Le comte Tolstoï et la critique russe

REVUES ÉTRANGÈRES

LE COMTE TOLSTOÏ ET LA CRITIQUE RUSSE


Lev Tolstoï i Dosloïewski, par D. Mérejkowski, série d’articles publiés dans le Mir Isskoustva, Saint-Pétersbourg, 1900.


La littérature russe semble décidément vouloir se réveiller de son sommeil de plus de vingt ans. Car le fait est que depuis plus de vingt ans elle dormait, fatiguée sans doute d’un effort trop vif et trop précipité. Après avoir produit en moins d’un demi-siècle les romans de Gogol et de Tourguénef, ceux de Dostoïewski et ceux du comte Tolstoï, sans compter une foule de poèmes, de drames, d’études historiques et critiques, elle ne produisait plus que de médiocres imitations de ces beaux modèles, ou encore de gauches et grossières imitations de modèles français, polonais, ou allemands. Parfois en vérité, les critiques, justement émus de cette léthargie, s’évertuaient à découvrir quelque génie nouveau : mais dès l’année suivante ils étaient forcés de reconnaître eux-mêmes qu’ils s’étaient trompés, et que le génie promis avait à peine du talent ; sur quoi quelques-uns, perdant courage, allaient jusqu’à proclamer la déchéance définitive de leur littérature nationale. Celle-ci, cependant, n’était qu’endormie, et la voici qui semble vouloir se réveiller. Non que son réveil se soit encore manifesté par des œuvres pouvant être comparées, de près ni de loin, aux chefs-d’œuvre des grands écrivains russes d’il y a cinquante ans : à moins que l’on ne considère comme l’un des symptômes de ce réveil la publication du nouveau roman du comte Tolstoï, Résurrection, qui, en effet, a de quoi rivaliser avec La Guerre et La Paix et Anna Karénine. Les autres symptômes, malheureusement, sont d’une importance littéraire beaucoup plus restreinte ; et je ne crois pas que, parmi les jeunes auteurs qui viennent de se révéler au public russe depuis deux ou trois ans, aucun mérite d’être dès maintenant tenu pour un grand écrivain. Mais tandis que l’œuvre des mieux doués de leurs prédécesseurs, — l’œuvre des Korolenko et des Potapenko, des Tchekof et des Mamine, des Minski et des Volinski, — avait un caractère général de médiocrité qui empêchait qu’on y portât un véritable intérêt, il y a dans l’œuvre de ces jeunes auteurs quelque chose de vivant et de personnel, quelque chose qui leur appartient en propre, et qui, faute même d’autres qualités, suffirait à justifier leur prompte renommée. Tel est, du moins, le cas de deux d’entre eux, M. Maxime Gorki et M. Dimitri Mérejkowski. Ni l’un ni l’autre n’ont encore rempli le vide laissé dans les lettres russes par la disparition de Tourguénef et Dostoïewski : mais ils ont, l’un et l’autre, une physionomie qui ne ressemble à celle de personne de leurs confrères, russes ou étrangers ; et le plaisir qu’on éprouve en leur présence est d’autant plus grand qu’ils contrastent plus avec la grise et morne banalité de leur entourage.


