Le château de Beaumanoir/Texte entier

Mercier & Cie (p. -274).


LE
CHÂTEAU DE BEAUMANOIR













LE
CHÂTEAU DE BEAUMANOIR
Séparateur
ROMAN CANADIEN
PAR
EDMOND ROUSSEAU
LÉVIS
MERCIER ET CIE., ÉDITEURS

1886

Enregistré conformément à l’acte du Parlement du Canada, en l’année mil huit cent quatre-vingt-six, par Edmond Rousseau, au bureau du ministre de l’agriculture.


PRÉFACE



« Notre origine française est assez noble pour que ceux qui ne la partagent pas dussent la respecter. Nous pouvons nous consoler à la pensée que ceux qui nous vilipendent tant, ne nous connaissent point. Faisons-nous connaître, non par les criailleries et les chants séditieux dans la rue, mais en forçant ceux mêmes qui ne parlent pas notre langue (malheureusement pour nous et pour eux, ils sont trop nombreux) à étudier l’histoire du Canada, non-seulement l’époque héroïque du Régime Français, mais bien aussi depuis la conquête. Notre histoire est toute enrichie de faits honorables pour nous ; aucun anglais de bon sens ne peut étudier cette histoire, sans voir se dissiper au moins une partie des préjugés que lui et les siens caressent avec complaisance. »[1]

Ces remarquables paroles de l’une des gloires de l’épiscopat canadien-français résument la pensée qui a présidée à ce livre. En face des insinuations malveillantes et des injures qui ont été dites et écrites depuis quelques mois contre la population canadienne-française, contre nos milices, il n’est pas de meilleure réponse, croyons-nous, de réfutation plus facile et plus complète, que de rappeler les actions héroïques de nos pères, leur courage dans l’adversité, leur vaillance sur le champ de bataille.

Une certaine presse francophobe, naguère encore, n’a pas craint de nous accuser de « lâcheté, » de « cruauté, » de « pillage. » Il suffit, pour venger notre honneur national outragé et faire repentir nos détracteurs, de mettre en regard les actions de nos pères et celles de leurs aïeux.

Nous sommes les fils de ces anciens preux, comme l’a prouvé la conduite des nôtres au Nord-Ouest en avril dernier, conduite qui a confirmé également une fois de plus la vérité de ce vieil adage : « Bon sang ne ment pas » !…

Voilà, en deux mots, l’unique but que nous nous sommes proposé en écrivant cet humble ouvrage. Dieu veuille que nous n’ayions pas été trop au-dessous de la tâche.

Edm. Rousseau.

Château-Richer, décembre 1885.



I

UN TRIO D’AMIS


« M. de Montmagny et moi descendismes en aval de Kébec pour visiter les françois établis en cet endroit. C’est avec bonne raison qu’on a nommé les lieux en haut du cap Tourmente, Beaupré ; car les prairies y sont belles et grandes et bien unies. C’est un lieu très-commode pour nourrir quantité de bestials. »

Ainsi s’exprimait le R. P. Paul LeJeune en l’an de grâce mil-six-cent trente-six, parlant de cette partie du pays comprise entre le Sault-Montmorency, à l’ouest, et le Cap Maillard, à l’est, un espace d’environ trente milles anglais.

Rien de charmant comme ces belles campagnes que borde la chaîne des Laurentides au nord, et que le St-Laurent baise au sud dans son cours capricieux.

Parcourez-les, ces campagnes, au retour de la belle saison, alors que la nature a repris son manteau de verdure ; il vous semblera traverser un immense jardin en fleurs, aux suaves parfums, qui s’exhalent des arbres fruitiers formant rideaux des deux côtés de la route vicinale.

C’est dans une des sept paroisses qui composent la Côte de Beaupré que s’est déroulée une partie de l’humble drame qui fera le sujet de ce récit. Nous l’avons recueilli tel qu’il s’est transmis par la tradition, et, chose singulière, quand les faits que nous allons relater semblent ignorés dans la paroisse où ils se sont passés — Château-Richer, pour l’appeler par son nom — la mémoire des vieux de St-Joachim — paroisse située à quelques milles plus bas — en est encore en pleine possession.

Mais avant tout, que l’on nous permette ici une digression afin de répondre à une question qui nous a été posée bien des fois : D’où vient donc ce nom de Château-Richer, quand la paroisse, à proprement parler, est placée sous le vocable de Notre-Dame de la Visitation ?

Il nous est impossible de produire des documents authentiques, mais nous croyons à l’explication que nous a laissé la légende et la voici :

En 1636, le roi Louis, quatorzième du nom, concédait au sieur Cheffault de la Regnardière, toute cette belle seigneurie de la Côte de Beaupré, aujourd’hui la propriété du Séminaire de Québec.

M. de la Regnardière ne vint pas au Canada ; mais il y fit passer un certain nombre de colons qui s’établirent sur ses terres.

Le plus grand nombre se choisit des établissements à l’endroit connu sous le nom de Petit Pré.

Parmi ces colons se trouvait un vieux garçon, cordonnier de son état — Nestor Richer — qui se bâtit une espèce de hutte à l’endroit où se trouve précisément le presbytère aujourd’hui.

En peu de temps, la petite colonie fit des progrès et l’on vit surgir çà et là de coquettes maisons construites avec la pierre qui abonde dans ces parages. Mais Richer, un peu excentrique comme tous les vieux garçons, très-avare d’ailleurs, resta attaché à sa hutte et ne voulut pas se soumettre au progrès général. En dépit des railleries de ses concitoyens, qui ne désignèrent plus son modeste réduit que sous la qualification ironique de château de Richer, il y demeura jusqu’à sa mort.

Quoiqu’il en soit de la vérité de cette tradition, il n’en reste pas moins acquis que l’on trouve dans les « Édits et Ordonnances » les arrêts de la cour prévotale de la Côte de Beaupré, tenant ses séances en la paroisse du Château-de-Richer, ce qui donnerait quelque vraisemblance à notre explication ou plutôt à celle de la légende.

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Les nombreux pèlerins — et ceux-ci sont légions — qui visitent chaque année la grande thaumaturge de Ste-Anne de Beaupré, ont sans doute admiré comme nous le coquet village, bâti en amphithéâtre, du Château-Richer. L’église, avec son clocher élancé, perchée sur le cap, semble saluer les passants qui s’étonnent de la voir si bien assise sur un roc qu’on croirait devoir chaque jour s’écrouler.

C’est sur ce cap, à l’extrémité nord-est de l’église, que devisaient un soir du commencement de mai 1759 ; trois vrais amis comme on n’en rencontre même plus au Monomotapa : le Révd. M. Chs. Duburon, le digne curé du lieu, Maître Antoine Crespin, notaire royal, et le sieur Ignace Gravel, riche cultivateur de la paroisse et marguillier en charge.

— C’est votre devoir de parler ainsi, M. le curé disait Mtre Crespin, c’est dans l’ordre que vous preniez la défense du roi, parce que le roi et l’autel, ça ne fait qu’un ; mais vos belles paroles ne changeront pas ma conviction. La colonie, malgré le courage de ses habitants, en dépit de l’héroïsme de nos troupes et du talent de nos généraux, n’en est pas moins à deux doigts de sa perte, grâce au manque de cœur d’un monarque qu’on a l’audace d’appeler le bien-aimé, et qui n’est que le jouet d’un cotillon comme la Pompadour.

— Eh ! oui, dit à son tour Ignace Gravel, sans compter que ce cotillon nous vaut le triste honneur de posséder parmi nous en qualité d’intendant, la pire des sangsues qui aient sucé les sueurs du peuple.

— Hélas, mes chers enfants, reprit M. Duburon, il y a malheureusement du vrai dans ce que vous dites ; mais, espérons-le, des jours meilleurs viendront, et pour la mère-patrie, et pour nous. Nous prierons tant le Seigneur qu’il fera ouvrir les yeux au roi.

