Chez l'auteur (p. 140-170).

LE COLOSSE


Juché sur un tabouret devant le comptoir de la cafétaria, M. Isidore Lafleur venait d’avaler sa dernière gorgée de café et il allait faire signe au garçon de lui apporter sa note, lorsqu’un nouveau client vint s’asseoir sur le siège voisin du sien. C’était un colosse vêtu d’un coupe-vent en cuir, d’une culotte en velours à côtes et coiffé d’un feutre brun. En apercevant ce splendide spécimen d’humanité, M. Lafleur se ravisa, examinant l’homme de la tête aux pieds avec un vif intérêt. Alors, comme le serveur en tablier blanc s’approchait : « Une autre tasse de café » ordonna-t-il. Et tout en prenant son breuvage à petits coups, il continuait de regarder le jeune géant. Un gaillard de six pieds deux pouces environ, pesant deux cents livres, avec une abondante chevelure noire, des traits réguliers, des dents blanches et saines, une solide charpente d’os et de muscles, avec des poignets semblables à des bielles de locomotive et d’énormes mains velues. L’un de ses poings fermé reposait sur le comptoir et faisait songer à une massue. M. Lafleur résuma mentalement son impression : Une puissante brute humaine. Il avait fini de vider sa seconde tasse de café et il contemplait encore le colosse.

— Vous avez de l’argent dans ces poings-là, fit-il en s’adressant à l’étranger.

Ce dernier qui venait de s’attaquer à un large bifteck tourna à demi la tête vers son interlocuteur, avec une expression interrogative.

— Je veux dire que vous avez une fortune dans ces poings-là, expliqua M. Lafleur.

— Ben, je travaille et je gagne ma vie, répondit l’homme.

— Que faites-vous ? questionna M. Lafleur.

— J’étais mineur de charbon dans la Nouvelle-Écosse, mais j’ai laissé ça pour venir ici. J’ai l’intention d’être débardeur.

— Je crois que vous pouvez faire mieux que ça, déclara M. Lafleur.

Alors, comme l’autre le regardait sans comprendre, il demanda :

— Dans les mines, vous battiez-vous quelquefois ?

— Oh ! non. J’étais bien trop fatigué pour ça. Fallait travailler dur.

M. Lafleur parut un peu désappointé.

— Dans ce cas là, vous ne savez pas vous battre ?

— Non. Je sais miner du charbon.

— Qu’est-ce que vous diriez de devenir boxeur ? Je suis certain que vous pourriez gagner beaucoup d’argent. Quel âge avez-vous ?

— Vingt-quatre ans.

— Il n’est pas trop tard. Avec ces battoirs-là, je crois que vous réussiriez à démolir les meilleurs hommes et à vous enrichir rapidement.

L’autre le regardait incrédule. Peut-être, au fond, était-il tenté, mais ce mirage de richesses lui paraissait une chose impossible à réaliser.

— Je comprends que cela vous surprenne, que dans cette aventure vous vous sentiez comme un homme égaré dans la forêt, mais je serais votre guide et, si ma proposition vous convenait, je ferais de vous un boxeur et nous ferions fortune tous les deux.

Le mineur regardait cet homme, ce tentateur qui lui faisait une offre si extraordinaire.

M. Lafleur était grand, mince et maigre, environ quarante-cinq ans, mais sous son apparence délicate, il cachait de solides muscles et avait toujours été un fervent de la boxe. Un menton proéminent indiquait la volonté, la ténacité. Depuis vingt ans, il était le propriétaire de la buanderie La Famille qu’il dirigeait avec son fils Lionel.

— Si vous acceptiez, continua M. Lafleur après un moment de silence pour donner à l’autre le temps de comprendre la portée de ses paroles, nous signerions un traité et je vous prendrais sous ma charge.

Indécis, le mineur réfléchissait laborieusement.

— Comment vous nommez-vous ? demanda soudain M. Lafleur.

— Victor Brisebois.

— Victor Brisebois, champion boxeur. Ça sonnerait bien, ça. Ce serait mieux que Victor Brisebois, avocat.

Le colosse se mit à rire.

— Moi, mon nom est Isidore Lafleur, déclara l’étranger. Maintenant, ajouta-t-il, pensez à ce que je vous ai dit. Si vous voulez, nous nous rencontrerons encore ici demain midi, pour nous entendre.

Là-dessus, M. Lafleur régla sa note et sortit pendant que le mineur Brisebois, l’imagination en éveil, achevait son bifteck.

Il y a des hommes qui ayant rencontré une femme qui leur plaît, en gardent une éblouissante image dans leur cerveau. M. Lafleur, lui, tout en marchant, voyait en imagination le colosse rencontré à la cafétéria et, d’ores et déjà, il voulait en prendre charge, en faire un boxeur, un champion. Et alors, ce serait la renommée, la fortune. À plusieurs reprises déjà, il avait eu des idées mirobolantes qui, toutefois, avaient eu des résultats financiers désastreux. Alors, sa buanderie au lieu de progresser, d’agrandir le cadre de ses activités, avait périclité. Il était dans les dettes, mais avec le boxeur Brisebois, il en sortirait. En entrant dans son bureau, il se félicitait du hasard qui lui avait permis de le rencontrer. Il avait été retenu à son établissement par un client malcommode ; n’ayant pas eu le temps d’aller manger chez lui, il était allé casser une croûte à la cafétéria. Maintenant, il était enchanté de l’ennui qu’il avait eu.

Le reste de la journée et toute la soirée, M. Lafleur développa son idée, établit ses plans. La boxe, il connaissait ça et il avait sûrement trouvé l’homme qui, sous sa direction, non seulement se ferait un grand nom dans l’arène, mais vaincrait tous ses adversaires pour arriver au championnat. Et, en imagination, il voyait les formidables massues qu’étaient les poings du mineur. Ce qu’il fallait maintenant, c’était de lui apprendre le moyen de s’en servir.

M. Lafleur avait hâte de conclure une entente avec Brisebois et, le jour suivant, à midi précis, il était à la cafétéria. Le colosse y était déjà rendu. Le propriétaire de la buanderie La Famille exposa et expliqua ce qu’il se proposait de faire et ce qu’il attendait de celui qu’il appelait son associé. Ce dernier acquiesça sans discussions aux propositions offertes. Une fois l’accord établi, toujours à la suggestion de M. Lafleur, l’on se rendit chez un avocat qui rédigea un contrat que signèrent les deux hommes. Dans ce document, il était stipulé que M. Lafleur s’engageait à nourrir, vêtir, loger Victor Brisebois pendant dix-huit mois et à lui procurer l’entraînement voulu pour devenir boxeur. De son côté, Brisebois consentait à abandonner pendant trois ans à M. Lafleur cinquante pour cent des recettes de toutes les exhibitions qu’il pourrait donner et des combats auxquels il prendrait part.