M. Gorki a d’ailleurs une âme de poète ; et peu s’en faut que son œuvre ne soit vraiment belle. C’est une œuvre étrangement éclatante et sensuelle, pleine de bruit, de mouvement, de parfums et de couleurs, mais surtout animée d’un souffle fiévreux qui prête l’apparence de visions lyriques aux peintures les plus simples et les plus vulgaires. Soit que M. Gorki raconte les amours d’ouvriers des ports et de prostituées, ou qu’il décrive la vie des bohémiens errant sur les routes, on sent aussitôt qu’il ne songe pas à traiter ces sujets en romantique ni en réaliste, mais qu’il se laisse aller, devant eux, à son émotion de poète : et l’on sent que ces-sujets ont pour lui un attrait mystérieux, un attrait qu’il nous force à subir avec lui. Il a l’âme d’un poète, l’âme aussi d’un enfant. Et si c’était assez d’être original pour avoir du génie, jamais, certes, un écrivain russe n’aurait eu autant de génie que ce jeune homme qui, après avoir essayé de tous les métiers, après avoir pétri du pain et porté des sacs, après avoir vécu dans la compagnie des mendians et des saltimbanques, s’est un beau jour avisé d’écrire, et, tout de suite, a fait entendre à ses compatriotes une langue que personne avant lui ne leur avait parlée. Mais, avec toute son originalité, M. Gorki n’a point jusqu’à présent donné sa mesure. Le seul roman qu’il ait encore publié atteste une inexpérience dont, peut-être, il ne tardera pas à se corriger. Et ses petits récits eux-mêmes, ses contes et ses poèmes en prose, sont à la fois si charmans et si extravagans qu’on se demande s’il va, maintenant, s’efforcer de régler et de diriger le torrent de passions et d’images qui s’agite en lui, ou s’il ne va pas rester indéfiniment un génial bohème, quelque chose comme un Arthur Rimbaud russe, l’ébauche à jamais incomplète d’un grand écrivain.

Tout autre est le tempérament littéraire de M. Mérejkowski. Celui-là n’a rien d’un bohème, ni, non plus, d’un poète. Il a publié d’abord, voici trois ou quatre ans, un grand roman historico-philosophique, la Mort des Dieux, dont on vient de nous offrir une traduction française. Et, à ce propos, je ne puis m’empêcher de signaler l’étrange idée qu’on a eue de nous présenter cette Mort des Dieux comme pouvant intéresser les admirateurs de Quo vadis ; car Quo vadis est avant tout un roman chrétien, et dont la véritable signification apparaîtrait mieux encore aux lecteurs français si les traducteurs ne semblaient s’être plu à le « laïciser, » en supprimant la plupart des passages d’un caractère expressément religieux : tandis que la Mort des Dieux, au contraire, est un roman païen, où l’auteur non seulement nous raconte les rêves et les efforts de Julien l’Apostat, mais ne se fait pas faute de nous laisser voir qu’il déplore, avec son héros, la victoire définitive du « Galiléen. » Au reste, la Mort des Dieux est un mauvais roman, malgré quelques scènes d’une belle couleur. C’est une œuvre de débutant, inégale, confuse, et désordonnée : et l’on se tromperait à vouloir juger d’après elle la manière et le talent de M. Mérejkowski. On se tromperait encore à vouloir les juger d’après le second roman du jeune écrivain russe, la Résurrection des Dieux, bien que ce roman ait déjà une valeur artistique infiniment supérieure. M. Mérejkowski a pris, cette fois, pour héros Léonard de Vinci, dont il nous expose tout au long les pensées et les sentimens, sans parvenir en fin de compte à nous donner de lui une autre image que celle d’un honnête « autodidacte » déiste et fibre penseur, prodigieusement adroit de ses mains, mais négligeant un peu trop son métier pour s’acharner à la construction d’inutiles machines. Etudié avec une minutie et une conscience admirables, le héros de la Résurrection des Dieux est à peine plus vivant que le Julien de la Mort des Dieux, et, de la perfection même que cherche à lui prêter son zélé biographe, se dégage pour nous un profond ennui. Mais autour de lui s’agitent, à chaque page, de nombreuses figures d’un relief saisissant : Savonarole et Ludovic le More, Alexandre Borgia et son fils César, Machiavel, Francesco Melzi, l’humaniste Merula, Béatrix d’Este et Lucrèce Crivelli. Et surtout M. Mérejkowski nous fait voir, dans ce nouveau roman, de très précieuses qualités de peintre et de metteur en scène. Son livre manque d’unité et d’ensemble, tout comme le caractère du personnage principal : mais les divers tableaux, pris séparément, ont un éclat et une vérité que nous ne sommes plus guère accoutumés à trouver dans les romans historiques même les plus réussis. Sans être à coup sûr un bon roman, la Résurrection des Dieux dépasse de beaucoup la plupart des romans publiés en Russie depuis vingt-cinq ans. Elle les dépasse en vigueur de pensée et en charme de style. Inégale et souvent encore maladroite, ce n’est déjà plus une œuvre médiocre. Elle permet d’attendre beaucoup du prochain roman de M. Mérejkowski, dont le héros sera le tsar Pierre le Grand : surtout si le jeune auteur se résigne enfin à ne plus faire intervenir, de force, ses théories philosophiques dans la peinture d’événemens et de passions où elles n’ont rien à voir. Car j’oubliais d’ajouter que M. Mérejkowski est, pour le moment, « nietzschéen, » ou plutôt qu’il a imaginé une doctrine à demi nietzschéenne, à demi chrétienne, conciliant dans une sorte de vague symbolisme la thèse du Dieu-homme et celle de l’homme-Dieu.

