Le comte de Saint-Simon

Le comte de Saint-Simon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 856-881).
LE
COMTE DE SAINT-SIMON

I. Georges Weill : Un précurseur du Socialisme, Saintl-Simon et son œuvre (1894). — II. Paul Janet : Saint-Simon et le saint-simonisme (1879). — III. Warschauer : Saint-Simon und die Saint-Simonisten (1892).

M. Georges Weill, dans un ouvrage très clair, bien informé, non sans pénétration, vient d’analyser très diligemment les œuvres, assez difficiles à élucider, comme on sait, du comte Henri de Saint-Simon. Il a complété ainsi les travaux si intéressans de M. Paul Janet et de Warschauer sur cette matière. C’est une occasion de ramasser brièvement les principales idées de ce philosophe et d’indiquer les suites qu’elles ont eues après lui.


I

Saint-Simon est un rare exemple d’incohérence dans la vie, d’incohérence dans la caractère, d’incohérence dans les idées de détail, et de fixité dans l’idée maîtresse ; — autrement dit, c’est un fou — très exactement, beaucoup plus nettement que Rousseau lui-même, mais c’est un fou très intelligent, comme il arrive ; qui a eu comme l’intuition de ce qui devait être le plus grand objet des préoccupations du siècle ; et il n’est personne qui soit plus intéressant à étudier. Il est comme un germe. Tout l’arbre est en lui, et l’on ne connaît complètement l’arbre qu’en prenant du germe une connaissance aussi précise que possible.

Incohérence dans la vie. Soldat, et bon soldat, officier et officier de mérite, trafiquant, entrepreneur, agronome, millionnaire oisif, fastueux et débauché, gueux manquant de pain, scribe au Mont-de-Piété, besoigneux nourri par un de ses anciens domestiques, journaliste, pamphlétaire, philosophe, fondateur de religion, à peu près dieu après sa mort, il n’est aucune situation de fortune qu’il n’ait traversée, ni forme d’existence qu’il n’ait prise. Il a beaucoup souffert ; mais il n’a pas dû s’ennuyer ; d’autant plus qu’en quelque état qu’il fût, il pensait toujours.

Incohérence dans le caractère. Auguste Comte l’a représenté tour à tour comme le premier des hommes et approximativement comme le dernier. C’était selon l’humeur de Comte ; mais c’était aussi, dans les deux cas, selon la vérité. Saint-Simon fut un sage, un insensé, un vertueux et un vicieux, toujours dans les extrêmes, sauf quand il était dans l’entre-deux, courtement, aux époques ou plutôt aux heures de transition. C’était un Protée ; mais non pas le Protée de la Fable, qui est gouailleur, un Protée sérieux, qui croyait toujours être fidèle à lui-même, et qui, par exemple, quand, misérable, il se rappelait sa vie de fastueux désordres, assurait et croyait peut-être que c’était une expérience, indispensable au sociologue, qu’il avait instituée sur lui-même ; — et peut-être n’était-ce pas tout à fait faux.

Incohérence dans les idées de détail. Bonapartiste ? Républicain ? Royaliste ? (si l’on me permet d’appeler pareilles questions choses de détail) il ne saurait vous dire ce qu’il a été en ceci, ayant tour à tour dit qu’il fallait tailler le mont Saint-Bernard pour en faire une statue de Napoléon et traité Bonaparte de fou furieux, ce qui du reste est arrivé à quelques autres qui n’ont fondé aucune religion. Parlementaire ou absolutiste ? On peut trouver en lui quelque chose des deux systèmes. Aristocrate ou démocrate ? Beaucoup plutôt aristocrate, comme nous le verrons ; mais aristocrate socialiste, comme nous dirions, et qui ne songe qu’à l’amélioration de la classe pauvre, et qui du reste ne sait pas trop de quelle sorte d’aristocratisme il est partisan.

Fixité de l’idée maîtresse, nous voilà au point solide. Saint-Simon est désordre dans toutes ses pensées et monomanie dans sa pensée centrale. Il a toujours voulu une même certaine chose : établir dans le monde, ou au moins en Europe, ou au moins en France, un nouveau pouvoir spirituel. — Il ne peut pas se passer d’un pouvoir spirituel, et il n’admet pas qu’on s’en puisse passer. L’ancien a disparu, ou disparaît, ou doit disparaître ; il en faut un nouveau. Il l’a cherché toute sa vie. Toutes ses idées, quelque bizarres, désordonnées, quelque incomplètes aussi, avortées, ou quittées aussitôt que conçues et démenties aussitôt qu’exprimées, qu’elles aient été, gravitent autour de ce principe, de ce vœu, de cette volonté et de ce besoin. Dès qu’il a pris la parole, ç’a été pour énoncer cette idée. En 1803 dans les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, il demande un grand conseil de l’intelligence, composé de douze savans et neuf artistes, pour gouverner les âmes d’Occident ; en 1825, mourant, dans son Nouveau Christianisme, il cherche à instituer la religion de l’avenir. En nous demandant pourquoi il croit à la nécessité d’un nouveau pouvoir spirituel, comment il le conçoit, ce qu’il veut qu’il fasse, c’est l’histoire de toute sa pensée que nous allons faire, ou il ne s’en faudra pas de beaucoup.


II

L’ancien régime vient de s’écrouler. Il était détestable. Il était la déformation et la dégradation du monde du moyen âge. Pour mieux dire il en avait gardé les défauts et n’avait gardé aucune de ses qualités. Le moyen âge en avait qui étaient très grandes. L’unité européenne existait. (Il veut dire uniformité, laquelle encore était toute relative.) Une seule organisation temporelle : la féodalité, une seule organisation spirituelle : la religion chrétienne. Le moyen âge a été une « confédération européenne ». La preuve c’est qu’il a pu tenter et même faire des œuvres communes, des œuvres européennes, ce qui ne s’était pas vu depuis les Romains, et ce qui ne s’est jamais vu aux temps modernes. Les croisades, qui du reste ont eu de grands résultats indirects, encore qu’elles aient manqué leur but, sont par elles-mêmes, par cela seul qu’elles ont pu avoir lieu, le signe d’une cohésion européenne qui ne s’est vue qu’une fois depuis l’antiquité. Quand Voltaire raille les croisades, il est très bien guidé par son instinct. Il y voit le plus grand et le plus frappant effet d’un pouvoir spirituel qu’il déteste, ayant toujours eu je ne sais quel penchant à subordonner les puissances intellectuelles, à commencer par lui-même, aux souverainetés temporelles, aux gouvernemens politiques, ce qui est le contraire de ce qui doit être.

Notez encore que ce gouvernement spirituel était plébéien, progrès immense sur l’antiquité. La religion chrétienne, à remonter à ses origines, « était essentiellement démocratique. » Elle aurait même « conduit la société à l’anarchie si l’on avait voulu l’adapter dans toute sa pureté au système politique. » Déjà au moyen âge elle n’avait plus, sans doute, ce caractère ; elle était devenue le catholicisme, qui a toujours eu des tendances monarchiques. Mais encore, parce qu’on ne perd que très lentement le caractère de ses origines, elle était plébéienne d’une certaine façon. Le pouvoir spirituel n’était pas un plébéianisme, mais il était exercé par des plébéiens. Chose étrange, et qui n’était point mauvaise, que cette corporation ouverte se recrutant incessamment dans le peuple et gouvernant le monde par l’ascendant d’une science supérieure, d’une éducation supérieure, et d’une discipline supérieure, inventant et maintenant un pouvoir particulier à côté et au-dessus de celui de la force. C’est le modèle des vraies aristocraties. Une aristocratie qui n’est pas héréditaire et qui par conséquent ne dégénère jamais, qui se renouvelle de tout ce qu’elle trouve de bon et rend meilleur dans toutes les classes de la société, qui gouverne par une puissance tout intellectuelle et morale, qui n’est pas le peuple et qui sort du peuple, qui par conséquent, sans du peuple garder l’esprit, en connaît les besoins et les tendances, seule sait lui parler, seule peut le convaincre, voilà le clergé du moyen âge. C’est le peuple lui-même se déléguant dans une aristocratie savante qui est lui-même épuré, discipliné, organisé. Cela a existé, par un concours de circonstances étonnantes qui ne se sont produites qu’une fois.