Ces détails réglés, M. Lafleur s’occupa de trouver une pension pour son protégé. Il l’installa chez une vieille qui vivait avec sa fille séparée de son mari. Avant de se laisser, M. Lafleur invita Brisebois à venir souper à la maison, en famille, le lendemain soir.

M. Lafleur n’avait pas encore informé les siens de l’entreprise qu’il avait en tête. C’était là une tâche difficile et délicate. En effet, les lamentables fiascos qu’il avait déjà éprouvés lui avaient aliéné la confiance de sa femme et de ses enfants, qui le considéraient maintenant comme un esprit chimérique, mal équilibré et peu pratique. Désireux de faire accepter cette nouvelle aventure à sa famille, il se tortura l’esprit pendant des heures, puis il crut enfin avoir trouvé. Sachant qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, il enveloppa son projet de sucre si l’on peut dire et, le soir, au souper, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre badin, il lança soudain en regardant sa femme puis les deux enfants :

— Comment aimeriez-vous ça avoir une jolie maison neuve à Notre-Dame-de-Grâce, à aller passer les hivers en Floride, et à avoir une belle automobile pour vous promener ?

Sa femme lui lança un regard de pitié méprisante et, d’un ton sec, agressif, riposta :

— Aurais-tu l’intention de fabriquer de faux billets de banque ?

— Moi, je n’en demande pas tant, répondit le fils. Je voudrais réussir à payer sans trop de misère les salaires de nos employés et de régler nos comptes en retard.

— Tout ça c’est bien beau, fit la fille à son tour. Mais moi, je serais satisfaite de trouver un bon garçon avec du jugement qui m’épouserait et me ferait vivre modestement.

— Puis, qu’est-ce que c’est encore cette autre folle embardée dans laquelle tu veux te lancer ? interrogea sa femme.

Ainsi invité à parler, M. Lafleur raconta avec enthousiasme ce qui était arrivé et déclara que l’homme qu’il avait mis sous contrat avait l’étoffe d’un champion.

— L’étoffe, l’étoffe, grommela Mme Lafleur. C’est peut-être seulement de la guenille.

Un peu refroidi par ce sarcasme, cette hostilité qu’il connaissait trop, le mari garda un moment le silence, puis il reprit son plaidoyer en faveur de Brisebois, expliquant qu’avec le physique qu’il possédait et bien entraîné, il arriverait sûrement au premier rang et rapporterait un jour des profits infiniment supérieurs à tous les déboursés qu’il aurait coûtés.

— Oui, mais en attendant que la manne tombe du ciel, c’est un grand paresseux qu’il nous faudra faire vivre.

— Dans toute entreprise, avant d’encaisser des bénéfices, il faut faire des déboursés, déclara M. Lafleur, et vous verrez que c’est un bon placement. Dans tous les cas, ajouta-t-il, je vais vous amener mon homme souper ici demain soir et vous pourrez juger par vous-mêmes que j’ai de bonnes raisons d’être confiant et optimiste.

— Tu ne t’imagines pas que je vais préparer un banquet pour le recevoir, déclara Mme Lafleur.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Sers n’importe quoi, de la saucisse, par exemple. Ce n’est pas un homme difficile. C’est un mineur.

— C’est bon, on lui servira de la saucisse à ton champion. Je vais en acheter trois livres.

Débarrassé de sa tâche, M. Lafleur sortit pour se reposer un peu l’esprit.

— Ah ! mes pauvres enfants, votre vieux fou de père nous fera finir nos jours dans la misère, s’exclama la femme. Certain que si je l’avais connu dans le temps comme je le connais maintenant, je ne l’aurais jamais marié. J’aurais cent fois préféré rester vieille fille que de me mettre en ménage avec un homme qui a si peu de jugement.

Le lendemain, M. Lafleur en compagnie de Brisebois se présentait au grand journal La Voix du Peuple et demandait à voir le rédacteur du sport, Hector Biron, qu’il avait déjà rencontré en différentes occasions.

— Écoutez, Biron, dit-il, lorsqu’il fut admis dans le bureau de ce dernier, je crois que j’ai une bonne affaire en mains. J’ai rencontré le gaillard que voici, désignant Brisebois, en qui j’ai les plus grandes espérances comme boxeur. Ce n’est pas un champion, mais je crois qu’il est du bois dont on les fait. Bâti comme vous le voyez, il pourrait devenir une étoile de l’arène, une grande attraction. Il n’a jamais mis les gants, mais je vais lui faire suivre un rigoureux entraînement pour développer ses facultés, ses aptitudes et le lancer ensuite. Ce sera du travail, mais je suis convaincu qu’il y a beaucoup d’argent à faire. J’ai déjà signé un traité avec lui pour m’assurer ses services pendant trois ans avec faculté de renouveler le contrat aux mêmes conditions pour trois autres années, si la chose me convient. Maintenant, j’ai besoin de vous et de votre journal. À l’heure actuelle, je ne peux rien vous promettre ni rien vous donner, mais je vous considère comme mon associé et nous nous entendrons sûrement. Je vous demande de faire à mon homme toute la publicité possible. Lorsqu’il y aura des profits, vous en aurez votre part. Faites connaître mon boxeur et moi je vais le développer, le former. Vous savez ce que peut gagner un bon boxeur, un champion. En faisant chacun de notre mieux, il y a probablement une fortune pour chacun de nous trois dans un avenir pas très éloigné.

— Et qu’allez-vous faire pour le présent ? s’enquit Biron.

— Bien, je vais lui faire suivre un entraînement sérieux pour lui assouplir les muscles et le rendre plus agile. Vous savez, c’est un mineur. Il a la force mais il manque de souplesse et de vitesse. Un peu plus tard je lui trouverai un bon entraîneur pour lui inculquer la science de la boxe et, dans la suite, j’arrangerai une série de combats d’exhibition et lui ferai faire une tournée des principales villes de la province. Ce sera là le commencement de sa carrière de boxeur.

— Comptez sur moi, répondit Biron. Vous ne serez pas désappointé.

Le soir de ce jour-là, M. Lafleur présenta le futur champion à sa femme et à ses enfants.

L’on se mit à table. C’était un repas à la saucisse.

Le colosse n’était pas bavard mais il dévorait.

— Elle est bonne votre saucisse, madame, déclara-t-il.

Et Mme Lafleur lui servit une nouvelle portion.

— J’ai un gros t’appétit, affirma Brisebois.

C’était vrai. Six fois Mme Lafleur lui remplit son assiette et il la vida proprement. À chaque fois, l’invité répétait :

— Elle est bonne, madame, votre saucisse.