Mais cette doctrine, si originale qu’elle puisse être, s’accommode mal de nous être présentée sous la forme du roman historique : les meilleurs chapitres de la Résurrection des Dieux sont ceux où l’auteur paraît l’avoir tout à fait oubliée pour se laisser aller, simplement, à son instinct de conteur. Et c’est encore cette doctrine qui risque d’atténuer la portée d’une longue série d’articles que vient de consacrer M. Mérejkowski, dans une Revue de Saint-Pétersbourg, à la personne et à l’œuvre des deux maîtres du roman russe contemporain, Dostoïewski et le comte Tolstoï. Elle y intervient à tout propos et hors de propos, d’autant plus fâcheuse qu’elle se mêle à une analyse critique plus précise, plus sûre, et plus nuancée. Elle nous empêche de poursuivre à loisir l’étude des procédés descriptifs de La Guerre et la Paix ; et, au moment où nous voyons se dresser devant nous la figure vivante de Dostoïewski, force nous est de nous en distraire pour entendre l’éloge du dieu grec Dionysos, ou pour relire quelques paradoxes de Zarathustra. M. Mérejkowski est évidemment tout enivré de son néo-nietzschéisme. Il en imprègne sa critique comme ses romans, pour le plus grand dommage des uns et de l’autre : et, dans l’ardeur de son enthousiasme, il ne semble pas s’aviser que les rêves philosophiques qui emplissent son cerveau non seulement sont étrangers aux sujets qu’il traite, mais se trouvent souvent en contradiction avec eux, comme aussi avec les sentimens naturels et profonds de son cœur. Pour nous faire aimer les héros de ses romans, il les adapte, malgré lui, à un idéal de vertu toute chrétienne, toute russe, pleine de douceur et de compassion ; et son antipathie pour l’œuvre du comte Tolstoï vient précisément de ce que, suivant lui, cette œuvre est plus animée de l’esprit « dionysien » que de l’esprit chrétien.

Ainsi le nietzschéisme n’est qu’à la surface des écrits de M. Mérejkowski, de même qu’il n’est, sans doute, qu’à la surface de son âme de Russe. Et pour peu qu’on dégage de ses articles sur Tolstoï et Dostoïevski l’inutile élément philosophique qui s’y entremêle, on a devant soi une œuvre d’une force et d’une nouveauté vraiment remarquables, l’œuvre à coup sûr la plus intéressante qu’ait produite la critique russe depuis le temps, déjà lointain, du fameux Bélinski. Aussi bien a-t-elle pris tout de suite, aux yeux du public russe, toutes les proportions d’un événement littéraire. On l’attaque, on la réfute, on conteste la justesse de ses conclusions ; mais on s’accorde à reconnaître que jamais le génie des deux grands romanciers n’a été étudié d’aussi près, avec plus de conscience à la fois et d’intelligence. Le fait est que, mieux que la Mort des Dieux et que la Résurrection des Dieux, ces articles peuvent faire apprécier le jeune et actif talent de M. Mérejkowski. Ils sont malheureusement, comme je l’ai dit, très longs, trop longs pour que j’entreprenne d’en faire une analyse suivie. Et d’ailleurs, si longs qu’ils soient, ils ne forment encore que la moitié de l’énorme étude que l’auteur rêve de consacrer à l’œuvre du comte Tolstoï et de Dostoïewski : car il nous avertit qu’après avoir considéré cette œuvre au point de vue littéraire il se propose de la considérer, tour à tour, au point de vue moral et au point de vue religieux. Mais, sur quelque argumentation nouvelle qu’il appuie son jugement, celui-ci nous apparaît dès maintenant en pleine lumière : et c’est lui que je vais essayer d’indiquer, du moins en ce qui concerne l’œuvre du comte Tolstoï, qui se trouve nous être aujourd’hui plus proche et plus familière que l’œuvre, — plus foncièrement russe, peut-être, — de Dostoïewski.


