Le dernier geste/L’île Saint-Jean

Éditions Édouard Garand (78 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 31-44).

TROISIÈME PARTIE

L’Île Saint-Jean


Après deux jours d’escale aux îles de la Madeleine, où le capitaine connaissait des Sauvages avec qui il avait jadis trafiqué, on fit voile pour l’île Saint-Jean.[1]

Sur les indications de l’Indien, le capitaine dirigea son bateau vers la baie de la côte sud, où, affirmait Max, des blancs avaient construit une bourgade, pas loin de la mer. Il y avait là, en effet, un hameau bâti sur une hauteur dominant la baie et la mer et qu’on appelait Pointe-aux-Corbeaux. Ce hameau, presque un village, était habité par des familles d’agriculteurs et d’anciens pêcheurs venues d’Acadie, de braves gens qui n’avaient pu supporter la domination anglaise. Dans la baie on pouvait voir quelques barques de pêcheurs, les unes à l’ancre, d’autres échouées sur la grève parmi des rochers. Pour atteindre le sommet de la pointe et, plus loin, le village, il avait fallu pratiquer une coupe assez profonde dans la pente très raide du plateau donnant ainsi une voie accessible. On ne pouvait de la baie, ni même de la mer, apercevoir les habitations du village, que dérobaient la vue d’épais et hauts bois. Toute la côte, d’ailleurs était fortement boisée, si bien qu’on eût pu penser que l’île toute entière ne formait qu’une forêt immense et compacte et que toute cette terre était inhabitée.

Les fugitifs de Louisbourg furent très bien accueillis par les habitants du hameau, et tout de suite ils s’y trouvèrent comme chez eux. La petite colonie vivait librement, indépendante et heureuse ; c’était comme une grande famille dans laquelle chaque membre avait mis ses ressources en commun. S’il n’y avait pas de superflu, du moins y trouvait-on tout le nécessaire à une existence convenable. Personne d’ailleurs ne souffrait, personne ne se plaignait de son sort. Par delà le hameau et s’étendant sur une grande distance s’étalaient des champs de blé et d’orge, ainsi que des prés de gras troupeaux paissaient dans l’abondance.

Puis, c’étaient des forêts aux essences variées, des coteaux, des montagnes au sein desquels se creusaient des vallons mouillés d’étangs et de lacs ou sillonnés de sinueux cours d’eau et dont une riche et abondante végétation annonçait la fécondité. Et cette terre neuve, sauvage, loin d’avoir la mine rébarbative et mal accueillante des brousses et des jungles d’Afrique, offrait au contraire un aspect hospitalier et charmant. Dès l’abord on était attiré, fasciné par ce pays neuf éclairé par un ciel splendide, d’un climat tempéré, et abondant en gibier de toutes sortes et en fruits sauvages variés. Et telle était la fertilité du sol que ses habitants pouvaient dire avec raison : Ici, on n’a qu’à se baisser pour ramasser.

Le capitaine et ses deux compagnes furent charmés par la physionomie de cette terre, et tout de suite décidèrent de s’y fixer et, à l’exemple des autres colons, d’établir un domaine agricole. Car, se disait-on, il est possible qu’on ne revoie jamais Louisbourg, s’il tombe au pouvoir des Anglais, qui ne lâcheront pas de sitôt une prise aussi importante.

Une fois cette décision prise, il restait à trouver le morceau de terre vierge qu’on s’efforcerait de convertir en de beaux champs et en de gras pâturages. Dans les alentours immédiats du village il ne restait plus de terrain propre à la culture. Au delà des champs cultivés s’étendaient d’immenses marécages barrés çà et là de coteaux fortement boisés ; et, par delà les marécages, c’étaient des bois presque sans fin au sein desquels le regard cherchait vainement une prairie où l’on pût faire une première installation.

Mais Max, qui connaissait le pays pour l’avoir parcouru pendant quelques hivers, se fit fort de découvrir un coin de terre tout propre à la culture et charmant à la fois. Ce fut à deux milles de la Pointe-aux-Corbeaux et au delà des marécages que l’Indien conduisit le capitaine. Mais c’était la forêt quand même touffue, quasi impénétrable, et d’un défrichement trop laborieux pour les capacités du capitaine. Celui-ci parut désappointé.

— Est-ce là, demanda-t-il à Max, le beau coin de terre dont tu me parlais encore ce matin ?

Max ne répliqua pas. Il s’engagea dans les sous-bois, entraînant le capitaine à sa suite. On marcha un mille environ, et, tout d’un coup, on se trouva en une belle et vaste clairière, qu’enjolivait, vers le milieu, un bel étang, un lac presque, aux ondes miroitantes paresseusement allongées sur un lit de sable roux et de gravier rose. Des bois variés, bouleaux, trembles, peupliers, hêtres, l’entouraient. Mais dans ces bois on remarquait surtout de hauts cèdres séculaires, étendant de larges rameaux festonnés de mousse grise, et qui répandaient autour de leurs fûts puissants un ombrage bienfaisant. L’eau de l’étang, alimentée par des sources que l’on ne voyait pas, se renouvelait constamment et pouvait servir à tous les usages domestiques. La clairière était assez vaste pour permettre la construction de tous les bâtiments nécessaires, on n’aurait à faire que de légers abattages. Le capitaine parut enchanté. Mais ce n’était pas tout. Max s’enfonça de nouveau sous les bois, dans une direction opposée à celle d’où l’on était venus. Puis, au bout de dix minutes de marche à peine, on pénétra dans une nouvelle clairière, une petite prairie en vérité, et qui, coupée çà et là de saules et de trembles, se prolongeait en trois ou quatre autres prairies aboutissant à un joli cours d’eau fuyant au milieu d’un vallon verdoyant et semé de multitudes fleurs sauvages. Le capitaine, cette fois, se pâma d’admiration. Vraiment, ce coin de terre avait tout l’air d’un paradis. Il lui sembla que c’était de la terre toute faite, et qu’il n’aurait qu’à semer pour récolter. Sa décision fut aussitôt prise, il établirait son domaine en ces lieux enchanteurs.

Le lendemain de ce jour, il louait une charrette attelée d’un bœuf gras et emmenait sa femme et sa fille pour leur montrer le choix qu’il avait fait. Les deux femmes trouvèrent l’endroit magnifique et approuvèrent tous les plans et projets du capitaine.

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Ayant embauché plusieurs gars vaillants et solides du hameau, le capitaine se mit à l’œuvre pour bâtir une habitation et les bâtiments nécessaires. Il fallut d’abord tracer un bon et large chemin sur le parcours d’un mille, de l’orée de la forêt, jusqu’à la clairière que baignait l’étang, et c’est là qu’on éleva les premières constructions. On ne perdit pas de temps. Dès les premiers jours de juillet les réfugiés de Louisbourg pouvaient s’installer d’une manière assez confortable.

Mais on avait manqué de matériaux pour donner plus de fini aux bâtiments et l’on avait besoin de bien d’autres choses utiles et nécessaires que ne pouvaient fournir les habitants du hameau. Car, là, il n’y avait encore aucun commerce. Si l’on avait besoin de telles ou telles choses introuvables dans l’île, il fallait se rendre en Acadie au delà du détroit de Canseau. Le capitaine décida de s’y rendre. Seulement, le voyage n’était pas sûr, à cause des Anglais, maîtres de l’Acadie, et de quelques corsaires qui ne manquaient pas de rafler les barques des pêcheurs acadiens qui passaient à leur portée. N’importe ! L’on se hasarderait quand même. C’est ainsi qu’un beau matin l’Aurore montée par dix hommes résolus et gouvernée par son capitaine, prenait le chemin de l’Acadie. Huit jours après elle revenait, saine et sauve, avec ses flancs bourrés de marchandises de toutes sortes, de matériaux de construction, de provisions de bouche, d’outils et d’instruments aratoires. En outre, le capitaine rapportait pour son usage une paire de beaux bœufs, un mulet, trois vaches, quatre gorets, six moutons et brebis et cinquante volailles choisies, bref tout l’équipement et le bétail qu’il jugeait utiles pour l’exploitation de son domaine.

La saison, il est vrai, était trop avancée pour faire de l’ensemencement ; mais dans les deux ou trois mois d’été qui restaient, on pourrait retourner un morceau de terre qui, le printemps suivant, serait tout prêt pour la semence.