— C’est au fabricant que vous devriez dire cela, répondit-elle à la sixième fois qu’il répétait cette formule.

Lorsque les trois livres de saucisse furent disparues du plat, Brisebois recula un peu sa chaise et, sortant un cure-dent de sa poche de gilet, se mit à se travailler la bouche. Voyant qu’on le regardait curieusement, il se leva et sortit, prétextant qu’il devait déménager sa malle.

— Bien, qu’est-ce que vous en dites ? interrogea M. Lafleur après le départ de son protégé.

— Je dis que c’est un champion, un champion mangeur de saucisse, déclara Mme Lafleur.

— Oui, il n’y a pas à dire, devant un plat de saucisse, il est bien brave, énonça le fils.

Le contrat avec Brisebois signé, le mineur présenté à sa famille, l’entente conclue avec Biron, M. Lafleur s’occupa de placer son protégé dans un gymnase. Il s’adressa à un professeur renommé, compétent, qui avait fait ses preuves. Ce dernier, en considération de la publicité qu’il était pour recevoir, fit à M. Lafleur des conditions toutes spéciales. Ce dernier et le journaliste Biron assistèrent à la première pratique du mineur. Le professeur avait préparé pour son élève tout un programme d’exercices se terminant par la douche traditionnelle. Viendraient ensuite, en plus, les exercices sur le punching bag.

— Lancez notre homme et faites de votre mieux, recommanda M. Lafleur au journaliste. Biron connaissait son affaire et, stimulé par l’appât de la grosse somme si Brisebois réussissait, il publia le lendemain un article ébouriffant, annonçant la découverte par M. Lafleur d’un colosse qui, d’après les apparences, pouvait devenir un champion boxeur. Une photographie de Brisebois et ses remarquables mensurations accompagnaient la nouvelle.

Le journaliste avait mis là toutes les informations susceptibles de susciter l’intérêt du public.

La trouvaille du colosse avait donné une nouvelle orientation à la vie de M. Lafleur qui entrevoyait un glorieux avenir. Il assistait quotidiennement à l’entraînement de son homme, laissant pour le moment à son fils la direction et la charge de la buanderie La Famille. Et Biron continuait de publier dans La Voix du Peuple des articles qui faisaient connaître le futur boxeur. Brisebois devenait ainsi un personnage dont on parlait fort dans le monde du sport et même ailleurs. Son professeur n’était cependant pas très enthousiaste. « Il a, certes, de précieuses qualités », disait-il, « mais il a la tête dure et il faut lui répéter la même chose des douzaines de fois pour qu’il la comprenne et la mette en pratique. Mais avec du temps et de la patience nous réussirons. »

M. Lafleur était d’un caractère tenace, persévérant. Avec un intérêt qui ne diminuait jamais, il suivait l’entraînement de Victor Brisebois, l’encourageait, lui prodiguait les conseils et faisait miroiter devant lui la fortune qu’il ne pouvait manquer de conquérir s’il devenait le boxeur qu’on espérait. Souvent il passait une heure à le voir danser à la corde, frapper le punching bag et pratiquer avec les massues indiennes. Chaque matin, Brisebois faisait une course d’une heure dans la montagne pour se donner de l’haleine.

Au bout de quatre mois de ce régime, Brisebois eut un instructeur de boxe en plus de son professeur de gymnastique. Le journaliste Biron venait souvent assister à ces séances et il publiait dans La Voix du Peuple des détails qui faisaient connaître dans toute la province le nom de Brisebois et les espérances placées en lui par les fervents de sport. Bientôt on opposa au colosse, dans des exhibitions, des hommes qui avaient fait leurs preuves dans l’arène.

Lentement, le mineur absorbait les leçons : il faisait des progrès et M. Lafleur aurait pu être satisfait, mais la pension, les vêtements, le salaire du professeur de gymnastique, celui de l’instructeur de boxe creusaient des trous dans la caisse de la buanderie La Famille et le fils Lafleur qui avait des responsabilités sans avoir le contrôle des dépenses avait parfois des difficultés à rencontrer sa liste de paye à la fin de la semaine. Découragé, il en causait avec sa mère et, lorsque la famille se trouvait réunie pour le souper, l’épouse décochait souvent des traits cruels à ce pauvre M. Lafleur.

— Est-ce qu’on va l’entretenir encore longtemps, ce grand paresseux ?

— Oui, mais grâce à ce grand paresseux, comme tu le qualifies, tu nageras un jour dans l’argent.

— Dans tous les cas, en attendant, nous sommes bien pauvres.

Le plus souvent, M. Lafleur ne répondait pas aux reproches de sa femme, sachant que la dispute pourrait s’envenimer. Mais il était bien malheureux.

Enfin, au bout de six mois, M. Lafleur décida d’organiser une petite tournée dans les principales villes du Québec. Informé à l’avance du projet, Biron lui fit une intéressante publicité. Cette tournée, dans l’idée du promoteur, devait comprendre six villes, mais l’intérêt fut si vif et le succès tel qu’on en ajouta quatre autres. L’enthousiasme de M. Lafleur fut très grand. Ce qui lui fut un baume pour les taquineries qu’on lui faisait endurer chez lui. De toute évidence, son homme était une attraction. Toutes dépenses payées, le promoteur, le boxeur et le journaliste, qui avait sa large part du succès, encaissèrent chacun un modeste montant qui les dédommageait un peu de leur travail et leur donnait un avant-goût de ce qu’ils pouvaient espérer pour plus tard.

Non seulement M. Lafleur était un fervent de la boxe, mais il avait aussi des théories bien arrêtées sur cet art. Souvent il les développait pour le bénéfice de son protégé. Il lui faisait voir les avantages et les désavantages de chaque coup : moulinets, directs, uppercuts ou coups en retroussant, crochets, jabs ou petits coups répétés portés à la figure le bras tendu. Mais le coup préféré de M. Lafleur était celui porté en rabattant le poing, le coup de marteau, comme il disait. Pas compliqué, mais très effectif. Et il expliquait : « Un bon homme peut encaisser presque n’importe quel coup porté par un adversaire, mais si vous frappez le même homme avec un marteau, il va aller au plancher. Vous tâchez de porter de la gauche », disait-il, « trois ou quatre jabs qui taquinent votre vis-à-vis, puis, soudain, vous lui faites retomber votre droite en rabattant. Vous vous trouvez à le frapper avec toute votre force et tout votre poids. C’est comme si vous asséniez un coup de marteau dans la face de l’adversaire et vous lui fracassez le nez ou la mâchoire. Puissant comme vous l’êtes, l’homme croule au plancher comme le bœuf que le boucher frappe avec un maillet de fer. » Et, joignant le geste à l’explication, M. Lafleur tendait son bras gauche et portait quelques petits coups qu’il arrêtait à un pouce de la figure de Brisebois, puis il rabattait sa droite, qui frôlait de façon inquiétante le nez de l’élève.

