Le dernier geste/Préliminaires

Éditions Édouard Garand (78 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 58-67).

CINQUIÈME PARTIE

Préliminaires


Après le départ du major Carrington, la vie, à la Cédrière, devint si triste et si mélancolique, qu’elle parut peser sur ses habitants de toute la lourdeur d’un deuil immense et infini. Carrington, en s’en allant, avait emporté avec lui toute la joie de ces braves gens, ainsi que leur esprit, leur cœur, leur âme et peut-être, leur dernier espoir de vie. Car, dans la mortelle désolation créée par ce départ, les cœurs parurent exhaler un long soupir d’agonie.

De ces trois êtres unis par le lien du sang et par un trait puissant d’affection et de tendresse, qu’on ne pouvait briser ni effacer sans atteindre cruellement trois âmes bonnes et généreuses, le capitaine sembla être le plus désolé. Car la présence du major, sa courtoisie, sa bonne humeur, le charme de sa conversation, tout cela avait, pendant ces trois jours, comblé le grand vide creusé par l’absence d’Aurèle et Olivier. Le capitaine aimait à parler du bon vieux temps, de sa vie de corsaire et de pêcheur, et, justement, le major s’était montré un auditeur attentif et complaisant, la mine toujours charmée et enchantée par la narration que le capitaine lui faisait de ses aventures. À présent, il n’avait plus personne à qui conter ses histoires, rapporter des anecdotes, et il en souffrait durement. Sa femme et sa fille connaissaient toute sa vie passée, elles ne pouvaient donc plus prendre beaucoup d’intérêt à l’écouter. Mais n’y avait-il pas Guillaume ? Ah bien, oui. Guillaume… Qu’en pouvait-il faire ou attendre ? Guillaume, durant le jour, se tenait à son travail des champs, et le soir venu, sitôt après le souper, il s’allongeait sur un banc, bâillait et dormait jusqu’à l’heure des prières en commun, avant le coucher.

En outre, ce Guillaume n’était pas un loquace ; ayant la langue dans sa poche, il ne la tirait que par nécessité. Il était incapable de se mêler à une conversation, par timidité d’abord, ensuite par un manque de développement intellectuel. Quand il ne dormait pas sur sa chaise, il contemplait Louise d’yeux arrondis et lumineux, avec un sourire béat aux lèvres. Il avait l’air de vouloir la manger, la trouvant si belle, et, comme une belle pomme juteuse, si bonne à croquer. Il l’aimait en secret, comme autrefois le jeune Micmac. Pour Louise il n’avait pas moins de dévouement que l’Indien en avait montré. Si la jeune fille exprimait le désir ou formait le projet d’entreprendre telle besogne ou tels travaux où la main de l’homme pouvait être utile, Guillaume s’offrait, disant :

« Je vous aiderai, la demoiselle, » ou encore « Je ferai ça pour vous. » En vérité, il se serait jeté au feu pour lui plaire ou pour lui épargner une peine.

Louise, d’un sourire tendre, le remerciait de ses attentions et de ses empressements. Elle voyait que, là encore, elle était aimée, qu’un oui ou un non de sa bouche pouvait faire le bonheur ou le malheur de ce gros garçon fruste, mais bon et serviable. Aussi se soumettait-elle à ses désirs par crainte de lui causer une peine par un refus ou une rebuffade, car elle ne pouvait pas souffrir de voir autour d’elle des visages chagrinés. Elle préférait pour elle mille souffrances plutôt que d’en voir une seule sur les physionomies des personnes pour qui elle avait de l’attachement. On peut donc concevoir la souffrance qu’elle éprouva, en voyant Carrington s’éloigner lourd de chagrin, de déception et, peut-être aussi, de désespérance.

Cette désespérance, elle-même n’était pas loin d’en subir le fardeau. Car le départ de l’officier avait laissé dans son âme un trouble intense fait d’un mélange de regret, d’amertume et de découragement. Elle eut beau se donner des espérances, se peindre des avenirs éblouissants, se voir l’heureuse d’Olivier, s’inspirer des joies célestes, rien n’y fit : elle ne pouvait plus retrouver son calme et sa sérénité des jours anciens. Très souvent, lorsqu’elle s’abandonnait à quelque méditation, elle évoquait certains entretiens qu’elle avait eus avec Carrington, et au cours desquels il avait défini le rôle de la femme sur la terre. Une fois, Louise avait parlé de couvent pour se retirer, advenant la mort de son fiancé et celle de ses parents, Carrington avait appelé cet acte une désertion. Elle se rappelait mot pour mot ce qu’il avait dit à ce sujet.

« La femme qui agit ainsi par déception, découragement ou simplement par peur de la vie, accomplit une désertion, tout comme le soldat qui abandonne son régiment avant l’attaque. La femme appartient à la terre, à l’homme. Dieu l’a mise sur la terre pour porter des fruits, ainsi qu’un arbre fruitier ; et ce serait se soustraire à la volonté divine que de rester, de son plein gré, inerte et stérile. La femme en ce monde n’a qu’un rôle, et le voilà ».

Ah ! ce rôle… Depuis longtemps Louise l’avait soupçonné, senti. Dès l’âge de puberté elle en avait compris le sens, senti le trouble mystérieux et l’émotion vive. Et à ce rôle elle s’était peu à peu accoutumée par la pensée d’une conception future, pensée qui n’avait cessé d’agiter sa chair immaculée. Ce sentiment s’était développé, élargi, alors qu’elle faisait la classe aux tout petits au couvent de Louisbourg. Là, elle avait appris à aimer les enfants, et souvent elle s’était plu à se voir, un jour à venir, berçant dans ses bras un petit… un petit à elle. Une pluie de joies, alors, descendait sur elle, l’inondait.