Le capitaine paraissait déjà oublier son métier de pêcheur ; et déjà aussi il se grisait des espoirs que le métier de cultivateur, nouveau pour lui, faisait naître dans la chaleur des premiers enthousiasmes. Il se voyait en peu de temps gros propriétaire, avec de gras troupeaux parcourant ses terres. Certes, sa griserie ne lui cachait pas les difficultés du début, difficultés inévitables en raison de son inexpérience. Mais il possédait un certain nombre de connaissances qui ne manqueraient point de lui être utiles à l’occasion. Et puis, avec du travail, de l’observation, du jugement et un bon lot de patience, il saurait vaincre les premières difficultés et trouver les méthodes qui ouvrent les chemins du succès. Au pis aller, que d’avis et de bons conseils il pourrait obtenir des autres colons plus expérimentés. Enfin, avec les encouragements de sa femme et de sa fille, la vaillance et la bonne volonté de Max, il pouvait nourrir toutes les espérances.

Une fois qu’on eut mis la dernière main à l’installation générale, on s’attaqua au sol. En premier lieu, on agrandit, élargit une clairière qui, d’une forme plus ou moins circulaire, devint rectangulaire, par l’abattage d’arbres et de broussailles qui l’envahissaient à divers points, si bien qu’on eut bientôt une pièce de terre prête à recevoir la charrue et qui ne mesurait pas moins de vingt-cinq arpents. Cette ouverture, quoique peu considérable, parut, ainsi taillée en pleine et haute futaie, une immensité. Le capitaine s’extasiait et jubilait. Hein ! il allait en pousser du grain là-dedans. Puis, la charrue, tirée par les deux bœufs au pas lent mais sûr, retourna une terre noire et grasse qui donnait les meilleurs présages. De ce jour, le capitaine sentit qu’il devenait un homme nouveau, et sans oublier les beaux jours et les joies de son ancien métier, il se passionna pour le travail de la terre.

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Cependant les semaines et les mois s’écoulaient sans qu’on eût la moindre nouvelle de Louisbourg, d’Aurèle et d’Olivier Rambaud. Les nouveaux colons s’inquiétaient fort des deux jeunes hommes. Dix fois le capitaine avait été tenté d’appareiller son bateau et de courir aux nouvelles ; sa femme et sa fille l’en avaient chaque fois dissuadé, lui faisant craindre une rencontre avec des navires anglais.

L’été se passa ainsi.

Lorsque vint le mois de novembre avec les premiers gels, qu’on dut suspendre les travaux de la terre, le capitaine décida de se rendre aux îles de la Madeleine, où, bien sûr, il aurait, des nouvelles de Louisbourg. Il n’attendit plus, pour partir, qu’il fît beau temps et bon vent. Douze hommes bien armés et décidés à vendre chèrement leur peau, en cas d’une rencontre avec des vaisseaux ennemis, l’accompagneraient dans ce voyage. Mais un malheur auquel personne ne pouvait s’attendre vint anéantir ce projet. Voici ce qui s’était produit. Un matin, un peu avant l’aube, des bâtiments de guerre anglais, passant non loin de la baie et de la Pointe-aux-Corbeaux, arrêtèrent leur marche. On mit à la mer plusieurs canots chargés de marins, et ces marins vinrent aborder les barques solitaires dans la baie. Au village, les habitants étaient encore au lit et dormaient paisiblement. Sans bruit les barques furent appareillées, puis montées chacune par quatre marins anglais, prirent la mer et suivirent le sillage des bâtiments de guerre. La baie fut proprement nettoyée, on emporta même les canots et chaloupes amarrés sur le rivage. Quant aux bateaux échoués parmi les rochers, on les incendia.

Ce fut un dur coup porté à la petite colonie, qu’on privait de ses moyens d’approvisionnement et de communication avec les autres terres. Le coup fut particulièrement rude pour le capitaine Dumont. Il en fit une maladie qui traîna en longueur tout l’hiver et le vieillit de pas moins de dix ans. La perte de l’Aurore l’affectait autant que l’aurait pu faire la perte de sa femme ou de ses enfants. Tout cet hiver-là il demeura sombre, grognon et taciturne. Mais quand se mirent à briller les premiers soleils printaniers, quand les neiges fondirent et qu’on vit paraître les premières verdures, le capitaine retrouva presque spontanément sa vigueur et son humeur coutumière. Il parut oublier la perte de l’« Aurore » et se mit courageusement et allègrement au travail de la terre.

Max était toujours là, vaillant et s’intéressant à toutes choses, travaillant sans relâche d’un soleil à l’autre, parlant peu et l’air content. Le capitaine disait souvent de lui :

Max n’est point bavard, ce qui fait que la besogne avance.

Elle avançait même à pas de géant, cette besogne. Devant toutes les promesses de cette terre nouvelle et féconde, et avec les illusions de l’avenir, l’ancien pêcheur de Louisbourg souffrait beaucoup de l’absence d’Aurèle. Ah ! si Aurèle était là… Combien plus vite encore on avancerait dans le travail de défrichement. Et puis, ce domaine qu’on bâtissait, n’était-ce pas pour lui ?… Lui qui, plus tard, en serait l’héritier ? Heureusement l’espoir atténuait chez le vieux le chagrin, et, de jour en jour, il attendait l’arrivée de son fils. Cette attente durait depuis un an déjà ; on était en 1746, et aucune nouvelle ne venait fortifier les espoirs ou les anéantir.

Enfin, sur la fin de cet été de 1746, un nouveau venu dans la colonie apporta la nouvelle que la forteresse de Louisbourg s’était rendue aux Anglais le 16 du mois de juin de l’année d’avant, et que la garnison et les habitants de la ville avaient été transportés en France.

Plus d’une année s’était donc écoulée depuis cet événement, et l’on se demanda, chez le capitaine, avec une inquiétude aggravée, comment Aurèle et Olivier n’avaient pu, durant ce laps de temps considérable, faire parvenir de leurs nouvelles à l’île Saint-Jean. Devait-on garder ses espoirs ou les abandonner ?

— Pour moi, dit le capitaine, je ne veux pas encore désespérer. Si Aurèle est en France, il n’y a pas de doute qu’il doit tout tenter pour revenir dans son pays, et ça me dit qu’un jour ou l’autre il nous arrivera comme ça, à l’improviste. Oui, j’aime mieux vivre avec cette espérance.

Louise, qui s’inquiétait plus particulièrement de son fiancé, se disait la même chose, et, comme son père et sa mère au sujet d’Aurèle, elle vivait avec le ferme espoir de revoir tôt ou tard celui à qui elle s’était promise. Cet espoir était journellement soutenu par les prières ardentes qu’elle adressait au ciel. Sa foi vive en Dieu lui donnait les forces nécessaires pour supporter avec patience cette longue et douloureuse séparation.

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La nouvelle du désastre de Louisbourg et de la déportation en France de ses habitants avait singulièrement réjoui le cœur de Max. Enfin, le Grand Manitou condescendait à lui venir en aide pour réaliser ses désirs et ses ambitions : la conquête de son chemin, et Louise, pour qui il brûlait d’une passion non moins féroce, lui resterait. Il souhaitait donc que son rival eût trouvé la mort sous les murs de Louisbourg ou sur le sol de France. Mais si le hasard ou le mauvais esprit le ramenait en terre d’Amérique, Max s’arrangerait pour défendre ce qu’il estimait maintenant comme son bien propre. Et pour conserver ce bien il irait à toutes les extrémités, dût-il même rougir ses mains du sang de l’autre.

Max, au fond, n’était pas méchant. Il était même bon et généreux, disposé à tous les dévouements envers ceux qu’il aimait. Seulement, travaillé sans trêve par cette passion désordonnée de son cœur, il retournait à sa nature sauvage, et dès lors aucun forfait ne lui coûterait pour atteindre le but visé. Mais pour éviter toute extrémité, il songeait maintenant à déclarer son amour à Louise, qu’il épouserait ensuite. Si, après cela, Olivier survenait, il ne lui resterait qu’à en faire son deuil.

Mais la grande difficulté, pour l’Indien, c’était d’avouer cet amour. Devant la jeune fille il éprouvait des timidités qui le rendaient craintif et lâche. Prenait-il la résolution de se déclarer qu’aussitôt, à la seule pensée de se voir en présence de Louise, le courage lui manquait. Il était saisi d’une peur inexplicable et remettait son aveu à une autre occasion.