Tout cela s’est déformé et dénaturé peu à peu. — D’abord le catholicisme lui-même s’est écarté de son esprit, non seulement primitif, mais intermédiaire, qui est celui que nous décrivions tout à l’heure. D’aristocratie l’Eglise est devenue monarchie. Elle s’est peu à peu concentrée dans un souverain qui était le pape. Elle est devenue une espèce de monarchie orientale. Elle a ainsi augmenté la distance entre le peuple et elle. Elle s’est séparée de lui. Elle ne l’a plus connu. C’est précisément sa force spirituelle, qui était sa seule vraie force, qu’elle perdait de la sorte. Elle la voulu remplacer par une autre. L’amour des richesses est venu, le souci et la passion de posséder le sol et le numéraire. Dégradation. Vouloir posséder le sol c’est se transformer de puissance spirituelle en puissance temporelle. C’est se renoncer, se déclasser et s’affaiblir. Tous les efforts pour créer des ordres pauvres ne sont pas autre chose qu’un retour instinctif à l’esprit ancien de l’Eglise, et un effort pour retrouver contact avec le peuple, qui échappe. Mais ces efforts sont incomplets. Le corps de l’Eglise continue à être monarchique en sa discipline et pénétré de préoccupations temporelles en son esprit.

Que devient-il à ainsi faire ? Comme on le pouvait prévoir, une simple institution politique, un simple corps d’Etat, un ordre de la nation. Lui, anciennement pouvoir supérieur, il est à peu près au niveau de la noblesse, de la bourgeoisie, et de la magistrature. De fait, c’est très juste. Il n’est plus le seul savant, il n’est plus le seul intelligent, il n’est plus le seul attaché à des préoccupations supérieures ; il possède, simplement, comme la noblesse, comme la magistrature, comme le tiers : il est à leur rang. C’est le pouvoir spirituel qui a disparu. Ou plutôt il s’en est élevé un autre, de qualité très inférieure, et selon Saint-Simon très méprisable, celui des hommes de loi et de droit, des « légistes », comme Saint-Simon les appelle toujours avec horreur. Ceux-ci sont du peuple également, mais ne sont pas de vrais conducteurs du peuple. Ce sont hommes qui n’ont aucune idée élevée ni aucune idée générale. Ou ils sont les interprètes de textes ou de traditions antiques dont l’esprit n’est pas applicable aux temps nouveaux et que le christianisme a eu précisément pour office de détruire ; ou ils sont les applicateurs de coutumes locales que n’inspire pas une grande et large et humaine pensée philosophique ; ou ils sont — et c’est cela qu’ils sont surtout — de simples commis au service et à la dévotion du pouvoir personnel qu’ils servent sans l’éclairer. Ils ne sont pas un corps ayant des doctrines traditionnelles et un esprit général, et aussi une autonomie, qui puisse contre-balancer le pouvoir personnel et le contenir et le guider. Ils ne servent qu’à le constituer souverain, et à le grossir, et à l’entier démesurément. Bref, c’est un pouvoir spirituel qui, en établissant et maintenant un pouvoir temporel énorme, détruit tout pouvoir spirituel.

Ce sont eux qui ont fait la colossale et omnipotente et omni-absorbante monarchie française. Ce sont eux aussi qui en ont hérité après l’avoir tuée, janissaires qui s’aviseraient un jour qu’après avoir tué le sultan, il est inutile d’en proclamer un autre. Ils régnèrent seuls pendant la Révolution française, qui est leur triomphe et le plus grand objet d’horreur que Saint-Simon ait connu. L’Assemblée Constituante a organisé l’avocacratie, la Convention, la « sans-culoterie » dirigée par des avocats, et il a fallu le despotisme militaire, c’est-à-dire un brusque retour, avec formidable aggravation, du pouvoir exclusivement temporel pour nous tirer de ce chaos. Il n’y a rien à regretter, ni à louer, ni à imiter da us cette période de notre histoire qui a commencé par des espoirs vagues et irrationnels, continué par le dégoût et le recul des hommes intelligens, puis par le règne des passionnés, puis par l’anarchie, puis par la réaction, et qui s’est achevée dans la dictature à la fois bienfaitrice, parce qu’elle était réorganisatrice, et funeste, parce qu’elle était délirante.

Voilà l’œuvre ou les suites de l’œuvre de ce faux pouvoir spirituel qui s’est composé des légistes.

D’autre part l’ancien pouvoir spirituel, qu’était-il devenu ? Jusqu’au XVIe siècle nous l’avons vu. Il avait décliné rapidement. Un homme s’est rencontré, suivi par beaucoup d’autres, qui a voulu le régénérer. C’est Luther. Il avait une grande pensée, puisqu’il voulait relever le pouvoir spirituel ; il n’y a pas de plus grande pensée dans le monde ; mais il avait une grande pensée dans un petit esprit. C’était un réactionnaire borné, c’était un ultra-catholique. Le tort du catholicisme a toujours été, depuis qu’il s’est constitué, de tenir à être immobile ; il n’évolue pas ; ou plutôt il évolue comme tout au monde ; mais il n’avoue pas qu’il évolue, et cela suffit pour en faire toujours une institution apparemment rétrograde. Il est savant ; mais il prétend toujours que toute la science est dans la Bible, et à chaque découverte nouvelle qui semble contredire la Bible, il commence toujours par nier. Il est artistique ; mais il a toujours quelque scrupule à l’être, et, du fait de ces répugnances plus ou moins exprimées, il se laisse enlever par le paganisme, renaissant de temps en temps, le bénéfice et l’honneur des trésors d’art vrai qu’il contient, etc. — Or, à cette religion immobile Luther a voulu opposer, substituer plutôt, une religion plus immobile encore. Il a prétendu revenir au christianisme primitif. C’était se condamner d’un mot ; car une religion n’étant pas autre chose en son principe que le résumé des conceptions les plus élevées de l’humanité sur le monde entier, n’étant pas autre chose que la science humaine d’où l’humanité tire une conscience, elle doit suivre la marche de la science, de l’humanité cherchant à savoir de plus en plus, et n’est qu’à cette condition ce qu’elle a office d’être, un pouvoir spirituel. Une religion, par suite, doit se proposer toujours un but nouveau, et par exemple, après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du servage, et après l’abolition du servage, l’abolition de la misère, et ainsi de suite. Dire qu’on revient au christianisme primitif, d’abord c’est faux, parce qu’on ne revient jamais ; ensuite c’est dire qu’on veut être plus qu’immobile, immobile en prenant son point d’immobilité en un temps dépassé depuis quinze siècles, et en un état d’esprit dépassé depuis cinquante générations. — De plus Luther et ses sectateurs étaient anti-artistiques plus que le catholicisme. Singulier penchant et comme paradoxal au XVIe siècle ! En face d’une religion à laquelle on commence à reprocher, à laquelle on reprochera de plus en plus de n’être pas belle, de n’être pas élégante, de n’avoir pas le caractère esthétique, dresser une religion qui veut avoir encore moins ces caractères-là, c’est ne pas comprendre son temps et ne pas prévoir les temps avenir. — Et enfin, comme, par une gageure de régression et de contre-évolution, Luther s’attache et donne le goût de s’attacher à la Bible qui est « un sot livre, » comme si c’étaient, non pas seulement les origines du christianisme, mais les plus anciennes imaginations humaines, théologiques et autres — et qui ne sont pas du tout les origines du christianisme — que Luther recherchât d’une dilection particulière.

Il a réussi pourtant, dira-t-on. Nullement. En pareille affaire réussir à moitié c’est le contraire de réussir ; car ce dont il s’agit c’est d’établir un pouvoir spirituel, et n’arriver, à côté du pouvoir spirituel ancien, qu’à en mettre un autre, ce n’est pas établir un pouvoir spirituel, c’est briser ce qui en reste. Il y avait avant Luther une religion en Europe, une religion qui n’était plus ce qu’elle avait été, et qui n’avait jamais été ce qu’elle devait être, mais enfin une religion ; après Luther, il y en a plusieurs ; cela suffit ; il n’y a plus de pouvoir spirituel ; il y a simplement diverses façons de se réunir pour s’occuper de choses divines ; il y a un certain nombre d’académies théologiques. Bataille perdue ; que Luther a perdue comme ceux qu’il a vaincus à moitié, parce que vaincre à moitié ou être vaincu à moitié, en cette affaire, c’était toujours perdre la bataille.

Voilà ce que Saint-Simon entend quand il estime Luther réactionnaire et ultra-catholique. Il estime que la Réforme a été un mouvement qui a abouti à une régression. Et voyez, ajoute-t-il, les conséquences politiques de cette erreur. L’Europe, plus tard ce sera le monde, tend à l’unité. Elle l’avait, spirituellement, au moyen âge, plus ou moins imparfaitement, mais elle l’avait de manière au moins à y trouver une certaine satisfaction à ses in stincts et à ses besoins d’unité. Dès qu’elle n’a plus eu l’unité spirituelle, elle a tendu à l’unité temporelle. Les guerres pour la monarchie universelle datent de ce temps-là et pour cette cause (il y a, à cela, d’autres raisons ; mais c’est la raison que Saint-Simon en voit). L’Europe se groupait autour d’une idée ; tant qu’un pouvoir spirituel ne sera pas rétabli, elle n’aura pas de très fortes répugnances à se grouper autour d’un Charlemagne ; ou elle aura des raisons de le créer ou d’y acquiescer ; ou le Charlemagne aura des raisons, et point mauvaises, à faire valoir.

