui l’avait ensorcelé en quelques jours, n’était plus celle qui l’avait conquis. Au bout d’un mois à peine, elle s’avérait un être désagréable, violent, impossible à endurer. C’était une femme acariâtre, hargneuse, cherchant toujours à blesser. Une mégère dans toute la force du mot. Son mari se rendait compte qu’elle était irresponsable. C’était sa nature qui était ainsi.

Elle aurait été la même avec n’importe quel homme qu’elle aurait épousé.

Ah ! les beaux rêves qu’il avait faits pendant les six jours de la traversée lui avaient apporté de bien cruelles désillusions. Et il n’y avait rien à faire, rien à espérer. On ne change pas un caractère déjà formé. Il savait qu’il serait malheureux toute sa vie. Une amère résignation entrait en lui. Néanmoins après deux ans de mariage, les époux eurent un fils qu’ils nommèrent Victor, comme son grand-père. Cet événement ne changea en rien l’humeur de la jeune femme.

Traversant un jour un grand magasin à rayons, Massé aperçut un ravissant kimono en soie bleue fleurie de grosses roses qui paraissaient embaumer. Tout de suite, il pensa à sa femme. En imagination, il la voyait enveloppée de ce vêtement, le soir, dans leur living room. Nul doute qu’il ferait plaisir à sa compagne en le lui offrant.

Il acheta donc le kimono objet de son admiration, l’apporta avec lui et, en rentrant à la maison pour le souper, remit le colis à sa femme. D’un air soupçonneux elle ouvrit la boîte, prit le vêtement, le déplia, le tint trois secondes devant elle au bout des bras.

— Que veux-tu que je fasse de ça ? demanda-t-elle d’un ton colère. C’est bon pour les actrices de cinéma à Hollywood, pas pour une femme comme moi. Tiens, donne-le à qui tu voudras.

Et ce disant, elle lui lança le beau kimono de soie bleue sur laquelle de grosses roses donnaient l’illusion d’embaumer la pièce.

C’était ainsi qu’elle était.

Un soir qu’elle se sentait malade et s’était mise au lit à bonne heure, il eut l’idée de lui préparer un café noir, espérant que ce breuvage la soulagerait un peu. Tenant sa tasse encore fumante, il entra dans la chambre où reposait sa compagne.

— Tiens, prends ça, dit-il, ça te fera du bien.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Mais, tu vois. Un café noir.

— Ah oui, du café noir dans lequel tu as mis du poison. Espèce de Crippen, tu veux m’empoisonner, te débarrasser de moi. Bien je ne le prendrai pas.

Et comme le mari insistait, du revers de la main elle lui fit sauter la tasse des doigts, l’envoyant sur le plancher où elle se brisa en éclats pendant que le liquide se répandait sur le tapis.

Plus tard, alors qu’ils étaient mariés depuis dix ans, la femme reçut une lettre de sa mère demeurée en Angleterre, lettre dans laquelle la vieille femme disait son ennui de vivre seule, loin de ses deux filles qu’elle n’avait pas vues depuis tant d’années.

— Mais vas la voir ta mère, suggéra le mari. Ça lui fera plaisir de passer une couple de semaines avec toi et ça te fera du bien à toi de voyager, de faire la traversée. Ce sera une distraction qui te sera très profitable.

— Tu voudrais m’envoyer là-bas pour qu’il m’arrive un accident, tu voudrais que je ne revienne pas. C’est ce que tu désires. Je m’imagine que tu serais pas lent à faire entrer une autre femme dans la maison. Hé bien, je n’irai pas.

Ah ! Philémon Massé avait une femme bien aimable, bien charmante.

Elle-même reconnaissait qu’elle avait un sale caractère.

« Lorsqu’on n’est pas capable de s’endurer soi-même, il est bien difficile d’endurer les autres, » déclarait-elle franchement un jour.

En une semaine, pas moins de dix servantes qui s’étaient présentées chez elle avaient, les unes pris la fuite lors de leur première entrevue, d’autres avaient quitté la place après quelques heures d’emploi et les autres avaient été congédiés par l’irascible maîtresse.