Elle se demandait comment Carrington avait pu pénétrer les secrets de son âme et surpris ses légitimes désirs. Il avait lu en elle comme en un livre ouvert, et cela suffisait pour laisser en elle une empreinte ineffaçable de sa personne. Car maintenant Louise ne pouvait plus chasser de son esprit l’image du jeune officier. Même au plus fort de ses occupations journalières, lorsque le travail exigeait toute son attention, dans ses lectures pieuses ou autres, et surtout dans ce livre de chevalerie, l’image du major Carrington se présentait au point que, souvent, le souvenir d’Olivier s’affaiblissait, se voilait d’ombre pour laisser le souvenir de l’autre en pleine lumière, en pleine vie.

Mais ce souvenir, cette empreinte laissée en elle par Carrington, ne lui était pas une réjouissance ; bien au contraire, elle s’en épouvantait. Car elle se demandait, advenant le retour d’Olivier, comment elle pourrait décharger son esprit d’une vision qui l’obsédait, redoutant que l’image de Carrington ne s’interposât entre elle et son mari, et, de ce fait, n’amoindrit son amour et sa tendresse pour ce dernier.

Si elle n’avait eu que la pensée du major Carrington pour mettre le trouble dans sa vie intime, cette vie eût été assez tolérable. Déjà, sans le vouloir, elle avait fait deux malheureux ; fallait-il que la fatalité vînt de nouveau mettre en ses mains le glaive du bourreau ? Hélas ! oui, une troisième fois elle se verrait armée du glaive et, bien malgré sa volonté, frapperait un cœur pur et innocent. En effet, elle s’aperçut, un jour, que Guillaume aussi l’aimait. Oui, ce Guillaume, ce bon enfant de la terre française qui n’eût pas fait de mal à une mouche, qui n’aurait pu piétiner une fleur sans en être peiné, et dont le dévouement sincère était sans bornes. Rarement un caractère d’homme aurait pu se comparer à celui de Guillaume : paisible, vaillant, d’humeur égale, probe, honnête, docile, serviable et généreux… le cœur sur la main. Jusque-là Guillaume n’avait encore fait aucun aveu de son amour. Ce fut par une après-midi ensoleillée, plusieurs jours après le départ de Carrington, alors qu’elle se trouvait aux champs seule avec lui, qu’il se décida à lui confier, bien timidement, avec l’accent d’un petit garçon fautif qui craint d’être grondé, « qu’il espérait avoir bientôt la demoiselle pour sa femme. » Louise aurait pu accepter l’aveu de ce jeune paysan fruste comme une plaisanterie et s’en moquer, et bien des jeunes filles, moins bien douées qu’elle de qualités physiques et morales, auraient agi ainsi. Mais Louise ne put que s’attendrir et de nouveau subir une grande souffrance à se voir encore contrainte de repousser une main honnête qui s’offrait. Car elle n’ignorait pas que sous cette grossière enveloppe masculine respirait un grand cœur, un cœur sur lequel toute femme pouvait se reposer dans la plus complète sécurité.

Cet incident l’amena à faire une supposition, celle que certaines circonstances pussent la forcer à ne choisir un mari, advenant, par exemple, la mort de ses parents ou la preuve qu’Olivier n’était plus de ce monde. Alors, mettant en présence Carrington et Guillaume, sur lequel des deux laisserait-elle tomber son choix ? En vérité, Louise n’avait aucun amour pour ces deux hommes. Qu’elle eût une grande estime pour le premier, une profonde sympathie pour le second, elle l’admettait sans peine. Moralement c’étaient à ses yeux deux cœurs d’hommes qui se valaient l’un l’autre. Mais par les qualités physiques et intellectuelles, pour ne pas parler de la position sociale de l’un ou de l’autre, Carrington l’emportait sans conteste. Carrington aurait donc été l’élu,

À la pauvre fille ainsi tourmentée, que réservait donc l’avenir ? Les événements allaient bientôt se précipiter et décider de son sort… Mais auparavant elle devait voir surgir de l’oubli un revenant, qu’elle aurait préféré voir à cent lieues, à l’autre bout du monde.

♦     ♦

Ce revenant n’était autre que Max, l’Indien Micmac.

Max n’avait pas succombé, au coup de couteau de Louise. Trop blessé pour lutter avec avantage contre la jeune fille qu’il voyait armée du couteau tout rouge encore de son sang, il avait simulé la mort par crainte d’un deuxième coup. Dès que Louise se fut enfuie, il se leva péniblement, ramassa son fusil et, tout chancelant, titubant, il gagna la forêt proche. Là, il cueillit une sorte d’herbe aromatique, qu’il mâcha et appliqua ensuite sur sa blessure. Il demeura à cette même place toute la nuit. Le lendemain, il constata avec une grande satisfaction que la blessure commençait à se cicatriser et qu’elle n’avait rien de très grave. Il attendit encore deux jours, se reposant, récupérant ses forces perdues. Puis, par bois, vallons et coteaux, il atteignit la côte nord de l’île où vivaient des gens de sa race. Il bâtit une hutte dans un endroit écarté et solitaire et s’y enferma pour méditer, comme aux temps anciens ces anachorètes des déserts égyptiens. Le refus de Louise de l’accepter pour mari l’avait rudement mortifié en le décevant ; néanmoins il aurait pu, avec le temps, ce grand guérisseur, oublier cette déception. Mais c’est le coup de couteau qui lui restait sur le cœur. Pour lui, c’était le pire affront qu’une femme blanche pût faire à un homme rouge. Et, c’était bien le cas de le dire, l’affront avait été sanglant. Un tel affront ne peut jamais sortir de la mémoire d’un sauvage, un tel affront demande et exige vengeance. Donc, Max avait résolu de laver l’affront et de le venger. C’est pourquoi il voulut réfléchir, afin de trouver une vengeance digne de l’affront reçu.