Telle est l’histoire de la disparition du pouvoir spirituel en Europe et des conséquences de cette disparition.

Et maintenant, sous la Restauration, vers 1820, quelle est la situation ? Nous ne sommes pas sortis de l’ancien système (antérieur à 1789). Les légistes régnaient, ils règnent ; les nobles étaient des courtisans, ils le sont ; les prêtres étaient des officiers de morale sans autorité réelle sur les âmes, surtout sans pouvoir de direction sur l’ensemble de la société, ils le sont encore. Parfaite anarchie morale et intellectuelle du reste. Qui donnerait l’impulsion, et qui guiderait ? Les légistes des chambres délibérantes ? Ils sont les dignes successeurs de leurs anciens, ou serviteurs du pouvoir, ou serviteurs de leurs appétits. C’est ici le pays de l’ambition stérile. Les hommes de lettres ? Ou ils sont des hommes politiques et participent de la nature de ceux que nous venons de dire, ou ils sont des artistes parfaitement ignorans des choses sociologiques, et même, assez souvent, des choses morales. De plus, la littérature est une caste, et une caste naturellement assez fermée. Elle aussi, n’a presque aucun contact avec le peuple, et elle l’ignore. Elle ne dirige, et, même organisée, elle ne dirigeait rien du tout.

Mais est-il tant besoin de guides ? Que le peuple se gouverne lui-même. Il se gouvernera bien. Proclamons le principe de la souveraineté populaire. — Et de l’infaillibilité populaire, n’est-ce pas ? C’est en effet une des imaginations ridicules inventées par les légistes. Pour ruiner l’autorité pontificale « ils ont transporté aux nations l’infaillibilité du pape. » Mais c’est un simple expédient de polémique : « Ces deux dogmes n’ont d’existence que par opposition l’un à l’autre. » La souveraineté du peuple ne signifie rien parce que le peuple « n’a jamais le loisir d’être souverain. » C’est toujours quelqu’un qui est souverain à sa place. Laissons de côté ces puérilités. Non, « l’ancien système » n’a pas disparu.

Le XVIIIe siècle n’a donc servi de rien ? — Si bien, mais il a eu un office tout négatif. La philosophie du XVIIIe siècle est « toute critique ». Elle est le « criticisme » même. Elle n’a pas eu tort en cela : « les philosophes du XVIIIe siècle ont dû être critiques, puisque la première chose à faire était de mettre en évidence les inconvéniens du système. » Seulement il faut observer d’abord que ces philosophes destructeurs ont détruit des choses qui étaient déjà plus qu’à moitié détruites. Ils n’ont pas combattu beaucoup le despotisme, le pouvoir temporel devenu énorme, l’abus incroyable du gouvernement personnel, le droit de guerre et de paix appartenant à un homme, c’est-à-dire souvent à une femme ; ils n’ont guère demandé ni une constitution, ni le retour, ce qui eût été quelque chose, à l’ancienne constitution tombée en désuétude. Qu’ont-ils donc fait ? Ils ont combattu le pouvoir spirituel et la féodalité. Ils ont attaqué des places démantelées. Si la jument de Roland avait un défaut qui effaçait toutes ses qualités, les mauvaises institutions que foudroyaient les philosophes du XVIIIe siècle avaient une infortune qui devait faire excuser tous leurs défauts et par laquelle elles revenaient à l’innocence.

Ensuite et surtout il faut observer que si, au XVIIIe siècle, féodalité et pouvoir ecclésiastique sont encore assez vivans pour qu’on les attaque, ont encore assez de poison pour qu’on les veuille tuer, la pire erreur serait, au XIXe siècle, de rester dans le même esprit et de continuer à se battre contre des forteresses qui ne sont plus que des ombres de moulins à vent. Et c’est pourtant ce qu’on fait autour de nous. On se dit libéral parce qu’on répète les anciennes polémiques de Voltaire et de Diderot ; on se croit progressiste parce qu’on s’acharne à démolir ce qui est rasé. Travers très habituel à l’esprit humain, dont la paresse trouve son compte à poursuivre les œuvres achevées et qui se donne ainsi l’illusion du travail, du courage, de l’audace, et même de l’esprit de suite.

Mais ce genre d’occupations n’est pas si innocent qu’il en a l’air, parce que poursuivre les œuvres achevées ce n’est pas seulement inutile, c’est antiprogressiste, et par conséquent c’est une opération réactionnaire. Cela fait durer le passé, en apparence il est vrai, mais l’apparence même en est mauvaise encore. Mettez-vous par exemple, au XIXe siècle, à attaquer le servage ou la torture comme s’ils existaient. Sans doute, vous ne les ferez pas renaître en les supposant, mais vous mettrez un certain nombre d’esprits dans l’état d’imagination où ils seraient si servage et torture existaient encore. Vous les entretiendrez dans un état d’imagination qui n’est plus accommodé au temps où ils vivent. Il ne faut pas créer des états d’esprit anachroniques. L’état d’esprit anachronique dans une partie de la nation empêche la nation de marcher d’un pas égal. Les jeunes gens se plaignent souvent que les vieillards, avec leurs idées d’un autre temps, retardent le mouvement général, font obstacle, ou frein, au progrès, non pas même précipité, mais naturel et légitime. Les anachronismes d’opinion multiplient les vieillards outre mesure, et font les vieillards beaucoup plus vieux qu’ils ne sont. Il y a trop de voltairiens, c’est-à-dire de centenaires, en 1820. Le libéralisme de 1820 n’est pas, si l’on veut, une opinion réactionnaire ; mais c’est une opinion très en retard.

Il faut renoncer à cette philosophie toute critique, toute négative… Sait-on bien, par exemple (ceci commence à devenir décidément paradoxal) que Bossuet, oui, Bossuet lui-même est plus avancé' qu’un philosophe du XVIIIe siècle, ou qu’un libéral de 1820 ? Il a habitué les hommes à l’idée d’égalité, en leur représentant sans cesse, en leur montrant sans cesse en une vive lumière l’égalité de tous les hommes devant la mort. « Bossuet a été le véritable auteur de la Révolution française » parce que « tous les ouvrages de Bossuet ne sont que le développement de cette idée : tous les hommes sont égaux aux yeux de Dieu. Par son admirable talent, Bossuet a fixé l’attention générale sur l’idée d’égalité, et il a de cette manière inoculé la Révolution… » Mais passons sur ce point de détail. Ce qui est essentiel, ce qu’il faut se persuader, c’est que l’œuvre de la philosophie du XVIIIe siècle est finie et qu’une autre œuvre s’impose. « La philosophie* du dernier siècle a été révolutionnaire, celle du siècle présent doit être organisatrice. » — Et qu’est-ce qu’elle doit organiser ? Un pouvoir spirituel, une direction des âmes et des esprits.

III

A qui sera confié ce pouvoir spirituel ? C’est ici que Saint-Simon a hésité toute sa vie. Jusqu’ici, très intentionnellement, je n’ai fait aucun état des dates pour exposer les idées de Saint-Simon, parce que les idées que je viens de rapporter sont celles qu’il a eues continuellement, de 1803 à 1825, depuis son premier ouvrage jusqu’au dernier. Maintenant il faut faire attention aux dates, au contraire, et suivre les variations de la pensée de Saint-Simon relativement à l’organisation du pouvoir spirituel. Ce pouvoir spirituel il a voulu d’abord le confier aux savans, artistes, penseurs, aidés par les propriétaires. Les savans, artistes, penseurs gouverneront, les propriétaires les aideront de leur argent, « s’ils ne veulent pas que les premiers, comme en 1780, jettent le peuple sur les seconds. » Du reste les propriétaires ne contribueront pas au gouvernement seulement comme tributaires ; le gouvernement temporel (pouvoir exécutif ? ) leur sera abandonné. — Tel est le sens des Lettres d’un habitant de Genève à ses concitoyens, lequel ne laisse pas d’être obscur.

Plus tard, en 1818, dans les Vues sur la propriété et la législation, c’est aux industriels que Saint-Simon veut que l’on confie la direction des esprits, et, à vrai dire, la direction de tout. L’épigraphe de l’ouvrage est celle-ci : « Tout par l’industrie et tout pour elle. » Le but on est ce qui suit : « Trouver un moyen légal pour que le pouvoir politique passe aux mains de l’industrie. »

En 1819, dans sa fameuse Parabole, brochure qui lui valut des poursuites judiciaires, il semble pencher à rendre une place aux savans, penseurs et artistes à côté des industriels dans le gouvernement normal : « Supposons que la France perde ses 3 000 premiers savans, artistes et artisans… Supposons, d’autre part qu’elle perde Monsieur, monseigneur le duc de Berri, monseigneur le duc d’Angoulême, monseigneur le duc de Bourbon, monseigneur le duc d’Orléans, tous les ministres, tous les conseillers d’Etat, tous les maréchaux, tous les évêques, |tous les préfets, sous-préfets, employés des mini stères, juges et les 10 000 propriétaires les plus riches, en tout trente mille… » dans lequel des deux cas sera-t-elle vraiment appauvrie ? Pourtant ce sont ces derniers trente mille qui gouvernent. Il en faut conclure que la société est mal faite.

