Chez l'auteur (p. 68-88).

LE POULAILLER


Assise devant la fenêtre, dans la cuisine, Lucienne Lepeau tentait cet après-midi-là de remodeler une vieille robe qu’elle avait étrennée lors du mariage de sa sœur Adrienne, il y avait deux ans. Mais la toilette était non seulement défraîchie, mais fanée et usée. D’un geste fatigué, découragé, elle la jeta sur le plancher en s’exclamant d’une voix amère : Que c’est donc triste d’être pauvre !

Elle restait là, immobile, bien affligée, contemplant cette défroque que malgré tous ses efforts elle ne parvenait pas à rajeunir. C’était une grande et mince fille blonde, d’un blond si pâle qu’à certains moments on aurait dit que ses cheveux étaient blancs. Ce qui était le plus remarquable en elle, c’est que ses yeux étaient violets. De quelle lointaine ancêtre les avait-elle hérités ? On l’ignorait, mais ils donnaient à sa figure un charme rare et spécial.

« On ne peut pas faire une robe neuve avec des guenilles », se déclarait-elle à elle-même.

Oui, pauvre elle l’était. Toute sa famille était pauvre et le serait toujours. Sa grand-mère, qui vivait de sa pension de vieillesse, avait eu dix enfants et avait été pauvre toute sa vie. Son père, qui occupait un petit emploi à la ville, était pauvre et il le serait jusqu’à son dernier jour. Il avait sept enfants, six filles et un garçon, tous mariés, à l’exception de Lucienne, la plus jeune, qui avait vingt-deux ans. Tous étaient pauvres et faisaient des petites vies. Pour elle, l’avenir s’annonçait bien tristement. Ses cinq sœurs avaient épousé des ouvriers. Françoise, l’aînée, avait déjà quatre enfants ; Octavie en avait trois ; Délima et Clara, deux chacune, et Adrienne, un. Comme la grand-mère et la mère, toutes auraient des maisonnées de petit monde et elles subiraient toutes sortes de privations.

— Dieu, que c’est donc triste d’être pauvre, de toujours porter de vieilles nippes, de toujours refaire et remodeler des robes qui n’en peuvent plus, qui sont finies ! se lamenta de nouveau Lucienne. C’est pas une vie ça, ajouta-t-elle. Autant aller se jeter à l’eau et en finir tout de suite.

Et elle se mit à contempler la rivière qui coulait à cent pieds de là et resta longtemps songeuse.

Oui, elle était pauvre. Elle souffrait de l’être, mais elle haïssait les pauvres, elle les exécrait, les méprisait. Discutant un jour avec une camarade, elle s’exclamait dans un accès de rage : « Ah ! c’est chanceux pour moi que je sois née pauvre, que je sorte d’une race pauvre, parce que si j’étais née dans une famille riche, j’aurais eu une automobile et, en passant près des pauvres gens, j’aurais ouvert la fenêtre et leur aurais craché à la face. Ah ! les maudits, que je les déteste ! »

Son père, M. Narcisse Lepeau, avait eu toutes les peines du monde à élever sa famille. Depuis son mariage, il était dans les dettes et n’avait aucune satisfaction. Un jour, un magazine américain lui était tombé sous la main. C’était un périodique traitant de la vie à la campagne. Tout d’abord, il l’avait feuilleté sans intérêt puis il avait été empoigné par le récit d’anciens citadins qui étaient allés s’établir à la campagne, qui racontaient leur nouvelle vie et le miraculeux changement qui s’était opéré dans leur existence. Plusieurs déclaraient qu’ils se faisaient un modeste revenu et avaient acquis l’indépendance en élevant des volailles. Avec les œufs, les poulets, ils arrivaient à doubler leur salaire. M. Lepeau avait été séduit, conquis par cette lecture. Ce que d’autres avaient fait, il pourrait le faire lui aussi. Par la suite, pendant des jours, il avait ruminé, puis mûri l’idée d’aller vivre à la campagne tout en conservant son emploi à la ville. Comme tant d’autres, il voyagerait matin et soir.

L’homme était un rêveur, un esprit chimérique, ne possédant nullement le sens pratique. Avec ferveur, il relisait les récits de son magazine et il ne doutait nullement qu’il réaliserait de beaux bénéfices en faisant l’élevage des volailles. Juste un peu de travail, pensait-il, avant de partir le matin pour la ville et le soir à son retour. Cela marcherait tout seul. Il n’aurait qu’à lever les œufs et à vendre les poulets, les meilleurs œufs et les plus beaux poulets de l’endroit, se disait-il avec satisfaction, et qu’il vendrait un bon prix à quelque gros marchand faisant spécialité de ces produits.