— Des jours meilleurs ! reprit Gravel, quand la récolte a manqué l’année dernière et que nous ne sèmerons probablement pas cette année ? Des jours meilleurs ! quand la farine se vend cent trente francs au palais de l’Intendance, et que l’on nous enlève le peu de blé que nous avons dans nos greniers et que l’on ne nous le paie que six livres le minot ?

— Vous n’avez pas encore vu l’apogée de vos misères, mes pauvres amis, ajouta le notaire Crespin, et si les nouvelles que je reçois de Québec sont vraies, nous n’avons qu’à nous bien tenir.

— Qu’est-ce donc, mon cher notaire ?

— Voilà en deux mots les nouvelles mesures qui ont été adoptées à la dernière réunion du conseil. Vous savez bien que Cadet, une des créatures maudites de Bigot, a été nommé munitionnaire général et que Péan, sous le nom de major, a été chargé du détail de l’équipement des troupes et des milices. Or, comme le blé se fait rare, Bigot, sur l’avis de ces deux voleurs, a décidé d’envoyer dans les campagnes des employés pour enlever tout ce qu’ils trouveraient de grains, d’arrêter et de sceller en même temps les moulins, afin de forcer les habitants à se pourvoir à l’intendance.

— La misère va prendre des proportions effrayantes. Et pendant ce temps-là Bigot et sa clique amassent des richesses et font bombance.

— Savez-vous ce que m’apprenait ces jours derniers M. Boucault de Godefroy, quand je suis allé faire enregistrer l’inventaire de Jean Tremblay ? continua Crespin. C’est à mourir d’indignation…

— Qu’est ce donc ?

— Eh ! bien, non-seulement les vivres que l’on distribue aux troupes dans les postes militaires coûtent quatre fois plus qu’ils ne valent, mais on pousse l’audace et le cynisme de la rapine jusqu’à faire payer au roi ceux qu’ils donnent au munitionnaire Cadet.

— C’est impossible ; le gouverneur, M. de Vaudreuil, est trop honorable pour qu’on tente de lui faire prendre quelque part à pareilles malversations…

— M. de Vaudreuil est un honnête homme, sans doute, mais c’est aussi un gouverneur d’une faiblesse extrême et qui transgresse à ses devoirs en ne faisant pas punir les coupables comme ils le méritent. Son seul soin est d’organiser des détachements de Canadiens et de sauvages pour surveiller les mouvements des Anglais, pour nous assurer le secours des nations sauvages par des présents.

— Ah ! si je pouvais, moi, l’approcher pendant une heure seulement, comme je lui dirais son fait, à notre gouverneur…

— Rien de plus facile, Maître Crespin, fit la voix fraîche et jeune d’un nouvel interlocuteur qui arrivait en ce moment, vous n’avez qu’à enfourcher à mon retour, après-demain — car je vais plus bas qu’ici — votre bonne vieille jument blanche et à me faire la conduite jusqu’à Québec. Je vous promets une audience, car personne n’est plus abordable que M. de Vaudreuil.

— Mais c’est votre fils, Gravel, qui nous arrive ainsi sans tambour ni trompette, s’écria M. Duburon, tandis qu’Ignace Gravel étreignait le nouvel arrivé.

— Sans tambour, ni trompette, M. le curé, reprit le jeune homme, et tout droit de Montréal, en compagnie de M. de Vaudreuil que j’accompagne en qualité d’aide de camp extraordinaire.

— Mais assez causé, rentrons, et Louis va nous donner des nouvelles de nos troupes qui sont…

— Pardon ! s’empressa d’interrompre le père de Louis, ce soir, vous comprendrez que je le garde pour nous. Sa vieille mère qui ne l’a pas vu depuis si longtemps…

— C’est trop juste, mes enfants. À demain donc les nouvelles et que Dieu vous ait en sa sainte garde.



II

UN MOT D’HISTOIRE


Avant de suivre le père Ignace Gravel et son fils, lieutenant au régiment de Béarn, et de dire un mot des divers personnages que nous venons de mettre en scène, pour l’intelligence des événements qui vont suivre, le lecteur nous permettra d’esquisser en quelques lignes quelle était alors la position du pays.

Nous sommes au printemps de l’année 1759. Sauver la colonie était chose impossible ; le parti le plus sage était donc d’en sacrifier une partie pour sauver le reste.

À peine les glaces avaient-elles disparu, que M. de Bourlamaque s’était rendu à Carillon avec deux mille cinq cents hommes des régiments de la Reine et du Berry ; mais il reçut l’ordre d’évacuer aux approches de l’ennemi, de venir couvrir Montréal et se joindre au chevalier de Lévis à l’île aux Noix, située au bas du lac Champlain.

Cependant, dès le quinze mai, le colonel de Bougainville, envoyé à Paris l’automne précédent, était arrivé apportant quelques instructions pour M. de Montcalm, suivi quelques jours après devant Québec par la flotte du munitionnaire Cadet, conduite par le sieur Canon, lieutenant de frégate, chargée de munitions de guerre et de vivres. Cinq jours après, on apprit que l’avant-garde de la flotte anglaise, composée de douze vaisseaux de ligne, était mouillée près de l’île aux Coudres, soixante milles en bas de Québec, et qu’elle serait suivie de toute la flotte, comptant trois cents voiles avec douze mille hommes de débarquement, sous les ordres des généraux Wolfe, Monckton et Townsend, au mois de juin, ce qui arriva en effet.

M. de Vaudreuil se prépara à bien recevoir l’ennemi et donna les ordres en conséquence. M. de Ramezai, lieutenant du roi, fut chargé de commander la garnison de Québec, composée de six cents miliciens. Les places à occuper par les autres troupes leur furent assignées ; l’artillerie fut placée sous les ordres de M. le Mercier et les vivres déposés aux endroits les plus commodes. Deux frégates de la marine royale devaient rester armées, et du désarmement des autres vaisseaux, on devait, armer les bâtiments destinés à combattre en avant de la rade. À mesure que ces bâtiments deviendraient inutiles, les équipages devaient entrer dans la place pour servir aux batteries.

A. M. Vauquelin était assigné la direction de tous les bâtiments.

Le marquis de Montcalm était arrivé à Québec le 22 mai ; le gouverneur, le 25 ; le 29, le chevalier de Lévis, avec les régiments de la Sarre, Royal-Roussillon, Languedoc, Guyenne, et Béarn, les troupes de la marine. Les milices et les sauvages suivirent de près.

Tel était l’état des choses au moment où le père Gravel recevait la visite de son fils Louis, visite d’autant plus agréable qu’elle, était tout-à-fait inattendue.

Louis Gravel était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, d’une taille élevée, et dont la saillie, des muscles annonçait autant de vigueur que d’activité. Il portait l’uniforme de lieutenant au régiment de Béarn, grade qu’il avait gagné l’année précédente à Carillon, en parvenant, à la tête de quelques miliciens, à enclouer les canons d’une batterie anglaise qui massacrait à revers le troisième bataillon du Berry, sous le commandement du chevalier de Lévis.

Rien de commun dans ses traits, quoiqu’il fût né de simples paysans de la Côte de Beaupré, ce qui avait donné cours à la calomnie que certain grand personnage de la colonie n’était peut-être pas étranger à naissance. Le nez, le menton et la bouche étaient d’une pureté classique ; des favoris, aussi, noirs que l’aile d’un corbeau, couvraient ses joues décolorées ; son teint était basané par un long séjour dans les camps. Cette belle figure semblait reproduire le type d’une médaille antique ; mais elle empruntait une grâce exquise et séduisante au sourire qui l’animait par intervalles. Il n’y avait d’ailleurs rien d’efféminé dans l’extérieur du jeune homme dont les yeux noirs, la voix mâle et les membres nerveux annonçaient du courage et de la résolution.