En 1821, dans le Système industriel, le gouvernement est partagé entre les savans et les industriels. Saint-Simon commence même à revenir à sa conception de 1803 et à replacer les savans au premier rang. Il remarque — ce qui est une vue qui ne manque pas de justesse — que si les « féodaux » et les « prêtres » ont perdu leur grande situation dans la société, ils doivent être remplacés, et le sont déjà, les prêtres par les savans, les féodaux par les industriels. Le premier qui ait remarqué qu’en fait la science remplace ou va remplacer la religion, et que la grande industrie est une espèce de féodalité, me paraît être Saint-Simon. Donc, et cela en suivant l’indication même des faits, donnons le « pouvoir spirituel » à tous les savans de l’Europe, et le « pouvoir temporel » aux industriels. — Inutile d’ajouter que Saint-Simon ne définit point ce qu’il entend par l’un et par l’autre de ces deux pouvoirs, et ne trace pas la ligne de démarcation où l’un doit commencer et l’autre Unir.

En 1824, dans le Catéchisme politique des Industriels, c’est aux industriels que revient le gouvernail. « La tendance générale étant d’être gouverné au meilleur marché possible, d’être gouverné le moins possible, d’être gouverné par les hommes les plus capables, » les industriels les plus importans doivent être mis à la tête de l’Etat ; car « ils sont les plus intéressés au maintien de la tranquillité, à l’économie publique, à la limitation de l’arbitraire, et enfin ils sont préjugés les administrateurs les plus capables. » Ce qu’il faut faire cesser, c’est cet état présent d’une nation qui est essentiellement industrielle et qui est menée par une noblesse. Oui, par une noblesse, fausse il est vrai, une noblesse de parvenus, une « satrapie de roture », comme disait le marquis d’Argenson. La bourgeoisie s’est faite noblesse. « Les bourgeois sont des nobles au petit pied. » Une nation de travailleurs gouvernée par l’oisiveté, voilà ce qui est, et ne doit pas être.

Et enfin, en 1824 encore, dans les Opinions littéraires, le système s’étend. Au sommet de l’Etat, le roi. Au-dessous de lui un pouvoir spirituel composé de deux académies séparées, à savoir celle des Sciences et celle des Beaux-Arts. Celle des Sciences sera composée des savans, ou plutôt des scientifiques proprement dits : mathématiciens, physiciens, statisticiens, etc. Celle des Beaux-Arts comprendra littérateurs, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, théologiens et moralistes. L’Académie des sciences fera un « code des intérêts » ; celle des Beaux-Arts perfectionnera nos facultés d’imagination et de sentiment, et fera un « code des sentimens. » — Ces deux académies en nommeront une troisième, collège scientifique suprême, qui fera la combinaison et la synthèse de leurs découvertes. — A côté de ce pouvoir spirituel un pouvoir temporel, une assemblée de banquiers, fabricans, négocians, agriculteurs. — A côté encore de ces deux pouvoirs, ou au-dessous, les chambres politiques proprement dites, le parlement. — Quant au fonctionnement de tous ces rouages, il sera celui-ci : le pouvoir spirituel aura l’initiative. Il inventera des projets. Ces projets seront soumis au pouvoir temporel qui les amendera. Amendés ainsi, ils seront présentés au roi qui les retournera aux Chambres politiques sous forme de projets de loi. En d’autres termes, pouvoir spirituel et pouvoir temporel seront deux conseils d’Etat chargés de mûrir les idées qui doivent plus tard devenir la loi, et ces idées ne peuvent venir que d’eux, les chambres politiques n’ayant que le droit d’en faire des mesures législatives.

C’est ici le plus complet et le plus clair de tous les systèmes de Saint-Simon.

Quelques différences, et considérables, qu’il y ait entre ces diverses conceptions, il faut convenir pourtant qu’elles ont toutes un point commun, l’aristocratisme intellectuel. Saint-Simon est un intellectualiste aristocrate. Il veut toujours que ce soit l’intelligence seule qui gouverne, ou plutôt que ce soit l’intelligence seule qui ait les idées, et qui ait le droit d’avoir des idées. Seulement, tantôt il penche à croire que ce sont les savans et artistes qui sont les membres les plus intelligens de la nation, tantôt il penche à croire que ce sont plutôt les industriels, et tantôt enfin il les met sur le même rang, les uns contrôlant les autres. Mais toujours c’est une aristocratie de l’esprit qu’il veut établir. Renan savait très bien, et il le disait, qu’il y avait des affinités assez nombreuses entre « Saint-Simon le Saint-Simonien » et lui.

Non pas que Saint-Simon oublie ou méprise le peuple. Non seulement il a toujours répété que c’est uniquement « pour le peuple » qu’il faut gouverner, ce qui, après tout, va de soi, mais encore il veut que le peuple, ce qui était nouveau alors, ait sa part dans le gouvernement, surtout le peuple des campagnes. Il estimait, vue très juste, qui a paru folle pendant une moitié de ce siècle, et que l’expérience a démontrée vraie, que le peuple est la partie de la nation la plus conservatrice, à la condition que ce soit le peuple tout entier, et non pas seulement le peuple des villes. « Les industriels agricoles sont la classe de la nation la plus intéressée au maintien de l’ordre. » Par conséquent il faudrait qu’ils fussent maîtres des élections. Le moyen ? Suffrage universel ? Non pas ; ou c’est inutile. Il suffirait de faire payer l’impôt direct incombant à l’agriculture, non par le propriétaire mais par le fermier. Le fermier n’en serait pas plus chargé, les fermages baissant aussitôt d’autant, et, ce que le propriétaire fait payer au fermier, parce qu’il le paie lui-même au fisc, le fermier ne le payant plus au propriétaire, mais au percepteur ; mais du coup, de par le cens (nous sommes sous la Restauration), le fermier deviendrait électeur et, par le nombre, deviendrait le roi des urnes. (Vues sur la propriété et la législation, 1818.) Le procédé est aussi ingénieux que la vue est juste. Il est probable que, dans son système définitif, Saint-Simon n’oubliait pas cela, et que ces chambres, chargées de transformer en lois les idées du pouvoir spirituel, contrôlées par le pouvoir temporel, c’était par un suffrage constitué de la manière que nous venons de voir qu’il voulait qu’elles fussent élues. — Démocratie, non pas complète, mais assez large, démocratie limitée et de caractère surtout rural, à la base, et ayant pour office de constituer les assemblées légiférantes ; aristocratie intellectuelle au sommet, non élue — et le mot d’académies qu’il emploie enfin est significatif à cet égard, — chargée d’avoir des idées et seule chargée d’en avoir, formant chambres d’initiative, élaborant le progrès, source de la loi sans être légiférante, et d’autre part guide intellectuel et moral de toute la nation : voilà probablement la pensée complète de Saint-Simon. Le roi se promène au milieu de tout cela. — L’idée originale en même temps que l’idée fixe de tous ces systèmes plus ou moins différens, plus ou moins analogues, de toutes ces rêveries plus ou moins chimériques, plus ou moins pratiques, c’est : il faut dans les temps modernes un clergé de savans.


IV

Et ce clergé, où devra-t-il tendre, et qu’est-ce qu’il fera ? Quel sera son esprit, quelle sera son œuvre ? Il devra avoir, naturellement, l’esprit et les théories de Saint-Simon, lesquelles ne sont pas la précision même. Cependant on peut s’y reconnaître à peu près. Saint-Simon voudrait tirer une morale de la science, comme beaucoup de philosophes du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle. Il croit même, en fait, que jamais les hommes n’ont tiré la morale d’ailleurs que de la science. La morale a toujours été enseignée aux hommes par la religion, et la religion n’a jamais été que la synthèse de la science d’un temps. Seulement. les religions ont toujours voulu rester immobiles, et, par suite, elles ont enseigné en tel temps la morale qui était la dernière expression de la science d’un temps très antérieur, et c’est pour cela qu’il faut que les religions se succèdent les unes aux autres, ou qu’il faut que la religion soit évolutive, ce qui est la même chose. Faisons donc et ce qu’il est rationnel de faire et ce qu’on a toujours fait : tirons une morale de la science actuelle.