Emballé par cette idée, il annonça un soir à la famille qu’au printemps on partirait pour la campagne. Alors, il chercha. À cinquante minutes de la ville, il trouva une vieille maison en bois au bord d’une boueuse rivière, avec un petit terrain où il pourrait construire un poulailler et même avoir un jardinet. Le propriétaire voulait s’en débarrasser et il céda la propriété à des conditions faciles. Aussitôt installé, M. Lepeau se construisit un poulailler et se procura un incubateur. Ainsi, il éleva des poulets, vendit des œufs et des poules, mais cette industrie demandait plus de soins et de travail qu’il se l’était imaginé et les profits étaient minces. La réalité était tout autre que ce qu’il avait rêvé. C’était une déception comme on en rencontre tant dans la vie. Tout de même, il persévérait, mais sans enthousiasme, puis il finit par se rendre compte qu’il s’était trompé. Il tenta alors de vendre son poulailler, mais il aurait voulu rentrer dans son argent et les deux ou trois acheteurs qui se présentèrent furent rebutés par le prix.

Maintenant, ses enfants étaient partis, s’étaient dispersés, et il restait seul avec sa femme, sa vieille mère et Lucienne qui, probablement, ne tarderait pas à se marier. Alors, il renonça à l’élevage des volailles qui lui avait valu plus de déboires que de profits.

Mais Lucienne était bien malheureuse d’être pauvre. Des journées, elle restait sans parler, toute raidie par le furieux désir de s’évader, d’échapper à cette pitoyable destinée de tous les siens. Elle ne pouvait se faire à l’idée de vivre la vie de sa grand-mère, de sa mère et de ses sœurs. Obscurément, elle imaginait qu’il se produirait quelque chose, une sorte de miracle qui l’arracherait à sa misérable condition et lui permettrait de goûter à la vie.

Elle souffrait atrocement de sa pauvreté, elle haïssait sa pauvreté, ardemment elle souhaitait sortir de sa pauvreté, mais quand on est né dans la pauvreté, c’est rudement difficile de s’en débarrasser. On dirait qu’elle colle à la peau. C’est comme une maladie incurable. À de certaines heures, cette pauvreté la torturait littéralement.

Et elle songeait à une pauvresse de la paroisse qui avait vécu dans une vieille écurie et qui était morte dans sa vieille écurie. Ça, c’était une vraie belle vie, un sort enviable.

— Non, non, affirmait-elle parfois, je ne ferai pas comme mes sœurs. Je ne passerai pas mes plus belles armées à élever des petits. Je veux vivre, moi.

Entendant ces paroles, sa mère, prise de pitié, souriait tristement, car elle connaissait par expérience l’implacable réalité sur laquelle se brisent les plus ardentes aspirations, les rêves les plus merveilleux. De toutes ses forces, Lucienne repoussait l’idée de la maternité, de tous ces petits qu’elle voyait chez les siens. Du moins, pour une dizaine d’années, elle ne voulait pas d’enfants qui vous prennent votre temps, votre beauté et font de vous une esclave. À trente ou trente-cinq ans, elle en accepterait un qu’elle pourrait combler de soins et choyer à son goût, mais pas avant. Puis, elle avait vu trop de pauvreté. Pour elle, elle voulait une existence large, aisée, exempte de soucis. L’été, pendant les mois de la belle saison, elle en voyait des femmes qui avaient des toilettes, des bijoux, des automobiles, qui vivaient dans le luxe, se payaient des voyages et avaient des maris qui occupaient des emplois lucratifs. Ne pourrait-elle pas, elle aussi, devenir une dame comme celles-là ? Ne pourrait-elle pas trouver un mari élégant, poli, qui gagne de l’argent, quelqu’un par exemple… comme M. Lionel Desbiens, qui venait de temps à autre passer la fin de semaine chez son oncle, M. Alphonse Desbiens, qui habitait une belle maison en pierre à un demi-arpent de chez elle, et qu’elle apercevait le dimanche alors qu’il se rendait à l’église dans sa belle automobile ? Ça c’était un beau parti, un garçon toujours bien mis, distingué, qui occupait une charge importante à la radio et qui gagnait un gros salaire, assurait-on dans la localité. Oui, ce serait un garçon comme celui-là qu’elle aimerait à avoir comme mari. Elle savait bien toutefois qu’il n’était pas pour elle. Hypocritement, elle se disait cela, mais au fond, sans se l’avouer, elle savait que bien des choses qui paraissent impossibles arrivent.

Justement, à quelques semaines de là, comme la jeune fille et sa mère s’en retournaient chez elles, après la messe, M. Lionel Desbiens passa à côté d’elles en automobile avec son oncle et sa tante.

