Le chemin de fer du lac Saint-Jean/IX. Contrée lacustre

Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 33-38).


IX


CONTRÉE LACUSTRE


Des lacs, des lacs ! Il y en a partout, à profusion, sur toute la surface de l’Amérique Septentrionale, des rives du Nouveau-Brunswick à celles de la Colombie Anglaise, et particulièrement dans le nord de notre province. On en compte jusqu’à vingt-cinq en arrière des paroisses de Saint-Raymond et de Saint-Gabriel, dans un petit espace de cent milles carrés à peine. Lorsqu’à la suite de la période glacière, qui couvrit jadis la plus grande partie du globe et qui dura plusieurs milliers de siècles, le continent nord-américain émergea petit à petit de son linceul de glace, il se montra avec de terribles blessures, les côtes enfoncées, le dos troué en mains endroits, son épaisse croûte entamée et lacérée dans les parties les plus vulnérables. C’est dans ces blessures restées béantes que la glace s’arrêta, s’engouffra, se fondit et forma les lacs qui ont pris, dans la suite des temps, avec l’apparition des Canadiens sur le sol qu’ils habitent, les noms divers et infiniment nombreux que l’on voit sur les cartes. Ce sont eux pour la plupart que nous sillonnons encore aujourd’hui, comme le faisaient nos pères, dans de frêles canots d’écorce, en chantonnant des refrains canadiens, sans nous douter que cinquante mille siècles nous contemplent !

Les lacs forment les étapes successives de ce pays si sauvage et si magnifique. Et voyez par quel étrange effet d’une destinée sans doute préconçue, presque tous ces lacs se trouvent sur le parcours même de la ligne, je parle des principaux d’entre eux, de ceux qui ont un nom, car le nombre des lacs minuscules, éparpillés çà et là à une distance plus ou moins grande de la voie ferrée, est presque incalculable.

Voici d’abord le lac Saint-Joseph, le premier sur la liste, à 24 milles de Québec. Cet endroit était absolument désert avant le passage du chemin de fer, et, aujourd’hui, l’on y voit tout un village groupé autour d’une scierie importante et présentant le plus riant aspect, avec ses maisonnettes et ses villas pittoresquement distribuées, suivant les complaisances d’un terrain rempli d’aimables accidents. Ajoutons un service régulier de bateaux-à-vapeur, expressément pour les touristes, et de ravissantes habitations, dissimulées dans les bosquets touffus qui bordent la rive et qui donnent, durant la belle saison, l’ombrage, la fraîcheur et le repos aux élégantes citadines fatiguées d’éblouir.


Le Lac Saint-Joseph est aujourd’hui l’un des endroits les plus connus et les mieux fréquentés de toutes les stations de villégiature. Il est de plus en plus populaire et augmente rapidement tous les ans.


C’était jadis une entreprise assez sérieuse à envisager que d’aller pêcher la truite au lac Saint-Joseph, et l’on en parlait comme d’une expédition lointaine qui pouvait permettre une foule de récits à moitié fabuleux, mais toujours piquants, comme savent en faire les grands « sportsmen. » Aujourd’hui, il n’y a plus moyen d’avoir l’air de venir de la mer de Hudson quand on ne vient que du lac Saint-Joseph. Il faut continuer son chemin et se rattraper sur d’autres lacs. Heureusement qu’il y en a de quoi fournir à des légendes de pêcheurs pendant au moins encore un quart de siècle !

Voici le petit lac Batiscan, le lac Pauvre, le Bon Lac, le lac Long, le lac Belle Vue, le lac des Îles, le lac Vert, le lac Vermillon, le lac Clair, le lac au Lard, le lac du Centre, encore un lac Long, le lac Belle Truite, le lac aux Rognons, le lac des Passes, et enfin le grand et superbe lac Édouard, qui a 18 milles de longueur et se trouve à peu près à mi-chemin sur le parcours de la ligne.

Je voudrais bien connaître l’origine des noms de tous ces lacs, afin de régaler mes lecteurs d’un plat d’érudition sauvage ; mais cela est impossible. Ces noms ont été donnés par le premier venu, tantôt par un simple chasseur ou par un pêcheur encore plus simple, tantôt par un arpenteur fatigué qui étire ses muscles sur le bord de l’un d’eux, et qui l’appelle par conséquent lac Long, ou bien, qui s’est endormi en rond de chat, et qui l’appellera lac Rond (il y a à peu près une vingtaine de lacs Long et de lacs Rond dans toute la province, mais je crois tout de même qu’il y a plus de lacs Rond.)

Pendant longtemps j’avais cru que le nom d’Édouard, donné au grand lac que nous venons de mentionner, avait été comme une sorte d’hommage fait au prince de Galles, et quoique cette opinion fut assez accréditée, je n’étais pas bien sûr du fait, et mon imagination est si facile à troubler que j’en éprouvais une perturbation véritable dans mon for intérieur. Enfin, en parcourant le rapport insipide de l’exploration de 1878, je trouvai ce même nom d’Édouard donné au lac, et, de plus, son origine, attribuée à un simple chasseur indien de Batiscan, qui avait l’insigne honneur de s’appeler Édouard, lui aussi, tout comme le prince de Galles. Dès lors, je fus heureux. Savoir que le lac Édouard tire son nom d’un chasseur indien de Batiscan, quel bonheur ! Ô beauté des découvertes ! Ô volupté de l’érudition !

Ce qu’il y a de singulier dans ces lacs, c’est que chacun d’eux a son poisson propre, qui se distingue de celui des autres lacs par une nuance de la couleur du ventre. Ainsi dans l’un, la truite a le ventre blanc ; dans l’autre, elle a le ventre rouge ; dans un troisième, la truite sera toute verte ; dans un quatrième, il n’y aura que du poisson blanc ; ailleurs ce sera du bar, du touradi… ; tout cela a été arrangé à dessein pour les différents goûts des gens et suivant les couleurs qu’ils préfèrent. La Compagnie du chemin de fer n’y est pour rien : espérons que les pêcheurs sauront respecter cette distribution de la nature et ne s’amuseront pas à jeter une confusion inutile parmi les poissons des lacs, peut-être plus soucieux que les hommes de garder leurs couleurs.