Pendant ce temps il avait toutes les attentions possibles pour Louise, tout le respect qu’on puisse avoir pour une jeune fille belle et bonne. Lorsque son travail aux champs était fini, il aidait Louise dans ses besognes quotidiennes. Hors des travaux domestiques de la maison, la jeune fille s’occupait à l’entretien du jardin, au soin des vaches et des volailles, et Max lui offrait ses services. Le soir, avant la venue de l’obscurité, il sarclait les légumes, arrosait les fleurs, ratissait les allées, et, d’une façon générale, voulait sa part de tous les travaux de la jeune fille. Il l’aidait encore à traire les vaches, il apportait les seaux de lait chaud à la laiterie, versait ce lait dans l’écrémeuse qu’il portait ensuite à la fontaine pour la faire tremper dans l’eau froide, au bout d’une corde qu’il attachait à un pieu planté dans le sol. Les jours qu’on faisait le beurre, il battait la crème dans la baratte, et Louise n’avait qu’à le regarder faire ou à se livrer à d’autres occupations.

Dans la maison, Max savait aussi se rendre utile et obligeant, il lavait les planchers, faisait la lessive, balayait, époussetait, se prêtait à tout. Il aimait d’ailleurs à s’exercer à tous les travaux féminins pour lesquels il possédait des aptitudes, et il réussissait dans tout ce qu’il entreprenait. Combien de fois il avait surveillé le pot-au-feu, pétri le pain, pelé les pommes de terre, épluché les légumes, lavé les plats et la vaisselle, frotté les ustensiles et le fourneau. Ah ! le fourneau… Il se réservait absolument, péremptoirement cette tâche. Il n’entendait pas que Louise, ou même dame Dumont, se mit les mains dans le noir. Il en était de même pour toutes les besognes auxquelles la jeune fille aurait pu salir ses mains ou écorcher ses doigts. Il disait :

— Les mains de ma sœur blanche sont trop belles et trop fines, elles se gâteront. Que ma sœur laisse Max faire ce travail.

Chaque fois que Louise devait mettre les mains à la terre, chose qu’elle ne détestait pas d’ailleurs, pour sarcler le jardin ou pour remuer le sol qui se durcissait au pied des plantes, Max s’imposait.

— Max va faire ça pour sa sœur, disait-il.

Pour lui être agréable, Louise le laissait faire.

Trouvant la jeune fille belle, il avait voulu qu’elle habitât dans un cadre où cette beauté pût s’épanouir dans toute sa grâce et sa splendeur. Il eut une idée et tout de suite employa tous ses loisirs à l’exécution de cette idée. Voici ce qu’il avait trouvé, puis édifié.

Entre la maison, qui se trouvait adossée à la forêt, et le lac s’étendait un terrain vague et mousseux où l’herbe ne venait que par petites touffes éparses et maigres. Dans ce terrain Max avait dessiné, avec un goût surprenant et une parfaite symétrie, un jardin orné à son centre d’un joli parterre, en forme de triangle, traversé par des allées de sable roux. De chaque côté du parterre il y avait un potager faisant rectangle et encadré d’une belle allée, du même sable roux. Des ronds de fleurs s’étalaient entre les allées, le triangle et les deux rectangles. En plein milieu du triangle, que couvrait une herbe courte et drue, Max avait posé une énorme corbeille, faite de joncs tressés, de laquelle émergeait une gerbe de roses sauvages aux senteurs exquises, et la corbeille reposait sur le bloc de pierre rouge, d’un rouge de porphyre. Puis, tout autour de l’étang, l’Indien s’était ingénié à tracer des allées plantées de jeunes saules, d’aubépines et de cerisiers sauvages. Plus tard, lorsque le gros du travail des champs eut été accompli et qu’il put se donner plus de loisirs, il fabriqua des bancs rustiques, qu’il disposa sur le pourtour de l’étang, les flanquant de pots de fleurs, des pots de sa fabrication en terre cuite et vernissée. Au fond de la clairière, de l’autre bord de l’étang, il construisit une tonnelle dans l’ombrage des cèdres et la décora de liserons et de vignes vierges. Et tous les jours encore il cherchait et trouvait une décoration nouvelle.

Louise et ses parents s’étonnaient de plus en plus des aptitudes et facultés du jeune Indien, et se demandaient où et comment il avait acquis cet art qu’on ne lui connaissait point avant ce jour. C’était un talent naturel, et que le Micmac ne pouvait expliquer. Il est vrai qu’à Louisbourg et aux îles, surtout, où il avait accompagné le capitaine dans les trois ou quatre expéditions, il s’était grandement extasié devant la beauté des jardins, dont il avait admiré le dessin et l’harmonie, et nul doute qu’il en gardait le souvenir.

Plus Louise se plaisait aux jolies choses qu’il imaginait, plus il torturait son imagination pour en découvrir de nouvelles qui surpasseraient les premières. L’amour qu’il cultivait, si l’on peut dire, pour la jeune fille et l’espoir de l’avoir un jour pour femme le rendaient infatigable. Un sourire de Louise, une exclamation de joie, un simple regard ravi devant ses créations horticoles le récompensait déjà de ses peines. S’il l’avait pu, il lui aurait bâti un paradis avec toutes les merveilles imaginables.

Cependant, ce jardin magnifique, ce beau lac d’émeraude assoupi sous le soleil, ces allées de sable roux toutes scintillantes, comme semées de paillettes d’or et de rubis, ces fleurs multicolores d’un doux parfum, ces verdures tantôt sombres, tantôt pâles, ces plantes aux nuances variées, et tout le décor en général, oui, tout cela jurait fort, trop fort avec les bâtiments de troncs de cèdre écorcés. Ces constructions, en effet, présentaient une nudité, une rugosité qui déparait l’ensemble et demandait quelques atours et artifices susceptibles de leur donner une physionomie agréable. Tout de suite Max voulut remédier à cette rusticité trop primitive qui donnait au tableau une figure fort disparate. Il rassembla dans un champ des pierres blanches dont il fit un tas ; puis il bâtit un four très rudimentaire, chauffa ces pierres et en obtint de la chaux. Avec cette chaux, qu’il détrempa, il badigeonna les murs extérieurs des constructions, si bien que tous les bâtiments, sous cette couche de blanc immaculé, se dressèrent avec une heureuse harmonie au sein de la splendide touffe de verdure sombre.

Il va sans dire que les félicitations et les éloges ne manquaient pas au jeune Micmac ; mais les louanges le laissaient indifférent, s’en souciant peu ou prou, à moins qu’elles ne vinssent de Louise. Le bonheur de la jeune fille suffisait à faire son propre bonheur. Et s’il aimait à se rendre utile et agréable à tout le monde, il s’arrangeait néanmoins pour que Louise fût servie la première.

Cette décoration extérieure de la maison et des étables donna à l’Indien, au bout de quelques jours, l’idée de décorer aussi l’intérieur de l’habitation qu’on avait divisée en six pièces. Il se mit à l’œuvre. Il connaissait certaines pierres tendres et certains coquillages qu’on trouvait sur le bord de la mer. Il pulvérisa ces pierres et coquillages de couleurs diverses, mélangea cette poudre à une sorte d’ocre trouvée dans le sol de la forêt, et de ce mélange il obtint une couleur qui hésitait entre le rouge et le violet. Mais ce n’était pas suffisant. Il voulut du bleu, du vert et du jaune, et avec le blanc qu’il possédait déjà il réussit à faire ces couleurs ou ces peintures. Mais avec quoi les appliquer, ces peintures ? Il fallait des pinceaux, et on n’en avait pas. Bah ! la queue du mulet était là, à portée de Max, et une poignée de crins lui fournirait le poil requis. Là encore, mais non sans peine, il réussit à fabriquer un pinceau. Il se mettait bientôt à peinturlurer tout l’intérieur de la maison de couleurs vives, criardes très souvent, mais gaies. Ici, il ne faut pas penser que peintures et pinceaux lui venaient de sa seule imagination. Souvent il avait vu Louise, à son chevalet, peignant des paysages, et cela lui avait suffi.