— Invite-les donc à monter, fit la vieille dame à son neveu, car elle les connaissait depuis des années et c’était une pratique courante pour ceux qui avaient des voitures de prendre comme passagers les connaissances moins fortunées qui faisaient le trajet à pied. Lionel Desbiens freina pendant que sa tante faisait signe aux deux femmes de prendre place dans l’auto. Mme Lepeau rejoignit sur le siège d’arrière M. et Mme Desbiens et Lucienne s’installa à côté de Lionel. Le voyage dura à peine cinq minutes et, de part et d’autre, l’on n’échangea que des banalités ordinaires. Mme Lepeau et sa fille descendirent devant leur maison en remerciant Mme Desbiens et son neveu.

Quinze jours plus tard, Lionel Desbiens faisant le samedi soir une promenade à pied, histoire de prendre un peu d’exercice, traversait le pont jeté sur la rivière, lorsqu’il entendit une voix qui lui disait :

— Bonsoir, monsieur Desbiens.

C’était Lucienne Lepeau, qu’il venait de dépasser, et que, dans l’obscurité et absorbé par ses imaginations, il n’avait pas aperçue.

— Excusez-moi, dit-il, je suis souvent distrait et je ne vous avais pas vue.

Alors, ils se mirent à marcher côte à côte. C’était une soirée très douce, très agréable. La lune, partiellement cachée par de gros nuages noirs aux formes fantastiques, avait une figure étrange, mystérieuse.

Les deux jeunes gens allaient, impressionnés par la vision curieuse et quasi irréelle de la nuit et par le charme de l’heure et ils n’échangeaient que de rares paroles.

— Vous deviez songer à quelque chose de bien agréable et j’ai interrompu votre rêverie, fit Lucienne au bout d’un moment.

— Pour vous dire la vérité, je cherchais à me rappeler une pièce de vers que j’ai lue ces jours derniers dans un vieux bouquin.

— Oh ! dites-les moi, fit-elle.

— Cela est intitulé L’Archet, dit-il.

Et, après s’être recueilli un moment pour raffermir sa mémoire, lentement, à mi-voix, avec âme, il récita l’admirable poème de Charles Cros.

— C’est plus beau que ce qu’on entend au théâtre, déclara-t-elle lorsqu’il se tut.

Et en elle-même elle était contente d’avoir trouvé ça.

Comme ils passaient à côté d’une lampe électrique éclairant le pont, il la regarda en face.

— Je n’avais pas remarqué, dit-il, que vous avez de beaux yeux violets. Ils sont exactement de la même couleur que les iris dans le jardin de mon oncle.

— C’est la première fois qu’on me le dit et c’est le plus beau compliment qu’on m’a fait, répondit-elle dans un aimable sourire.

Lionel Desbiens la reconduisit jusque chez elle, mais la conversation avait pris un caractère banal.

Tout le reste de la soirée, Lucienne Lepeau demeura vibrante, enthousiasmée. Un jeune homme lui avait récité des vers. Un jeune homme instruit, distingué, de figure agréable. Cela lui paraissait un rêve.

Elle avait vingt-deux ans et, jusque-là, aucun garçon ne lui avait dit qu’elle avait les yeux couleur d’iris. Ah ! il y a des moments qui sont bien doux, bien agréables, et il y a des choses qui plaisent tant à une femme. En imagination elle refaisait la promenade sur le pont et il lui semblait qu’elle avait pris un peu de l’âme de son compagnon, qu’elle avait pénétré dans son être intime.

Pendant une dizaine de jours, elle vécut dans un état d’exaltation intense. Un jeune homme, un jeune homme élégant, distingué, beau garçon, lui avait dit qu’elle avait des yeux violets, de la couleur des iris !

À plusieurs reprises, Lionel Desbiens avait proposé à son oncle et à sa tante de faire un petit voyage dans les Cantons de l’Est, au lac Brome. Cette région l’avait enthousiasmé et il voulait la faire admirer à ses parents. Un vendredi soir donc, ils s’entendirent tous les trois pour partir le samedi matin de bonne heure, afin de faire un voyage agréable.

— J’ai bien envie de demander Mlle Lepeau pour venir avec nous, fit le jeune homme.

— Mais c’est très bien, répondit la tante. C’est une fille bien tranquille, bien sage, pas gênante du tout, pas une étourdie comme il y en a tant et qui appréciera sûrement cette excursion.

— Dans ce cas, je vais l’inviter immédiatement, déclara le jeune homme.