Il y avait maintenant sept mois que le mineur Brisebois était sous la direction de M. Lafleur et il continuait de s’entraîner ferme. Ce fut à ce moment que les journaux annoncèrent que Frank Stanley, de Brooklyn, principal aspirant au titre de champion à cette époque, qui faisait une tournée dans différents centres des États-Unis, viendrait aussi à Montréal. Il voyageait avec deux boxeurs connus avec qui il donnait des exhibitions de trois rondes. En plus, dans chaque ville qu’il visitait, il faisait aussi trois assauts avec un pugiliste local. C’était là un moyen d’intéresser la population et d’attirer la foule. Après avoir réfléchi toute une nuit à la chose, M. Lafleur crut que ce serait une bonne chose de faire rencontrer son protégé avec le fameux Stanley. En somme, il ne s’agissait que d’une simple exhibition et cela donnerait du prestige à Brisebois et lui ferait de la popularité. Le lendemain, il en parla à son protégé, à l’instructeur de boxe et au journaliste Biron. Brisebois n’avait pas d’opinion. Il ferait ce qu’on lui dirait : il se laissait guider. Après avoir discuté des différents aspects de la chose, les trois autres en vinrent à la conclusion que le temps était venu de mettre Brisebois à l’épreuve. Puis, cela lui donnerait une précieuse expérience. Lorsque le représentant de Stanley arriva dans la métropole pour prendre les arrangements nécessaires, on lui suggéra Brisebois pour une exhibition en trois rondes. Le gérant de l’Américain fit une petite enquête sur le mineur, et, apprenant qu’il n’avait pas de record, qu’il ne s’était jamais battu en public auparavant, il accepta l’offre. Brisebois devait recevoir cinq cents piastres pour ses services. La séance eut lieu quatre jours plus tard. Grâce à la publicité de Biron, il y avait ce soir-là une foule de douze mille personnes pour voir Brisebois faire son début dans une exhibition avec le redoutable Stanley. Le mineur figurait le dernier au programme. Les deux boxeurs qui le précédèrent fournirent un spectacle rapide, scientifique et intéressant, rivalisant d’adresse avec Stanley qui, les payant de sa poche, se sentait en sûreté et atténuait la force de ses coups. Mais lorsqu’il se trouva dans l’arène avec Brisebois, un parfait étranger pour lui, il l’attaqua furieusement et sans ménagement aucun. En entrant dans le rond le pauvre mineur avait subitement et complètement oublié toutes les leçons de son instructeur et de M. Lafleur. Il avait à ce moment la tête absolument vide ; il encaissait une grêle de coups. Dans son coin, M. Lafleur lui criait des instructions, mais Brisebois paraissait sourd, semblait ne rien comprendre. Il avait la figure fendue, crachait le sang à pleine bouche et présentait un spectacle très pénible. La foule était stupéfaite et indignée de voir Stanley agir de la sorte et massacrer pour ainsi dire l’homme sans expérience qu’était Brisebois et il fut fortement hué et conspué. Devant les rudes attaques de l’Américain, le mineur était absolument perdu, comme un naufragé en mer, loin de tout navire et de toute chaloupe qui, la mort dans l’âme, est ballotté par les flots en furie et ne sait à quoi se raccrocher. Tout ce qu’il pouvait faire, et c’était là son seul moyen de défense, c’était de faire de continuelles prises de corps, d’emprisonner son adversaire dans ses bras. L’arbitre intervenait et, après d’épuisants efforts, il parvenait à séparer les deux hommes, mais Brisebois empoignait de nouveau la brute qui lui faisait face. Le mineur réussit à se rendre à la fin des trois assauts convenus, mais tout sanglant, les lèvres tuméfiées, un œil presque bouché, il offrait une apparence pitoyable.

La Voix du Peuple et les autres journaux dénoncèrent vigoureusement le lendemain la conduite de Stanley, qui n’avait pas agi en sportsman et qui, au lieu de s’en tenir à une exhibition, tel que stipulé au contrat, avait eu recours à toute sa science et à tous ses moyens pour démolir un homme qui faisait ses débuts et qui avait peut-être compromis à tout jamais son avenir comme boxeur. Mais l’Américain se moquait bien des journaux et du public car il était parti dès le matin avec une recette de plus de treize mille piastres. Comme conclusion de son article, Biron disait que si Brisebois avait pu résister pendant trois rondes à un adversaire aussi rude que Stanley, il avait une résistance pas ordinaire. Il était évident que le journaliste ne voulait pas décourager l’homme auquel il s’intéressait.

Brisebois fut plusieurs jours sans sortir, ne voulant pas s’exhiber avec le masque grotesque et tragique qu’il avait. De plus, il paraissait bien découragé, dégoûté de la boxe. Mais à cette heure de crise M. Lafleur se tint près de lui, le réconfortant, l’encourageant. Il lui expliquait qu’il avait fait face à l’un des plus redoutables boxeurs de son époque. Malgré tous ses efforts, ce dernier n’avait pu le mettre hors de combat en trois rondes. Donc il n’y avait pas lieu de désespérer.

Tout de même, il fallait faire quelque chose pour changer les idées de Brisebois.

— Pourquoi n’iriez-vous pas passer deux semaines avec notre homme dans les Laurentides ? suggéra M. Lafleur à Biron.

— Dans les Laurentides, à l’automne, en novembre ? Mais c’est lugubre ! Moi j’ai une autre idée. Tenez, je suis bon prince. Je n’ai pas encore pris mes vacances. Je vais aller à New-York et je ferai voir le Broadway à ce garçon qui a besoin de coudoyer la foule et d’avoir de vraies distractions pour oublier. D’abord, il a un peu d’argent dans ses poches et il le dépensera à s’étourdir. C’est ce qu’il lui faut.

— Biron, vous raisonnez en homme qui connaît la vie, déclara M. Lafleur.

Et le journaliste et le boxeur partirent pour New-York.

Quand, au bout de deux semaines, Brisebois revint de la métropole américaine où il avait vu tant de choses qu’il ne soupçonnait même pas, il avait non pas perdu le souvenir de son premier combat, mais l’amertume en était pas mal disparue. Biron lui avait promis en outre de lui arranger un match avec un adversaire qui ne le déclasserait pas mais avec qui il pourrait lutter à chances égales. Ce serait là un vrai combat dont il serait la principale attraction et qui lui rapporterait un bon montant.