Ignace Gravel — le père de notre héros — n’avait que ce fils. Venu du Poitou avec quelques ressources, par son travail et son énergie, il avait su s’acquérir un degré de fortune assez rare à cette époque dans la colonie.

Quand ce fils lui avait été donné après 14 années d’un mariage stérile, Ignace Gravel — préjugé hélas ! que l’on rencontre si souvent de nos jours chez les cultivateurs canadiens, qui vont ainsi faire presque toujours le malheur de leurs enfants, quand ils n’ont pas à s’accuser de grêver le pays de sujets inutiles, parfois dangereux — Ignace Gravel s’était promis, disions-nous, de soustraire son fils aux rudes travaux des champs pour en faire un monsieur.

Dès son bas âge, Louis fut donc placé au Séminaire de Québec où il fit d’assez bonnes études. Quand il s’agit de se choisir une carrière, le jeune Gravel déclara qu’il n’en voulait pas d’autre que celle des armes.

Protégé par Mgr l’évêque Pontbriand, remarqué par le gouverneur auquel il avait été recommandé, brave et bon compagnon. Louis eût bientôt l’avantage de se signaler dans les nombreuses campagnes que la colonie avait à soutenir. Rien d’étonnant donc qu’on le trouve officier à un âge comparativement peu avancé. Que l’on n’oublie pas, du reste, que les circonstances dans lesquelles était placé, le pays rendaient plus faciles les promotions, même en dehors des sujets appartenant à la noblesse qui avait alors le monopole des grades dans l’armée.

Le père Ignace Gravel, accompagné de son fils et de Mtre Crespin, se dirigea vers sa résidence, à quelques pas de l’église, précisément à l’endroit où se trouve aujourd’hui la maison d’école.

— Et tu nous arrives ainsi, mon garçon directement de Montréal, seul ? dit le père Gravel.

— Pas précisément, mon père. Il y a deux jours que je suis arrivé à Québec avec le gouverneur et sa suite, en qualité d’aide-de-camp extraordinaire. Je remplace M. de la Roche-Beaucourt qui est retardé Montréal pour organiser un corps de volontaires à cheval.

— Vous comprenez quelle hâte j’avais de venir vous embrasser, ainsi que ma vieille mère. J’ai donc obtenu un congé, et suivi de mon garde-du-corps Tatassou, tous deux nous n’avons fait qu’un temps de galop depuis la ville. Et me Voilà !

— Tatassou ? Est-ce ta monture que tu nommes ainsi ? fit le notaire.

— En effet, vous ne savez pas, ni vous mon père. Eh ! bien, l’été dernier, comme vous le savez, le général Montcalm était à Carillon avec l’armée. M. de Bourlamaque avait été envoyé à la tête du portage avec les régiments de la Reine, de Guyenne et de Béarn. M. de Bourlamaque détacha ma compagnie, sous les ordres de M. de Trépézée, et quelques sauvages hurons, pour observer l’ennemi de la montagne Pelée et s’opposer au débarquement des troupes.

— Malheureusement l’ennemi était trop considérable et à la première attaque, ayant tenté de rallier Montcalm, nous nous égarâmes et au moment où nous nous y attendions le moins, nous tombions au milieu des Anglais. J’étais à m’escrimer de mon mieux, à la lisière du bois, quand j’aperçus à mes côtés un jeune chef huron dont un grand escogriffe d’iroquois se disposait à enlever la chevelure. Au moment même j’avais la main assez heureuse pour enfoncer mon épée dans la gorge d’un anglais qui me serrait de trop près, si heureuse même que l’épée y resta, ce qui me permit de me servir de mes pistolets pour abattre l’iroquois qui était en frais de scalper mon voisin. Plus heureux que M. de Trépézée qui fut pris avec quatre-vingt-dix hommes mon compagnon et moi, nous réussîmes à atteindre le fort sans encombre à la faveur de la nuit.

— Ce jeune chef huron dont j’ai eu le bonheur de sauver ainsi la chevelure, à laquelle il tenait tant que depuis il m’a voué une reconnaissance éternelle, est le personnage que je vais avoir l’honneur de vous présenter sous le nom euphonique de Tatassou.

Nous ne ferons pas assister le lecteur aux larmes de la mère en revoyant son fils adoré, larmes de joie, douce rosée céleste que les anges du bon Dieu viennent recueillir. Nous ne redirons pas non plus le récit de toute la campagne de Louis, récit qu’il dût recommencer pour chaque nouveau visiteur, et Dieu sait s’il en vint, ce soir-là, à la ferme du père Ignace Gravel.

Laissons maintenant reposer nos personnages. Nous les retrouverons demain matin à la messe dite par M. Duburon à la demande de la mère Gravel, pour remercier Dieu d’avoir préservé son fils des dangers de la guerre.

III

QUE L’ON PEUT NE PAS LIRE


Nous avons sous les yeux la minute d’un acte d’inventaire, passé par Mtre. Antoine Crespin, qui se termine par l’attestation suivante d’une écriture un peu plus possible que celle du susdit notaire, lequel, en outre, ne nous semble pas avoir brillé par une connaissance bien approfondie de la langue française :

« Clos et arresté le présent inventaire par nous juge Prévost de la jurisdiction de Beaupré suivant l’acte de ce jour neuf octobre 1751. »

(Signé) Boucault de Godefroy.

Il a donc certainement existé une cour prévôtale dans la Côte de Beaupré qui tenait ses séances à Château-Richer.

Lors de la construction de la belle église de cette paroisse, il y a quelques années, un peu à l’ouest du cimetière actuel, les ouvriers, en pratiquant les fondations, mirent à nu un mur que l’on supposa d’abord avoir appartenu à une chapelle des morts. Le curé, feu le Révd. M. Ed. Richard, voulut en avoir le cœur net et fit continuer les fouilles. On découvrit alors toute la coupe transversale d’une bâtisse formant un parallélogramme de cinquante pieds de l’est à l’ouest sur vingt-cinq pieds du nord au sud.

Au milieu, sur la largeur, on trouva un mur de séparation et le sommet d’une double voûte donnant dans chaque partie de la bâtisse. Cette voûte renfermait une plaque de poêle — trouvaille prosaïque — de l’argent fondu et un sou anglais portant le millésime de 1745. Dans un des coins de l’appartement de l’est, existaient encore les vestiges d’un four, ce qui indique que si les séances de la cour se tenaient probablement là, dans cette salle, le gardien devait y avoir aussi son logement ; La partie ouest de cette même bâtisse était divisée, sur le sens de la longueur, en quatre cellules, comme le prouvent l’existence de trois petits murs peu épais, avec un espace formant corridor près du gros mur de séparation.

Apparemment donc que s’il y avait cour prévôtable à Château-Richer, il y avait aussi prison, par ces cellules évidemment avaient leur raison d’être et cette supposition seule peut la justifier.

Rendons-nous à quelques pas plus loin, au pied du côteau, et nous trouverons les fondations de la résidence d’été du juge prévôt, espèce de chalet, qu’habitait au mois de mai 1759, le sieur Boucault de Godefroy et sa fille.

Veuf depuis plusieurs années, M. de Godefroy avait reporté toute sa tendresse sur son unique enfant, Claire, qui atteignait alors sa vingtième année.