L’on partit à huit heures le lendemain matin après un frugal déjeuner. La voiture roulait bien, à une vitesse modérée, de sorte que les voyageurs pouvaient pleinement apprécier la beauté du paysage des régions que l’on traversait. Le midi, l’on arrêta pour prendre un dîner au poulet dans une pension qui était un rêve de propreté et où le service était parfait. L’on se reposa pendant une heure et demie puis l’on se remit en route. Le vieux couple et la jeune fille étaient enthousiasmés. Bordé de bois de pins au milieu desquels se cachaient d’élégantes villas, le lac Brome les enchanta absolument. Lucienne était pâle de joie. Elle vivait des heures fabuleuses. De temps à autre elle regardait son compagnon, mais parlait très peu, paralysée par l’émotion qui l’étreignait.

Il faisait nuit lorsqu’on fut de retour et les lumières des voitures et des maisons étaient allumées. L’oncle et la tante Desbiens descendirent à leur maison et Lionel continua pour aller reconduire la jeune fille chez elle.

— Monsieur Desbiens, j’ai, grâce à vous, passé une journée bien agréable, fit Lucienne, lorsqu’il arrêta son automobile devant la maison où elle demeurait.

— Et grâce à vous, mademoiselle Lepeau, j’ai fait un bien charmant voyage, répondit-il galamment.

Il avait éteint les phares de sa voiture et elle restait là à côté de lui sans bouger, incapable de se lever, lui semblait-il. Peut-être lui prendrait-il doucement la main, songeait-elle, et, à cette pensée, elle frémissait d’émotion. Peut-être même tenterait-il de l’embrasser. Pour sûr qu’elle ne résisterait pas. Ce qu’elle éprouvait en ce moment était quelque chose d’unique, de divin…

— Je vais vous dire le bonsoir et rentrer chez mon oncle, fit Lionel Desbiens d’une voix calme, en même temps qu’il rallumait ses phares.

Alors, brusquement, Lucienne se leva et sortit de l’auto.

— Bonsoir ! cria-t-elle en courant vers la porte de sa maison. En entrant elle lança sur un siège son manteau et son chapeau et sa figure prit une expression d’immense désappointement. Elle était dépitée, humiliée. Quoi, elle n’avait donc fait aucune impression sur son compagnon !

Sa joie, tout le jour, avait été trop forte et la séparation de son côté à lui avait tellement été celle d’un indifférent qu’elle n’en revenait pas. Cette nuit-là, elle ne s’endormit qu’au matin.

Après ce voyage si merveilleux qui s’était si banalement terminé, elle était retombée à son abattement, elle était rentrée dans sa pauvreté, dans la pauvreté de toute sa famille. D’ailleurs, M. Lionel Desbiens ne reparaissait plus dans la petite campagne, il ne revenait plus voir son oncle et sa tante.

Un soir, comme elle était allée au restaurant chercher une couple de bouteilles de coca-cola, Lucienne aperçut deux jeunes filles de ses connaissances, qui dégustaient une crème glacée.

— As-tu vu, Lucienne, la nouvelle dans le journal de ce soir ? demanda l’une d’elles.

— Quelle nouvelle ? interrogea Lucienne.

— M. Lionel Desbiens qui se marie avec une Américaine de New-York. Leurs portraits sont dans le carnet social. Il paraît qu’il l’a rencontrée au cours d’une croisière en mer. Ils doivent se marier dans quinze jours.

Sans en entendre davantage, Lucienne Lepeau sortit de l’établissement.

— As-tu vu ? Ça lui a donné une claque, remarqua la fille qui avait annoncé la nouvelle.

— Tu penses pas que je suis aveugle. Bien certain que j’ai vu, répondit l’autre. Je te dis que ça l’a gelée. Parce qu’il l’avait amenée faire un tour d’automobile, elle se croyait déjà Mme Lionel Desbiens.

Lucienne allait sur la route comme une femme ivre. Il lui semblait qu’elle allait devenir folle. Elle entra chez elle indiciblement malheureuse. Et la porte fermée, elle se jeta sur une chaise et sanglota éperdument, désespérément, toute secouée par sa peine.

Un beau rêve s’était effondré.

Mais le hasard aveugle, parfois secourable, lui envoya la consolation dont elle avait tant besoin. En effet, à quelques semaines de là, elle fit la connaissance de Raymond Lafleur, placier en bière, voyageur de commerce pour une grande brasserie. Toujours de bonne humeur, aimant à rire, joyeux compagnon, ayant une bonne figure, dépensant son argent sans trop compter, ce garçon âgé de vingt-six ans était fort populaire chez tous les propriétaires d’hôtels, de restaurants et d’épiceries avec qui il faisait affaires. On le voyait toujours arriver avec plaisir et, lorsqu’il partait, on lui disait de revenir sous peu. Ainsi, il avait une belle clientèle, faisait de bonnes affaires et prenait gaiement la vie.