Ainsi remonté, Brisebois se mit de nouveau à l’entraînement. Comme auparavant, M. Lafleur suivait les exercices de boxe avec l’instructeur et, dans ses conseils, il revenait toujours à son coup de marteau. « Je ne l’ai pas inventé », disait-il, « c’est un mouvement que tout le monde connaît, mais il faut apprendre à s’en servir. Pour enfoncer un clou, vous donnez un coup de marteau ; pour casser le menton ou la mâchoire de votre adversaire, vous rabattez le poing de la même manière, avec la même force ». Il revenait à la charge presque chaque jour, voulant faire entrer cette leçon dans l’esprit de son élève et jugeant que, pour un cerveau un peu fruste, un peu rudimentaire, c’était le plus simple et le meilleur à recommander.

Lorsqu’ils le rencontraient, ses amis, ses connaissances lui demandaient d’un ton où il devinait de l’ironie, de la pitié : « Puis, votre homme fait-il des progrès ? Allez-vous en faire un champion ? »

— C’est dur, ça prend du temps, mais ça viendra. Il a le physique, mais il faut lui faire entrer les leçons dans le coco. Je travaille depuis des mois à le familiariser avec un coup qui devrait le mener au succès.

Et il reprenait sa rengaine sur le coup de marteau.

Les gens l’écoutaient en souriant.

« Je leur montrerai à ces sceptiques ce que je peux accomplir », se disait M. Lafleur.

Certains jours, il avait confiance, il avait la foi, mais il avait aussi des heures de doute.

Depuis quelque temps on parlait beaucoup dans les journaux d’un boxeur de Toronto, Jack Mooney, qui avait établi un brillant record comme amateur et qu’un promoteur avait décidé à devenir professionnel. Il lui cherchait présentement un adversaire. Quelqu’un lui suggéra Brisebois à qui il fit une offre. M. Lafleur répondit qu’il était prêt à faire rencontrer son élève avec Mooney à condition que le combat ait lieu à Montréal. Le match fut conclu. La rivalité sportive entre les deux villes servit de thème à la publicité dans les journaux.

Dix mille personnes prirent place dans la salle pour voir les deux gladiateurs aux prises. Il régnait une grande effervescence parmi la foule lorsque les deux boxeurs entrèrent dans l’arène. Au son du timbre donnant le signal de commencer les hostilités, Brisebois, stimulé par son gérant, se montra résolu, agressif et porta les premiers coups ce qui eut pour effet d’intimider un peu son adversaire. La grande majorité de l’assistance encourageait Brisebois et ce dernier voyant qu’il n’était pas inférieur au gars de Toronto faisait de la bonne besogne, portant de solides coups à la figure et au corps. Le match devait être de dix rondes. À la troisième, Brisebois accula Mooney dans un coin et la foule fit entendre de délirantes clameurs. L’irlandais chancelait sous les crochets répétés que Brisebois lui décochait dans les côtes et l’on pouvait prévoir qu’il terrasserait l’étranger lorsque celui-ci lui porta un rude uppercut au menton. Au lieu de riposter, Brisebois resta comme figé et Mooney en profita pour sortir de sa position embarrassante et pour lancer une couple de jabs sur le nez du mineur comme la ronde finissait.

— Si Brisebois avait voulu, il aurait battu son homme. Il le tenait à sa merci et il pouvait le finir avec quelques bons coups, déclarait un spectateur.

— Oui, mais il manque de cœur et d’énergie, riposta le voisin.

Le cinquième assaut vit le Canadien français fournir un vaillant effort. Coup sur coup il appliqua une demi-douzaine de directs à la figure de Mooney, qui fit une prise de corps. Pendant qu’il entourait Brisebois de son bras gauche, il lui décocha de sa droite un dur coup en bas de la ceinture. Une douleur aiguë, affolante, plia ce dernier en deux. Foui ! Foui ! clama la foule. L’arbitre avertit sévèrement Mooney que, s’il recommençait, il serait disqualifié. Après une halte de quelques secondes pendant lesquelles Brisebois se remit un peu, le combat recommença. Le coup interdit avait cependant affecté le mineur, qui se montrait hésitant, timide. Son adversaire en profita pour se lancer à l’attaque. Brisebois fut toutefois assez chanceux pour planter sa droite avec force sur le menton de Mooney, le faisant chanceler. Celui-ci s’accrocha toutefois à son rival et, une fois de plus, le frappa brutalement dans le bas-ventre. Brisebois fut comme cassé en deux. Faisant entendre un sourd grognement, il se tordait dans une agonie atroce. À ce moment M. Lafleur perdit la tête. Emporté par la colère, d’un mouvement prompt, irréfléchi, absolument stupide, au mépris de tous les règlements de la boxe, il enjamba les câbles de l’arène pour porter secours à son homme qui allait crouler au plancher. Devant le geste insensé du gérant de Brisebois, l’arbitre demeura un moment surpris, indécis, puis, prenant la main de Mooney, il l’éleva, lui accordant la victoire à cause de la maladroite intervention de M. Lafleur. Une tempête de huées, de protestations, s’éleva dans la salle. Des spectateurs furieux de ce qu’ils considéraient comme une flagrante injustice, grimpèrent dans le rond et s’attaquèrent à l’arbitre, qui encaissa de rudes horions. Un désordre indescriptible régnait dans la salle. Autour de l’arène c’était une furieuse poussée, le public, enragé, voulant démolir le referee. La police intervint pendant que les spectateurs criaient aux membres de la commission de boxe de renverser la décision. Malgré les efforts de six ou sept constables, l’arbitre, ses habits déchirés et saignant au visage, fut bousculé en bas du rond où il reçut de durs coups de pied. Les policiers eurent toutes les peines du monde à l’arracher à la foule en furie et à le sortir de la salle.

Le verdict ne fut pas changé.

Une malheureuse erreur de jugement de son gérant était la cause de la défaite imméritée de Brisebois.

Cette nouvelle eut du retentissement, car les journaux exploitèrent le lendemain cette nouvelle, lui donnant toute l’importance qu’elle méritait. Dans La Voix du Peuple, Biron, tout en rejetant sur l’arbitre la plus large part du blâme, reconnut toutefois que M. Lafleur avait commis « une bévue monumentale » mais le quotidien Les Nouvelles fut plus sévère. « Gaffe impardonnable du gérant Lafleur » était le titre qui s’étalait sur toute la largeur d’une page de ce journal. Complètement ignoré dans cette entreprise, le chroniqueur sportif de cette feuille profitait de l’occasion de se venger du gérant de Brisebois. Et dans son article il déclarait carrément : « Brisebois n’a pas le tempérament d’un boxeur et n’en fera jamais un. »

Il y avait bien des gens désappointés :

Le boxeur Brisebois.