Je m’aperçois, cependant, que c’est chose assez difficile d’isoler, dans ces articles, la part respective de chacun des deux grands romanciers, et même de faire tout à fait abstraction de la doctrine philosophique entremêlée par l’auteur à son analyse. Cette doctrine consiste à affirmer que la nature humaine est composée de deux élémens distincts, l’élément païen et l’élément chrétien, qui tous deux sont également légitimes et sacrés : elle affirme que le cœur et les sens ont un droit égal à être respectés, que l’hédonisme et l’altruisme peuvent aller de pair, et que l’homme vraiment libre, l’homme parfait, est celui qui sait allier, dans un harmonieux équilibre, le culte de Dionysos et le culte du Christ. Or, M. Mérejkowski soutient, ensuite, que ces deux tendances qu’on a coutume d’opposer l’une à l’autre, la chrétienne et la païenne, la sensuelle et la spirituelle, après s’être harmonieusement unies dans l’œuvre de Pouchkine, ont recommencé à se séparer jusqu’à ce qu’elles aient atteint, chacune, au plus haut degré de leur développement, dans l’œuvre de Dostoïewski et dans celle du comte Tolstoï : de telle sorte que les deux œuvres, suivant lui, se complètent l’une par l’autre, à la manière de deux tronçons d’un seul et même corps. L’œuvre du comte Tolstoï lui apparaît comme l’expression suprême, dans la littérature russe, de l’esprit païen, et l’œuvre de Dostoïewski, de l’esprit chrétien. Et l’on sent bien, au ton dont il en parle, que l’une de ces œuvres lui plait plus que l’autre : il en préfère à la fois la forme et l’esprit, car, en dépit de son nietzschéisme, il a l’âme chrétienne ; mais son goût personnel ne l’empêche point de rendre justice au mérite des deux œuvres. Toutes deux sont, à son avis, également belles, pourvu qu’on ne demande à chacune que ce qu’elle peut offrir.