Puis, avec des herbes marines, sorte de joncs très flexibles, Max s’était mis à tresser des tapis en forme de cercle, de carré ou de losange. Il teignit ensuite ces tapis en rouge, bleu et vert. Dès lors, avec le mobilier en noyer noir, les tapis de laine de couleurs bien nuancées, des paysages peints par Louise ou dessinés au pastel, la nouvelle habitation du capitaine Dumont, prit une physionomie de confort quasi luxueux, confort qu’on me connaissait certainement pas parmi la paysannerie de toute l’Acadie. Dans l’Île Saint-Jean, en particulier, c’était du vrai faste mis en regard de la pauvreté des colons. On ne pouvait pas s’attendre, d’ailleurs, à trouver là la richesse, en cette terre encore vierge et neuve et, à vrai dire, inhabitée. Car, hormis la petite colonie de la Pointeaux-aux-Corbeaux sur la côte sud, seule la côte nord était habitée en deux ou trois endroits par des familles de Micmacs et de Sakokis. Ces derniers, préférant le voisinage des Français à celui des Anglais, avaient, quelque dix ans auparavant, quitté les colonies anglaises, leur première patrie, et s’étaient répandus un peu partout en Acadie, Donc, parmi une si pauvre et si chétive population il fallait peu de chose au premier venu pour prendre figure de bourgeois, voire de richard.

Mais Louise avait cherché un nom à donner au nouveau domaine. Comment l’appellerait-on ? Là, l’imagination de Max avouait son incapacité. Louise contemplait souvent les admirables cèdres qui dressaient fièrement leur somptueuse ramure autour de l’étang, et l’idée lui vint de donner à l’endroit le nom de « Cédrière ». De ce moment, on disait dans la colonie, en parlant des réfugiés de Louisbourg, « les gens de la Cédrière ». Assez souvent, les beaux dimanches par exemple, des habitants du hameau acadien venaient rendre visite aux gens de la « Cédrière », et chaque fois ils s’émerveillaient de la beauté des lieux. Pour ces pauvres gens qui n’avaient jamais, pour la plupart, connu l’aisance, c’était une véritable splendeur. Aussi bien, le capitaine Dumont se voyait devenir le « seigneur » du pays, et chacun lui marquait le plus grand respect. On savait du reste qu’il avait apporté de Louisbourg un respectable tas d’écus.

Quoi qu’il en fût et pour revenir à Max, on serait porté à penser que le jeune Indien avait épuisé son « sac à trouvailles ». Erreur, Max n’avait pas fini d’exercer ses dons et ses talents au profit de ses maîtres et pour le plaisir de celle qu’il aimait. Louise avait fait de sa chambre, un peu étroite, une sorte de petite chapelle ornée d’images saintes et de quelques figurines et statuettes de la Vierge et autres saints et saintes. Car elle était pieuse, cette Louise, et elle n’était pas sans regretter la chapelle du couvent de Notre-Dame et l’église de Louisbourg.

Max, qui cherchait inlassablement du nouveau et qui voyait grand, grand comme les immenses forêts qu’il avait parcourues, grand comme la mer elle-même, médita la construction d’une chapelle, en appentis, à une extrémité de la maison et, justement, au bout de la grande salle commune. Une porte pratiquée dans le mur donnerait accès à la chapelle, Ce fut tôt fait. En moins d’un mois, l’Indien avait exécuté son plan. Dès lors, tous les soirs et tous les dimanches, sans oublier les jours de fêtes religieuses, les prières en commun allaient se faire dans la chapelle, devant un Christ en plâtre colorié fixé au mur au-dessus de l’autel. Lorsque l’Indien avait soumis son plan, on s’était dit que l’idée était très bonne. Qui pouvait dire qu’un jour prochain un missionnaire ne viendrait pas, par aventure ou autrement, visiter la colonie de l’île Saint-Jean et les habitants de la Cédrière ! Alors, on aurait une chapelle à sa disposition pour les offices religieux. Ah ! ce Max, en avait-il des idées… et, pour le mieux, des idées toutes très acceptables.

Max, comme on sait, était chrétien, ayant été baptisé ; et, à Louisbourg, il avait souvent, peut-être plus par simple curiosité qu’autrement, assisté aux offices religieux du dimanche. Or à la Cédrière, Louise, chaque dimanche, lisait, en famille réunie à la chapelle, l’ordinaire de la messe. Pour donner plus d’analogie à cette cérémonie, Max allumait des cierges à l’autel, puis il faisait brûler, par imitation, de la gomme de sapin, dont l’odeur lui rappelait celle de l’encens. Par là encore il entendait faire plaisir à Louise et lui démontrer qu’il avait, lui aussi, une grande foi et une grande piété. Louise et ses parents trouvaient amusante la naïveté de l’Indien, et quoiqu’ils doutassent un peu de sa sincérité, ils s’efforçaient, néanmoins, de le féliciter et de l’encourager dans toutes ses fantaisies.

Il est une chose assez certaine, c’est qu’Olivier Rambaud en conseillant au capitaine d’emmener Max à l’île Saint-Jean et en l’assurant que le jeune Micmac lui serait utile, ne s’était pas trompé. Max, en effet, s’était rendu indispensable : il avait jusque-là été comme une providence pour les réfugiés de Louisbourg. Et il semblait qu’on ne pourrait plus désormais se passer de lui et de ses services. Si l’on se trouvait. devant une difficulté quelconque qu’on ne savait pas par quel côté aborder, Max venait à la rescousse et chaque fois il trouvait la solution au problème embarrassant. C’est pourquoi il s’était acquis toute la confiance de la famille. On en était venu à ne plus compter que sur lui, sur les ressources de son esprit comme sur la vigueur de ses bras. Quelle dette de gratitude ne lui devait-on pas ?

Aussi, on ne le traitait plus comme un engagé ou un serviteur, mais comme l’enfant de la maison. En vérité, il remplaçait Aurèle.

Pourtant, cette confiance qu’on mettait en lui était peut-être douteusement placée, car Max, on le sait, avait ses desseins secrets, et là où l’on croyait voir du dévouement pur et simple, ce n’était rien du moins que de l’intérêt. Oui, un intérêt immense qui gouvernait tous ses actes. Son amour ou plutôt sa passion effrénée pour Louise grandissait de jour en jour, au point que le secret qu’il en gardait lui devenait un fardeau insupportable. Et ce fardeau, il sentait qu’il ne le pourrait subir plus longtemps, et il résolut enfin de s’en décharger à la première occasion, quoi qu’il dût lui en coûter. Ah ! oui, cette fois c’était bien décidé… Louise allait savoir qu’elle était aimée de Max.

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L’occasion désirée se présenta par un beau soir tranquille et reposant de juillet.

Le capitaine et sa femme venaient de partir pour aller visiter les champs, où le grain poussait avec vigueur. Louise était restée seule à l’habitation. Assise près de l’étang, elle relisait pour la centième fois, peut-être, un vieux livre de chevalerie. L’histoire se passait au temps des premières croisades. Un jeune et beau cavalier était parti pour aller combattre les terribles Sarrasins, alors maîtres de Jérusalem et des lieux Saints… Il avait laissé en France une fiancée adorée, jeune fille pieuse, bonne et belle. Le chevalier fut absent pendant sept longues et mortelles années. Durant cette absence, de nombreux soupirants défilèrent devant la fiancée, qu’elle repoussa tous les uns après les autres. Elle entendait demeurer fidèle à celui à qui elle avait donné sa foi. Cette fidélité lassa et irrita les prétendants. Usant de mensonge, ceux-ci firent répandre que l’absent avait trouvé la mort sur les champs de bataille de l’Orient. La fiancée ne voulut pas prêter foi à ces rumeurs, elle demeura inébranlable devant l’assaut des candidats à sa main. Elle espérait… elle espérait toujours le retour de l’autre. Or, il revint, l’absent, il revint après sept années de séparation, et, bien entendu, il épousa la fidèle fiancée.

Dans ce livre, Louise croyait voir depuis un an sa propre histoire et celle d’Olivier, moins, naturellement, le nombre d’années. Et, tout comme la fiancée, avec le même espoir et la même foi, le retour d’Olivier.

Oui, il va revenir. Il va revenir, se disait-elle avec énergie chaque fois que, dans son attente, l’espoir menaçait de sombrer. Car, assez souvent, certains découragements l’assaillaient et lui causaient de durs tourments. Le livre, ainsi que sa foi en la Providence, aidait à soutenir l’espoir.