Rien de charmant comme cette jeune fille ! Que d’innocence sur ce front ! Que d’éclat et de naïf étonnement dans ces deux yeux noirs, dans ce regard velouté ! Que de fraîcheur sur ces joues ! Que de grâce dans cette bouche qui semble faite pour sourire ! Qu’elles sont belles, ces jolies petites dents ! Qu’ils sont magnifiques et soyeux, ces beaux cheveux châtains ! Que de trésor dans ce buste ! Que cette main, coquettement soignée, est effilée et gentille ! Que cette taille élancée est bien faite…

Le tout est à ravir…

Claire n’avait pas connu les soins d’une mère. Elevée d’abord par sa vieille nourrice, elle fut confiée plus tard aux religieuses Ursulines de Québec qui en avait fait avant tout une fille vertueuse. M. de Godefroy l’avait rappelée auprès de lui depuis deux années seulement, afin de faire les honneurs de sa maison à la ville, au moment où nous la présentons.

IV

UNE RENCONTRE FORTUITE


Tous les fidèles du voisinage, et les divers personnages que nous venons de mettre en scène, étaient réunis le lendemain matin de bonne heure à l’église pour entendre la messe de M. Duburon.

En avant de la nef, dans le banc du seigneur, Louis ne remarqua pas sans émotion la présence de mademoiselle Claire de Godefroy, qui ignorait encore son retour. Grande fut donc la surprise de la jeune fille quand Louis, au sortir de la messe, lui présenta l’eau bénite en lui, demandant des nouvelles de sa santé et de celle de son père.

— Quelle heureuse surprise ! fit-elle en rougissant. Et depuis quand parmi nous ?

— Depuis hier soir seulement, mademoiselle, et déjà sur mon départ, car je n’ai obtenu un congé que sous le prétexte d’aller en éclaireur à St-Joachim, afin de m’informer des mouvements de la flotte anglaise.

— Nous sommes donc menacés d’une nouvelle invasion anglaise ?

— Plus sérieuse que jamais, et si de prompts secours ne nous arrivent pas de France, je ne sais vraiment si nous pourrons faire face à l’ennemi.

— Toujours la guerre !…mais devrais-je m’en effrayer puisque c’est pour vous, mon ami, l’occasion de cueillir de nouveaux lauriers.

— Vous vous exagérez mon faible mérite…

— Les nouvelles sont rares dans nos parages, du théâtre des hostilités surtout, pas si rares cependant que je n’aie appris avec une grande joie l’action héroïque qui vous vaut votre commission de lieutenant dans le régiment de Béarn.

— Et monsieur votre père !…

— Il en a été heureux, sans doute, reprit la jeune fille avec un embarras visible, car ce serait de l’ingratitude lui qui vous doit la vie de son enfant ; mais vous connaissez ses idées exclusives au sujet des prérogatives de la noblesse…

— Je comprends ; parce que je n’ai pas mes seize quartiers, il considère que je suis un intrus parmi les officiers du régiment auquel j’ai l’honneur d’appartenir…

— Vous allez trop loin, car il est sans doute flatté de voir arriver un jeune homme auquel il s’intéresse, auquel il a de l’obligation. Mais qu’importe sa sollicitude, si vous avez la mienne, ajouta la jeune fille en souriant. Parlons de vous, plutôt.

— Je ne vaux certainement pas un tel honneur. Ma vie est toujours la même depuis que je vous ai quittée, c’est-à-dire bien monotone : faire mon service et me battre contre l’ennemi chaque fois que l’occasion s’en présente, ce qui arrive assez souvent, je dois l’avouer.

— Croyez, mon ami, que je pense bien souvent aux dangers auxquels vous êtes exposé et que tous les soirs je prie la bonne Vierge de vous protéger.

— C’est à ces bonnes prières, nul doute, que je dois d’avoir traversé une campagne si sérieuse, sans une égratignure.

— Mais quel est donc ce jeune sauvage tenant deux chevaux en laisse et qui semble chercher quelqu’un ou quelque chose ?

— Pour le quart d’heure, c’est mon ordonnance Tatassou, un jeune chef huron auquel j’ai rendu certain petit service et qui m’est tout dévoué. Dans ces temps difficiles, s’il vous arrivait malheur — ce qu’à Dieu ne plaise — quand ce jeune sauvage se présentera à vous, comptez sur son entier dévouement et fiez-vous à lui comme à moi-même.

— Mon frère a-t-il compris ! ajouta Louis Gravel en s’adressant à Tatassou

— Le jeune chef a entendu les paroles de son frère l’officier français et elles sont gravées avec la figure de la jeune fleur au visage pâle dans son cœur.

— Merci au jeune chef, dit Claire, et qu’il sache bien que la jeune fille au visage pâle ne l’oubliera pas non plus.

— Et maintenant, Claire, adieu ou plutôt au revoir, le devoir m’appelle plus loin. Ayez toujours une pensée pour l’humble officier dont bien des fois vous avez été le seul rêve dans ses longues nuits de bivouac.

Et ayant sauté sur sa monture, Louis Gravel, suivi de Tatassou, partit ventre à terre, tandis que la jeune fille, rêveuse, pensive, prenait la direction du chalet.



V

UNE CHASSE AU CHÂTEAU
DE BEAUMANOIR


Le lecteur l’a sans doute deviné, Claire et Louis s’aimaient. Comment cet amour était-il venu ? Dans une circonstance assez romanesque pour frapper l’imagination des deux jeunes gens dont le cœur n’avait pas encore été troublé par ce sentiment, circonstance que nous allons faire connaître.

Tous les touristes qui ont visité la vieille cité de Champlain connaissent cette belle route de Charlesbourg qui conduit aux ruines du château de Beaumanoir — connu plus généralement sous le nom de château Bigot — célèbre par les orgies de cet intendant et de ses familiers. Les aventureuses lubricités de ce triste personnage de notre histoire ont été trop souvent racontées pour que nous en faisions même un court récit qui, du reste, n’aurait pas sa place ici.

Mais on ignore peut-être généralement que si Bigot a donné au Canada le spectacle des mœurs dissolues de ses protecteurs en France, il était, à ses heures, homme de bonne compagnie, et qu’à côté de ses orgies auxquelles n’étaient conviés que le dessus du panier des roués de l’époque, il donnait aussi de temps en temps de fort belles fêtes auxquelles la société respectable de Québec ne dédaignait pas de prendre part, voire même le gouverneur et sa suite.

Claire venait à peine de sortir du couvent, quand, un jour, son père la conduisit à une grande chasse à courre dans les bois qui avoisinaient le château de l’Intendant.

Comme presque toutes les dames canadiennes de ce temps-là qui, faute de bonnes voies de communications étaient exposées à voyager souvent à cheval, Claire de Godefroy était une écuyère aussi sure, habile, qu’élégante.

Toute la haute gomme de Québec, comme l’on dirait aujourd’hui, était réunie ce jour-là au château de Bigot dès six heures du matin.

Après un déjeuner fin expédié en quelques minutes, tout le monde se mit en campagne au son joyeux des cors de chasse pour forcer un magnifique chevreuil, au dire des piqueurs ; mais c’est en vain que l’on battit la forêt pendant toute la matinée.

Une partie des chasseurs, parmi lesquels se trouvait Claire, avait poussé une pointe jusqu’au bord du bois, près de l’église, et la cavalcade reprenait le chemin du château, quand le cheval de mademoiselle de Godefroy, qui était ombrageux, effrayé par un lièvre qui venait de déboucher d’un buisson voisin, fit un écart et prit sa course vers la ville. La jeune fille cependant ne perdit pas la tête, mais malheureusement un des guides se rompit dans sa main et le tronçon frappant le cheval à la tête lui fit prendre le mors aux dents.

Infailliblement, il allait s’abattre au détour d’une borne placée sur une éminence près de l’église, quand un jeune homme, sortant d’une maison voisine, se précipita sur le chemin du cheval qu’il saisit à la bride, au risque de se faire écraser, et, traîné sur un sol rocailleux, il l’arrêta juste au moment où un camarade venait au secours de la jeune fille.