Travailler, se dépenser, se dévouer et ne jamais rencontrer d’appréciation, ne jamais voir un sourire illuminer la figure de sa compagne, c’est pénible, extrêmement pénible. Au lieu de cela, c’était une femme maussade, grincheuse, que Massé trouvait en rentrant chez lui. Jamais une heure de joie, de contentement. Pas une parcelle de bonheur à son foyer. Son ami et associé Frank Fagan qui était marié et avait trois enfants, deux garçons et une fille, paraissait être très heureux, absolument satisfait de son sort. Comme leurs destinées étaient différentes, songeait-il souvent.

Fréquemment au cours de ces années d’infortune, Massé se demandait quel aurait été son sort s’il avait épousé garde Brophy au lieu d’Eileen Forrester. Dans ces moments, il se plaisait alors à se dire que son existence aurait été toute autre, qu’il aurait connu ces joies d’un foyer uni, qu’il aurait goûté la douceur d’une entente parfaite avec sa compagne. Et toujours, il se posait la question : Qu’était devenue son ancienne amie ? Pourquoi n’avait-elle pas répondu à ses lettres ? Pourquoi avait-elle quitté l’hôpital sans le prévenir ? Autant d’énigmes qu’il ne pouvait expliquer et qui restaient pour lui des mystères.

Pendant ce temps, le fils Victor grandissait. Il était aux études, fréquentait un collège de renom et le père le voyait rarement. Cela ne l’affligeait guère, car le garçon était trop semblable à sa mère. Il avait hérité du caractère difficile et acariâtre de celle-ci, et ne témoignait jamais d’affection à l’auteur de ses jours. Au contraire, dans les discussions et les querelles qui surgissaient souvent entre ses parents, il intervenait ordinairement lorsqu’il était présent, lançant un mot désagréable à son père et prenant le parti de sa mère, même lorsqu’elle avait manifestement tort.

Non. Philémon Massé n’était pas heureux dans sa maison. Alors, pour oublier, il s’absorbait le plus possible dans sa besogne. Là, il oubliait momentanément ses ennuis. Comme les affaires allaient bien et qu’il s’entendait parfaitement avec son ami Fagan, il vivait de bonnes heures au bureau, mais chez lui, la vie était bien pénible, bien amère.

Ses études terminées, Victor entra chez un opticien pour apprendre le métier. Trois ans plus tard, il quitta Rochester et s’en alla dans le voisinage de Boston où il s’établit à son compte. La séparation du père et du fils fut très froide. Deux ans plus tard, Victor revint toutefois à la maison paternelle pour une courte visite. Il venait de se marier et il voulait présenter sa femme à ses parents.

En vieillissant, l’épouse de Massé devenait encore plus hargneuse et la vie à la maison était quasi intolérable. Mais même si l’existence est remplie de contrariétés et d’ennuis, le temps passe, les jours s’écoulent et tout prend fin. Il y avait trente-trois ans que Philémon Massé et Eileen Forrester étaient mariés lorsque la femme mourut. Le mari se trouva libéré. Certes, c’était un soulagement. Désormais, il n’aurait plus à endurer les traits empoisonnés qu’elle lui décochait continuellement mais c’était une mince satisfaction car sa vie était irrémédiablement gâchée. La défunte léguait sa part des biens de la communauté à son fils. Ce dernier fut informé du décès de sa mère, mais il télégraphia qu’il ne pouvait se rendre à Rochester pour les funérailles, sa femme étant gravement malade. Deux semaines après l’enterrement, le père lui adressait une lettre chargée renfermant la somme qui lui revenait comme héritage.

Environ un an plus tard, Frank Fagan, l’associé de Massé fut un matin trouvé mort dans son lit. Il avait succombé à une crise cardiaque. Ce fut là pour ce dernier un pénible et douloureux événement, car le défunt avait toujours été un ami sincère et un associé honnête et loyal. Les deux fils du mort, Will et Eddie, qui faisaient partie du bureau depuis quelques années, devinrent à leur tour les associés de Massé. Avec les deux garçons, toutefois, ce n’était pas la même chose qu’auparavant. Ils étaient jeunes et leurs idées différaient de celles du partenaire de leur père. Massé, qui au cours des ans, avait amassé de considérables économies, décida alors de se retirer des affaires, laissant les deux fils du défunt conduire l’entreprise fondée par leur grand-père.