Max possédait une vive et fertile imagination ; néanmoins, en dépit de jours et de mois de méditation, il n’arrivait pas à trouver un plan de vengeance qui lui parût convenable. Pas moins de vingt projets s’étaient présentés à son cerveau, mais il les rejetait les uns après les autres. Ce ne fut qu’à l’été de 1758 qu’il crut enfin avoir trouvé une digne vengeance. Il allait la mettre en œuvre.

♦     ♦

Un jour que Louise se trouvait toute seule à la Cédrière, elle trouva soudain Max devant elle… oui, Max, en chair et en os et comme surgi d’une boîte à surprise.

Il est bon d’expliquer ici qu’il était venu à la Pointe-aux-Corbeaux un commerçant de chevaux de la Nouvelle-Angleterre. Guillaume avait vu les chevaux, et il avait fait des instances auprès de son patron pour lui faire acheter deux de ces bêtes, assurant que les semailles et les récoltes se feraient plus vite et qu’on épargnerait beaucoup de temps dans les déplacements, alors qu’avec les bœufs, trop lents, on perdait un temps précieux. Les chevaux, à cette époque, étaient pour les campagnards un luxe inouï et coûteux ; mais le capitaine avait encore des écus d’argent, dans son coffre lamé de fer et cadenassé, et Guillaume le savait. Le matin de ce jour on avait décidé d’aller voir les chevaux à vendre, et dès les sept heures le capitaine, sa femme et Guillaume prenaient, en charrette tirée par les deux bœufs, le chemin de la Pointe-aux-Corbeaux, laissant Louise seule à la maison.

Une heure environ après le départ de ses parents, Louise, à la laiterie, préparait la baratte pour faire le beurre. Elle avait le dos tourné à la porte ouverte. Tranquille et l’air reposé, un peu gaie même, elle chantait en sourdine une vieille chanson de France. Une fois, elle eut besoin d’aller à la maison, distante de la laiterie de quelques pas seulement. Elle venait de verser la crème dans la baratte quand elle s’aperçut qu’elle n’en avait pas gardé un peu pour le repas du midi. Elle en mit dans un petit pot au lait pour la porter à la maison. En tournant sur elle-même pour sortir de la laiterie, elle vit, nonchalamment appuyé au cadre de la porte, Max qui la regardait de ses yeux étincelants. Sa surprise fut telle, qu’elle échappa le pot au lait, qui se brisa, répandant la crème sur le plancher.

— Max a fait peur à sa sœur blanche, dit l’Indien sans bouger, avec le même visage toujours impassible.

Sur le coup, dans l’énervement de la surprise, elle ne sut que dire. Pendant un court moment, elle considéra l’Indien avec attention, comme pour se convaincre que c’était bien lui, qu’il était bien vivant et non un revenant d’outre-tombe. Vivant, oui, même s’il ne bougeait pas plus qu’une statue. Vivant par l’éclat de ses yeux sombres, dans lesquels on pouvait discerner quelque chose de résolu, d’énergique, de dominateur. Toute la fierté, tout l’orgueil de la race sauvage se concentrait dans l’éclat de ces yeux fixés sur elle. Mais en peu de temps elle retrouva son calme.

— Est-ce bien toi, Max ? dit-elle d’une voix tranquille, sans émotion apparente, et comme si elle avait eu l’habitude de le voir tous les jours.

— Oui, répondit l’Indien, c’est Max. Ma sœur blanche a l’air surpris de le revoir.

— C’est que, en effet, je ne m’attendais pas à ta visite et que je ne t’ai pas entendu venir.

— Quand Max va dans les bois, il est comme l’ombre des nuages… qui marche sans bruit. Ma sœur blanche est-elle contente de me revoir ?

— Mais oui, beaucoup, Max. Que deviens-tu ? Que fais-tu ? Es-tu sur la piste du gibier ?

Elle lui posait cette question parce qu’elle le voyait, comme toujours, armé de son fusil anglais.

— Non, Max ne chasse pas le gibier, répondit-il. Max chassera après les feuilles, lorsque soufflera le vent du nord.

— Tu es venu simplement pour nous rendre visite, alors ?

Il fit de la tête un mouvement vague et reprit !

— Max sait que les Anglais vont venir pour s’emparer des femmes blanches, les emmener dans leur pays et en faire leurs esclaves. Max a médité longtemps et il a résolu de préserver sa sœur blanche du pouvoir des Anglais.

— Qui t’a dit que les Anglais méditent de s’emparer des femmes blanches ?

— Max sait, répondit seulement l’Indien avec un accent de conviction.

— Les Anglais ne sont pas aussi méchants que tu penses, Max.

— Qu’ont-ils fait des hommes blancs et de leurs femmes en Acadie et à Louisbourg ?

— Mais ils ne le feront plus, Max, j’en suis sûre.

— Ma sœur blanche, ne connaît point les Anglais. Ils sont sournois et traîtres et détestent les femmes de ta race, comme ils méprisent les hommes blancs de ton pays.

— Je ne les crains pas.

— Ma sœur a tort, je sais,

— Et moi je sais, Max, qu’ils ne nous feront aucun mal, et je suis tranquille, comme tu peux le voir. En tout cas, s’ils venaient pour m’attaquer, je saurais bien me protéger et me défendre. Max, rassure-toi sur mon sort, je ne redoute aucun danger.

— Que ma sœur prenne garde ! Elle est faible, et ses parents sont vieux et faibles aussi.

— N’oublie pas qu’il y a Guillaume… Il est fort et brave.