Quand le comte Tolstoï veut nous décrire un personnage, il choisit un trait de physionomie, un détail corporel, et, avec un art incomparable, il le fait repasser sans cesse devant nous, résumant pour ainsi dire en lui le personnage tout entier. La petite princesse Bolkonska a « la lèvre supérieure trop courte : » jamais elle ne paraît en scène sans que ce détail nous soit rappelé. La princesse Marie Bolkonska a la « démarche lourde, » et son visage se couvre de taches rouges dès qu’elle est émue. Le malheureux Vereschaguine, que Rostopchine fait pendre à Moscou avant l’entrée des Français, ne nous présente point d’autre particularité, physique ni morale, que celle d’avoir un « long » corps, un « long » cou, et de « longues » jambes : et cet unique détail suffit pour nous le rendre vivant, pour lui donner à nos yeux un relief parfait. Ainsi procède toujours le comte Tolstoï : il va du visible à l’invisible, de l’extérieur à l’intérieur ; pour nous révéler l’âme, il nous montre le corps. Le vieux Koutousof est « lourd », le paysan Karataïef est « rond » : il l’est jusque dans l’odeur qui s’exhale de lui. Napoléon a de « petites mains, » le ministre Speranski a de « grasses mains blanches : » leurs mains finissent par résumer pour nous toute leur personne. Et de même que la « lourdeur » de Koutousof nous explique le fatalisme de sa stratégie, de même la « rondeur » de Karataïef suffit à nous représenter la souriante beauté de son âme enfantine. « En vain. — ajoute M. Mérejkowski, — en vain, on chercherait dans toute la littérature contemporaine un artiste comparable au comte Tolstoï pour la description du corps humain par le moyen des mots. » Il est cloué, à un degré tout à fait exceptionnel, de ce qu’on pourrait appeler la « clairvoyance du corps. » Et parfois il abuse de ce don, se complaisant à nous décrire des comparses dont nous nous résignerions sans peine à ignorer la figure ; mais le plus souvent, presque toujours, il se sert de ce don avec une sûreté et une puissance admirables, l’employant non seulement à nous décrire la figure de ses personnages, mais tout un ensemble de sensations et de sentimens que tel menu détail corporel définit mieux que ne sauraient faire de longues analyses. Car ce n’est pas seulement le corps humain qu’il connaît et comprend, mais c’est la relation du corps et de l’esprit, les influences réciproques du dehors et du dedans. Lorsque le prince André, à Borodino, se demande si Koutousof a le droit d’envoyer un régiment à une mort certaine, il jette les yeux sur le visage « alourdi » du vieux général, et la balafre qu’il y aperçoit suffit à lui répondre. « Oui, se dit-il, cet homme a le droit de faire ce qu’il fait ! » A chaque page de la Guerre et la Paix et d’Anna Karénine, des sourires, des regards, des gestes de la main ont une signification psychologique très précise et très sûre. Comme le dit le comte Tolstoï lui-même, « les paroles mentent, tandis que ces signes-là ne sauraient mentir. » Et c’est de ces signes qu’est faite l’âme de ses personnages. Nous croyons les connaître tout entiers : nous ne connaissons que leurs visages, leurs corps, les mouvemens de leurs mains et le son de leur voix : mais tout cela nous apparaît avec tant de vie et de vérité que, sans ombre d’effort, nous devinons le reste.

Je ne puis malheureusement pas suivre M. Mérejkowski dans les exemples qu’il cite de ce don « d’évocation corporelle » du comte Tolstoï. Ces exemples suffiraient, à eux seuls, pour attester la prodigieuse maîtrise artistique de l’auteur de la Guerre et la Paix ; car ils sont d’une variété, d’une simplicité, d’une sobriété infinies ; et pas une fois le procédé n’a l’air d’un artifice, pas une fois l’effet cherché ne manque à se produire. Dans ce domaine de « l’évocation corporelle, » le comte Tolstoï règne en maître absolu. C’est son domaine propre ; et c’est, suivant M. Méiejkowski, son unique domaine.


La vieille philosophie grecque distinguait dans l’âme deux parties, presque deux âmes superposées : l’une étroitement liée au corps, dépendant de lui et périssant avec lui, l’autre supérieure au corps, toute spirituelle. Et pareillement saint Paul disait que l’homme est formé de trois êtres superposés : l’être corporel, l’être sensible, et l’être moral. L’être « sensible », ou, si l’on peut dire, l’être « animal, » est en nous intermédiaire entre l’âme et le corps. « C’est ce qui n’est déjà plus la chair sans être encore l’esprit, c’est ce qui, sans se confondre avec le corps, dépend encore de lui, c’est ce qui, dans notre science moderne, constitue l’objet spécial de la psycho-physiologie. Et le comte Tolstoï est le plus parfait traducteur de cet homme sensible, de cette partie de notre chair qui touche à l’esprit, et de cette partie de notre esprit qui touche à notre chair, de ce royaume mystérieux où s’accomplit, en nous, la lutte de l’animal et de Dieu. » Je crains que la formule ne paraisse un peu prétentieuse : elle découle directement de la fâcheuse philosophie du jeune critique russe ; mais elle se trouve expliquée, dans ses articles, avec une clarté parfaite, au moyen d’un riche appareil d’exemples précis et typiques. Et M. Mérejkowski affirme, et s’efforce de prouver qu’en deçà comme au-delà de ce « mystérieux royaume, » dont il est le roi, l’auteur d’Anna Karénine se sent infiniment moins à l’aise, malgré tout son génie.