Disons par exemple :…Et c’est juste ici que Saint-Simon s’est arrêté, parce que, — ce qu’on a mis quelque temps à reconnaître, mais ce qui est vrai, — il n’y a pas moyen de tirer une morale de la science. La science est l’étude de la nature, et la nature est immorale. On ne peut sortir de cette antinomie qu’en en atténuant les termes jusqu’à les fausser absolument, qu’en s’ingéniant à représenter la nature comme moins immorale qu’elle ne paraît, ou qu’en tirant doucement la morale à la nature et la dégradant discrètement, ce qui fait qu’on aboutit ou à une nature qui n’est pas du tout la nature vraie, ou à une morale qui est immorale. Il n’y a pas de morale scientifique, parce qu’il n’y a pas de morale naturelle.

Seulement j’ai eu tort de dire crûment que Saint-Simon s’est arrêté. Il s’est arrêté comme on s’arrête quand on part d’un principe faux, et qu’on ne veut point cependant l’abandonner : il a louvoyé. La morale naturelle, la morale scientifique, le physicisme, comme on l’appelle, il ne faut pas l’enseigner pour le moment. « Organiser une religion fondée sur le physicisme… c’est se tromper ; l’organisation d’une nouvelle religion n’est pas encore possible. » Provisoirement il faut réserver « le physicisme aux gens instruits », et laisser « le déisme à la classe ignorante. »

Du reste, à l’abri de ce déisme, on pourra et on devra enseigner une morale très pure, très élevée. Cette morale consistera dans le culte du travail et de la fraternité. Le travail sera considéré par l’homme comme une obligation morale et non comme une nécessité physique, et ce sera la principale, l’essentielle différence entre les temps antiques et les temps modernes. Vivre noblement, comme on disait autrefois, c’était ne rien faire. Antiquité, moyen âge et temps modernes jusqu’à hier en ont toujours jugé ainsi. C’est le contraire qui est le vrai : vivre noblement c’est travailler. Le clergé nouveau prêchera cette doctrine, et arrivera à faire que « l’oisif soit puni par la déconsidération publique. »

Cette doctrine sera complétée par celle de la Fraternité. Le précepte « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît » n’est pas odieux, il n’est pas condamnable ; mais il a quelque chose d’étroit, de négatif, de pharisaïque. C’est un précepte de justice. La justice ne suffit pas (et Saint-Simon pourrait faire remarquer ici, comme il l’a fait, du reste, à peu près, ailleurs, que ce n’est pas l’idée de justice qui domine dans l’Evangile). La justice est bonne, mais elle est inféconde ; elle est une règle, elle n’est nullement un excitant au bien, une inspiratrice de la vraie morale. De plus ce précepte a au moins l’air d’en appeler à l’égoïsme. Il le met en jeu, il l’invoque, il le fait entrer dans les considérations qui doivent avoir pour effet de nous mener au bien. Pour nous persuader de bien agir envers les autres, il nous prie de faire réflexion sur nous-mêmes. — Et encore, malgré cela, on n’en peut pas tirer l’idée de devoirs de l’homme envers soi : si je n’ai pas fait d’injustice, si je me suis abstenu de commettre contre les autres ce que je ne voudrais pas qu’on commît contre moi, j’ai accompli la loi, je suis en règle ; par conséquent je puis ne pas travailler, je puis être oisif, moine contemplateur, ascète. Mauvaise morale. Le précepte doit être : « Les hommes se conduiront en frères les uns avec les autres. » Les hommes sont une famille. Il y en a de plus forts, soit par leur intelligence, soit par leur richesse acquise ; ce sont les aînés. À titre de frères ils doivent secourir leurs puînés, les petits de la maison, et de là cette maxime essentielle de la nouvelle législation morale : Amélioration physique et morale de la classe la plus pauvre. — Arrivé là, dans son dernier ouvrage, Saint-Simon n’a pas de peine à s’apercevoir qu’il récite l’Évangile ; il le reconnaît, proclame que la morale n’a pas fait une découverte et ne pouvait pas en faire une seule depuis : « Aimez-vous les uns les autres, » et intitule l’ouvrage qu’il écrit : Le nouveau christianisme.

Il n’y a, certes, rien à objecter à cette morale de Saint-Simon, si ce n’est qu’on ne voit nullement comment il la tire de son physicisme, ni en quoi elle est scientifique. Ce n’est probablement pas la nature qui nous enseigne à être frères les uns des autres, ni même à travailler quand nous pouvons faire autrement. La morale de Saint-Simon est une morale comme une autre, ou plutôt c’est la morale, qu’il enseigne, sans l’avoir fondée sur un nouveau principe, sur un principe lui appartenant, ni même sur aucun principe.

Quoi qu’il en soit, voilà ce que le clergé de savans devra prêcher.

Il devra enseigner encore le culte du progrès, et c’est ici que la morale de Saint-Simon prend jusqu’à un certain point un caractère original. La théorie du progrès ne fonde pas sa morale, ne lui donne pas un principe, mais elle lui donne un caractère, et un caractère évolutif ; elle la nuance selon les différens temps ; j’ajouterai qu’elle la précise, ou qu’elle prétend à la préciser, lui donnant, ou voulant lui donner, selon chaque temps, des qualités particulières à chaque époque, la qualité juste qui convient à cette époque. C’est assez curieux. Voici, si je comprends bien, la pensée de Saint-Simon sur ce point. L’humanité c’est un homme (idée, pour commencer, qui n’est pas prouvée du tout, qui faisait la joie de Proudhon quand il la rencontrait, et qui me semble, comme à lui, nonobstant Pascal, très contestable ; mais poursuivons), l’humanité est un homme ; elle a son enfance, son adolescence, sa jeunesse, son âge mûr, son âge de déclin, sa vieillesse. Elle se comporte dans le développement de sa carrière absolument comme un homme dans le cours de sa vie. L’enfant est bâtisseur, le jeune homme artiste, l’homme mûr belliqueux, le vieillard philosophe. Les Égyptiens sont bâtisseurs, les Grecs artistes, les Romains belliqueux et tout le moyen âge à leur suite. L’humanité est aujourd’hui comme un homme de quarante à quarante-cinq ans. Elle va cesser d’être belliqueuse et elle va devenir philosophe. Or l’office du moraliste consiste à tracer à l’homme ses différens devoirs selon les âges qu’il traverse, et à indiquer à l’humanité les devoirs particuliers que lui impose, parmi les devoirs éternels, l’âge auquel elle est parvenue. L’humanité doit toujours être juste, bienfaisante, accessible à la pitié ; mais comme les enfans ont des devoirs particuliers et les hommes mûrs des devoirs spéciaux, de même l’humanité doit avoir une morale particulière dans ce qu’on appelle l’antiquité et une autre dans ce qu’on appelle les temps modernes. Je ne vois pas que Saint-Simon ait marqué nulle part quels sont les devoirs propres à un peuple de bâtisseurs, ni quels les devoirs spéciaux à un peuple d’artistes ; mais enfin telle est, en sa loi générale, je dirai la distribution de la morale selon les différens temps.

L’essentiel est donc, à chaque époque, de bien savoir quel est l’âge de l’humanité. Là-dessus il ne faut pas se tromper. Jugez du désastre si vous prescriviez à l’humanité enfantine les devoirs de l’humanité mûre, et à l’humanité philosophe les devoirs de l’humanité bâtissante ! On voit qu’en dernière analyse l’idée est de faire dépendre la morale de la philosophie de l’histoire. Si le cours de l’histoire modifie la morale, le moraliste devra se régler sur le cours de l’histoire, et la philosophie de l’histoire sera la lumière de la morale, ou plutôt morale et philosophie de l’histoire ne seront guère qu’une même science.