— C’est un enfant que les Anglais écorcheront comme un lièvre. Ensuite, ils enchaîneront ma sœur et l’emmèneront en captivité comme une esclave. Elle subira tous les affronts. Elle pleurera des larmes rouges comme le sang du cerf. Elle sera si malheureuse qu’elle désirera la mort. Il faut croire Max qui parle, il sait et ne ment jamais. Et il est fort, brave et courageux. Il protégera sa sœur blanche, car il l’emmènera comme sa femme très loin, si loin que les Anglais ne la trouveront jamais.

— Max, ta sœur blanche ne te suivra pas, répliqua Louise s’enhardissant. Elle n’abandonnera jamais son père et sa mère. Elle te l’a déjà dit, Max, elle a fait un serment et jamais elle n’y manquera. Elle a juré d’être la femme d’un autre et elle n’appartiendra jamais qu’à lui.

— L’autre est mort, parti pour le pays de ses ancêtres.

— N’importe, je vivrai avec son souvenir. Va-t’en, Max, et ne viens plus m’importuner. Je t’ai aimé naguère comme un bon frère, maintenant et désormais je t’exècre et te méprise comme une vipère qu’on écrase du pied. Va-t’en et ne reviens plus jamais, sinon il t’arrivera malheur.

Louise venait de se souvenir qu’avec ces enfants des bois il est quelquefois bon d’user d’un langage ferme et menaçant. Elle ne se trompait pas. Son attitude résolue et défiante impressionna l’Indien. Il pencha la tête et demeura un moment pensif. Puis, sans mot dire, il tourna sur lui-même, jeta son fusil sur son épaule et marcha vers les bois et y disparut, toujours sans bruit, comme une ombre qui s’efface,

Louise exhala un long soupir d’allègement. Puis, comme saisie de peur après coup, elle s’assit lourdement sur un escabeau et resta longtemps songeuse et triste.

♦     ♦

Louise ne crut pas utile d’instruire ses parents de la venue de Max, croyant que le jeune Indien, cette fois, se le tenant pour dit, disparaîtrait pour à jamais de sa vie. D’ailleurs, les jours qui suivirent furent sans incident, et la même existence sereine continua à la Cédrière.

Une fois encore, Louise, finit par oublier Max, et se remit à vivre avec le souvenir d’Olivier et aussi celui de Carrington, de qui on n’avait plus eu de nouvelles.

Vers le milieu de juin, une rumeur circula dans l’île Saint-Jean qu’une nombreuse flotte anglaise faisait le siège de Louisbourg. La rumeur ajoutait que les Anglais, une fois la forteresse retombée en leur pouvoir, méditaient de remonter jusqu’à Québec pour se rendre maîtres du Canada et de toute la Nouvelle-France. Dans cette entreprise les marins et soldats de la flotte seraient appuyés sur terre par de redoutables armées, équipées par les colonies de la Nouvelle-Angleterre et de la Virginie, qui s’avanceraient par le lac Ontario et par le lac Champlain en même temps, pour se réunir à Montréal et, de là, marcher sur Québec et se joindre à la flotte, si bien que, dans un avenir tout proche, toute l’Amérique septentrionale deviendrait possession anglaise et que la race française, qui en occupait la plus grande partie, en serait à jamais expulsée ou y serait exterminée jusqu’au dernier homme.

Cette rumeur jetait dans la consternation les habitants de l’Île Saint-Jean, d’autant plus que toute fuite apparaissait dorénavant comme impossible.

À la Cédrière, où les mêmes nouvelles étaient parvenues, on n’en continua pas moins à vivre tranquillement, sans inquiétude, sans alarme. Non seulement on se fiait à la protection promise par le major Carrington, mais encore à certaines paroles que le marchand de chevaux, venu de la Nouvelle-Angleterre, avait dites au capitaine Dumont. On se rappelle que Guillaume avait fait des instances auprès du capitaine pour le décider à faire l’acquisition d’une paire de chevaux. On avait donc visité les chevaux à vendre et causé avec le commerçant, et le capitaine avait laissé tomber son choix sur deux belles bêtes baies. Le marchand, brave homme, voulut s’enquérir du nom de son acheteur. Aussi, manifesta-t-il une grande surprise en entendant le nom de l’ancien pêcheur.

— Par mon âme ! s’écria-t-il, Mais comment, le capitaine Dumont… Mais je vous connais.

Et comme le capitaine écarquillait les yeux et restait tout béat de surprise :

— Eh oui, poursuivit le marchant en serrant la main du vieux marin, qu’il avait prise et secouait comme il eût fait de la main d’un vieux camarade. Eh oui ! Eh oui ! répétait-il, la face toute rouge et réjouie. Figurez-vous, capitaine, que l’excellent major Carrington m’a parlé de vous… oui de vous, de votre femme et surtout de votre fille… ah ! avec quelle chaleur, et en quels termes d’admiration… Si vous l’aviez entendu…

On peut imaginer sans peine le plaisir du capitaine en entendant ces paroles et en subissant la formidable mais amicale poignée de main du marchand de chevaux. C’était à n’en pas croire ses oreilles. Il exulta. Vraiment ce major américain s’était montré sincère dans ses démonstrations de sympathie, il n’oubliait pas ceux qui l’avaient si bien accueilli. Puis, quand vint le moment pour le capitaine de reprendre le chemin de son domaine, le commerçant l’attira à lui et, lui tapant familièrement sur l’épaule, lui confia tout près de l’oreille :

— Ah ! capitaine, du moment que ce bon major Carrington est de vos amis, vous pouvez être bien tranquille, car je le connais. Je ne vous dirai qu’une chose : c’est un ami véritable, on n’en saurait rencontrer de meilleur ni de plus sûr.

Le capitaine s’en alla tout ravi et ne manqua point de rapporter l’incident à sa femme et à sa fille.