Ce soir-là, comme à l’ordinaire après le souper, Max, fusil à l’épaule, était allé faire une tournée dans la forêt. Il en rapportait quelquefois du petit gibier, lièvre ou perdrix, qu’on mettait en fricot le jour suivant. Peu après le départ du capitaine et de sa femme pour les champs, Max déboucha soudain d’un fourré obscur de la forêt à l’autre bout du lac. Il faisait si peu de bruit en marchant que Louise ne l’entendit point. Il s’engagea dans une allée et se dirigea vers Louise, qui, toujours assise sur un banc près de l’étang et à quelques pas de l’habitation, continuait à lire. Quand Max ne fut plus qu’à quelques pas de la jeune fille, celle-ci, du coin de l’œil, aperçut tout à coup cette haute silhouette qui s’avançait vers elle. Elle sursauta de surprise et d’émoi, tellement elle se croyait seule, et elle manqua d’échapper son livre. Elle reconnut l’Indien. Il eut un sourire fugitif et dit à voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu par d’autres oreilles que celles de la Jeune fille :

— Ma sœur blanche a eu peur… Elle est toute pâle et tremblante.

— Tu m’as surprise, Max, je t’attendais si peu. Je te pensais loin dans les bois.

Il ne répliqua point. Un instant il regarda Louise avec des yeux étincelants et avec une persistance telle qu’elle s’en étonna. Ce regard étrange la gêna et, pour échapper à cette gêne comme à ce regard, elle voulut dire quelque chose. Elle demanda :

— N’as-tu pas rencontré de gibier Max ?

— Non, pas de gibier.

Louise, par cette question, avait espéré détourner d’elle les yeux de l’Indien. Il n’en fut rien. Lui continuait à la regarder du même regard brillant et perçant. L’étonnement de la jeune fille devenait de la stupeur. Elle connaissait si bien Max, ses coutumes et ses fantaisies. Elle savait qu’il ne regardait jamais la personne à qui il parlait, elle moins que d’autres. Il ne jetait sur ses interlocuteurs que d’obliques coups d’œil. Comment pouvait-il se décider à regarder Louise de cette façon et avec une telle persistance ? Et ce regard n’avait rien de tendre. Il était plutôt cruel, il effrayait. Pour la première fois, la jeune fille eut peur de lui. Qu’il se fût montré bon pour elle, respectueux, toujours serviable, elle ne pouvait le lui nier. Mais pouvait-elle être sûre que cela durerait indéfiniment ? Car avec ces terribles enfants des bois on ne pouvait jurer de rien, surtout avec leur esprit de contradiction.

Elle se rassura lorsque l’Indien détourna subitement les yeux et alla s’asseoir sur le sable, presque aux pieds de la jeune fille, lui tournant le dos et face à l’étang. Il avait posé son fusil à son côté, et, penché vers la nappe d’eau claire de l’étang, le regard perdu dans une sorte de rêverie, il demeura longtemps immobile et silencieux.

Une brise s’était mise à souffler doucement, qu’on ne sentait presque pas dans cette clairière enclose de hauts bois, mais qu’on entendait bruire à la cime des arbres légèrement remués. Une ombre douce descendait peu à peu, envahissant la clairière, assombrissant encore les bois. Une grande paix régnait, une tranquillité faite de silence. Car après leurs chants crépusculaires coutumiers, les oiseaux s’étaient tus, sauf de temps à autre de timides pépiements ou quelques légers battements d’ailes. Cette heure crépusculaire des mois d’été était pour Louise la plus exquise de la journée. Cette vie animale autour d’elle, les verdures, les fleurs et leur parfum, l’étang qui miroitait sous un beau firmament qui s’étoilait, tout cela égayait sa solitude, tout cela mettait un baume très doux sur les tourments de son cœur, comme sur les inquiétudes de son esprit. Lorsque ces heures exquises prenaient fin, venus les soirs d’automne gris et froids, par les temps bas sous un ciel chargé de nuages, quand d’épais brouillards flottent à la cime des forêts, aux sommets des montagnes ou des collines, pareils à d’immenses linceuls qu’on étendrait sur un champ de morts, et qu’il fait un calme très lourd dans un silence si profond, si étendu qu’il semble que bêtes et hommes aient disparu de la surface de la terre, Louise, à ces moments, sentait une poignante amertume mordre son cœur. Il lui venait alors le souvenir de Louisbourg, de la vieille maison de pierre où s’étaient épanouies les heures heureuses de son enfance, du couvent des bonnes religieuses de Notre-Dame, où elle avait fait la classe aux tout petits enfants, et elle regrettait tout ce passé tissé de joies et de bonheur Puis, survenait l’image d’Olivier, du fiancé courtois et galant… Oh ! tout ce beau temps qu’elle avait vécu…

Même ce soir de juillet, dans l’adorable décor où elle se voyait, il y avait en elle un reste de tristesse dont elle n’arrivait pas à se défaire. Il est vrai que la lecture de ce livre de chevalerie lui causait des mélancolies… Elle le posa sur le banc. Elle n’y voyait plus guère, d’ailleurs, dans l’ombre du soir qui s’épaississait. Elle jeta les yeux sur Max, devant elle. Elle le vit penché sur le sable et traçant du bout de son index des signes quelconques, vagues, ressemblant à des figures géométriques. Elle pouvait distinguer parmi ces signes et figures, des cercles et demi-cercles, des lignes droites, courbes ou brisées, des spirales, des verticales, des obliques… Lorsque l’Indien avait aligné un nombre de ces signes, il les considérait méditativement. Parfois il effaçait l’un d’eux, le remplaçant par un autre. Et à le voir ainsi il pouvait faire penser à quelque antique géomètre traçant le plan d’une ville

Par la connaissance qu’elle avait des Sauvages et de leurs coutumes, Louise, voyant ainsi Max faire sur le sable ces signes mystérieux, comprit qu’il avait quelque chose de très important à lui confier et qu’il allait parler. Comme l’orateur avant de se présenter devant son auditoire, l’Indien préparait ces notes, comprises de lui seul.

En effet, tout à coup Max rompit son long silence. Il parla les yeux fixés sur ses signes et figures, comme s’il avait lu un texte quelconque d’imprimerie ou autre.

Il demanda.

— Ma sœur blanche peut-elle écouter Max qui veut parler ?

— Qu’as-tu à me dire, Max ? Je t’écoute.

— Ma sœur blanche lit-elle encore dans son livre d’images ?

Le livre de chevalerie, en effet, était amplement illustré.

— Non, Max, j’ai fermé mon livre. Je n’y voyais plus assez bien.

— Hun ! hun ! Max ne parlera pas longtemps, si ma sœur est fatiguée. Max veut lui apprendre une nouvelle qu’il connaît depuis trois jours et qu’il avait peur de lui dire, parce que ma sœur blanche est très sensible.

— Et quoi, fit la Jeune fille surprise et un peu inquiète, depuis trois jours tu as une nouvelle à me confier, et tu ne parlais pas ?

— Si Max n’a pas parlé, c’est qu’il craignait de faire de la peine à sa sœur.

— Mais alors, cette nouvelle est donc mauvaise ?

— Oui, mauvaise nouvelle pour sa sœur.

— Eh bien ! dis-la. Si ta sœur blanche est sensible, elle tâchera d’être forte.

L’Indien garda le silence. Il relisait ces signes.

Une violente émotion crispait le cœur de Louise. Elle devinait cette mauvaise nouvelle, et sa pensée alla tout de suite vers les deux absents, Aurèle et Olivier. Oh ! il y a longtemps qu’elle était prête à toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises. Aussi voulut-elle savoir tout de suite.

— Allons ! Max, j’attends ta mauvaise nouvelle.

Sa voix tremblait, bien qu’elle fit des efforts pour la rendre ferme.

— Que ma sœur blanche écoute. Les deux frères de ma sœur sont partis pour le pays de leurs ancêtres, ils ne reviendront plus.

— Partis pour la France, veux-tu dire ? Après la capitulation de Louisbourg ? Mais je le savais, Max, et tu le savais aussi.

L’Indien branla la tête d’une façon négative et reprit :

— Max veut dire le pays où l’on va après la mort.

Très pâle, Louise ne se troubla pas autrement.

— De qui tiens-tu cette nouvelle ? demanda-t-elle.