Quelques chasseurs arrivèrent avec M. de Godefroy et emmenèrent la jeune fille, tandis que son sauveur était transporté dans une auberge — « Le repos des voyageurs » — tenue par la mère Jobin, auberge fort en vogue de ce temps là parmi messieurs les militaires de la ville.

À part les émotions d’un pareil danger couru, Claire, qui était une vaillante enfant, n’avait aucun mal et l’on comprend que sa première pensée fut de s’informer du nom de l’intrépide jeune homme qui était venu si à propos à son secours.

— Je puis vous satisfaire sur ce point dit le jeune St-Luc, qui s’était montré fort empressé auprès de la jeune fille depuis le matin, attendu que nous avons été compagnon d’études au Séminaire de Québec : c’est Louis Gravel, le fils d’un riche cultivateur de la Côte de Beaupré, de Château-Richer, je crois.

— Quel bonheur ! mais c’est précisément l’endroit où mon père vient d’être chargé par le gouverneur d’administrer la justice.

— Quand vous irez y passer la belle saison, vous aurez toute liberté de lui exprimer votre reconnaissance pour une action après tout fort ordinaire, et que tout autre eut fait à sa place s’il en avait eu l’occasion, reprit le jeune homme avec un sourire forcé.

— C’est ce que je compte bien faire en effet. Quant au peu de cas que vous semblez faire de l’exploit de M. Gravel, permettez-moi de n’être pas du même avis. S’il n’eût pas été là, s’il eût hésité à affronter le danger, j’étais bien et dûment vouée à une mort affreuse. N’est-ce pas, mon père ? dit Claire.

— Sans doute, mon enfant, répondit M. de Godefroy, et nous devons d’autant plus tenir compte à ce garçon de son dévouement qu’il est blessé…

— Il est blessé ! dites-vous ? Mais alors il faut aller à son secours…

— C’est inutile, il n’a que quelques écorchures sans gravité. On vient de le transporter à la ville du reste dans une des voitures de M. Bigot. Aussitôt que nous serons de retour, j’enverrai prendre de ses nouvelles.

— Pourquoi ne pas y aller vous-même, mon père ? Oh ! je vous en prie…

— Eh ! bien, nous verrons demain.

Louis Gravel avait été en effet transporté à la ville, où il habitait un appartement de garçon dans la côte du Palais. Ses blessures, sans être graves, ne lui en avaient pas moins causé un ébranlement général qui le tint sans connaissance pendant près d’une heure. En reprenant ses sens, ses premières paroles furent :

— Mon Dieu, qu’elle est belle !



VI

UN BOUQUET DE PENSÉES ET UN
BILLET


Le juge Prévôt de la Côte de Beaupré, M. Boucault de Godefroy, avait alors plus de 60 ans. Fils d’un conseiller au parlement de Paris, M. de Godefroy avait épousé, déjà vieux, une Mortemart, orpheline sans fortune.

Doué de bonnes qualités, doux, aimant, sensible, M. de Godefroy avait cependant deux grands défauts qui neutralisaient les dons de sa nature. Il était timide et inquiet, et chose singulière cependant, le blessait-on dans ses préjugés sur la noblesse, il montrait une ténacité qui frappait d’autant plus qu’elle était complètement ignorée ailleurs.

Sa timidité était de celles qui, se renfermant dans le silence, s’abritant derrière l’inaction, font sans cesse hésiter et empêche toujours d’arriver à temps.

Quant à son inquiétude, c’était pis encore : c’était une cause de tracas de toutes les minutes, une cause de tribulations morales de tous les instants.

M. de Godefroy voyait partout des ennemis, se figurait qu’on cherchait à lui nuire, qu’on lui voulait du mal, qu’on ne l’aimait pas, qu’on médisait en arrière sur son compte.

Il voyait sans cesse des maux suspendus comme autant d’épées de Damoclès sur sa tête, et quand il jetait un coup d’œil sur l’avenir il ne voyait que pièges tendus ; alors il frémissait, il pâlissait, il gémissait, sans bien précisément savoir pourquoi, par suite d’une habitude prise.

M. de Godefroy avait heureusement fait un mariage excellent. Mademoiselle de Mortemart n’était certainement pas riche, mais elle était douée des qualités manquant, à son mari, qualités que nous retrouverons dans sa fille plus tard : énergie puissante, clarté dans les vues, persévérance dans les idées, afin d’arriver au but.

Tant qu’elle vécut, M. de Godefroy se laissa guider par sa femme qui avait pris sur lui un empire absolu.

Aussi vivait-il calme et tranquille, se persuadant que ce calme et cette tranquillité ne provenaient que de son énergie ; car, comme la plupart des hommes faibles, loin de reconnaître ses défauts, M. de Godefroy prenait chacun d’eux pour une qualité.

Quelques années après son mariage, Dieu lui donna une fille. Une maladie de l’enfant coûta la vie de la mère par excès de soins donnés.

M. de Godefroy pleura amèrement, sincèrement sa femme, puis il reporta toute sa tendresse sur son enfant.

Se trouvant seul aux prises avec la vie, lui qui n’avait jamais lutté, il fut bientôt en proie à un redoublement de doutes, de chagrins, de déceptions qui quadruplèrent ses sentiments de timidité et d’inquiétude.

Il perdit à cette époque un procès qui le ruinait à peu près complètement, lui enlevant le revenu d’un petit domaine en Normandie, près d’un château que possédait la Pompadour en cet endroit. Présenté à celle-ci dans un court séjour qu’elle avait fait dans ce château, elle conseilla à M. de Godefroy de passer dans la Nouvelle-France avec sa fille, lui promettant une charge lucrative qui lui serait procurée par les soins de son favori, l’intendant Bigot.

L’année suivante, M. de Godefroy arrivait dans le pays et fut cordialement accueilli par Bigot, qui resta frappé de la beauté de Claire sortant à peine de l’enfance. Bigot lui fit l’avenir si riant qu’à partir de cette époque, ce fut un Dieu pour M. de Godefroy ; il ne vécut que pour lui et par lui, son nom était sans cesse dans sa bouche. Bigot, avec son intelligence des hommes, comprit tout le parti qu’il pouvait tirer d’un pareil sujet, c’est pourquoi il prit la ferme résolution de se l’attacher par quelques faveurs, qui furent reçues avec reconnaissance.

M. de Godefroy habitait, au moment où nous reprenons le fil de notre histoire, un magnifique logement sur la rue Ste-Anne, qu’il devait à la munificence de Bigot.

Au lendemain de l’accident arrivé à Louis Gravel par la faute involontaire de la jeune fille, celle-ci envoya aux nouvelles sa vieille nourrice Dorothée, — un ange de dévouement qui n’avait pas voulu la quitter à son départ de France. Dorothée apprit à sa jeune maîtresse que son sauveur, à part quelques courbatures, était assez bien, même pour sortir. Claire étant à faire de la tapisserie à sa fenêtre, dans l’après-midi, le vît passer à cheval. Le jeune homme risqua un salut respectueux qui lui fut timidement rendu en rougissant.

Disons-le de suite : si, en reprenant sa connaissance la veille, Louis n’avait pu s’empêcher de s’écrier en pensant à Claire : « Mon Dieu ! qu’elle est belle ! » — nous sommes forcé d’ajouter, pour être historien véridique, qu’après le passage du jeune homme devant ses fenêtres, Claire qui avait eu le loisir de le mieux examiner que dans le trouble du moment à Charlesbourg, ne put aussi s’empêcher de murmurer : — « Mon Dieu qu’il est donc bien, ce jeune cavalier, et qu’il ferait un joli mari ! »

Claire dormit mal, la nuit suivante, et se leva dès l’aurore. Mais en vain se mit-elle à sa fenêtre, la journée entière se passa sans qu’elle revît le cavalier de la veille. Elle fut triste, nerveuse, agitée tout le jour, tout lui parut désagréable à voir et à entendre. Il en fut de même pendant plusieurs jours.