Louise, qui n’oubliait pas Carrington, pas plus qu’elle ne pouvait oublier Olivier Rambaud, fut toute transportée de joie, et elle sentit que son cœur, sans qu’Olivier en perdit rien, s’ouvrait en une puissante affection pour le jeune officier anglais.

En ces conditions, comment les gens de la Cédrière auraient-ils pu s’inquiéter des bruits de guerre et de ruine qui se répandaient ? Carrington ne leur avait-il pas promis que, de loin comme de près, il les couvrirait de sa protection ? Il tenait parole.

Quand juillet fut venu, on apprit que Louisbourg était retombé aux mains des Anglais ; et de ce fait, la France perdait sa dernière possession sur l’Atlantique. Pour le pire, elle voyait le golfe Saint-Laurent bloqué par les flottes ennemies, et barré son unique chemin pour atteindre Québec.

Après la chute de Louisbourg et à en juger par le nombre de flottes et d’armées que l’Angleterre et ses colonies pouvaient mettre en ligne, on ne pouvait que présager la perte irrémédiable de la Nouvelle-France, abandonnée, à bien dire, de la France, et avec des moyens de guerre vingt fois inférieurs à ceux de l’ennemi.

Le désastre apparaissait donc comme inévitable, et, l’Anglais semblait déjà tenir en main la victoire définitive.

♦     ♦

Le 5 août de cette année-là trois navires anglais, qui surveillaient la mer au large de Louisbourg, aperçurent un bateau battant pavillon français et naviguant vers le golfe Saint-Laurent. Aussitôt on lui donna la chasse. Avec le vent en leur faveur, les trois vaisseaux ennemis eurent tôt fait d’aborder le bâtiment français après un échange de coups de canon.

Le vaisseau français, d’ailleurs, ne pouvait offrir aucune résistance sérieuse, armé qu’il était de deux petits canons seulement et dont l’équipage ne dépassait pas dix-sept hommes. Il se rendit. Le commandant anglais, accompagné de quelques officiers de marine et d’un officier de l’armée, monta sur le navire français et se fit désigner le maître de l’équipage. Celui-ci, du reste, s’avançait déjà à sa rencontre, un jeune homme ne dépassant guère trente-cinq ans.

On se salua de part et d’autre avec politesse, et le commandant anglais déclara que son devoir l’obligeait à conduire à Louisbourg le navire saisi et l’équipage prisonnier, ajoutant que c’était la loi de guerre.

— Monsieur, répondit le commandant français, vous êtes les plus forts et je me soumets.

L’Anglais s’enquit de son nom.

— Olivier Rambaud, armateur à La Rochelle, répondit fièrement le Français.

Mais, à ce nom, l’officier de l’armée, qui se tenait un peu à l’écart, s’avança vivement vers le Français et lui demanda d’une voix légèrement troublée :

— Monsieur, vous avez dit que votre nom… Voulez-vous me faire le plaisir de répéter ?

— Monsieur, j’ai dit Olivier Rambaud.

Alors, l’officier, qui n’était autre que le major Carrington, recula de quelques pas, reprit son calme et dit froidement, malgré un certain trouble qu’on pouvait aisément observer :

— Ah ! je vous demande pardon, monsieur. J’avais cru entendre un nom qui ne m’était pas inconnu. Quant au vôtre, monsieur, je l’entends pour la première fois.

Et, il tourna le dos.

Lorsque les prisonniers du navire capturé eurent été conduits dans la forteresse en ruines, on apprit que l’amiral Boscawen, chef des flottes, et le général Amherst, commandant des armées, étaient partis pour Halifax, où ils allaient conférer avec le colonel Lawrence, gouverneur de l’Acadie. Le commandant intérimaire de la flotte et de l’armée était le major-général James Wolfe devant qui fut amené Olivier Rambaud.

Wolfe était à peu près du même âge qu’Olivier, il avait trente-trois ans. C’était un homme d’un caractère étrange et d’un tempérament fort complexe : tantôt joyeux, tantôt irritable, et tantôt modeste, tantôt hautain ou arrogant. On attribuait ses sautes d’humeur à une mauvaise santé. Il offrait, d’ailleurs une physionomie souffreteuse et, justement, il était pris de la gravelle et de rhumatismes.

Il n’était pas très joli garçon, il faut bien le dire, avec ses chevaux roux, son front et son menton fuyants, entre lesquels s’avançait un nez fort et légèrement retroussé. Mais il possédait de beaux yeux, vifs, très mobiles et fort brillants. Ces yeux-là réparaient, dans une certaine mesure, les imperfections de sa figure. Grand et chétif de taille, avec des épaules étroites et basses, il n’accusait en rien la vigueur et l’endurance qu’il déployait sur les champs de bataille.

Lorsque Olivier fut amené devant lui, il était en train de causer avec quelques officiers. Il jeta sur le prisonnier un regard froid et pénétrant et resta un moment pensif. Coiffé d’un tricorne noir, il ne laissait voir de ses cheveux roux que la queue attachée à la nuque. Une capote écarlate l’habillait des épaules aux genoux, capote à manchettes et à larges basques cachant en partie une courte épée de parade. Olivier remarqua à son bras gauche une large bande de crêpe noir qui indiquait que ce jeune général était en deuil. Peut-être de sa femme, pensa Olivier. Non, Wolfe était célibataire, mais fiancé à une jeune fille de la haute société anglaise, Miss Lowther. C’est de son père, dont il avait tout récemment appris la mort, qu’il portait le deuil.

Voilà, en résumé, ce qu’était le futur conquérant du Canada, ou, tout au moins, le vainqueur des plaines d’Abraham.