— Des hommes blancs du village.

— Et d’où leur est venue cette nouvelle ? Te l’ont-ils dite ?

Il ne répondit pas.

Louise continua de l’interroger, se doutant qu’il y avait là erreur, supercherie ou mensonge.

— Pourquoi ces hommes blancs du village ne sont-ils pas venus nous apporter eux-mêmes cette mauvaise nouvelle ?

— Max ne sait pas, murmura l’Indien.

— Ainsi, il faudrait croire qu’Aurèle et Olivier ont trouvé la mort à Louisbourg ou sur le sol de France ?

— Hun ! hun !

La Jeune fille se tut, gardant ses yeux sur Max, qui se penchait de nouveau sur ses signes, dans le sable, et auxquels il en ajoutait de nouveaux. Louise conservait toute sa tranquillité, finissant par se persuader que Max avait à coup sûr mal interprété certains racontars. Une voix en elle, d’ailleurs, lui affirmait qu’Olivier, du moins, était encore vivant. Et Aurèle aussi vivait… Oui il vivait. D’ailleurs, tant que la nouvelle de leur mort ne viendrait pas de personnes dignes de foi, Louise demeurerait confiante et continuerait d’espérer et d’attendre leur retour.

La jeune fille s’abandonnait à ces pensées, lorsque la voix de l’Indien attira de nouveau son attention.

— Max sait qu’il a causé une grande peine à sa sœur blanche en lui disant la mauvaise nouvelle. Mais que ma sœur blanche, maintenant, prête son oreille à la bonne nouvelle que Max lui réservait, une nouvelle qui réjouira son cœur.

— Ah ! fit la jeune fille avec une nouvelle surprise, tu as aussi une bonne nouvelle à m’annoncer ? J’ai hâte de savoir.

— Hun ! hun ! Max va parler.

Mais il ne parla pas tout de suite. Il se remit à considérer ses figures, et à en ajouter d’autres, prenant son temps, avec une impassibilité déconcertante. Puis il les lisait comme il aurait lu dans la page d’un livre. De temps en temps il effaçait quelques-uns de ces signes et les remplaçait par de nouveaux, qui avaient pour lui une signification nouvelle et concordaient mieux avec sa pensée. Tantôt c’était une courbe qu’il faisait disparaître, avec beaucoup de précaution, en lissant le sable doré de sa main longue et fine, pour mettre à sa place un demi-cercle ; tantôt une spirale qu’il remplaçait par une ligne oblique ou une perpendiculaire. Puis, penchant un peu la tête et le torse, il examinait ces nouveaux signes avec une grande attention, comme pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé. Enfin, satisfait et certain qu’il avait écrit tout ce qu’il voulait communiquer, il rompit le silence. Mais on pouvait saisir que sa voix n’était pas sûre. Plus basse, plus sourde, plus tremblante et comme craintive, elle procédait par de curieuses inflexions, et tantôt hésitante, tantôt bégayante, ainsi que la voix d’un enfant timide demandant une faveur qu’il redoute de ne pas obtenir.

— Ce que Max veut dire à sa sœur blanche, il y a longtemps qu’il veut le dire. Que ma sœur blanche écoute donc comme elle sait écouter. Max aime sa sœur. Il l’aime depuis cent vingt lunes. Mais il a su enfouir son amour dans le plus creux de son cœur, comme il enterre sa hache de guerre dans le sein de la terre. Depuis longtemps Max voulait parler à sa sœur et lui dire qu’il l’aimait, mais il ne voulait pas prendre la place de l’autre, de son frère blanc Olivier. Et Max souffrait, comme le cerf blessé dans la forêt. Parfois, il songeait à mourir plutôt que de subir une telle souffrance qui pourrait durer toujours. C’est pourquoi, ayant souffert, Max comprend la souffrance de sa sœur blanche. Aussi, il veut guérir cette souffrance, et sur le cœur de sa sœur il posera le baume puissant de son amour… L’autre frère est parti pour le pays de ses ancêtres, et ma sœur blanche en est bien peinée ; mais il lui reste son frère Max. Max sera son mari, qui la rendra heureuse pour toute sa vie. Car Max la traitera comme une reine. Il couchera à ses pieds. Il lui versera l’eau du lac pour baigner son front. Il lavera ses pieds avec l’eau du ciel. Il lui donnera à boire la rosée du matin. Il tressera sur sa tête des couronnes de fleurs. Il déposera dans ses mains les plus beaux fruits de la terre, de même qu’il mettra sous ses pieds délicats les plus belles et les plus chaudes fourrures. Ma sœur a-t-elle écouté ? Veut-elle recevoir Max pour son époux ? Que ma sœur blanche réponde à Max, il attend.

Louise était stupéfiée. Aurait-elle pu s’attendre à une telle déclaration ? Toute autre qu’elle aurait pris la demande de l’Indien pour une plaisanterie. Mais non, elle connaissait Max, il était sérieux. Et que pouvait-elle répondre ? Mais voici que dans son esprit il se fit un soudain raisonnement. Max n’avait-il pas menti en lui annonçant la mort d’Olivier ? N’était-ce pas un subterfuge au moyen duquel il espérait faire la conquête de la jeune fille ? Pourtant, Max n’était pas menteur, elle ne se rappelait pas qu’il eût jamais fait le moindre mensonge. Que devait-elle penser au juste ? Elle se trouva bien embarrassée. Si Max ne voulait pas lui faire de la peine, elle-même, de son côté, n’aimait pas à lui causer le moindre chagrin. Or, en refusant de se rendre au désir de l’Indien, elle n’ignorait pas qu’elle lui causerait un grand désappointement et une profonde souffrance, Elle chercha des paroles et des termes capables, du moins, d’atténuer cette souffrance.

— Max, dit-elle, après un moment de réflexion, tu dois savoir que je suis promise. Et même si Olivier…

L’Indien l’interrompit rudement :

— L’autre frère est mort. Max attend la réponse de sa sœur blanche. Si ma sœur blanche refuse d’être la femme de Max, Max mourra.

Louise ne put réprimer un sourire. Max avait perdu la raison, pensa-t-elle.

Elle savait encore qu’avec ces grands enfants des bois il ne faut rien prendre au tragique. Max allait mourir, si elle refusait de devenir sa femme… Mais non, Max ne mourrait pas. Mourir, en cette circonstance, voulait signifier que Max serait très chagriné, qu’il souffrirait beaucoup, que le reste de sa vie, enfin, pourrait être une torture. Max mourra, c’est-à-dire qu’il sera très malheureux jusqu’à la fin de ses jours. La jeune fille crut bon de lui faire entendre ces paroles, qui le consoleraient peut-être :

— Max, dit-elle d’une voix douce et persuasive, sache bien que je t’aime comme mon frère. Je t’ai toujours aimé ainsi. Mais j’ai un fiancé, un époux devant Dieu qui m’entend. Même s’il était mort et que j’en aurais la certitude, je lui resterais fidèle, m’étant juré à moi-même de n’en jamais avoir d’autre pour mari. Je suis épouse dans la vie, dans la mort, dans l’éternité. Je ne puis donc pas t’appartenir sans manquer à mon serment. Manquerais-tu, Max, au serment que tu aurais fait ? Non, n’est-ce pas ? Car je te connais. Tu sais tenir une simple parole, tu saurais donc davantage encore tenir un serment. Ainsi donc, Max, nous continuerons de vivre en amis, comme frère et sœur. Je vivrai heureuse en ta compagnie. Toi-même tu vivras heureux comme avant et jusqu’à ce beau et grand jour où Dieu mettra dans tes bras forts et généreux la femme que ton cœur désire. Ta sœur blanche a parlé, Max.

Impassible comme toujours, le jeune Indien se leva lentement, prit son fusil et, sans un mot à la jeune fille, sans même un regard, avec sa même figure aux traits rigides ne décelant aucune émotion, il s’éloigna et gagna l’habitation et y disparut.

À cet instant précis, le capitaine et sa femme pénétraient dans la clairière, revenant des champs.

À la vue de Louise, l’ancien pêcheur s’écria, le visage tout épanoui.

— Ah ! ma fille, quelle belle et abondante moisson la terre va nous donner ! Si tu voyais comme ça pousse et comme ça se dore déjà. Demain, tu iras voir… nous irons tous les deux. Tu seras émerveillée comme ta mère et moi, bien sûr.