Il n’a point, d’abord, le sens de l’histoire. Les personnages de la Guerre et la Paix nous font l’effet d’être nos contemporains : ils ont les mêmes figures et les mêmes sensations, le même langage et les mêmes idées que les personnages d’Anna Karénine. « Le parfum de leur temps » leur manque tout à fait. Et, pas plus qu’il n’a le sens de l’histoire, le comte Tolstoï n’a celui de la nature. La nature n’existe, pour lui, que dans ses rapports avec l’être vivant : ses personnages éprouvent avec mille nuances subtiles l’influence du milieu où ils nous apparaissent, mais ce milieu lui-même ne nous est point décrit. Le paysage ne tient, pour ainsi dire, point de place dans la Guerre et la Paix ni dans Anna Karénine. On n’y sent pas plus le « parfum des lieux » que celui « des temps. » Tout ce qui est « en deçà », tout ce qui est « au-dessous » de l’homme sensible, semble n’être point accessible au comte Tolstoï.

Et pareillement tout ce qui est « en delà, » « au-dessus » de ce domaine, tout ce qui est du domaine propre de l’âme, les grands élans de la pensée comme ceux du cœur. Déjà Tourguénef, qui admirait passionnément la Guerre et la Paix et Anna Karénine, leur reprochait de « manquer de psychologie. » Il se trompait en partie, car il y a tout un côté de l’âme humaine dont personne n’a mieux expliqué que Tolstoï la « psychologie. » Mais le fait est, à en croire M. Mérejkowski, que le génie psychologique du grand romancier s’altère et faiblit dès qu’il dépasse la zone de « l’être sensible » pour aborder celle de l’âme immatérielle. Sa langue même, aussitôt, devient terne, vague, impropre. Et les sentimens perdent aussitôt leur précision vivante, les idées se troublent, ou parfois tarissent tout à fait, et sont remplacées par des formules indéfiniment répétées. Quand Nicolas Rostov, délivré de l’étreinte du loup qui l’avait pris à la gorge, songe que cette minute « sera à jamais la plus heureuse de sa vie, » nous comprenons et sentons profondément ce qui se passe en lui ; et le bonheur qu’il éprouve ne nous étonne point. Mais quand, de temps à autre, Pierre Besoukhof, le prince André, Levine, découvrent qu’ils sont enfin sur la voie du bonheur, et qu’une lumière nouvelle a brillé pour eux, nous nous réjouissons de leur conversion sans pouvoir la prendre tout à fait au sérieux : souvent même nous nous en réjouissons sans trop la comprendre. Des réflexions philosophiques où se laissent aller tous les personnages importans des deux grands romans du comte Tolstoï, nous ne « sentons, » en vérité, que la partie qui se rapporte directement, matériellement à la situation présente de ces personnages : le reste nous laisse indifférens, quand il ne nous ennuie pas. Nous nous intéressons aux rêves du prince André mourant en tant qu’ils sont les rêves d’un mourant, et qui ne peut s’empêcher de haïr, de craindre la mort : leur partie générale ne nous touche guère. C’est toujours l’être sensible qui seul vit devant nous, avec une intensité d’expression plus que suffisante, d’ailleurs, pour nous faire oublier la faiblesse ou l’absence de l’être spirituel.