Le journaliste Biron.

M. Lafleur lui-même.

Et tous les fervents de la boxe.

Tout le monde, à commencer par M. Lafleur, était irrité du résultat du combat. Celui-ci s’en voulait d’avoir si follement agi, de ne pas avoir montré plus de jugement. Biron était très mécontent et se demandait s’il ne devait pas rompre avec M. Lafleur. Le boxeur Brisebois était furieux de l’intervention si inopportune de son gérant. Le public condamnait sans ménagement et l’arbitre et M. Lafleur. Mais c’était la famille de ce dernier qui était le plus en rage. Le fils Lafleur qui, à l’insu de son père, avait assisté à la séance et qui avait été témoin de ce qui s’était passé, demanda le lendemain au déjeuner, en feignant l’ignorance :

— Ça été un succès, hier soir ?

— Non, répondit laconiquement M. Lafleur, flairant l’ironie dans cette question.

— Mais, mon pauvre ami, veux-tu me dire pourquoi tu te mêles de faire du sport si tu ne connais pas les règlements ou si tu n’es pas capable de les observer ? interrogea Mme Lafleur en regardant son mari avec pitié. Descends donc des nuages. Tâche de comprendre que tu es sur la terre.

Il y avait de la poudre dans l’air et M. Lafleur demeura muet.

Elle revenait à la charge le lendemain.

— Réveille-toi donc une bonne fois. Sors de tes rêves Des rêves, ça ne donne pas à manger.

— Oui, mais un jour, quand mon homme sera champion, tu pourras aller dans les plus grands magasins de Montréal et de New-York et acheter tout ce qui te plaira.

Et il le croyait fermement.

— Je ne suis plus une enfant qu’on berce avec des histoires fantaisistes, répondit Mme Lafleur.

À quelque temps de là, rentrant chez lui à l’heure du souper, M. Lafleur appela sa fille.

— Elle est à écrire une lettre, fit sa femme. Que lui veux-tu ?

— Oh ! simplement lui demander de poser à mon veston un bouton qui vient de s’arracher.

— Donne, je vais le recoudre.

M. Lafleur enleva son habit qu’il remit à sa femme avec le bouton. Puis il s’assit près de la table, déploya son journal et se mit à lire. Mme Lafleur s’installa dans un fauteuil, tourna le vêtement sur ses genoux pour travailler à son aise. Dans ce mouvement, des papiers sortant de la poche intérieure glissèrent au plancher. Elle les ramassa et allait les remettre dans le veston lorsqu’elle remarqua sur une lettre le nom et l’adresse d’un tailleur. Cela l’intrigua un peu vu que son mari n’avait pas acheté de vêtements dans ces derniers temps. Par curiosité elle sortit la lettre de l’enveloppe. C’était une facture acquittée pour un manteau de dame. Prix : $40. Mme Lafleur resta un moment suffoquée, indignée.

— Tiens, fit-elle en tendant l’habit et le bouton à son mari. Tu demanderas à la dame qui a reçu le manteau de te poser ce bouton.

M. Lafleur restait stupéfait.

— Je vais t’expliquer, fit-il, un peu remis de sa surprise. Ce n’est pas ce que tu penses. Brisebois m’a demandé de lui acheter un complet. Je lui ai dit d’aller voir ce tailleur, mais au lieu de se faire confectionner un habit il a fait faire un manteau à sa blonde. J’avais déclaré au tailleur que je paierais et j’ai payé, mais je retiendrai cette somme sur sa part des recettes lors de son prochain match.

L’explication était véridique mais nullement de nature à calmer le ressentiment de l’épouse à l’égard de son mari et du boxeur.

L’hiver était venu depuis quelque temps et il faisait un froid vif. Un dimanche, à l’heure de la grand’messe, la mère et la fille affublées de deux vieux manteaux miteux, misérables, démodés et paraissant sortir des caisses de l’Armée du Salut, ouvraient la porte pour sortir lorsque M. Lafleur les aperçut.

— Allez-vous à quelque mascarade ? demanda-t-il en les voyant passer.

— Nous allons à l’église, répondit d’un ton de feinte douceur et avec un air de victime résignée Mme Lafleur. Tu achètes un costume pour la traînée de ton grand paresseux et ta femme et ta fille doivent se contenter de leurs antiques défroques. Ah ! elle est bien chanceuse, celle-là.

Et, drapées dans leurs friperies et se donnant l’air misère, elles franchirent la porte. M. Lafleur allait répondre mais il se tut. À quoi bon entamer de vaines et blessantes discussions ? Mais il aurait sa revanche un jour. Les deux femmes sortirent et M. Lafleur resta seul dans la maison.

« Ah ! ce n’est pas une vie, se dit-il à lui-même. Toujours houspillé, taquiné, agacé par de continuels reproches. »

M. Lafleur était à prendre son déjeuner et il écoutait les nouvelles que débitait l’appareil de radio.

« Température : quinze degrés sous zéro », lut l’annonceur.

— Quinze degrés, répéta Mme Lafleur, mais je crois bien que ce ne sera pas cette année que nous irons passer l’hiver en Floride, ajouta-t-elle d’un ton ironique.

— Si nous avions seulement des manteaux de fourrure, soupira la fille.

— Ça coûte cher d’entretenir un champion mangeur de saucisse, déclara la mère.

M. Lafleur se rongeait les sangs.

Une atmosphère glaciale, hostile, régnait à la maison. Au souper, M. Lafleur ne voyait que des visages fermés. Il comprenait ces reproches muets, plus cruels que des paroles acerbes. Et de temps à autre, sa femme lui lançait à la face, comme un soufflet, ces expressions méprisantes :

« Ton grand paresseux, ton grand sans-cœur, ton grand flanc mou. »

Il en fallait un estomac pour avaler toutes ces couleuvres.

Mais malgré tout, en dépit des taquineries, il était résolu de s’atteler à la tâche de former un boxeur qui décrocherait un jour le titre de champion et lui apporterait la renommée et la fortune. Il vaincrait tous les obstacles, il parviendrait au succès.

Dans le moment il encaissait les risées, les moqueries, mais un jour il aurait sa revanche.

Parfois M. Lafleur s’épanchait dans le sein du journaliste Biron, il lui faisait des confidences : « Tenez, je n’ai pas pris un repas en paix depuis que j’ai pris charge de Brisebois. Lorsque j’entre chez moi, j’ai l’impression de pénétrer dans une cage de bêtes fauves. Toujours des taquineries. Ne pas pouvoir oublier ses tracas un moment, c’est terrible. Je n’ai jamais le repos, jamais. Et mes enfants sont avec leur mère contre moi », ajoutait-il.