La première fois qu’il vit Lucienne Lepeau elle lui plut tout de suite et, sans aucune gêne, il l’invita à aller faire un tour d’automobile. « Pas loin », dit-il, « juste prendre un verre de bière à un restaurant de la paroisse voisine ». Ils partirent et, tout de suite, il voulut montrer quel chauffeur expert il était. En dépit des règlements de la route, il filait à des vitesses de 70 à 75 milles à l’heure. L’on arriva à l’hôtel et, en les voyant, le patron fit conduire les deux visiteurs à un petit salon et leur fit servir deux bouteilles de bière. Raymond Lafleur vida son verre et, les lèvres encore tout humides de mousse, se leva, prit Lucienne dans ses bras et l’embrassa carrément sur la bouche. C’est ainsi qu’il était. Avec lui les choses ne traînaient pas en longueur.

Ainsi, rapidement, ils devinrent une paire d’amis.

— Bien, Raymond, je n’espérais pas te voir aujourd’hui.

— Tu sais bien, Lucienne, que je ne peux me passer de toi.

C’est ainsi qu’ils étaient. Chaque jeudi soir et chaque dimanche, Raymond Lafleur allait rendre visite à la jeune fille et, d’autres jours, il arrêtait la prendre en passant et ils allaient boire une couple de bouteilles de bière chez l’un des clients du garçon. Les parents de Lucienne, ses sœurs et ses beaux-frères s’informaient : Est-ce que c’est sérieux ?

Est-ce que ça va finir par un mariage ? La fille le croyait sincèrement. À cette heure, elle s’imaginait avoir échappé à sa destinée. Elle était sortie de son désespoir, de son marasme, de son idée de pauvreté. Avec ce garçon-là, qui se faisait un gros revenu, elle pourrait faire une belle vie, se la couler douce. Raymond Lafleur lui-même paraissait s’acheminer vers les épousailles. Cela apparaissait comme le dénouement régulier et logique de leurs fréquentations.

À cette phase de leur idylle, Lucienne fit une autre connaissance. Son frère vint un jour faire un tour à la maison un dimanche, accompagné d’un de ses amis. Zénon Robillard était son nom et il était chauffeur de camion pour une grande compagnie de transport.

— Je lui ai dit que j’avais une sœur, déclara le jeune Lepeau, et il m’a répété à plusieurs reprises qu’il désirait te connaître. Je te l’ai amené. C’est un garçon qui veut se marier. Maintenant, conduis ta barque.

Le nouveau venu n’était pas beau et il était commun, vulgaire, ne possédait pas de manières et n’avait vraiment pas grand-chose pour plaire. Certes, il gagnait sa vie et il était en état de faire vivre une femme, mais il manquait décidément d’attraits et une jeune fille qui n’était pas trop pressée de se marier avait plus de chances d’attendre un peu pour en trouver un autre plus acceptable. Il passa toute la journée du dimanche à la maison. Par un heureux hasard, Raymond Lafleur, contrairement à son habitude, ne vint pas ce jour-là.

Lucienne parut créer une favorable impression sur le nouveau venu. Le soir, avant de partir, il demanda la permission de revenir lui rendre visite.

— Vous savez, déclara-t-il, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Moi, je veux me marier, fonder un foyer. Je crois que je vous aimerais si vous ne me repoussiez pas et je suis presque certain que vous me conviendriez.

— Moi-même, je vais vous parler très franchement, de mon côté, répondit Lucienne. Dans le moment, je ne suis pas libre. J’ai depuis quelque temps un ami qui me convient et en qui j’ai toute confiance. Il est arrivé le premier et je ne voudrais pas le mettre de côté, surtout que je n’ai rien à lui reprocher.

— C’est bien raisonnable, répondit-il, mais tout de même, si je passe par ici j’arrêterai une minute te dire bonjour.

« Bonsoir, Lucienne, et au revoir, j’espère », lui dit-il en partant.

— Bonsoir, Robillard, répondit-elle.

Dans la suite, il arrêta une couple de fois en passant, juste le temps de prendre de ses nouvelles.