En quittant sa fenêtre, le quatrième jour :

— Il n’est pas revenu, tant mieux, se dit-elle, et qu’il ne revienne jamais, jamais, jamais…

C’était l’amour-propre froissé qui parlait. Le cœur disait bien autre chose.

Et cependant tous les jours Claire allait, venait, tourmentait Dorothée, et bien qu’il fit un froid humide — on était en automne — trouvait mille prétextes pour laisser les fenêtres ouvertes.

Un soir, elle ne put contenir son chagrin, elle pleura… mais elle pleura seule, quand sa nourrice fut couchée.

Claire en vain combattait, elle était contrainte de s’avouer à elle-même qu’elle avait du plaisir à voir le jeune homme du chemin de Charlebourg.

Le lendemain — qui était un dimanche — en compagnie de Dorothée, elle se rendit à la cathédrale pour entendre la messe. Au sortir de l’église, retenue par la foule, elle aperçut sur le trottoir Louis Gravel, le visage pâle, mais l’œil animé et la bouche souriante.

Claire le regarda longuement, sans chercher à cacher son trouble, puis elle sourit.

Louis porta la main sur son cœur avec un geste passionné.

Les flammes des prunelles s’étaient heurtées, et il y eût dans cet échange muet des pensées, une expression de sympathie qu’aucune parole n’eût pu traduire.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, immobiles tous deux, oubliant la foule qui les séparait.

Il fallut que Dorothée vint arracher Claire à cette muette contemplation extatique.

La jeune fille cacha son trouble.

Tous les jours, elle revit Louis Gravel.

Un matin, en s’éveillant, elle trouva, caché, au bas de l’appui de sa fenêtre, un bouquet de pensées.

Claire le prit et le cacha dans son corsage.

Le lendemain, un second bouquet était encore sur l’appui de sa fenêtre, et dans ce bouquet était un papier tout menu, bien finement plié.

La jeune fille resta longtemps hésitante, tenant de la main gauche le bouquet, et les yeux rivés sur le papier caché dans les fleurs.

La main droite était pendante…

Claire rougissait et pâlissait tour à tour… Parfois elle avançait la main, puis son bras retombait inerte.

Les pensées les plus opposées surgissaient dans son esprit et lui causaient les sensations les plus vives.

Longtemps elle fut ainsi, émue, inquiète, anxieuse, incertaine, tremblante.

Tout-à-coup, elle crut entendre marcher près d’elle — … Elle tressaillit vivement.

Dans un mouvement brusque le bouquet lui échappa…

Il tomba sur le plancher, et le billet se détachant, voltigea à quelque distance.

Claire se baissa vivement, et ramassa et les fleurs, et le papier……

Le papier était déplié… C’était une lettre… Les yeux s’arrêtèrent sur l’écriture et elle lut.

« Mademoiselle.

« Vous savez que je vous aime, ce qui me fera pardonner ma hardiesse. Quoique je ne vous l’aie jamais dit, tout en moi doit vous en parler, depuis l’instant où, pour la première fois, votre beauté m’est apparue comme une vision du ciel, lueur fugitive, apparition rapide, mais assez pourtant pour que votre image soit à jamais gravée dans mon cœur.

« Je vous aime, mademoiselle, et mon vœu le plus cher, mon désir le plus ardent est que cet amour, vous me permettiez d’aller vous le jurer en présence de votre père, comme doivent agir deux bons enfants que nous sommes.

« Je vous aime de toute l’ardeur de mon âme, et je donnerais ce que j’ai de plus cher au monde pour que cet amour vous ne le repoussiez pas.

« Si vous acceptez l’offrande d’un cœur qui se donne à vous tout entier, ce soir, posez votre bouquet fané à l’endroit même où vous avez trouvé ce matin des fleurs fraîches. »

« Avec espoir, »

« Louis Gravel. »

Est-il besoin de dire ce qui se passa dans le cœur de Claire durant les heures de toute cette journée ? On le devine sans doute.

Dix fois elle relut cette lettre trop courte, ces paroles brûlantes…

Oh ! que les heures lui semblèrent courtes.

Claire n’avait confié son trouble à personne, pas même à Dorothée. Claire était donc maîtresse de son secret.

Quand le soleil commença à descendre sans qu’elle eût revu Louis, objet de ses pensées, quand elle vit s’abaisser doucement les ombres crépusculaires d’une belle journée d’automne, elle relut encore cette lettre qu’elle avait chaudement placée sur son cœur…

Cette fois, elle porta à ses lèvres ce papier froissé avec un mouvement convulsif.

— Oh ! murmura-t-elle, il ne cherche pas à me tromper, il pense ce qu’il écrit !…

Elle demeura immobile, puis courbant lentement la tête, comme pour se cacher sa rougeur à elle-même.

— Je l’aime ! dit-elle.

Elle alla s’agenouiller sur son prie-Dieu pour prier le Seigneur et demander la protection de sa mère.

Tout-à-coup, entendant des pas résonner bruyamment dans l’escalier :

— Oh ! oui, je l’aime et j’ai foi en lui ! dit Claire en se redressant.



VII

PERPLEXITÉS


Deux partis existaient alors dans la colonie : celui du gouverneur qui ralliait à lui les honnêtes gens parmi la noblesse et le peuple, et celui de l’intendant Bigot, qui comptait la nombreuse kyrielle des dilapidateurs des deniers publics, les rongeurs et les rongés, les exploitateurs et les exploités.

Bigot se savait appuyé par la cour de Louis XV, dont la toute puissance reposait alors dans la main d’une jolie femme, sortie des rangs du peuple, la fille Poisson, qui fut reine de France par la grâce de sa personne sous le nom de Marquise de Pompadour.

Madame la marquise,
Votre bras est bien fait ;
Votre taille est bien prise,
Et votre pied parfait !
J’aime sur votre joue
Ces mouches de velours,
Votre coquette moue,
Et vos piquants discours !

Mais Bigot avait compris, si roué qu’il fut, que la roche tarpéienne est bien près du Capitole, en d’autres termes que le caprice d’une jolie femme, d’une courtisane surtout, de la favorite d’un roi, est chose bien éphémère et qu’il ne faut pas trop s’y fier. Il était donc pour lui de haute politique de s’entourer le plus possible de créatures, et avant tout de créatures bien en cour et pouvant approcher de la marquise. Or, M. de Godefroy, le protégé de madame de Pompadour, M. de Godefroy, qui avait manifesté sa ferme intention de ne passer que quelques années au Canada pour refaire sa fortune, quelqu’humble qu’il pût être, n’était pas à dédaigner en raison même de ses grandes relations en France. Bigot le fit donc nommer à une charge importante qu’il pouvait rendre lucrative et l’attacha à la société de ses spéculateurs.

Prompt à juger son homme, Bigot se dit qu’il compromettrait d’abord son nouvel associé dans une des mille spéculations véreuses dont il avait le monopole, pour s’en faire ensuite une âme damnée.

M. de Godefroy ne vit pas le danger et accepta avec la plus vive reconnaissance les offres brillantes de Bigot, faveurs qu’il attribua à son seul mérite.

Ajoutons que Claire, dès sa première apparition dans le beau monde de Québec, — elle n’y avait pas paru avant la partie de chasse dont il a été parlé tantôt, — fit la plus grande sensation par sa grâce et sa beauté, ce qui lui attira les attentions de l’Intendant. Il devint bientôt le favori de la maison, au grand désespoir de la jeune fille qui ressentait pour lui une répulsion instinctive.

Claire, en entendant des pas dans l’escalier, s’était empressée de cacher la lettre de Louis Gravel dans son corsage. Un instant après, on frappa à la porte de sa chambre :

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, toute palpitante.

— C’est moi, mon enfant ! fit une voix joyeusement émue.