Ce n’est pas là une idée ridicule. Il est bien certain que les différens temps imposent à l’humanité des devoirs différens, comme les différentes circonstances imposent à l’homme de différentes obligations. Il est bien certain que le moraliste doit étudier l’époque où il vit, comme l’homme doit faire attention à l’âge où il est, parce que « qui n’a pas l’esprit de son âge, de son âge a tout le malheur. » Il est bien vrai, comme dit La Rochefoucauld, que « les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez qui il faut successivement loger » et que pareillement l’humanité rencontre en sa marche de nouveaux hôtes, elle aussi, avec lesquels il lui faut savoir de quelle manière elle doit vivre. — On pourrait même faire remarquer que, si l’homme a plus de devoirs à mesure qu’il avance en âge, ce qui est mélancolique, mais ce qui est vrai, de même aussi l’humanité est tenue d’avoir une morale plus sévère à mesure qu’elle prend plus de siècles. Ne nous paraît-il pas presque naturel que les Grecs aient été comme des adolescens spirituels, brillans, beaux parleurs, artistes passionnés, très légers du reste, d’un sens moral faible, et à qui on pardonne tout parce qu’ils sont charmans ? Mais il n’en est pas moins que, comme règle ou critérium d’une morale, le principe est bien fragile et inconsistant. Qu’il faille étudier son temps pour être moraliste expédient et précis, ce n’est pas douteux ; mais qu’il faille connaître l’âge exact de l’humanité pour instituer une bonne morale, voilà qui met en péril l’institution de cette doctrine. Nous sommes condamnés à ne pas connaître l’âge de l’humanité. L’homme seul, et quelquefois la femme, connaît son âge : l’humanité ne le connaît pas. Il change à tout moment, selon les découvertes de la science, et, par exemple, rien ne nous dit si les Egyptiens sont l’humanité en son enfance ou l’humanité déjà vieille, et si « le peuple bâtisseur » bâtissait parce que c’est un amusement de l’enfance ou parce que c’est une manie de la vieillesse. Pour en parler franc, la philosophie de l’histoire, telle que les hommes de 1800 à 1850 environ ont pris un plaisir infini à la concevoir, n’existe pas. On peut démêler l’esprit d’un temps ; on peut même, quoique ce soit déjà bien difficile et bien audacieux, démêler l’esprit général d’une race. Trouver la loi du développement de toute l’humanité depuis ses origines que nous ne connaissons pas, jusqu’à son avenir que nous connaissons un peu mieux, mais qu’on avouera que nous ne connaissons guère, c’est une chimère ravissante ; assimiler l’humanité à un homme qui se développe, encore que ce soit plausible à certains égards, n’est, à le pousser trop loin et à l’appliquer à tout, qu’un divertissement de rhétorique ; et, sans même chercher la loi du développement général de l’humanité, affirmer qu’il y en a une, c’est une hypothèse. Fonder, ou seulement régler la morale sur la philosophie de l’histoire, c’est donc la rattacher à quelque chose de beaucoup plus fragile qu’elle-même.

Seulement remarquez bien que Saint-Simon, très féru de sciences, tout plein de Newton, de Laplace, de Black, de Cavendish, de Priestley, de Monge, de Berthollol, de Lavoisier, de Fourcroy, de Guyton, obstiné tant à donner le gouvernement spirituel de l’humanité aux savans qu’à tirer une morale de la science, voit toutes choses ou prétend les voir à un point de vue scientifique. Or, ce développement continu et régulier de l’humanité, cet accroissement progressif, satus, ortus, incrementum, au point de vue scientifique, et au seul point de vue scientifique, il est vrai. C’est dans ce sens seulement que Pascal le prend et dans ce sens seulement qu’il l’affirme : « L’homme s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs ; parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ses connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’à présent en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences ; mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différens d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » Voilà qui est parfaitement juste : dans l’ordre scientifique, l’homme progresse. Pour celui-là donc qui prétend tirer la morale de la science, il est tout naturel que la morale soit évolutive, que la morale soit même progressive, et qu’elle suive comme pas à pas l’ascension de l’humanité dans le savoir. Mais si le progrès n’existe que dans l’ordre scientifique, si l’humanité ne s’accroît qu’en connaissances, si elle est seulement plus savante qu’autrefois, si l’homme, guindé sur l’amas de livres qu’il accumule depuis des siècles, est comme le voyageur qui gravit une montagne, et voit plus loin, ce qui est quelque chose, mais reste le même homme ; si l’humanité, et encore faudrait-il dire l’élite seulement de l’humanité, est plus instruite que jadis, mais du reste n’est ni plus artiste, ni plus poète, ni meilleure ; il n’y a pas lieu de faire à la morale le sort de la science et de les montrer marchant du même pas, se réglant l’une sur l’autre et par les mêmes voies. — Seulement il était juste de faire remarquer que, si Saint-Simon a eu l’idée de la morale évolutive, c’est parce qu’il avait l’idée de la morale scientifique, et que de ces deux idées celle-ci rentre dans celle-là ; car ce nous est toujours un honneur, et cela montre que nous avons l’esprit bien fait, qu’une de nos erreurs rentre dans une erreur plus générale.

Voilà les doctrines que le clergé saint-simonien devra répandre, ou plutôt, car ces doctrines sont toujours restées chez Saint-Simon à l’état vague, voilà l’esprit dont il devra s’inspirer.

Il devra, de plus, réorganiser socialement le pays et l’Europe. Mais ici, une question se pose. Saint-Simon a-t-il bien été socialiste ? On peut discuter. Il n’y a pas de système socialiste dans Saint-Simon ; et d’autre part les écoles socialistes, toutes les écoles socialistes peut-être, sont autorisées à s’appuyer sur certaines phrases et même sur certaines pages de Saint-Simon. M. Georges Weill a raison d’appeler Saint-Simon non pas « notre premier socialiste » par exemple, mais « un précurseur du socialisme ». Saint-Simon est socialiste par ses négations et par quelques-unes de ses tendances ; il l’est par ce qu’il lui arrive de nier, et par quelques-uns, quelques-uns seulement de ses désirs, encore et toujours un peu confus.

Je dis que Saint-Simon est socialiste par ses négations, parce qu’il n’est pas libéral. Il ne l’est ni en fait ni en théorie ; il ne l’est ni comme observateur qui regarde le monde marcher et voit où il va, ni comme théoricien qui se demande comment le monde devrait aller. En fait le monde ne va pas et ne peut aller du côté de la liberté. La cause en est la division et la subdivision de plus en plus minutieuse du travail. « La division qui s’est introduite dans les travaux a lié complètement les hommes ensemble. » Ils dépendent les uns des autres, et eux tous d’une organisation qu’ils s’imposent ou qui s’impose à eux. Pour le moindre objet à fabriquer il faut qu’ils soient plusieurs et engrenés exactement, rigoureusement, les uns aux autres. Ils sont les rouages. Avant même le grand développement du machinisme moderne, déjà les hommes eux-mêmes, en tant que producteurs, n’étaient pas autre chose qu’une machine dont chaque individu était une pièce. La liberté dans tout cela n’a que faire, parce que l’individualisme disparaît. La liberté consiste à pouvoir se suffire à soi-même. Est libre le colon qui vit sur la terre qu’il a défrichée et dont, avec sa famille, il tire la subsistance de sa famille et la sienne. N’est déjà plus libre l’homme qui n’a qu’un métier, et dont tout le monde a besoin pour ce qui est de ce métier, mais qui a besoin de tous les autres pour tout ce qui n’est pas ce métier-là. Est moins libre encore, et ne l’est plus du tout, celui qui n’a même pas un métier, mais une fraction de métier, et ne sait pas et ne peut pas produire un clou, si ce n’est avec le concours d’autres artisans, et en entrant dans la clouterie, et en y restant. De cette clouterie il sera le serf, l’esclave, précisément parce qu’il n’en est qu’un rouage. Mettez un rouage dans la rue et dites-lui qu’il est libre, et qu’il se tire d’affaire. De par la division du travail, qui est nécessaire, qui est la condition même de la civilisation, l’homme n’est pas libre et le sera de moins en moins. La liberté, dans ces conditions, si ce n’était pas une chimère de la poursuivre, si on pouvait, même partiellement, la réaliser, « serait contraire au développement de la civilisation et à l’organisation d’un système bien ordonné qui exige que les parties soient fortement liées à l’ensemble et dans leur dépendance. » Le monde ne va donc pas vers la liberté ; il ne marchera vers la liberté que s’il remonte en sens contraire de la civilisation. N’y comptons pas.

En théorie Saint-Simon n’est pas plus libéral qu’il ne l’est quand il considère les faits. L’individu pour lui n’est nullement sacré ; c’est l’association qui est sacrée. Le contrat social n’a point du tout pour but de maintenir la liberté. « En aucun cas le maintien des libertés individuelles ne peut être le but du contrat social. » Le but du contrat social c’est de faire l’individu plus heureux, et non plus libre. Le but du contrat social c’est défaire une association assez bien ordonnée pour que les individus y soient en sécurité et en paix. Ne vous flattez donc pas d’avoir le droit de faire ce que vous voudrez sans nuire à personne, selon la formule, et par exemple de ne rien faire, et de « rester les bras croisés dans l’association. Un tel penchant doit être réprimé sévèrement partout où il existe. » Votre droit ne consiste « qu’à développer sans entraves et avec toute l’extension possible une capacité temporelle ou spirituelle, utile à l’association. » — On ne peut pas nier plus ouvertement la liberté individuelle, et l’on ne peut pas la tenir plus formellement pour une séduction de l’égoïsme, digne de mépris et de répression.

Du reste, comme feront plus tard à peu près tous les socialistes, Saint-Simon remarque, ce qui en son temps est prévoir, que les masses populaires ne s’intéressent nullement à la liberté : « Les discussions sur la liberté, qui agitent beaucoup la classe moyenne, sont devenues à peu près indifférentes à la classe inférieure, parce qu’elle sent très bien que, dans l’état actuel de la civilisation, l’arbitraire ne peut jamais porter sur elle. » La seconde partie de cette observation est tout à fait fausse, et personne n’a plus d’intérêt que les petits à ce qu’il y ait le moins d’arbitraire possible dans une société ; mais la remarque de fait est très juste, et prophétique.