Mais ce n’est pas tout. Non seulement les personnages du comte Tolstoï ne savent point « penser, » en dehors des limites de leur âme sensible ; ils n’ont, en dehors de ces limites, ni émotions profondes ni vives passions. Ils n’ont, en quelque sorte, qu’une personnalité toute corporelle. Entre Pierre Besoukhof et Levine, entre Natacha et Kitty, toute la différence est dans leur figure, leurs gestes, leurs mouvemens. Anna Karénine a à peine plus d’âme que la jument Frou-Frou, cet autre malheureux objet de l’amour de Wronski : et c’est presque dans les mêmes termes que l’auteur nous décrit Anna et Frou-Frou, toutes deux « élégantes et sveltes, » »avec des « yeux brillans » et des « narines frémissantes. » Tous ces personnages ne vivent pour nous que d’une vie « animale. » Nous nous représentons à merveille ce qu’ils mangent et ce qu’ils boivent, la façon dont ils s’habillent ou marchent dans la rue : mais en vain nous chercherions à deviner, par exemple, ce qu’ils aiment à lire, ou l’impression que produit sur eux telle ou telle musique. Et par cela même qu’ils ne vivent que d’une vie « animale, » jamais ils « n’agissent, » jamais nous ne les voyons dans une de ces crises tragiques où l’âme doit s’affranchir des contraintes du corps, lutter et se vaincre, faire pleinement usage de sa volonté. Cela aussi, Tourguéuef déjà l’avait remarqué. Il disait que les romans du comte Tolstoï « manquaient d’air, » qu’on s’y sentait étouffé, « faute de pouvoir respirer librement. » M. Mérejkowski estime que personne n’y « respire librement, » ni les lecteurs ni les héros eux-mêmes, parce que la vie qui s’y trouve recréée n’est qu’une « vie de chair et de sang, » une vie toute sensuelle, et où il ne saurait y avoir de place pour la liberté.


De cette longue analyse, — dont je crains de n’avoir pu donner qu’une idée bien incomplète, — M. Mérejkowski conclut d’abord que les grands romans du comte Tolstoï, au contraire de ceux de Dostoïewrski, représentent dans la littérature russe la partie « païenne » de l’esprit national. C’est là, du reste, une conclusion où j’imagine que le comte Tolstoï lui-même serait prêt à souscrire : car on sait qu’il a toujours proclamé la supériorité morale des romans de Dostoïewski sur ses propres romans, et que, dans son livre sur l’art, il a cité ces romans comme des modèles de « l’art véritable, » tandis qu’il condamnait ses propres romans comme « du faux art. » Mais M. Mérejkowski ne s’en tient pas là. Il reproche ensuite au comte Tolstoï d’avoir méconnu le caractère essentiel de son génie, qui aurait dû le porter à décrire et à exalter sans cesse plus exclusivement la conception sensuelle, « païenne », « nietzschéenne » de la vie. En d’autres termes il lui reproche de s’être converti à un christianisme qui, d’après lui, serait la négation même de ses instincts naturels. Il estime que le comte Tolstoï, au lieu de nous prêcher le renoncement et la résignation, aurait dû continuer à faire revivre devant nous cette fièvre de la chair, cette subtile et ardente sensibilité, que personne jamais n’a su comprendre ni exprimer aussi bien que lui. Et c’est dans cette conclusion, surtout, qu’apparaît clairement le grave dommage causé à la critique de M. Mérejkowski par les idées philosophiques qui, hors de tout propos, sont venues s’y mêler.

Seule, en effet, l’ardeur juvénile de son nietzschéisme peut lui avoir fait croire que l’épanouissement de la vie sensuelle ait de quoi satisfaire toujours une âme généreuse. Le paradoxe était bon à soutenir pour le pur « intellectuel » qu’était Frédéric Nietzsche, étranger par nature à la vie des sens. Mais, pour tout homme qui a vraiment l’instinct de cette vie, un jour vient où elle fatigue, où elle laisse apercevoir son insuffisance et sa vanité. Sans compter que, si personne n’a aussi bien connu que le comte Tolstoï le « côté païen » de la nature humaine, ce n’est jamais en païen qu’il nous l’a décrite. M. Mérejkowski reconnaît lui-même que la Guerre et la Paix et Anna Karénine sont des œuvres tristes, sombres, où l’on a comme l’impression de ne pas respirer. Le comte Tolstoï aura eu soif d’air, après les avoir écrites ; et une trop claire vision de la vie sensuelle lui aura donné le goût d’une vie supérieure. L’étude que fait de son œuvre le jeune critique russe, loin d’obscurcir pour nous les origines de sa conversion, nous fait apparaître celle-ci comme un résultat nécessaire de toute l’évolution de son intelligence et de son talent. Elle nous révèle, en quelque sorte, les motifs « littéraires » qui ont détourné l’auteur d’Anna Karénine d’un art où son cœur ne parvenait pas à s’épancher tout entier.