— Mon père ! s’écria la jeune fille, et elle courut ouvrir.

C’était effectivement M. de Godefroy qui avait un air préoccupé et qui ne surprit pas la rougeur de Claire. Absent depuis trois jours, il arrivait de visiter l’endroit où il venait d’être chargé d’administrer la justice.

— Chère enfant, dit-il en l’embrassant sur le front, qu’il y a longtemps que je ne t’ai vue, mon adorée, et que je suis donc heureux de revenir vers toi ! Trois jours ! Il me semble qu’il y a trois siècles que je t’ai quittée !…

— Eh ! bien ! tu ne me dis rien ?

— Mon père ! dit la jeune fille en se jetant à son cou.

— Tu es bien, mon enfant ?

— Oui, mon père. Avez-vous bien des nouvelles à me raconter ?

— Je vais te dire un mot de l’endroit que je viens de visiter et ce que j’entends faire.

— Rien de joli comme les campagnes que j’ai parcourues, rien d’hospitaliers, de respectueux comme les paysans que j’ai rencontrés. Ce qui va te faire plaisir, ma chère enfant, ce sera d’apprendre que, grâce à l’achat à Château-Richer d’une jolie villa, dans un endroit des plus pittoresques, à deux pas de l’église, je suis en mesure de te soustraire au séjour de la ville pendant les chaleurs de l’été.

— Oh ! quel bonheur, mon père, moi qui aime tant à courir les champs.

— Mais ce n’est pas tout, ma chère enfant, j’ai une autre nouvelle à t’apprendre. Réjouis-toi, souris vite, car elle est bonne.

Claire était remise. D’ailleurs elle était heureuse de revoir son père qu’elle adorait.

— Qu’est-ce donc, mon père ? demanda-t-elle en s’asseyant sur ses genoux.

— Eh ! bien, fillette, tu sais que grâce à M. Bigot — que Dieu bénisse ! — j’ai été nommé juge prévôt.

— Oui, mon père.

— Mais ce n’est pas tout.

— Comment ?

— La munificence de mon illustre protecteur ne s’est pas bornée à cette seule faveur.

— Vraiment ?

— À mon retour à la ville, ma première visite, même avant de t’embrasser, devait être à M. Bigot, que je n’ai pu remercier avant mon départ parce qu’il était à son château de Beaumanoir.

— Sans doute.

— Il m’a reçu avec la plus grande courtoisie, et après m’avoir demandé de tes nouvelles, il m’a présenté un pli cacheté.

— Un pli cacheté ? répéta Claire. — Eh ! oui ! eh ! oui ! un pli cacheté, en me disant :

« Daignez en prendre de suite communication, monsieur. »

Je m’empressai d’ouvrir et je trouvai… Devine ?

— Je ne sais, reprit la jeune fille, tremblante.

— Eh ! bien ! je trouvai pour sept cent mille livres d’actions de sa compagnie ! Et cette providence de Bigot ajouta avec son sourire enchanteur : « Je ne pouvais faire moins pour un ami si chaudement recommandé, et surtout pour sa charmante fille. Ces actions tripleront de valeur dans l’année, si vous voulez bien nous seconder, et je veillerai moi-même à ce que vous soyez satisfait. »

— Oh ! mon père ! l’Intendant vous a donné cela ? c’est trop beau !

— Oui, ma fille.

— Mais c’est tout simplement magnifique. Quel bonheur pour vous, mon père !

— Et aussi pour toi qui, avec une telle dot, va trouver un bon mari, un mari distingué…

— Oh ! nous avons le temps.

— L’aimes-tu bien, ce cher M. Bigot ? dit M. de Godefroy en observant sa fille.

— Oh ! oui, mon père, répondit la jeune fille d’un air contraint, il est si bon pour vous, comment ne l’aimerais-je pas ?

— Au reste, il t’aime bien, lui, car il pense à toi, à ton avenir, et ce qu’il fait pour moi, tu peux en attribuer une large part à l’éclat de tes beaux yeux.

— Comment le savez-vous, mon père ? demanda Claire étonnée.

— Parce qu’il me l’a dit lui-même et qu’il m’a prié de te produire beaucoup dans le monde, de te faire présenter par Madame de la Gorgendière au lever du gouverneur.

— J’irai au château St-Louis ? s’écria Claire en battant des mains et en tressaillant à la pensée qu’elle y rencontrerait certainement Louis Gravel, dont elle venait d’apprendre, par Dorothée, la nomination comme deuxième secrétaire de M. de Vaudreuil.

— Oui, mon enfant, la semaine prochaine. Tu es contente ?

— Oh ! oui, bien contente et bien heureuse.

— Et quand tu verras M. Bigot, tu me promets de le remercier ?

— De tout mon cœur.

— Maintenant, ma fillette, fais-moi donner à manger, car je meurs de faim.

Ils passèrent dans la salle à manger, et quand ils furent attablés :

— Vous qui venez de la campagne, dit Claire, est-ce vrai, mon père, comme me l’a appris Dorothée, qu’on y pille les grains au nom du roi et qu’on y maltraite les pauvres paysans ?

— Que veux-tu ! Ce sont les ennemis du roi puisqu’ils ne veulent pas livrer leurs grains au munitionnaire des troupes, et il faut bien que M. Bigot sévisse, d’autant plus que la faiblesse du gouverneur les rend insolents. De là la guerre sourde qui existe entre le château et le palais de l’intendance.

— Mais, mon père, n’est-ce pas bien de la part du gouverneur de se montrer indulgent pour ces pauvres paysans qui supportent tout le labeur du jour ?

— Ne parle pas ainsi, car tes paroles condamnent la conduite de notre protecteur. Si l’on t’entendait ! reprit M. de Godefroy d’un air inquiet.

— Mais…

— Chut ! Plus un mot sur ce sujet.

Claire baissa la tête. Elle sentit son cœur se serrer violemment.

— Que faire, mon Dieu ? se dit-elle, quand elle fut seule dans sa chambre, et un violent combat se livra dans son âme.

Elle aimait Louis, elle le sentait. Impossible de se tromper sur le sentiment nouveau, inconnu jusqu’alors pour elle, qui avait envahi tout son être et qui dominait son cœur.

Mais Louis Gravel appartenait au gouverneur, le rival sinon l’ennemi de Bigot ; Louis Gravel n’était pas gentilhomme, M. de Godefroy était imbu et fier de sa noblesse, et d’après ce qu’elle venait d’entendre, déclarer son amour pour ce jeune homme, c’était porter la crainte et la colère dans l’âme de son père.

Claire le connaissait. Elle s’était rendue compte de cette nature inquiète, timide, craintive.

Elle comprenait que cette joie qu’il ressentait depuis quelque temps était causée par la succession des honneurs dont Bigot était l’auteur prodigue et bienveillant, que cette joie qui entretenait le sourire sur cette physionomie, d’ordinaire soucieuse, rendrait plus pénible encore, plus terrible et plus grande la crainte de voir s’anéantir ce bonheur.

Elle se disait qu’il fallait, pour la tranquillité de son père qu’elle adorait, renoncer à cet amour naissant, à ce premier amour, à travers lequel elle avait entrevu, durant un instant, un horizon si beau et si poétique.

Renoncer à Louis qui l’aimait si ardemment, si noblement ! Claire sentait faiblir ses forces à cette seule pensée.

Elle était pourtant vaillante, cette jeune fille d’un père timide et irrésolu, elle avait autant d’énergie morale que celui-ci avait de faiblesse ; car Claire tenait de sa mère qui était une femme supérieure — nous l’avons déjà dit — une maîtresse femme, que l’on nous passe l’expression qui rend si bien notre pensée.

Claire possédait surtout cette qualité précieuse des grandes âmes et des grandes natures, de ne pas détourner par peur les regards de la situation, et de regarder le péril bien en face, quelque terrible qu’il fût.