Saint-Simon ne serait donc nullement gêné par son libéralisme ou son individualisme, comme Fa été Proudhon plus tard, pour accepter les idées socialistes et leurs conséquences. Mais les a-t-il eues, au moins en puissance ? On peut discuter. Sur la question de la propriété il y aurait le pour et le contre. Saint-Simon semble tenir essentiellement à la propriété individuelle. Il dit nettement : « La législation doit assurer le libre exercice de la propriété. » Il dit encore : « C’est de la conservation ou du droit de propriété que l’existence de la société dépend » ; et nulle part dans ses œuvres on ne voit qu’il considère la disparition de la propriété comme possible. La question ne semble pas s’être posée pour lui. Il y a même en ceci une contradiction avec ce que nous avons vu de lui plus haut. Celui qui n’admet pas le droit à l’oisiveté, doit, s’il est logique, ne pas admettre la propriété individuelle, la considérer comme un abus, vouloir détruire cet abus, ou l’entourer de telles précautions, le gêner par tant de limitations et de vexations, qu’elles équivaudraient à le détruire, et qu’il vaudrait mieux le supprimer. En effet la propriété est précisément le moyen qu’ont trouvé pour exercer le droit à l’oisiveté ceux qui en avaient le goût, et pour assurer et étendre leur liberté individuelle ceux qui en avaient la passion. La propriété est autre chose aussi, sans doute ; elle est un moyen de puissance, elle est un moyen de sécurité ; elle a toujours été recherchée par ceux qui voulaient dominer, ou par ceux qui ne voulaient pas courir les risques de la bataille de la vie, ou qui voulaient les courir moins, etc. ; mais elle est avant tout ce que je disais d’abord, un moyen trouvé pour consolider l’effort une fois fait, pour vivre un jour du travail fait antérieurement, pour se soustraire dès lors au service des autres et se retirer de l’association, ou « vivre au milieu d’elle les bras croisés », bref pour exercer, si l’on en a envie, le droit à l’oisiveté. La passion de la propriété est d’une part le goût de l’indépendance, et le proverbe a raison qui dit que le travail c’est la liberté, à la condition qu’on ajoute : « le travail transformé en propriété » ; et elle est d’autre part le désir de conquérir le repos, et les hommes, en travaillant pour la propriété, font simplement ce que Pascal disait qu’ils font toujours : « ils tendent au repos par l’agitation. »

Si donc l’oisiveté n’est jamais un droit, et si l’indépendance, se soustraire soi-même à l’association, n’est pas permise, la propriété n’est pas un droit non plus. Saint-Simon devait donc aboutir à nier ce droit. Il ne l’a jamais fait. Et si l’on tient à ce qu’il soit socialiste, on peut dire que la négation du droit de propriété était tellement contenue dans ses prémisses qu’il était inutile de la formellement exprimer ; et si l’on tient à ce qu’il ne le soit pas, on peut dire qu’il est si extrêmement éloigné de l’être que, quand ses principes le mènent de ce côté-là, il ne leur permet pas de l’y conduire et les arrête à moitié chemin.

Mais s’il n’a pas attaqué la propriété en elle-même, il a dit très nettement, lui qui d’ordinaire n’est pas net, que tout l’usage de la propriété peut être, doit être réglé par la loi, contrôlé par la loi, limité par la loi. La page est curieuse, très significative, indique bien à quel point Saint-Simon voulait qu’on s’arrêtât en cette matière, montre et son souci de conserver la propriété individuelle et sa crainte que la propriété individuelle ne devienne une sécession du particulier au sein même de l’association, et, je la cite tout entière, comme a fait M. Georges Weill, parce qu’elle me semble marquer un point relativement précis de l’évolution des idées réformistes en cette question : « Il est évident que, dans tout pays, la loi fondamentale est celle qui établit les propriétés et les dispositions pour les faire respecter ; mais de ce que cette loi est fondamentale, il ne résulte pas qu’elle ne puisse être modifiée. Ce qui est nécessaire c’est une loi qui établisse le droit de propriété, et non une loi qui l’établisse de telle ou telle manière. C’est de la conservation du droit de propriété que dépend l’existence de la société, mais non de la conservation de la loi qui a primitivement consacré ce droit. Cette loi dépend elle-même d’une loi supérieure et plus générale quelle, de cette loi de la nature en vertu de laquelle l’esprit humain fait de continuels progrès, loi dans laquelle toutes les sociétés puisent le droit de modifier et de perfectionner leurs institutions… Ainsi donc ces questions : quelles sont les choses susceptibles de devenir des propriétés ? par quels moyens les individus peuvent-ils acquérir ces propriétés ? de quelle manière ont-ils le droit d’en user lorsqu’ils les ont acquises ? sont des questions que les législateurs de tous les temps ont le droit de traiter toutes les fois qu’ils le jugent convenable ; car le droit individuel de propriété ne peut être fondé que sur l’utilité commune et générale de l’exercice de ce droit, utilité qui peut varier selon les temps. »

Nulle part Saint-Simon n’a mieux montré l’antinomie qui était au fond de sa pensée sur cette question. Chez lui ce n’est pas, comme chez Proudhon, l’individualisme et le socialisme, l’idée de liberté et l’idée d’égalité qui luttent l’une contre l’autre ; c’est l’aristocratisme et l’idée de l’intérêt général. Saint-Simon est profondément aristocrate ; après tout ce que j’ai dit de lui, je n’ai pas besoin de le démontrer ; mais il veut que l’aristocratie ne serve qu’au bien commun. Or, rencontrant la pierre angulaire de toute aristocratie, la propriété, il sent bien, nonobstant son aristocratie intellectuelle concentrée dans son « pouvoir spirituel », que la propriété individuelle disparaissant, toute véritable aristocratie, solide, durable et valant par elle-même, disparaît ; et donc il tient à la propriété. Mais ne se dissimulant pas que la propriété, moyen d’aristocratie, est un moyen aussi de ne pas l’exercer, est une ressource pour dominer l’association dans l’intérêt de l’association, mais une ressource aussi pour se désintéresser de l’association et lui être inutile, il voudrait que le propriétaire fût forcé d’être utile à la communauté. Il voudrait que « le droit individuel de propriété ne fût fondé que sur l’utilité commune et générale de l’exercice de ce droit. »

De là, dans ses Vues sur la propriété et la législation, ce système bizarre, dans le détail duquel je n’entrerai pas, où le propriétaire, tout en restant propriétaire, finit par être une sorte de vassal de son fermier. En somme Saint-Simon a approuvé la propriété et s’en est délié. Il en est un partisan très soupçonneux. Il ne voudrait pas la sacrifier et voudrait un peu qu’elle se sacrifiât, et un peu l’obliger à se sacrifier, tout au moins à se subordonner à l’intérêt public, et il en cherche le moyen.

D’autres viendront, nullement partagés entre l’instinct aristocratique et le souci de l’intérêt commun, parce qu’ils ne seront pas du tout aristocrates, qui ne verront dans la propriété individuelle qu’un moyen de domination ou une sécession, et qui, à l’un ou l’autre litre, ou à tous les deux, la condamneront. D’autres viendront aussi qui croiront que la propriété telle qu’elle est n’est pas du tout nuisible à l’intérêt général, et au contraire, et qui la soutiendront telle qu’elle est, sans en vouloir changer les conditions, et c’est qu’ils seront convaincus, plus ou moins consciemment, que la société a besoin d’une aristocratie. Aristocrate et socialiste à la fois, Saint-Simon devait en cette matière s’arrêter à un moyen terme, et c’est, avec une grande gaucherie du reste, ce qu’il a fait.