Un peu fatigués par la marche, les deux époux prirent place sur le banc à côté de leur fille, et le capitaine alluma sa pipe.

— Fait-il bon un peu, dit la mère. Je pense que je mourrais de chagrin s’il me fallait maintenant quitter ce pays. N’est-ce pas, chère fille, que nous sommes heureux ?

En effet, toute la physionomie de dame Dumont respirait un parfait bonheur.

Malgré la nuit qui se faisait de plus en plus obscure, on se mit à causer, doucement, de toutes les petites choses qui emplissaient leur existence. Louise se garda de communiquer à ses parents la mauvaise nouvelle apportée par Max, ne voulant pas troubler leur joyeuse sérénité. Elle garda secrète aussi la scène qui venait de se passer entre elle et Max. Quant à cette scène, en y songeant encore, elle n’y voyait plus qu’un enfantillage. Pour ce qui avait trait à la mort d’Aurèle et d’Olivier, il convenait de prendre la chose avec beaucoup de réserve et attendre, avant de donner pleine créance à cette nouvelle, qu’elle leur fût apprise d’une façon moins discutable et par des personnes tout à fait dignes de foi.

Comme on était à causer de la terre, des travaux qui resteraient à faire cet été-là et de la moisson qu’on espérait, on entendit l’horloge dans la maison sonner les neuf heures. On entra. Lorsqu’on eut allumé la lampe, on put voir Max allongé, selon sa coutume, sur le carreau de la grande salle et devant la cheminée sans feu. Il ne dormait jamais ailleurs ni autrement, hiver comme été. Personne ne fit d’observation, et l’on se retira pour la nuit.

♦     ♦

Au matin suivant, et comme à l’ordinaire, ce fut le capitaine qui se leva le premier, d’abord pour faire le feu et allumer sa pipe, ensuite pour se rendre aux étables donner ses soins aux animaux. En entrant dans la salle commune, ce matin-là, il vit tout de suite que l’Indien n’était pas à sa place accoutumée : la salle était déserte. Il en éprouva quelque surprise, car Max ne se levait et ne quittait la maison qu’au moment où le maître du logis se levait lui-même. Le capitaine leva les yeux vers une poutre au fond de la salle, là l’on accrochait les deux fusils, le vieux mousquet du maître, et le fusil anglais de Max. Le mousquet était là, à ses deux clous qui le retenaient ; mais les deux autres clous, tout à côté, étaient veufs de leur compagnie. La chose était claire : Max, ayant entendu ou flairé quelque gibier, était parti à sa poursuite. Et à moins que ce gibier ne l’entraînât très loin dans les bois, l’Indien serait revenu, pour le déjeuner.

Ainsi pensa le capitaine, qui ne se préoccupa pas autrement. Il sortit pour se rendre aux étables. Le soleil n’était pas encore levé, ce n’était que le point du jour. Deux heures après, le déjeuner rassembla les trois membres de la famille. Le capitaine avait encore sa mine réjouie de la veille. Dame Dumont offrait une physionomie d’une parfaite sérénité. Quant à Louise, son visage paraissait un peu fatigué et pâli, mais ses lèvres étaient souriantes. Max n’avait pas reparu.

— C’est assez curieux, fit observer le capitaine, jamais il ne se fait attendre.

On se mit à table.

À tout moment, on s’attendait à voir l’Indien rentrer. L’attente fut vaine. Max ne reparut pas de la matinée ni de toute la journée. On s’inquiéta, après le premier étonnement passé. Le soir, au souper, point de Max encore. Un accident serait-il survenu ? Fallait-il se mettre à la recherche du jeune Micmac à travers les bois, au risque de s’égarer et d’y trouver une mort affreuse et certaine ? Bah ! un sauvage ne se perd point dans les bois, et Max moins qu’un autre. Si par accident il s’était blessé avec son fusil car ce sont des choses qui arrivent ? Non. Max était trop prudent et connaissait trop bien le maniement des armes à feu. Alors, que fallait-il penser ? C’est la question que se posait le capitaine.

Mais Louise avait une autre pensée. Max était parti… il s’en était allé pour toujours poussé par le chagrin et le désespoir. Cette fuite, avec ce chagrin et ce désespoir, signifiait la mort pour lui, Max mourra, avait-il dit, et Max était mort.

Louise continua de garder son secret sur l’incident du soir précédent. À quoi bon troubler la paix heureuse de ses bons et chers parents. Puisqu’ils gardaient l’espoir de voir Max revenir, sinon demain, du moins le jour suivant, il valait mieux leur laisser cet espoir.

Mais le capitaine, au bout de quelques jours, ne voyant pas reparaître l’Indien, n’eut pas de peine à comprendre, cette fois, qu’il était parti pour reprendre la vie des bois, sinon pour toujours, du moins pour longtemps. On aurait dû s’y attendre, cela devait arriver tôt ou tard. La jeune bête capturée dans les bois s’apprivoise assez aisément ; mais avec l’âge le naturel « revient au galop », et la bête, devenue adulte, est tentée de retourner à sa brousse et à son état sauvage. Le capitaine dut donc se consoler et oublier le Micmac.

Seulement, il se trouvait joliment embarrassé de se trouver seul ainsi, à l’improviste, pour faire les gros et urgents travaux de la terre. En vieillissant, ses forces physiques diminuaient rapidement. Il s’inquiéta, se demandant ce qu’il allait devenir, seul ainsi avec deux pauvres femmes déjà débordées par leurs nombreuses occupations domestiques. Mais ne pouvait-il pas engager un autre serviteur ? Il y avait pensé, mais il n’en voyait aucun dans l’Île Saint-Jean. Il lui fallait un jeune homme, et les jeunes hommes du pays, pas trop nombreux et tous fils de cultivateurs, étaient retenus sur leurs propres terres. Dans les durs commencements de ces terres neuves et vierges, où il n’est d’autres sols à défricher que les sols forestiers, chacun en a déjà assez de sa besogne particulière.

Heureusement que Max était parti comme on venait de finir pour cette année-là le défrichement. Mais il fallait maintenant reprendre la charrue pour faire une pièce de terre nouvelle qu’on ensemencerait l’année suivante. Les vingt-cinq acres actuellement en culture ne pouvaient suffire à la subsistance de la famille et à celle des bestiaux. Pour pouvoir joindre les bouts, le capitaine estimait qu’il lui faudrait au moins soixante-quinze arpents pour les premières années. Plus tard il deviendrait nécessaire d’étendre les champs, que les mauvaises herbes finiraient par envahir, et dont le sol se fatiguerait à produire chaque année et sans arrêt. Il faudrait donc augmenter de près du double la superficie des champs en culture afin d’avoir chaque année un ou deux champs à mettre en labours d’été. Cet été-là, le capitaine voulait « casser » de quinze à vingt arpents. C’était une grosse tâche à entreprendre avec ses deux bœufs ; comment pourrait-il conduire les bœufs et tenir la charrue tout à la fois ? Il croyait se trouver en face d’une impossibilité et se désespérait.

S’il avait pu deviner tout de suite qu’il y avait là, tout près de lui, un courage et un dévouement capables d’accomplir les tâches les plus ardues : le courage et le dévouement de sa fille… Ah ! cette brave fille…

— Père, dit-elle avec un sourire candide, je conduirai les bœufs et vous tiendrez la charrue, voulez-vous ?

S’il voulait…

D’abord, il la regarda comme s’il n’eût pas bien compris.

— Es-tu folle, Louise ? ce n’est pas l’ouvrage d’une femme !

— Je m’y ferai.

— Tu penses ?

— Je suis forte, vous verrez, père.

— Réfléchis, ma fille. J’ai bien peur que tu tombes épuisée, à bout de forces, avant que nous ayons ouvert le deuxième sillon.

— Si je tombe, je me relèverai. Essayons.