Les amours de Lucienne et de Raymond Lafleur duraient bien depuis huit mois mais il y avait une chose qui taquinait et agaçait la fille. C’est que, depuis quelque temps, Raymond était moins régulier dans ses visites. Parfois la soirée du jeudi se passait sans qu’il se montrât et, d’autres fois, c’était le dimanche qu’il brillait par son absence. Cela irritait et inquiétait Lucienne qui adressait de vifs reproches à son ami lorsqu’il réapparaissait à la maison. Celui-ci n’était cependant pas à court d’excuses pour expliquer ses absences. Il avait toujours quelque histoire de client qui le réclamait, qui lui avait téléphoné d’urgence. Une fois, il fut dix jours sans se montrer. Lorsqu’il réapparut à la maison des Lepeau, il fut accueilli par de violents reproches. Agacé, le garçon répondit sur le même ton. Il y eut une scène orageuse et Raymond Lafleur prit son chapeau et sortit en disant qu’il ne reviendrait que lorsqu’elle serait plus raisonnable. La fille toutefois ne prit pas ces paroles au sérieux, s’imaginant qu’elle le verrait bientôt reparaître de meilleure humeur. Un mois s’écoula et rien. Alors Lucienne se tracassa. Maintenant, elle se disait qu’elle avait été un peu dure. Également, elle reconnaissait que lorsqu’une fille veut se marier, il lui faut parfois faire des concessions.

Puis, voilà qu’un jour elle apprend que Raymond Lafleur était fiancé avec la fille d’un de ses clients, un riche hôtelier.

Et de désespoir impuissant, de dépit, elle rageait. On disait que le mariage devait avoir lieu prochainement. Alors, brusquement, sa décision fut prise. Elle épouserait Robillard. Et au plus tôt, pour ne pas donner à Raymond la satisfaction de croire que, l’ayant perdu, elle resterait vieille fille. Le soir même elle téléphona à son autre soupirant, à sa pension.

— Hello, c’est toi, Robillard ?

— Oui.

— C’est Lucienne qui parle.

— Comment ça va-t-il ?

— Comme ci, comme ça. C’est plate et ennuyant. Si t’as pas une autre blonde, viens donc faire un tour.

— C’est bon, j’irai dimanche.

Le dimanche matin, donc, il arriva pour la journée. Tout de suite, Lucienne lui parla sans détours :

— Tu sais, Robillard, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit le dimanche que tu es venu ici. Se marier, fonder un foyer, c’est la meilleure chose à faire. Tous deux, nous sommes à l’âge de nous mettre en ménage. Si tu es toujours dans les mêmes dispositions, je crois que nous nous entendrons facilement.

— Bien, ma poule, je suis content de t’entendre parler comme ça. Si tu veux être ma femme, je serai un bon mari pour toi.

— Alors, c’est entendu. Mais j’aimerais me marier bientôt.

— Je ne demande pas mieux. Disons dans un mois, pour me donner le temps de faire les préparatifs : louer une maison, acheter des meubles, m’habiller, etc.

— C’est bon, on se mariera dans un mois. Maintenant, embrasse-moi. Puis, comme je suis sûre que tu as mal déjeuné ce matin, je vais te faire des crêpes.

Par dépit, Lucienne avait brûlé ses vaisseaux. Elle s’était engagée à épouser un homme pour qui elle n’avait pas d’amour, mais elle voulait prouver à Raymond Lafleur, son ancien ami, qu’elle était capable de trouver quelqu’un d’autre pour mari. Tout le jour elle fut cajoleuse, mais elle avait la mort dans l’âme, était effroyablement déprimée, démoralisée.

— Maintenant, recommanda-t-elle le soir à son fiancé, occupe-toi de trouver une maison, un petit logement, un appartement de quelques pièces.

— Entendu, ma poule, je vais voir à ça.

Aussitôt, Lucienne annonça à ses parents, à ses amies, aux voisins, qu’elle devait se marier dans un mois avec M. Zénon Robillard. Évidemment, elle voulait que tout le monde sache qu’elle était pour se marier. Surtout, elle voulait que Raymond Lafleur l’apprenne au plus tôt.

D’ordinaire, lorsqu’une jeune fille annonce son mariage, elle est amoureuse, elle est toute remplie de joie et de bonheur, elle fait de beaux rêves. Pas celle-ci. Dans un mois elle joindrait sa destinée, sa jeune vie, à celle d’un homme que, dès le premier jour, elle jugeait commun, vulgaire, sans aucun attrait, qui, franchement, l’horripilait. Maintenant, il fallait dénicher une maison.

Toutes leurs recherches furent vaines. Il y avait disette de logements. Trouver à s’installer quelque part était un problème très ardu.

C’est alors que le père de la fille intervint.

— Si tu voulais, dit-il à Lucienne, je pourrais transformer le poulailler et t’en faire une petite maison confortable et très convenable.

La fille hésitait. Quand on se marie et qu’on a annoncé son mariage à tout le monde, avouer ensuite qu’on va habiter un poulailler est un peu humiliant. Mais elle savait par expérience que, dans la vie, l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Alors, elle se décida.