Je sais, au surplus, que M. Mérejkowski promet d’examiner, plus tard, au point de vue moral et religieux, l’œuvre du comte Tolstoï. Mais ne voit-il pas que, même au point de vue littéraire, la conversion qu’il déplore a eu, sur cette œuvre, une influence excellente ? Ne voit-il pas que, même à les tenir pour de simples romans, la Mort d’Ivan Ilitch, Maître et Serviteur, et Résurrection ont quelque chose qui manquait à la Guerre et la Paix et qui en fait pour nous des romans plus touchans, sinon plus parfaits ? Ce que c’est au juste, je ne me charge pas de le dire ; et peut-être M. Mérejkowski pourra-t-il répondre que, pour être des romans à thèse, et des romans chrétiens, Ivan Ilitch et Résurrection sont écrits cependant de la même façon que la Guerre et la Paix et Anna Karénine. On y trouve la même admirable peinture de « l’être sensible, » la même accumulation de menus détails évoquant une vie toute de sensation. Mais ces détails qui, dans les romans précédens, ne servaient à rien, qui n’y étaient qu’un jeu de littérature, les voici qui maintenant sont employés à une fin pratique. La description de l’agonie d’Ivan Ilitch a pour objet de nous enseigner la vanité des biens de la terre : et elle nous l’enseigne, en vérité, d’une façon plus éloquente que ne pourrait le faire le plus savant discours. La description des horreurs de la prison et du bagne, dans Résurrection, a beau être faite avec les mêmes procédés que la description des chasses de Levine ou de la course où périt la jument de Wronski : elle a pour nous une signification plus intime, plus directe, plus haute. Par le seul fait de sa conversion, le comte Tolstoï a donné à son talent une direction nouvelle, qui lui permet d’en tirer le plus heureux parti. Et, si cette conversion n’a point modifié le fond de son talent, je ne puis m’empêcher de penser qu’elle a eu pourtant pour effet de rendre sa langue plus sobre et plus vigoureuse, d’éliminer de son récit une foule d’ornemens superflus, et d’y répandre, en revanche, cet air que Tourguénef se plaignait de ne point trouver dans la Guerre et la Paix.

Et la conversion du comte Tolstoï a eu sur son œuvre d’écrivain une autre influence, que M. Merejkowski paraît oublier. Ne nous. dit-il pas que, par un hasard miraculeux, le comte Tolstoï a pu nous offrir, dans un des chapitres de la Guerre et la Paix, une image absolument parfaite, pleine à la fois de vie et d’expression, et telle que Dostoïewski lui-même n’aurait pu la mieux dessiner pour nous émouvoir : l’image du paysan Platon Karataïef, que Pierre Besoukhof rencontre dans sa prison de Moscou, et qui lui révèle la beauté de « l’âme russe. » Or, les Contes de Tolstoï, qui tous sont postérieurs à sa conversion, abondent en images pareilles à celles-là. Ces contes sont le chef-d’œuvre de leur auteur. L’âme populaire russe s’y révèle à nous dans sa naïve beauté, et sans que la critique la plus sévère puisse prétendre que, seule, telle ou telle partie de cette âme s’y trouve décrite. Et si même la conversion du comte Tolstoï n’avait valu à la littérature que les Deux Vieillards ou De quoi vivent les hommes, aucun lettré russe n’aurait encore le droit de la juger inutile.


T. DE WYZEWA.