L’on traversait un interrègne dans le sport de la boxe. Le champion du monde, un Américain, s’était retiré fortune faite, abandonnant son titre qu’il ne voulait plus défendre. Les aspirants à cet honneur étaient au nombre d’une demi-douzaine environ. Il faudrait donc une série de combats éliminatoires pour régler la question. Un boxeur anglais, Bobby Jones, qui avait défait les meilleurs hommes de son pays et qui était considéré comme le champion du Royaume-Uni, mais qui, depuis deux ans, avait renoncé au pugilat pour figurer dans des pièces de cinéma, avait subitement décidé de reprendre les gants et de retourner à son ancien métier afin de concourir pour le titre. Les experts s’accordaient à reconnaître en lui le plus redoutable aspirant à la succession laissée vacante. Il vint donc en Amérique. Le hasard l’amena à Montréal. Son gérant ayant entendu parler de Brisebois et ayant appris que c’était un novice, crut que son homme aurait tout profit à le rencontrer. Réellement, il n’y avait, croyait-il, aucun risque à courir avec un débutant sans expérience aucune. Ce match serait certainement pour Jones un précieux entraînement pour les autres combats qu’il comptait livrer pour le titre. De plus, il recevrait par la même occasion un joli montant.

La signature du contrat jeta M. Lafleur dans une excitation intense. Il commençait à voir se réaliser ce qu’il avait espéré depuis qu’il avait aperçu Brisebois à la cafétéria. Son protégé ferait face au meilleur homme de l’époque, celui qui était considéré comme ayant le plus de chances de décrocher la couronne. Puis, pensait M. Lafleur, Jones ne s’était pas battu depuis plus de deux ans, il avait vécu avec les artistes de cinéma qui, comme on sait, ne sont pas des ascètes et il manquait d’entraînement. De plus, l’Anglais, sans doute, ne considérait pas Brisebois comme un adversaire dangereux, pas même comme un rival sérieux. Là était la chance du mineur, une chance unique, la plus belle qu’il rencontrerait jamais. Bien préparé, il pourrait causer une rude surprise au boxeur britannique qui, sans doute, serait trop confiant. Si Brisebois gagnait, et déjà cela ne faisait pas de doute pour M. Lafleur, ce serait la renommée, d’autres matches avec les candidats en lice et des bourses de plusieurs centaines de mille piastres.

M. Lafleur tenta de communiquer son enthousiasme à sa famille, mais celle-ci le regardait avec une pitié méprisante, comme un irresponsable qui courait sans cesse après des chimères et négligeait ses véritables intérêts. En effet, depuis le commencement de l’aventure Brisebois, c’était le fils Lafleur qui dirigeait et administrait les affaires de la buanderie La Famille. Au lieu d’aider, M. Lafleur puisait dans les fonds, gaspillait l’argent dont son entreprise et les siens avaient grand besoin. Quel malheur d’avoir un chef de famille si peu raisonnable, aussi inconséquent ! se lamentait Mme Lafleur.

— C’est tout votre avenir qui va se décider ce soir-là, déclara M. Lafleur à son protégé, le premier jour de l’entraînement. Si vous êtes battu, c’en sera fait de vous, vous serez fini, mais si vous gagnez, comme j’en ai la conviction, vous marcherez ensuite sur une route en or. Vous serez riche pour jusqu’à la fin de vos jours, car après avoir triomphé de Jones, vous ferez face à trois ou quatre autres aspirants au titre et chaque combat vous rapportera des sacs d’argent. D’ici au match ne pensez qu’à une seule chose : battre Jones. Préparez-vous. Pratiquez le coup du marteau.

Brisebois tentait de se laisser gagner par ces promesses mais il ne parvenait pas à oublier sa défaite imméritée aux mains de Mooney.

Tout comme M. Lafleur, le journaliste Biron comprenait l’importance du prochain match. Lui aussi était intéressé dans l’affaire. Depuis des mois il avait travaillé et il croyait que l’heure de la récolte était proche. Chaque jour, il avait un article fort intéressant dans La Voix du Peuple. Avec ce combat et les autres qui suivraient, il pourrait facilement toucher, pour sa part, entre cinquante et soixante mille piastres. Il se la coulerait douce ensuite à New-York, aux Bermudes, en Californie. En plus, il aurait un camp dans les Laurentides. Et lorsqu’il s’arrêtait à cette idée, il évoquait souvent l’image d’une jolie blonde, serveuse à la pharmacie, qui avait un si aimable sourire lorsqu’elle lui servait sa tasse de chocolat, lorsqu’il arrêtait chaque après-midi en sortant du bureau. Il lui offrirait une vacance dans le Nord et, peut-être…

Le temps était précieux. Il fallait profiter de chaque jour pour mettre Brisebois dans la meilleure forme possible pour le plus important combat de sa carrière, celui qui déciderait de son avenir. Il s’agissait non seulement de le mettre en mesure de faire face à son adversaire, mais de le vaincre. Chaque matin, M. Lafleur était rendu au gymnase, surveillant les exercices et répétant constamment ses conseils à Brisebois. Et toujours il revenait à son éternel refrain : le coup de marteau. En réalité, M. Lafleur parlait trop. Ses paroles bourdonnaient dans les oreilles du mineur, l’agaçaient, le laissaient comme étourdi. Biron aussi y allait de ses exhortations, disant au boxeur qu’il tenait son sort entre ses mains et que, s’il le voulait, il serait fortuné avant six mois. Pour cela il ne fallait pas avoir peur, y aller résolument, prendre l’adversaire par surprise en attaquant dès le son du timbre.

Ainsi, les heures s’écoulèrent. L’après-midi du combat, Brisebois pesait 203 livres et Jones 197. Parmi les experts on s’accordait à dire que le vainqueur de la soirée aurait de très belles chances de remporter le championnat dans les matches subséquents avec les autres aspirants au titre. C’était la plus importante rencontre jamais disputée à Montréal et une foule de onze mille personnes remplissait l’amphithéâtre lorsque les deux boxeurs firent leur apparition dans l’arène. Chacun d’eux fut applaudi, mais Brisebois fut frénétiquement acclamé. Le Canadien était plus grand que son adversaire, plutôt trapu. Pour M. Lafleur, le grand jour était arrivé. Il vivait dans une atmosphère héroïque. Tous les efforts qu’il avait faits, toute l’énergie qu’il avait dépensée allaient-ils recevoir leur récompense ? Certainement qu’il l’espérait et il entrevoyait l’avenir sous des couleurs merveilleuses. Enfin, il touchait au but. C’était l’ambition de sa vie qui allait se réaliser ou s’effondrer dans un désappointement sans nom. « Servez-vous du coup de marteau ! » recommanda-t-il à son protégé, au son de la cloche.