Massé était maintenant libre de toute occupation. Il pouvait faire de ses jours l’emploi qu’il voulait, mais habitué à une vie active, le temps lui paraissait long, bien lent à passer et ses journées étaient vides. Il avait été malheureux pendant tant d’années à la maison, qu’il était maintenant inapte à goûter le calme et la paix. Évidemment, il n’avait plus d’ennuis, mais il les avait éprouvés pendant si longtemps qu’ils étaient devenus une espèce d’habitude et, sans s’en rendre clairement compte, il trouvait que sa vie était trop changée. Puis, il se sentait comme perdu dans la foule de ceux qui bataillent pour gagner le pain quotidien. Le matin après son déjeuner au restaurant, il rentrait chez lui, lisait son journal, mais rien ne le passionnait, ne l’intéressait. Après son souper, toujours au restaurant il parcourait les journaux du soir qui ressemblait fort à ceux du matin. Telle était sa vie. Et jamais de nouvelles de son fils.

Le veuf se sentait extrêmement las ; il était vieilli avant l’âge, affreusement vieilli. Comme en rêve, il songeait à Isobel Brophy, se demandant si elle vivait encore ou si elle était morte. Et il se reprochait toujours l’erreur qu’il avait commise en épousant sans la connaître la jeune fille qui était devenue sa femme et qui avait gâté sa vie. Comme tant d’autres jeunes gens, se disait-il comme pour s’excuser, il avait été pris par le piège de la chair ; l’instinct avait aveuglé sa raison. C’étaient là les pensées qui hantaient maintenant sa tête grise.

Puis voilà que le vieil homme devint obsédé par l’idée de son fils, de ce fils qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps, qui s’était toujours comporté comme un étranger à son égard, qui ne lui avait jamais porté aucun attachement et qui ne lui donnait jamais de ses nouvelles. Malgré tout cela, c’était son fils, il l’avait engendré. C’était un être auquel il avait donné la vie, qui était une partie de sa chair. Le père était seul et il était hanté par le souvenir de ce garçon, le seul parent qu’il avait au monde. Le revoir, contempler ses traits, entendre le son de sa voix, lui serrer la main, cela s’imaginait-il, le rendrait bien heureux. Il aurait voulu partir, lui rendre visite, puis il réfléchissait, il se rendait compte que c’était là un projet chimérique. Évidemment, si son fils avait désiré le voir, il serait venu à Rochester, du moins, il lui aurait écrit. Rien de tout cela. Le fils vivait comme si son père était mort. Néanmoins, six ans après la mort de sa femme Massé qui dépérissait dans sa solitude, se décida soudain à aller voir Victor. C’était là le même désir éperdu, incontrôlable qu’il avait éprouvé autrefois lorsqu’il avait épousé Eileen Forrester après l’avoir connue six jours. Un matin, il prit donc le train pour Everett, la petite ville dans le voisinage de Boston où son fils exerçait son métier d’opticien. Celui-ci avait donné son adresse lorsqu’il avait accusé réception de l’argent reçu à la mort de sa mère. En arrivant à cet endroit, le père vit le nom : Victor Massey, opticien, sur l’enseigne apposée dans la fenêtre du bureau. Il resta un moment stupéfait. Ainsi donc, son fils avait anglifié son nom. Massé eut à ce moment l’impression que c’était un parfait étranger qui occupait la maison et il fut un moment sur le point de rebrousser chemin et de s’en retourner chez lui ; mais brusquement, il fonça en avant, ouvrit la porte et se trouva dans un bureau. Son fils donnait des explications à un client. De la main Victor indiqua un siège au visiteur. Pendant que les deux hommes parlaient, Massé examinait celui qui était son fils. Ah ! les années l’avaient bien changé, avaient mis sur sa figure un masque dur et même antipathique.