— C’est bon, dit-elle, arrange-nous ça pour que ça ne paraisse pas trop mal.

— Je ne peux changer l’extérieur, mais l’intérieur formera un joli appartement, assura-t-il. Ça pressait. Alors le père mit deux charpentiers-menuisiers à l’œuvre. Pendant une semaine, l’on entendit la symphonie des égoïnes sciant les planches et des marteaux enfonçant des clous. Puis ce furent les peintres qui entrèrent en scène. Au bout de quinze jours, tout était terminé. Le poulailler était prêt à recevoir les futurs mariés.

Pendant que l’on préparait son logement, Lucienne avait la mort dans l’âme. Elle souffrait de dépression nerveuse et sa mère se demandait si elle allait résister jusqu’au jour du mariage ou si ses nerfs n’allaient pas se briser. Terriblement abattue, elle allait et venait constamment comme le condamné à mort qui arpente sa cellule en se disant que, chaque jour, chaque minute même le rapproche de l’heure fatale. Les voisins qui la voyaient agir ainsi se disaient : « Bien sûr qu’elle va devenir folle. » Non, elle ne regrettait pas la décision prise par dépit mais elle envisageait l’avenir avec angoisse. Les meubles arrivèrent et ce lui fut une distraction de les installer dans le petit logis formé de trois pièces. Cependant, lorsqu’elle voyait arriver son futur mari, elle tombait dans un abattement sans nom et était prise d’une rancœur inexprimable contre la vie, car elle voyait l’homme tel qu’il était, l’homme avec qui s’écoulerait toute son existence.

C’est dans cet état d’esprit que s’écoulèrent les jours qui précédèrent le mariage. Lorsqu’elle le vit dans son habit de noces le matin de la cérémonie religieuse, elle le trouva gauche et grotesque. En elle-même elle le comparait à Lionel Desbiens et à Raymond Lafleur et elle reconnaissait qu’il n’était qu’une méchante caricature. Lorsque, à l’église, il lui fallut prononcer le « oui » fatal, elle crut un moment qu’elle allait perdre connaissance et le prêtre et l’homme qui devenait son mari l’entendirent à peine.

Au dîner qui suivit le mariage, et qui réunissait tous les parents, sœurs, frères, beaux-frères, belle-sœur, oncles, tantes, etc., le mari était placé entre sa femme et la vieille grand-mère. Soit oubli de ceux qui avaient préparé les tables, soit facétie de quelque farceur, le marié n’avait pas de fourchette. Tout aussitôt, la vieille grand-mère voulut lui passer la sienne.

— Pas besoin, pas besoin, déclara-t-il en riant. Chez nous, quand j’étais petit, on n’était pas particulier sur ce chapitre et on se tirait toujours d’affaire.

Et, ce disant, il prit sa tranche de rosbif entre deux doigts et, avec un sourire satisfait, heureux d’affirmer son caractère simple et sans prétention, il se mit à la manger à belles dents pendant que le rouge de l’humiliation et de la honte montait à la figure de la jeune femme. Par contre, la vieille grand-mère était toute réjouie, épanouie.

— Ça, c’est un homme pas gênant et pas gêné, un homme sans cérémonie, déclara-t-elle en regardant admirativement le mari de sa petite-fille.

Après avoir mangé, les invités allèrent voir la maisonnette des nouveaux mariés. Ils la visitaient curieusement, comme les gens qui pénètrent dans les tentes des phénomènes qui accompagnent les cirques.

— Elle va avoir un joli nid, la poulette, déclara avec un sourire la tante Philomène en regardant les nouveaux époux qui faisaient les honneurs de leur chez-soi. En entendant cela, Lucienne ressentit un coup comme si on lui eût écrasé un cor.

Suivaient des compliments :

— Tu vas avoir un joli logement.

— Tu as une coquette petite maison. Tu vas être bien heureuse, là-dedans.

En réalité, avec sa fraîche toilette et ses meubles neufs, le petit logis était charmant, avec sa chambre à coucher rose, le vivoir bleu pâle et la cuisine crème. Des pièces couleur des nuages.

Après avoir visité la maisonnette, les invités examinaient le jardinet et allaient se soulager au bord de la rivière. Mais ils ne se décidaient pas à partir. Ils allaient faire un tour dans les environs, puis revenaient.

— Ils ne partiront pas tant qu’il restera une bouchée à manger, tant qu’ils n’auront pas bu jusqu’à la dernière goutte de la dernière bouteille de bière, déclara Lucienne, qui était toute sur les nerfs, fatiguée et crispée.