Maintenant, devant son prisonnier, Wolfe se donnait un air sévère et dominateur. Il aimait à impressionner, à intimider et il réussissait assez bien. Quant à Olivier, il n’eut pas de peine à comprendre, après un rapide examen de cet homme, que son sort tombait entre des mains peu tendres. Wolfe, cependant, voulut user de courtoisie à l’égard de son prisonnier, en se servant de la langue française, qu’il parlait avec facilité.

Aux questions minutieuses que Wolfe lui posa, Olivier répondit qu’il se rendait à Québec pour certaines affaires personnelles et pour son agrément, ajoutant qu’il avait l’intention d’étudier le pays et de s’y établir, s’il en voyait l’avantage. Il assura Wolfe qu’il ne songeait nullement à se mêler de politique et à prendre les armes avec les défenseurs du Canada. Il n’avait aucune marchandise à trafiquer et n’apportait aucun message pour les autorités dirigeantes.

Wolfe pouvait douter de la vérité de ces paroles. Mais, après perquisition, on reconnut que le jeune Français n’était chargé d’aucune mission pour le gouvernement de Québec, du moins il ne fut rien découvert qui pût confirmer les doutes du général anglais.

Ne pouvant établir aucune faute contre Olivier et ses hommes d’équipage, hormis celle de naviguer sous pavillon français, Wolfe décréta séance tenante que le navire français était confisqué, et que l’équipage et son commandant seraient reconduits en France à la première occasion.

Carrington avait assisté à l’entrevue, et, après qu’Olivier eut été emmené par l’escorte chargée de sa surveillance, il demanda une courte audience à Wolfe, disant :

— Monsieur, j’ai une faveur à vous demander. Vous avez ordonné que ces Français soient reconduits en France, et j’approuve votre sage décision. Mais pour des raisons qui me sont personnelles et que je juge oiseux de vous soumettre, je vous prierai de me confier la garde exclusive du commandant français.

— Qu’en voulez-vous faire, monsieur ? demanda Wolfe, un peu surpris.

— Je n’en sais rien encore, monsieur. Mais je peux vous jurer sur l’honneur que cet homme sera sous bonne garde, et que vous n’aurez rien à craindre de sa part.

— Sachez, monsieur, que je ne crains jamais rien, rétorqua Wolfe avec une rude hauteur.

Il est peut-être bon de noter ici que les officiers d’outre-mer affectaient de mépriser les officiers Bostonnais, auxquels ils ne reconnaissaient point l’habileté des armes et la stratégie des champs de bataille.

Devant le dédain manifeste de son supérieur, Carrington ne se départit pas de son calme. Il reprit :

— Voulez-vous me confier cet homme, monsieur ?

— Certainement, consentit Wolfe, content d’avoir cru humilier son subalterne. Vous pourrez même, ajouta-t-il sur un ton moins rude, en faire ce qu’il vous plaira, sauf de lui rendre la liberté en ce pays.

— Je vous jure, monsieur, qu’il n’aura de liberté qu’en son pays de France ou… en la mort, répartit froidement Carrington en se retirant.

Wolfe esquissa un sourire, songeant qu’il venait de livrer à leur haine particulière deux ennemis irréconciliables. Il eut même la pensée que le commandant français ne reverrait plus la terre aimée de son pays de France.

♦     ♦

Carrington logeait, avec d’autres officiers, ses subalternes, dans la maison d’un marchand de Louisbourg, lequel avait été déporté en France avec d’autres bourgeois et du peuple. La maison, fort endommagée pendant le siège, avait été sommairement réparée et rendue habitable. Il dépêcha deux sous-officiers aux casernes, avec ordre de lui amener le commandant français. Dès qu’Olivier fut entré, Carrington, sans une explication, le fit enfermer dans une chambre étroite et basse à l’arrière de la maison. Une fenêtre, prenant jour sur un jardin mutilé par les projectiles, donnait la lumière à la pièce. Mais la fenêtre était une issue par laquelle le prisonnier pouvait aisément prendre la clef des champs ; Carrington y posta une sentinelle qu’on relèverait à toutes les quatre heures. À l’intérieur, la porte de gros chêne était cadenassée. Quoi qu’il eût tenté, Olivier était dans l’impossibilité absolue de s’évader.

Il était trois heures de l’après-midi.

Ce soir-là, après le coucher du soleil, Carrington, voulant s’assurer par lui-même de l’impossibilité pour son prisonnier de s’échapper, vint faire un examen de la chambre, ordonnant en même temps que le prisonnier fût bien nourri et qu’on eût pour lui tous les égards.

Déjà Olivier avait reconnu l’officier qui lui avait demandé de répéter son nom lors de l’abordage de son navire par les marins anglais. Il lui demanda :

— Monsieur, voulez-vous me dire pourquoi on me traite comme un criminel.

Carrington fit brusquement cette énigmatique réponse :

— Monsieur, vous le saurez demain peut-être… peut-être jamais.

Et il s’en alla d’un pas raide.

Demeuré seul et très surpris de ces étranges paroles, Olivier se mit à réfléchir, se demandant ce qu’on entendait faire de sa personne. Il ne songeait pas à s’inquiéter outre mesure, puisque Wolfe avait décrété que lui et ses hommes seraient reconduits en France. Alors, que pouvait-il avoir à redouter ? Cette réclusion qu’on lui faisait subir ne pouvait être qu’une précaution pour des motifs qu’il ne pouvait démêler. En tout cas, il n’avait rien à craindre pour sa vie, ce qui était l’essentiel pour le moment. Donc il pouvait espérer. Au surplus, cet officier qui se constituait son gardien n’avait-il pas ordonné qu’il fût bien nourri et qu’on eût tous les égards envers sa personne. Oui. Eh bien ! il n’avait qu’à demeurer bien tranquille en attendant la suite des événements. Un jour, tôt ou tard, on le déposerait sur la terre de France, et lui, Olivier, bâtirait un autre navire, et reviendrait en Amérique. La guerre ne durerait pas toujours, n’est-ce pas ? Et que les années et les retards s’accumulassent, il ne se découragerait point, sûr qu’il était que sa fiancée l’attendrait.