L’étranger parti : Que puis-je faire pour vous, monsieur ? interrogea l’opticien en se tournant vers son père.

— Comment, tu ne me reconnais pas ? demanda celui-ci en regardant son fils bien en face.

À ce son de voix, et en fixant profondément la figure dressée devant lui, Victor s’exclama : Ah ! mon père. Je ne me remettais plus votre figure. Ça fait du temps qu’on ne s’est pas vu et, pour dire la vérité, vous n’avez pas rajeuni. Puis, je suis fatigué, très fatigué, et j’ai peine à me rappeler le passé. Mais vous, malgré les années, vous paraissez bien.

— La santé n’est pas mauvaise, c’est le moral qui est affecté.

— Je comprends, fit Victor, puis il ajouta : Êtes-vous ici pour longtemps ?

À cette question, Massé vit le faible degré d’attachement que son fils avait pour lui. Simplement il était un étranger qui l’importunait.

— Non, répondit-il. Je suis ici simplement en passant, car je me rends voir des amis à Boston. Je profitais du voisinage pour te dire bonjour.

— Ça, c’est une visite qui est courte. Je ne vous retiendrai pas, ajouta-t-il, car ma femme est malade depuis un mois à l’hôpital et cela me tracasse. En plus, je mange mal. Je n’ai qu’une jeune fille de seize ans pour tenir ma maison et préparer mes repas, mais elle cuisine si mal que la moitié du temps, je vais manger au restaurant. Vous savez, les servantes sont difficiles à trouver. Lorsque vous reviendrez, vous passerez, je l’espère, quelques jours avec nous.

Le père n’était pas dupe de ces maladroits mensonges que son fils inventait tout en parlant.

Oui, ils avaient été séparés dans la vie et le fils était devenu indifférent à l’endroit de l’auteur de ses jours. Le garçon s’était fait une carrière, il avait vécu loin de lui, il avait ses amis, ses connaissances, les parents de sa femme. À cette heure, le père n’était qu’un intrus dans cette famille.

— On se reverra, hein ? fit le fils, en touchant mollement la main de son père.

Deux étrangers qui se quittaient.

C’est ainsi. L’on veut revoir des êtres qui nous furent chers et l’on ne rapporte que de stériles regrets.

Le père s’en allait amèrement déçu.

Le désappointement, c’était son lot.

Le dernier lien qui le rattachait à l’humanité était brisé.

Désormais, il était seul dans la vie. Tous les hommes qu’il rencontrait lui étaient étrangers. Personne ne s’intéressait plus à lui.

Massé déambulait dans les rues de la petite ville en songeant à ces choses. Sa tête était lourde, ses esprits confus. Il marchait sans trop savoir où il allait. Son cerveau était las ; ses jambes étaient lasses. Devant une boutique d’horloger, il regarda l’heure. Cinq heures. À ce moment, il éprouva un grand besoin de repos. Oui, s’étendre dans un lit et essayer de dormir, essayer de plonger dans le sommeil pour échapper à la cruelle réalité. Juste à ce moment, dans la porte d’un vaste immeuble en brique, il aperçut l’enseigne : Everet’s Home for Tourists. Alors, d’un pas lourd, il gravit les degrés de l’escalier, poussa la porte et entra. Un homme d’une quarantaine d’années était debout derrière un comptoir.

— Je désirerais une chambre, annonça Massé.

— Veuillez vous inscrire ici, fit l’homme en lui désignant le registre.

Puis, il frappa sur un timbre. Une jeune fille apparut.

— Conduis monsieur à la chambre numéro 9, ordonna-t-il, en lui remettant une clé accrochée à un tableau. Le souper est à six heures, informa-t-il l’étranger.