Avant de s’en aller, ils dévastèrent le jardinet. Comme venait de le dire Lucienne, lorsqu’ils se décidèrent finalement à quitter la place, il ne restait pas une croûte de pain, pas un verre de liqueur dans la maison, pas une fleur dans le jardin.

Avant de rentrer chez elle pour la nuit, Lucienne s’approcha de son père :

— Donne-moi un verre de fort, demanda-t-elle.

Surpris, il la regarda curieusement, car ce n’était pas dans ses habitudes de prendre de l’alcool. Néanmoins, il alla dans sa chambre, sortit une bouteille d’une cachette et commença à verser.

— Tu me diras quand ce sera assez.

— Verse ! verse ! dit-elle.

Alors, il emplit le verre et s’en versa un pour lui.

— À ta santé, dit-il.

En deux ou trois gorgées elle avala la forte dose qui lui avait été servie. Prenant ensuite elle-même la bouteille, elle se versa un autre verre et le vida rapidement.

— Bonsoir, fit-elle, et elle se sauva chez elle.

En quelques minutes, l’alcool avait produit son effet. Elle était à moitié ivre. Alors, lourdement, gauchement, elle se dévêtit et se jeta dans son lit. Lorsque son mari la rejoignit quelques minutes plus tard, elle avait à peine conscience de ce qui se passait, et, lorsqu’il la prit, elle ne se donna pas, elle s’abandonna, sachant à peine ce qui lui arrivait.

Le lendemain, elle se leva très tard, fatiguée comme elle ne l’avait jamais été, mécontente, irritable. Au déjeuner, maladroitement, elle cassa une assiette.

— Fais attention, ma poule, autrement tu vas me coûter cher, remarqua en badinant le mari.

— Finis donc, imbécile ! C’est assez de vivre dans un poulailler sans me faire traiter de poule. Pourquoi n’as-tu pas trouvé une maison ?

Ainsi rabroué, Robillard resta coi.

Des semaines passèrent puis, un soir, quelques jours avant ses périodes mensuelles, lorsque son mari voulut l’approcher, Lucienne le repoussa.

— Non, pas aujourd’hui, c’est dangereux, expliqua-t-elle.

Surpris, il la regarda.

— Pourquoi dangereux ?

— Mais, innocent, parce que je vais être indisposée ces jours-ci et que je ne veux pas courir le risque de devenir enceinte.

— Mais, quand on se marie c’est pour ça, répondit-il du ton d’un homme qui apporte un argument irréfutable.

Elle fut prise d’une rage sourde. Elle avait envie de l’injurier, de le mordre, de le déchirer, de lui donner un coup de pied. Simplement, elle se contenta de lui tourner le dos. Mais elle dormit très mal cette nuit-là. Toujours elle remâchait et ruminait cette réponse de son époux : Quand on se marie, c’est pour faire des enfants. Cette idée lui était intolérable. À côté d’elle son mari ronflait. Si découragée était-elle que s’il ne lui avait pas fallu se lever du lit et marcher pied nu sur la terre froide, elle serait allée se jeter dans l’eau noire.

La date où elle aurait dû être indisposée arriva, mais rien. De suite, elle s’alarma. Tout de même, elle se dit que ce pouvait être un simple retard et que, dans un jour ou deux, elle n’aurait plus raison de s’inquiéter. Mais rien encore. Alors elle réalisa ce qui en était. Enceinte, elle était enceinte. Probablement du premier soir. Ainsi donc, elle ne pourrait échapper à son destin. Elle serait une mère poule et, dans son poulailler, elle aurait de nombreux petits. Oui, comme sa grand-mère, comme sa mère, comme ses sœurs, elle élèverait une nombreuse famille, elle aurait un troupeau d’enfants. Comme tous les siens elle vivrait sa petite vie, elle mènerait une existence pauvre et médiocre, à nettoyer, à moucher un tas de petits morveux. C’était là une calamité sans nom, l’effondrement de tous ses rêves.

M. Lionel Desbiens lui avait dit un soir qu’elle avait les yeux couleur des iris dans le jardin de son oncle. Son mari, est-ce qu’il savait seulement la couleur de ses prunelles ? Lui, il ne pensait qu’à la satisfaction de son instinct. Apprécier le charme féminin n’était pas dans sa nature. À cette heure, Lucienne entrevoyait son lot : la couchette, préparer la nourriture, laver des sous-vêtements et des chaussettes sales et n’arracher que de peine et de misère une pièce de vingt-cinq ou cinquante sous à son conjoint. Elle était furieuse.

Alors, la face mauvaise, la bouche amère, le poing fermé, elle s’écria d’une voix rageuse et chargée de rancune : Maudit Robillard !