Ce qui est encore plus aristocratique chez lui, sans peut-être en avoir l’air, ce sont ses idées sur « l’amélioration de la classe la plus pauvre. » C’est la mission principale qu’il donne à son clergé. Instruire le peuple, « répandre le plus promptement possible dans la classe des prolétaires les connaissances positives acquises » l’amuser aussi, noblement, lui communiquer les connaissances « qui peuvent garantir aux individus composant cette classe des plaisirs et des jouissances propres à développer leur intelligence, » voilà ce qu’il faudra poursuivre et réaliser. Ceci est le rêve généreux d’un bon patricien ; c’est ce que l’Église du moyen âge a constamment essayé de faire, et jamais n’a été plus nette chez Saint-Simon l’idée d’un clergé laïque se substituant au clergé ancien, pour le prolonger en quelque sorte et continuer son œuvre. C’est le rêve aussi de tous ceux qu’on peut appeler les bons féodaux, et qui, principalement au XVIIIe siècle, avaient les yeux fixés sur le moyen âge, et le voulaient en son esprit, moins ses violences et ses convulsions. Rien n’est moins démocratique, malgré les apparences. Ce que le peuple — et on ne peut guère s’en étonner — désire le moins, ce sont des guides moraux, des maîtres spirituels, des directeurs de conscience. Son peu de goût pour le clergé chrétien s’explique en partie par là. Il ne veut pas être traité en enfant. Bien entendu il l’est cependant, et va chercher dans les journaux faits pour lui les directeurs d’esprits dont, sans le savoir, il a besoin. Mais ce qu’il n’aime pas, ce sont les directeurs d’esprits organisés en corps, ayant des traditions, de l’unité dans les vues et formant un ordre. En cet état ils sont comme des tuteurs, et il n’aime pas se sentir en tutelle. Il souffre impatiemment qu’on se permette et qu’on se pique de l’améliorer. Eternel adolescent, il est monitoribus asper. L’aristocrate en est désolé et dit aux plébéiens : « Laissez-vous éclairer. Je ne suis que pour cela. » Le libéral leur dit : « A votre aise, et à vos risques. » Le politique tache de s’arranger de manière que le peuple soit amélioré en effet par mesures législatives sans s’apercevoir qu’on l’améliore et en croyant s’améliorer lui-même. Saint-Simon n’est ni un libéral, ni un politique.

Enfin ce qu’on rencontre chez lui de plus « socialiste », c’est ce qu’on a appelé, une vingtaine d’années après lui, le « droit au travail. » Il se trouve formellement dans Saint-Simon. Il faut « classer comme premières dépenses de l’Etat celles qui sont nécessaires pour procurer du travail à tous les hommes valides, afin d’assurer leur existence physique. » Pour cela grands « ateliers nationaux » comme on dira plus tard, défrichemens, desséchemens de marais, routes, ponts, canaux. L’Etat doit le travail à l’individu. Ici Saint-Simon est pleinement dans son rôle de patricien, sans pour cela aller à l’encontre du sentiment populaire ; car le peuple ne déteste pas l’Etat-patron, il n’a de répugnance que pour l’Etat-régent ; il tient beaucoup plus à son indépendance morale qu’à son indépendance économique, et, pourvu qu’il ne soit pas catéchisé, il accepte d’être enrégimenté, et, pourvu qu’il ne soit pas sermonné, il ne lui déplaît pas d’être fonctionnaire.

C’est tout. Saint-Simon n’a pas été plus socialiste que cela. La propriété respectée, mais contrainte, par des moyens qui restent obscurs, à se tourner à l’avantage de la communauté ; l’État, en tant que pouvoir spirituel, améliorant la classe pauvre ; l’Etat, en tant que pouvoir temporel, devant le travail à cette même classe et le lui donnant : voilà tout le socialisme de Saint-Simon. Il est élémentaire, d’aucuns diront qu’il est enfantin. Il faut reconnaître qu’il est précurseur. L’aristocratisme en moins, et par suite le respect de la propriété en moins, il deviendra le socialisme le plus répandu peut-être vers le milieu de ce siècle ; il sera le socialisme littéraire qui a fleuri ou sévi, comme on voudra, dans les environs de 1848. Il y en a un autre, le socialisme scientifique, qui ne dérive pas du tout de Saint-Simon, qui dérive des économistes, qui se rend compte, comme eux, des lois absolues du travail, de la production et de la consommation, qui leur emprunte leurs découvertes et leurs constatations pour montrer quelles condamnent l’humanité à un état misérable, qui s’indigne alors et conclut qu’il faut tout changer, qui n’est, en somme, que l’économisme se révoltant contre ses conclusions. Mais à propos de Saint-Simon ce n’est pas de ce socialisme-là que nous avons à parler.


V

Quand on cherche à résumer les idées de Saint-Simon en morale, en politique, en sociologie, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas très différentes de celles d’un féodal philanthrope, et qu’il a eu des conceptions assez analogues à celles d’un Fénelon, d’un abbé de Saint-Pierre, d’un marquis d’Argenson. Sa vraie originalité est son rêve d’établissement d’un pouvoir spirituel. Il est bien le premier qui ait fait et poussé loin ce projet qui fut la préoccupation principale d’un grand nombre d’hommes immédiatement après lui. Extrêmement conservateur à travers toutes ses témérités et ses incartades, il n’a pas pu voir disparaître l’ancien pouvoir spirituel sans croire à la nécessité absolue d’en élever un autre et un autre tout semblable au fond à ce qu’était l’ancien. L’ancien était un collège de savans, de clercs, la prépondérance attribuée à ceux qui savent ; le nouveau devrait être un clergé de savans, la prépondérance attribuée à la science et à ceux qui la possèdent. Au fond la révolution qu’il rêvait était une restauration. Mais cette idée, qui du reste était grande, il est le premier qui fait conçue, exprimée et soutenue avec une ténacité extraordinaire. Autour de lui Chateaubriand, de Maistre, de Bonald, rêvaient et prêchaient le maintien pur et simple du pouvoir spirituel ancien ; Ballanche, et après lui tous ceux qu’on a appelés catholiques libéraux, voulaient le maintien du pouvoir spirituel ancien, mais accommodé plus ou moins aux besoins intellectuels et au tour d’esprit nouveau.

Seul Saint-Simon voulait un pouvoir spirituel nouveau, créé de toutes pièces et animé d’un esprit absolument moderne. En même temps qu’un clergé nouveau, c’était bien une religion nouvelle qu’il instituait. Ses successeurs immédiats, Comte d’un côté, les saint-simoniens de l’autre, furent tellement pénétrés de cette pensée, que, l’un et les autres, ils fondèrent de véritables religions, très différentes du reste et entre elles et de celle que Saint-Simon lui-même aurait établie ; mais ils furent également possédés de l’idée d’un pouvoir spirituel à établir parmi les hommes. — En dehors de ses successeurs immédiats, l’idée de la nécessité d’un pouvoir spirituel a été embrassée par les Lamennais, les Quinet, et, qu’on le remarque bien, par Cousin et les philosophes universitaires eux-mêmes. Au milieu de l’anarchie intellectuelle du XIXe siècle, et précisément à cause d’elle et pour la corriger, cette idée s’est développée, a grandi, a pris des forces, a tenté et séduit une foule d’esprits, extrêmement différens du reste. Elle à inquiété, excité aussi et aiguillonné les religions anciennes et n’a pas laissé de leur donner une nouvelle vie et une nouvelle ardeur. Elle a été un ferment intellectuel et moral très puissant.

Elle est toute naturelle, et, quelle tende à ramener à ses origines et à son état primitif une religion existante, ou à rajeunir au contraire et ajuster aux temps nouveaux une religion existante, ou à établir franchement une religion nouvelle, on la trouve à tout instant dans l’histoire des religions ; mais vers 1810 elle a le caractère d’un atavisme. Saint-Simon a une foule de points communs avec les philosophes du XVIIIe siècle : optimisme, croyance au progrès, croyance à la philosophie de l’histoire, croyance à la perfectibilité indéfinie, etc. ; mais l’idée d’une religion nouvelle et surtout d’un pouvoir spirituel organisé, aucun des penseurs du XVIIIe siècle ne l’a eue. Quelques-uns seulement des hommes de la Révolution l’ont eue, et, sans qu’il faille dire uniquement, principalement comme moyen de polémique, arme de guerre et instrument de domination personnelle. Saint-Simon l’a eue en penseur, en croyant, et en fervent. Il l’a conçue, couvée, et caressée toute sa vie. Il y a ramené toutes ses préoccupations et toutes ses pensées. Il en est bien l’inventeur, le père. Les premières lignes qu’il ait écrites et les dernières qui soient parties de sa main ont été pour elle.

Si donc cette grande pensée a occupé de très hauts esprits et aussi de très nombreux esprits pendant une grande partie de ce siècle ; si elle a été reprise et remaniée de cent façons diverses qui sont toutes intéressantes ; si elle a eu des commencemens d’exécution et même des réalisations partielles dont quelques-unes durent encore, non sans honneur, non sans utilité ; si elle est ressaisie encore de nos jours avec une sorte d’obstination, et lancée à nouveau avec une sorte d’entêtement de gageure, qui prouve au moins qu’elle est faite pour tenter toujours quelques esprits et surtout quelques âmes ; si, quoique échouant toujours en se heurtant contre l’individualisme moderne et la passion qu’ont les hommes de nos temps de penser chacun par lui-même, elle subsiste cependant, vivace, toujours renaissante, infatigable, et espérant contre toute espérance ; celui qui l’a eue le premier après qu’elle était absolument disparue depuis bien longtemps, est certes, à tout le moins, en même temps qu’un cœur très vaillant, une intelligence très originale, un homme d’une personnalité vigoureuse, et qui avait beaucoup d’avenir dans l’esprit.


EMILE FAGUET.