Philémon Massé se jeta sur le lit. Ses membres se détendirent, mais sa tête posée sur l’oreiller ne pouvait trouver le repos. Après avoir tant désiré voir son fils, il s’en retournait plus malheureux que jamais. À cette heure, il réalisait que pour Victor, il était déjà mort depuis longtemps. Soudain, il s’endormit, mais il se réveilla un peu plus tard. Sa montre indiquait 6 h. 30. C’était le temps d’aller souper. Il descendit dans la salle à manger où une douzaine de personnes étaient déjà attablées. Une jeune femme lui indiqua une place. Après avoir péniblement et sans goût avalé quelques bouchées, il se leva et, sous les regards étonnés des autres pensionnaires, remonta à sa chambre.

— Il doit être malade, remarqua une vieille dame à sa fille.

— Il a peut-être pris quelques verres de trop et il a mal à la tête, répliqua la jeune personne.

Il était bien neuf heures lorsque Massé descendit pour déjeuner le lendemain. Il avala une tasse de café puis se leva de table.

Décidément, il n’avait pas le cœur à manger. La vie était trop amère. Ce qu’il voulait maintenant, c’était retourner chez lui à Rochester et se terrer dans sa maison. Il passa au bureau de la pension.

Une corpulente vieille dame à cheveux blancs, aux yeux bleus et avec un teint coloré, était assise derrière le comptoir, lisant une lettre. Comme l’homme s’avançait, elle déposa devant elle le feuillet qu’elle était à parcourir.

— Je voudrais régler ma note, fit le visiteur en sortant de la poche intérieure de son veston un portefeuille dans lequel il prit un billet de banque de $5 qu’il tendit à la dame.

Quel nom ? interrogea-t-elle.

— Philémon Massé.

À ce nom, sa figure prit une expression étonnée. Elle était là regardant l’homme devant elle et scrutant ses traits. C’était comme si on lui annonçait une chose incroyable.

— Philémon Massé, de Formont ? interrogea-t-elle enfin après un moment de silence.

Massé prit à son tour un air extrêmement surpris.

— Mais oui, répondit-il, mais il y a longtemps que je ne demeure plus dans ce petit village. Vous voyez par votre registre que j’habite à Rochester.

— Évidemment, vous ne me reconnaissez pas, vous ne vous rappelez pas de moi, déclara la vieille dame qui paraissait maintenant toute remuée.

Massé examinait la figure qui était là devant lui, cherchant à y mettre un nom.

— Avez-vous oublié Isobel Brophy ?

— Isobel Brophy. Est-ce bien vous qui êtes là devant moi ?

Ils se regardaient face à face cherchant à retrouver l’image qu’ils avaient gardée l’un de l’autre. Mais le temps avait lentement déformé leur figure, changé leurs traits, leur avait fait un masque différent et ils ne parvenaient pas à se retrouver.

« Si je vous ai oubliée ? continua Massé. J’ai pensé à vous pendant quarante ans. Je me demandais où vous étiez, ce que vous étiez devenue. Mais comment se fait-il que vous n’ayez pas répondu lorsque je vous ai écrit vous demandant de venir au Canada et de devenir ma femme si vous vouliez de moi ?

— Je n’ai jamais reçu cette lettre, répondit la vieille dame.

— Et vous-même, ajouta-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas révélé vos intentions lorsque je vous ai informé que je quittais l’hôpital ?

— Je n’ai jamais reçu cette lettre, déclara Massé. Devant votre silence, je suis même allé en Angleterre pour vous chercher, mais je n’ai pu vous trouver nulle part ni obtenir aucune information.

— Voilà qui est étrange fit la vieille dame. Le bureau de l’hôpital avait nommé un nouveau surintendant qui, en entrant, avait imposé de nouveaux règlements qui ne me convenaient pas non plus qu’à nombre d’autres gardes. Alors, j’ai donné un avis que je partirais dans huit jours et je vous ai écrit immédiatement. Je me rappelle parfaitement que j’ai déposé cette lettre à la poste le jour de la fête du roi.

— Ma lettre est partie le même jour pour Londres, annonça Massé. Je vous disais que j’avais reçu une offre avantageuse, que je l’avais acceptée et que je devais partir de Formont dans huit jours, juste le temps de régler mes affaires.

— Alors, nos messages sont allés au bureau des lettres mortes, déclara d’un ton de regret Isobel Brophy.