Tout au début, les deux hommes dansèrent, tournèrent en faisant des feintes. Jones porta de sa gauche un moulinet que Brisebois évita en jetant la tête de côté dans le même temps qu’il portait sa droite avec force sur l’oreille de l’Anglais. Celui-ci se rendit compte que son adversaire avait un poing redoutable. Il décida alors de prendre son temps pour étudier le colosse qu’il avait devant lui. La lutte devint plus lente, ni l’un ni l’autre des deux pugilistes ne voulant prendre trop de risques en attaquant, mais s’appliquant plutôt à se défendre. La foule encourageait Brisebois, lui criant de se jeter sur Jones, de cogner dur, mais on le sentait craintif et il regardait l’Anglais avec de grands yeux blancs. Cinq rondes s’écoulèrent, plutôt ternes, puis M. Lafleur se rendit compte que Jones était un peu essoufflé, manquant de l’entraînement voulu. Pendant la minute de repos qui suivit, il ordonna à Brisebois de foncer de toutes ses forces. « C’est le temps, allez-y et bûchez ferme ! » dit-il.

Comme un cheval qui reçoit un coup de fouet, Brisebois s’élança vers son adversaire au son du timbre, lui assénant deux directs de sa droite sur la bouche puis un crochet de chaque main à la mâchoire. Jones chancela. Continuant l’attaque, Brisebois lança un rude uppercut au menton et Jones alla au plancher pendant que la multitude faisait entendre une immense acclamation.

— Dans votre coin ! Dans votre coin ! cria M. Lafleur à son homme, qui tardait un peu à s’éloigner de son adversaire.

— Un ! deux ! trois ! compta l’arbitre, mais déjà Jones était debout.

— Le coup de marteau ! le coup de marteau ! clama M. Lafleur à son protégé. Brisebois s’avança de nouveau vers l’Anglais et lui envoya un moulinet qui le fit de nouveau crouler sur le tapis pendant qu’un tonnerre d’applaudissements et de cris montait de l’assistance en délire.

— Un, deux, trois, quatre, cinq, six, compta l’arbitre.

M. Lafleur vécut alors quelques secondes uniques, fabuleuses, d’une intensité extraordinaire. Dans une fulgurante vision, il se voyait enfin gérant d’un champion boxeur. Il entrevoyait la célébrité, la fortune, et, surtout, il se voyait entrant chez lui non plus timide, apeuré, mais en héros, en triomphateur. Il s’entendait disant à sa femme et à ses enfants : « Hein ? Qu’est-ce que je vous avais dit ? Est-ce arrivé, oui ou non ? Est-ce que j’avais raison ? » Après tant d’efforts, après avoir essuyé tant de railleries, de reproches amers, cruels, il s’imposait enfin à sa famille qui l’avait méprisé, ridiculisé, bafoué. Et il se voyait entouré du prestige que donne l’argent, beaucoup d’argent, l’argent qui est toujours le meilleur argument, celui qui vous donne toujours raison.

À cette heure, dans la joie de la victoire, non seulement il pardonnait aux siens les misères qu’ils lui avaient causées, les humiliations dont ils l’avaient abreuvé, mais magnanimement il les comblait de ses munificences.

De son côté, Biron était comme ébloui. Dans un éclair il imaginait pour le lendemain un titre flamboyant sur huit colonnes annonçant la victoire de Brisebois et il prévoyait d’autres triomphes qui lui permettraient, avec sa part des recettes, de faire construire son camp dans les Laurentides et d’aller faire un séjour aux Bermudes.

À « six ! » Jones se mit à genoux pendant que l’arbitre continuait de compter.

Une immense clameur montait de la masse humaine entassée dans la salle. De toutes les bouches grandes ouvertes sortaient des vociférations au milieu desquelles on distinguait les cris aigus, hystériques des femmes clamant : « Vas-y Brisebois ! Danne-y, Victor ! »

À « neuf ! » Jones se remit debout et, retrouvant son ardeur des années passées, se rua sur Brisebois, faisant tomber sur lui une avalanche de crochets et d’uppercuts. Devant cette impétueuse attaque, le colosse parut désemparé, sans défense. Il frappait aveuglément, avec de grands gestes fous, comme un homme qui est à l’eau en train de se noyer et qui se débat désespérément pour ne pas enfoncer sous l’onde. En un moment il avait oublié toutes les leçons de son instructeur, tous les conseils de M. Lafleur. C’était à croire qu’il n’avait jamais mis de gants de boxe de sa vie. Il faisait pitié, il était lamentable à voir, se défendant si maladroitement qu’il ne pouvait éviter un seul coup. L’Anglais se battait comme un enragé. Comme médusé, Brisebois le regardait de ses grands yeux blancs et était absolument impuissant à se protéger. On le sentait pris d’une panique indescriptible. Un homme était là en train de le démolir et il voyait tous ces gens autour de lui, toutes ces figures angoissées, tous ces yeux qui le regardaient, mais personne ne faisait un mouvement pour lui venir en aide. Il recevait les coups…

Devant un pareil revirement, la multitude était devenue muette. C’était un moment tragique. Un furieux moulinet atteignit Brisebois à la mâchoire et il alla frapper le plancher avec force. Il resta là sans bouger pendant que l’arbitre comptait les dix secondes réglementaires. Le match était fini. Le grand corps du colosse sur lequel on avait fondé tant d’espoirs était étendu immobile sur le dos en travers de l’arène. Le mineur Brisebois était hors de combat.

Dans la foule, c’était une stupeur, un désappointement sans nom. Comme les spectateurs quittaient lentement la salle, l’on entendait un concert d’invectives et d’injures à l’adresse du vaincu : « Grande vache ! Pourri ! Peureux ! C’est pas un boxeur, c’est un mouton ! C’est pas la force, c’est le cœur qui lui manque ! Il a de bien gros poings, mais il doit avoir le cœur d’un poulet. » Mais il ne les entendait pas ; il était sans connaissance.

La défaite de son protégé jeta M. Lafleur dans un abattement profond. Ses affaires négligées depuis quelque temps prirent une tournure pour le pire et il fit faillite. Accablé de reproches par sa famille, il eut une crise de dépression nerveuse et la tête lui déménagea. On dut alors l’interner dans un asile d’aliénés où il mourut au bout de peu de temps.

Le dénouement du combat laissa le journaliste Biron tellement déçu et abruti qu’il se jeta à la boisson avec le résultat qu’il a perdu son emploi et qu’il vit maintenant d’expédients.

Quant au mineur Brisebois, bien débarrassé du joug de son despotique patron, il renonça avec une vive satisfaction à la carrière de boxeur et devint ce à quoi sa nature et son caractère l’avaient destiné : bouncer dans un bordel.