On essaya. Louise émerveilla son père. Après la première journée, il fallut bien l’avouer, la jeune fille se sentait un peu lasse, et peut-être plus même qu’elle ne laissait paraître. Mais elle s’y fit, comme elle l’avait espéré, elle s’endurcit chaque jour davantage, et bientôt elle supportait plus aisément la chaleur du jour et la fatigue que son père qui, le soir venu, rentrait à la maison exténué et rompu. Il est vrai que la tâche du capitaine était de beaucoup plus dure que celle de Louise. À tout instant, il lui fallait sortir la charrue de terre, dont le chemin était barré par une énorme racine qu’il fallait couper à coups de hache. D’autres fois, c’étaient de grosses pierres qu’on devait rouler hors de leurs trous. Louise, qui entendait prendre sa bonne part de la besogne, aidait de son mieux : elle enlevait les racines coupées et les mettait par tas. Elle aidait encore à pousser les pierres, et son père constatait, au bout du compte, que sa fille lui valait un homme. Il s’en réjouit et d’autant plus que, du train qu’on y allait et ainsi qu’on le souhaitait, cette pièce de terre neuve serait achevée avant la moisson. Le capitaine retrouvait son courage et tous ses espoirs.

Après ces labeurs accomplis, ce fut la fenaison qui vint requérir les bras. Là encore Louise fit valoir sa vigueur. Enfin, ce furent les récoltes et quelques menus labours d’automne. Cette année-là, l’hiver était venu un peu plus tôt. Mais déjà tout le travail de la terre avait été accompli et l’on s’était préparé pour l’hivernement.

Toutes ces occupations quotidiennes, tous ces durs labeurs avaient sensiblement allégé l’esprit et le cœur de Louise. Car son esprit ne pouvait oublier le fiancé absent, et son cœur paraissait incapable de se défaire des tourments qu’engendrait cette absence. Elle finissait par se faire une raison, comme on dit : si Olivier était mort, comme l’avait rapporté Max, elle le pleurerait tout le reste de sa vie ; s’il était vivant, ainsi qu’elle cherchait à se le persuader, elle attendrait patiemment son retour. Pour le moment, ce qui importait, c’était de se faire le continuel soutien de ses vieux parents ; soutien physique, soutien moral. Dans le devoir accompli elle trouverait la consolation, sinon le bonheur parfait, et de la sorte l’existence lui apparaîtrait plus supportable.

♦     ♦

L’hiver étant revenu, les habitants de la Cédrière se trouvaient beaucoup plus isolés et solitaires que durant la saison d’été, alors que les visiteurs ne manquaient pas ; mais en hiver, c’était différent : on ne voyait presque jamais personne, sauf aux fêtes de Noël et de l’An. Durant les huit ou dix jours qui marquaient ces fêtes, on allait rendre visite à quelques familles du hameau, et celles-ci, à leur tour, venaient à la Cédrière, où l’on festoyait agréablement. Puis, l’on retombait dans l’isolement et la solitude.

Une après-midi de janvier, après une matinée radieuse, une tempête de neige et de vent s’était élevée ; un jeune homme, venu du hameau pour chasser dans la forêt, avait, dans la tempête qui l’avait surpris, perdu son chemin. Égaré dans ces bois profonds et immenses, il était incapable de retrouver la trace de ses pas, que la neige nouvelle effaçait au fur et à mesure. Il se voyait perdu ; la mort par le froid et la faim le guettait. Chance, hasard ou providence, il se trouva tout d’un coup à la Cédrière, après avoir longtemps erré à l’aventure. Il était sauvé. Il fut reçu avec le meilleur accueil et la plus généreuse hospitalité jusqu’au jour suivant, lorsque la tempête se fut apaisée.

C’était un garçon robuste, d’une physionomie honnête et sympathique. La beauté de Louise l’émerveilla. Aussi revint-il souvent visiter les gens de la Cédrière. Pour s’excuser et ne pas paraître attiré là par les seuls beaux yeux d’une jeune fille séduisante. Il assurait, à chaque visite, qu’il cherchait du gibier et s’étonnait que le gibier fût si rare cet hiver-là.

— Pourtant, répliquait le capitaine, il me semble à moi qu’il n’en manque point de gibier. Il y a du chevreuil, du cerf et du caribou en masse. Je pourrais, le voulant, en tuer tous les jours et assez souvent, sans même sortir de la maison. Voyez, mon ami, seulement autour du lac comme c’est tout pisté par les chevreuils. Oui, bien des fois, le soir surtout, à la brunante, je n’aurais qu’à ouvrir la porte et… pan ! un chevreuil par terre.

Comme il parlait ainsi, il s’était approché d’une fenêtre et simulait le geste du chasseur tirant une bête. Tout à coup, heureuse et opportune coïncidence, il aperçut un superbe chevreuil, tout droit devant lui, à l’orée de la forêt, et à une très faible portée de fusil. L’animal avait l’air craintif et paraissait examiner avec une grande curiosité ces lieux étrangers.

Cette apparition inattendue coupa le fil au capitaine, et, les yeux écarquillés, il demeura béat. Puis comme se parlant à lui-même, on l’entendit murmurer ;

— Ah bien ! par exemple… si je m’attendais à celle-là… Et, ployant les épaules, pliant le torse, il se rapprocha de la fenêtre, d’un pas feutré, évitant de faire le moindre bruit, tout comme s’il eût été sous bois à la poursuite d’une bête.

Louise et sa mère, surprises, étonnées, regardaient le capitaine, ne comprenant pas ses gestes, incapables d’imaginer le spectacle qui s’offrait à l’extérieur, trop loin qu’elles étaient de la fenêtre. Le visiteur non plus n’y voyait rien et ne s’étonnait pas moins que les deux femmes.

Enfin, le capitaine, s’étant arrêté tout près de la fenêtre, fit un geste d’appel au jeune paysan et disait à voix basse et sur un ton mystérieux :

Venez voir ça, mon ami… Qu’est-ce que je vous disais ?

Non seulement le visiteur, mais les deux femmes aussi étaient accourues près de la fenêtre, où elles cherchaient à étouffer de fortes exclamations de surprise.

— Allons, mon ami, reprit, le capitaine s’adressant au jeune paysan, prenez votre fusil et je vais entr’ouvrir la porte tout doucement. Mais ne le manquez pas…

Tout heureux de montrer son savoir-faire, le jeune homme, en moins de deux secondes, avait saisi son arme et s’apprêtait déjà, crosse à l’épaule, à faire feu. Mais au bruit, si léger fût-il, de la porte qu’on ouvrait, l’animal dressa l’oreille, guidé par l’extrême finesse de son ouïe, et, flairant tout de suite un danger, fit un bond, tourna sur lui-même, prit son élan, disparut dans l’épaisseur des fourrés. Tout cela avait à peine duré le temps que dure l’éclair zigzaguant dans la nue.

— Bon Dieu ! s’écria le capitaine, c’est trop de valeur… Et en même temps il offrait une physionomie désappointée et chagrine.

Le jeune paysan ne parut point subir le même désappointement. Au contraire, il avait sa placidité d’homme des champs :

— Bah ! ce sera pour une autre fois, capitaine.

L’incident égaya tout le monde, surtout le jeune paysan, dont le grand rire devenait contagieux. Oh ! lui, comme il se moquait bien de tous les chevreuils, cerfs, caribous, orignaux et autres gibiers de la terre entière, du moment qu’il pouvait contempler la beauté de Louise et s’enivrer de ses charmes. Pardi ! il chassait la femme et point le gibier des bois…

Louise n’eut pas de peine à deviner les intentions du jeune homme. Aussi demeura-t-elle sur la réserve, chagrine et désolée par avance à la pensée qu’elle pouvait être pour la deuxième fois cause d’une amère déception.

Ce ne fut pas long. À quelques jours de là, par un beau dimanche d’une température agréable, un traîneau s’arrêta devant la porte du capitaine avec, comme voyageurs, le jeune paysan amoureux de Louise et son père. Celui-ci venait demander la main de la jeune fille pour son fils que, justement, il venait d’installer sur une terre voisine de la sienne. Le capitaine abandonna la réponse à celle qui était directement mise en cause.

Il fallut peu de mots à la jeune fille pour faire entendre qu’elle ne pouvait accepter un autre époux que celui auquel elle s’était promise. Mort ou vivant, elle voulait lui rester fidèle.

Il y avait encore d’autres jeunes hommes dans la colonie qui désiraient faire la conquête de Louise. Mais sa tenace fidélité envers l’absent découragea les plus hardis : aucun d’eux ne se présenta.

Louise et ses parents continuèrent leur existence solitaire et paisible, chacun s’ingéniant, à créer autour de soi toute la félicité possible.

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  1. Aujourd’hui île du Prince-Édouard