— Exactement, répondit Massé. Nos lettres prenaient juste huit jours pour faire la traversée et nous être livrées. À cause du congé de fête, elles ont dû arriver un jour en retard.

— Et nous n’étions plus là pour les recevoir.

Les deux amoureux de jadis se regardaient en face, songeant comme le sort avait changé leur vie.

— Lorsque j’ai quitté l’hôpital, huit autres gardes m’ont suivie, raconta Isobel Brophy. J’avais quelques économies et j’avais proposé à l’une d’elles de nous rendre en Amérique où j’étais certaine que nous trouverions de l’emploi. Nous sommes parties. De New York, je me suis rendue à Formont, mais vous étiez disparu. Je suis allé à Boston où j’ai travaillé dans un hôpital pendant deux ans. Je pensais toujours à vous puis j’ai compris que je ne vous reverrais jamais. Alors, je me suis mariée.

— Puis, comment le sort vous a-t-il traitée ?

— Ah ! vous connaissez la vie. Tout n’est jamais comme on le voudrait. Mais ça aurait pu être mieux et ça aurait pu être pire aussi. Ni heureuse, ni malheureuse. Vous, vous vous êtes marié aussi ?

— Oui et j’ai commis une grande erreur. Ma femme est morte.

— Vous n’avez pas été heureux ?

Massé poussa un long soupir.

— Non, prononça-t-il d’un ton amer. Malheureux au possible. Et chaque jour, je pensais à vous et je me disais que ça aurait été si différent avec vous. Je m’imaginais que nous aurions connu le bonheur parfait.

Elle sourit.

— Le bonheur parfait se rencontre bien rarement, déclara-t-elle. Maintenant, vous êtes seul ?

— Absolument seul, fit Massé d’un ton lugubre. Et vous ?

— Moi, je suis veuve depuis dix ans. Je dirige cette pension avec mon fils, mais il doit se marier prochainement.

C’était comme si elle eut dit : Je serai absolument libre dans quelques semaines. C’est là du moins ce qu’il comprit. Puis, elle ajouta : Je crois qu’il prend une brave fille. Ce sera une bonne bru.

Là encore, il monologua intérieurement : Oui, une bonne bru c’est celle-là qu’on voit rarement comme les belles-mères aimables sont celles qui vivent éloignées de leur bru.

À ce moment, une idée surgit dans son cerveau. Des paroles lui montèrent aux lèvres, mais il ne les prononça pas. À quoi bon ? On ne recommence pas à 63 ans une idylle commencée à 23. On ne se laisse pas guider par une aveugle impulsion, on n’obéit pas à l’instinct comme on fait dans la jeunesse. D’ailleurs, les voix décevantes de la passion et de l’instinct étaient maintenant muettes pour lui. À son âge, il lui fallait réfléchir et écouter les conseils de la raison. Avec une étonnante lucidité, il réalisait à ce moment que toute sa vie avait été marquée par les désappointements. Non, il ne pouvait tenter aujourd’hui une nouvelle expérience qui serait peut-être plus cruelle que les précédentes. Mieux valait partir, s’éloigner, tenter d’oublier le passé.

D’un ton résolu il déclara : Je m’en vais, et jeta sur le comptoir le billet de $5 qu’il avait tenu dans sa main pendant tout ce dialogue.

— Alors, vous vous en allez ? fit Isobel Brophy d’un ton ému.

— Mais oui, je retourne à mon petit chez moi.

Comprenant que tout était fini, la vieille dame mit dans la caisse le $5 que le client avait donné et sans un mot, rendit la monnaie, une pièce de cinquante sous. Massé l’empocha.

— La fête du roi ne nous a pas porté chance, déclara-t-il. Adieu.

Brusquement, d’un effort de toute sa volonté, il se tourna vers la porte, s’arracha de cette maison où le hasard l’avait conduit, franchit le seuil et s’éloigna sans se retourner pendant que son ancienne amie le suivait du regard.

Philémon Massé s’en allait, la figure amère, la tête courbée, les épaules penchées en avant comme s’il portait le poids de toutes les déceptions qui avaient été son lot dans la vie.