Mais voici que lui revinrent les paroles énigmatiques de Carrington… « Vous le saurez demain peut-être… peut-être jamais. » Qu’est-ce que cela voulait dire ? Une éternité ne lui aurait pas suffi pour en trouver la signification. Puis, il eut cette pensée au sujet de Carrington, dont il ne savait pas le nom.

— Cet homme me donne l’impression qu’il est mon ennemi, un ennemi sans pitié, et pourtant je ne le connais pas. L’ai-je jamais vu avant ce jour ? Je n’en ai pas le souvenir. Non, jamais je ne me suis trouvé sur le chemin de cet homme, ni lui sur le mien. Alors, pourquoi serait-il un ennemi ? Que pourrait-il bien me vouloir de particulier, moi qui ne sais même pas son nom, lui qui, il n’y a encore que quelques heures, ignorait le mien ?

Ah ! le sien, son nom… Olivier Rambaud : « Eh bien ! justement, c’était ce nom qui avait fait dresser l’oreille à Carrington, ce nom souvent prononcé et entendu à la Cédrière, ce nom jamais depuis oublié de Carrington. Le nom d’un rival et d’un rival heureux… Ah ! ah ! c’était là le fiancé si longuement et si fidèlement attendu par Louise… Eh bien ! Carrington le tenait.

Tout honnête homme qu’il était de par ce puritanisme qu’il avait hérité des émigrés de Hollande et d’Écosse, Carrington n’était pas, pour tout cela exempt des passions communes à la nature humaine. Aimant Louise, la désirant pour la compagne de sa vie, incapable de se défaire de son souvenir et de son image, heureux à se trouver près d’elle, malheureux loin d’elle et, enfin, la croyant indispensable à son bonheur, avait été terriblement déçu en apprenant que Louise ne pouvait être à lui, tant qu’Olivier vivrait ou qu’elle n’aurait pas la certitude de sa mort. Et Carrington était parti, mordu par la jalousie, et depuis ce jour il jalousait le fiancé absent. Mais voici que le hasard mettait ce fiancé, ce rival heureux, à portée de sa main, et dès lors sa jalousie se transformait en haine, et cette haine le poussait à méditer des projets indignes. Oui, depuis qu’il tenait Olivier en son pouvoir, il songeait à se défaire de lui, à le faire disparaître du monde des vivants, mais de façon que pas un mortel, et Louise moins que tout autre, ne le soupçonnât jamais d’avoir été l’auteur de cette disparition. Cent moyens s’offraient déjà de faire disparaître à tout jamais ce rival ; rien donc de plus facile pour Carrington. Seulement, Olivier disparu, quelle preuve de sa disparition ou de sa mort pourrait-il apporter à Louise pour la décider à l’accepter pour époux ? C’est précisément à cette difficulté que Carrington se butait. Mais il trouverait le moyen de la surmonter, de la tourner. Ainsi s’abandonnait Carrington sans paraître avoir le sentiment qu’il glissait sur la pente du crime, de la lâcheté, du déshonneur.

En somme, la civilisation de l’homme blanc et la barbarie de l’homme rouge se valaient l’une l’autre. Entre cet officier anglais, ce gentilhomme, cet honnête citoyen et le fruste et grossier Indien Micmac il n’y avait pas l’ombre d’une différence. Carrington et Max étaient de semblable fabrication, sinon de la même marque de commerce, et tous deux s’abandonnaient dans la même fange, dans la même pourriture.

Si à ces deux amoureux de Louise on ajoutait Guillaume, sur lequel son choix fût-il tombé ? Louise, bonne et vertueuse, intelligente et belle et d’une culture moyenne, n’aurait pu désirer qu’un honnête homme, comme elle était femme honnête, et elle n’aurait voulu, en outre, pour compagnon de sa vie qu’un homme pourvu, tout au moins, d’une culture intellectuelle moyenne. Dans ces conditions, son choix serait infailliblement tombé sur Carrington. Quant à Max, on peut l’éliminer, jamais Louise ne se serait donnée à ce sauvage. Alors, restait Guillaume en lice avec Carrington, et c’est celui-ci qui l’emportait. Eh bien ! le choix de Louise aurait pu être une faute très grave. Et pourquoi ? Parce que Guillaume était le seul homme qui pût remplacer Olivier et faire le complet bonheur de Louise, oui, ce Guillaume dans sa rude écorce de paysan. Car Guillaume, en voyant Louise passer au bras d’un autre, n’aurait eu qu’un faible soupir de regret, et aucune jalousie n’aurait troublé la paix de son cœur, aucune haine n’aurait assombri la sérénité de son âme, aucune pensée de vengeance n’aurait assailli le calme de son esprit, comme aucun crime n’aurait germé dans son cerveau. En vérité, ce Guillaume était l’esprit du bien, comme Carrington était ou du moins devenait l’esprit du mal. Mais Louise pouvait-elle savoir ? Non, assurément, puisque, comme tout le monde, les apparences la trompaient ou elle-même se trompait sur les apparences. Mais s’il est vrai que l’être humain en naissant est marqué par le Destin, Louise, quoi qu’elle fît ou voulût et tout comme le reste des humains, devait aller au Destin, bon ou mauvais. On pouvait la plaindre ou l’envier, mais on ne pouvait l’arrêter sur sa route. Quant à Carrington, dont on louait la droiture, et qui maintenant méditait le crime et s’abîmait dans la bassesse, on pouvait, comme le grand-prêtre Joad, se demander :


« Comment en un plomb vil l’or pur, s’est-il changé ! »

♦     ♦


Le mois d’août s’écoula lentement, puis Boscawen et Amherst furent de retour de Halifax. Amherst avait ordre de diriger six navires sur l’île Saint-Jean, d’y enlever les habitants les plus à l’aise et les plus influents pour les transporter en France, de saisir leurs biens pour les céder à des colons anglais dont on attendait la venue prochaine et d’y laisser une garnison de deux cents hommes et un navire. De son côté Boscawen allait nettoyer de ses habitants les côtes de la Gaspésie et de ce fait rendre les Anglais entièrement maîtres de l’entrée du Saint-Laurent.

Amherst chargea Carrington de diriger l’expédition à l’île Saint-Jean. Le major mit à la voile vers le milieu de septembre avec trois frégates et trois transports, emmenant avec lui Olivier, son prisonnier, qu’il n’avait encore pu se décider à faire périr. C’est ainsi qu’Olivier, de la cabine cadenassée où on le tenait enfermé, put apercevoir une partie des côtes de l’île Saint-Jean, patrie par adoption de sa fiancée. Alors, de se savoir si rapproché de Louise et de ne pouvoir accourir à elle fut pour lui un tel supplice qu’il en perdit l’appétit et tomba malade. Carrington le fit soigner par le médecin du bord, incapable de se résigner à le laisser mourir de sa maladie. Et pourtant, Carrington jurait de se débarrasser d’Olivier. Alors, pourquoi ne pas le laisser mourir ? Oui, c’était si simple. Mais, d’un autre côté, comment aurait-il expliqué cette mort à Louise, et surtout, comment Olivier s’était trouvé prisonnier sur cette frégate que commandait Carrington lui-même ? Non, il ne voyait pas d’explications possibles. Il voulait la mort d’Olivier, mais une mort… dont il pût apporter à Louise une preuve certaine. Il comptait donc sur le hasard et attendait. Cependant, Olivier retrouvait l’espoir d’être libéré avant longtemps. Sachant qu’on allait transporter en France les habitants de l’île, il ne doutait pas qu’il serait du nombre des déportés. Telle avait été et telle était encore, bien sûr, l’intention de son geôlier. Alors, il fallait espérer en l’avenir… Oui, l’avenir lui restait.

Si le pauvre garçon avait pu pénétrer les desseins de Carrington à son sujet, sa foi en l’avenir aurait été de courte durée, car le major avait enfin trouvé le moyen qu’il cherchait de se débarrasser de son rival. Et c’était très simple ! En reconduisant les Acadiens en France, il jetterait Olivier à la mer et, bon nageur, s’y jetterait après lui pour le repêcher, mais s’arrangerait pour ne repêcher qu’un cadavre. « Un homme à la mer » !… il aurait là cent témoins pour certifier qu’Olivier Rambaud s’était volontairement noyé, poussé par le désespoir. Comment Louise, devant une telle preuve, pourrait-elle encore refuser la main qui s’offrait à elle ? Voilà ce que Carrington, avec une froide audace et cette jalousie effrénée qui emportait tout ce qu’il y avait de bon en lui, avait arrêté. Dès lors Olivier était perdu, irrémédiablement.

Cependant Carrington ne pouvait pas aborder à l’île Saint-Jean, sans aller présenter ses respects aux habitants de la Cédrière et se rassurer de nouveau sur leur propre sort.

Il fut reçu, comme on dit, à bras ouverts. Louise l’accueillit comme un grand, un très grand ami. Le capitaine et sa femme, comme un enfant. Le major fut si ému que, pour un peu, il eût pleuré. Puis, la vue de Louise, toujours jeune, toujours belle, toujours confiante, lui mit au cœur un remords du crime projeté, projet qu’il remuait encore dans son cerveau. Et ce remords lui apporta la honte de soi-même, il se rendit compte de sa lâcheté et de sa bassesse. Lui qui se disait un honnête homme, un gentleman, comme on disait dans son pays, se vit soudain, dans la présence de cette admirable et adorable jeune fille qui lui accordait toute sa confiance, oui, il se vit soudain ravalé au rang des êtres les plus bas et les plus corrompus. Malgré ses efforts pour l’en empêcher, le rouge de la honte envahit tout son visage, et un effroi le saisit que Louise, de ses yeux pénétrants, ne vît, écrit en toutes lettres sur sa figure, son criminel projet. Il se sentit si mal à l’aise, qu’il abrégea sa visite, s’excusant d’être retenu par de multiples occupations, assurant encore ses hôtes de sa protection et promettant de revenir. Il regagna son navire, agité, épouvanté, fou presque, croyant que le regard accusateur et méprisant de Louise le poursuivait.

Quelques jours plus tard, deux cent cinquante habitants de l’île étaient dirigés sur deux transports vers Louisbourg, d’où ils seraient déportés en France. Une frégate accompagnait les deux transports, et c’était celle de Carrington. À Louisbourg, il fut chargé de tous les détails de la déportation, avec ordre de revenir à l’île Saint-Jean et d’y tenir garnison.

Carrington fut de retour à la fin d’octobre, ayant toujours à son bord Olivier, et suivi par un transport chargé de colons qui venaient occuper les terres des habitants dépossédés et déportés. Des commerçants accompagnaient ces colons. Si l’on tient compte des soldats, de la garnison, sous le commandement de Carrington, l’île Saint-Jean se trouva complètement sous la domination étrangère. À peine restait-il une trentaine de familles acadiennes et les plus pauvres du pays, en omettant la famille du capitaine Dumont. Les Anglais tenaient maintenant toute l’Acadie, ne restant plus que le Canada, dont ils préparaient la conquête, pour devenir les maîtres de l’Amérique du Nord.

Ainsi paraissait le vouloir la loi de la fatalité.