Hélas ! cette fois, elle avait beau se faire forte, elle ne pouvait prendre un parti.

Elle pensait, et de grosses larmes coulaient le long de ses joues…

Elle pensait, et elle voyait son père maladie, plein d’effroi et d’inquiétude…

Elle pensait encore, et elle voyait Louis malheureux et triste…

— Que faire, mon Dieu ? se répétait toujours la pauvre enfant. Ce qu’il faut que je fasse avant tout, c’est de ne pas brusquer les événements. Donc, je dois garder ce bouquet.

Et Claire le portait à ses lèvres.

— Mais s’il ne trouve pas ce bouquet, continua-t-elle, il croira que je ne veux pas qu’il parle, que je le repousse, que je ne veux pas l’entendre… lui qui m’aime, lui qui m’a sauvé la vie au péril de la sienne…

Claire se mit à marcher à pas pressés.

— Oh ! comme il m’aime ! dit-elle.

Et son joli visage resplendissait, car cette pensée, cette certitude d’être aimée lui faisait paraître la vie si belle !

— Il m’aime ! il m’aime ! répétait-elle.

Et elle pressait sur ses lèvres le bouquet qu’elle tenait dans ses mains.

— Cependant, il ne faut pas qu’il agisse… Mon Dieu, que faire ?… lui parler… Impossible…

Et Claire courbait la tête en prenant son blanc front dans ses mains.

— Ah ! c’est cela, fit-elle tout-à-coup en se redressant.

Elle courut à un écritoire, traça les trois mots : « Attendez et merci, » plia le papier, qu’elle plaça dans le bouquet, posa celui-ci sur l’appui de sa fenêtre qu’elle referma et s’assit songeuse pour rêver à son amant.



VIII

LA DEMANDE EN MARIAGE


Le lendemain soir, M. de Godefroy soupait chez Bigot qui le reçut avec une courtoisie nouvelle. Tandis que les quelques invités qui assistaient à ce souper passaient dans les salles de jeu — car l’on jouait beaucoup et de fortes sommes au palais de l’intendance — Bigot et M. de Godefroy s’isolèrent dans un petit boudoir, sorte de retiro, où l’intendant ne recevait que ses familiers et ses familières.

L’on comprend que M. de Godefroy s’empressa de renouveler à son protecteur l’expression de sa reconnaissance.

— Ce qui m’a le plus touché dans votre généreuse et délicate attention, dit-il, c’est que vous avez pensé à ma fille.

— En vérité ? répondit Bigot d’une manière aimable.

— Oui, vous lui avez assuré par une dot son avenir. Car, comprenez-vous, n’ayant pour seules ressources à peu près que ma place, si j’étais mort que serait devenue ma pauvre Claire ?

— Sans doute, je comprends qu’une jeune fille, belle et séduisante comme la vôtre, ne peut demeurer seule sans une main pour la protéger et pour écarter ceux qui voudraient lui faire prendre une voie mauvaise.

— Eh ! oui ! et cette pensée me tourmente encore.

— Il y a un moyen de vous tranquilliser, reprit en souriant Bigot.

— Lequel ?

— Placez près de mademoiselle Claire un protecteur naturel en lui donnant un mari.

— Un mari ? Mais où le trouver ?

— Oh ! la tâche est facile. Mademoiselle Claire est jeune, jolie, instruite, spirituelle, aimable ; elle est de bonne maison et vous occupez une position élevée, un mari se rencontrera vite, pourvu que vous la montriez.

— Oui, mais il me faut des garanties de bonheur pour ma fille.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que je voudrais un mari qui ne serait ni trop jeune pour m’inspirer de l’inquiétude, ni trop vieux pour inspirer des regrets à Claire. Je voudrais aussi qu’il fut galant, aimable et bon, comme ma fille.

Bigot se leva et fit un tour dans l’appartement, puis venant se placer en face de M. de Godefroy :

— Mon cher monsieur de Godefroy, dit-il, en prenant la main de son interlocuteur, croyez-vous que je sois trop vieux pour songer à me marier !

— Allons donc ! trop vieux… vous ?

— Alors, voulez-vous de moi pour gendre ?

M. de Godefroy ne pouvant croire à ce qu’il se figurait un bonheur suprême, regarda Bigot pour constater si c’était une plaisanterie, mais il vit bien que le doute n’était pas permis et que la demande était sérieuse.

Alors la joie inonda son âme et il s’empressa d’accourir, après avoir donné une réponse favorable, auprès de sa fille pour lui faire part d’un pareil bonheur, ne doutant pas qu’il allait combler, tous ses vœux.

Claire était à prier dans son oratoire, quand elle s’entendit appeler par Dorothée :

— Mademoiselle ! mademoiselle ! votre père vous demande au salon.

La jeune fille s’empressa de descendre.

Son père l’attendait rayonnant, le sourire épanoui sur les lèvres.

Il la prit par la main, la conduisit sans mot dire sur un sofa et prit place auprès d’elle.

Il tira de sa poche un écrin qu’il ouvrit et qui contenait une magnifique bague et un collier de perles fines.

— Regarde, dit-il.

La jeune fille poussa un cri de joie et s’écria :

— Oh ! que c’est beau ! Qu’est-ce que cela ?

— Des parures pour ta prochaine apparition au lever du gouverneur.

— Vous me donnez cela, mon père ?

— Ce n’est pas moi.

— Qui donc alors ?

— Tu ne devines pas ?

— Non.

— Cherche bien, ma cachottière.

Claire rougit et balbutia :

— Mon Dieu, ce n’est pourtant pas…

— Tu as deviné ?

— Non. Qui est-ce ?

— Tiens-tu beaucoup à le savoir ?

— Oh ! oui.

— Eh ! bien c’est…

— C’est ?

M. Bigot.

M. Bigot m’envoie cela ?

— Oui, lui-même.

— Que signifie cela ? À quel titre ? demanda-t-elle sérieuse.

M. de Godefroy souriait avec une expression de joie profonde.

— Cela signifie, ma chère enfant, que M. Bigot t’aime, qu’il vient de me demander ta main et que je la lui ai accordée.

Claire joignit les mains et ne put trouver un mot, tant les larmes étaient près de l’aveugler.

— Quel homme que ce Bigot ! continua M. de Godefroy sans s’apercevoir du trouble et du chagrin de sa fille. Quel cœur ! quel esprit ! Non-seulement je lui aurai dû ma fortune, mais encore le bonheur de mon enfant.

Claire embrassa son père et lui demanda la permission de se retirer, n’en pouvant plus.

— Va, mon enfant, va, dit-il avec attendrissement. Je comprends ton émotion. Va prier et dire à ta sainte mère qui est au ciel, que te sachant heureuse ici-bas, je voudrais maintenant que le Seigneur m’appelât auprès d’elle. Va, mon enfant.

La jeune fille monta dans sa chambre.

Elle fut longtemps silencieuse et sans faire un mouvement.

Son regard était fixe, sa paupière à demi baissée, son œil atone.

Tout-à-coup elle tressaillit : ses épaules se soulevèrent agitées par un mouvement convulsif, elle se laissa tomber à deux genoux sur son prie-Dieu et elle éclata en sanglots.

Puis elle se calma peu à peu, et se replongeant dans ses réflexions, elle se mit à contempler plus froidement la position dans laquelle la mettait la demande de Bigot.

— Que faire ? se dit-elle à haute voix. Quel parti prendre ?

Elle se leva et se mit à se promener à pas lents, les bras pendants, les mains jointes.

— Que faire ? répéta-t-elle. Je n’aime pas M. Bigot. J’ai sans doute pour lui de la reconnaissance, de la sympathie, peut-être…… mais je ne l’aime pas et j’en aime un autre.

Elle s’arrêta, et laissant retomber ses bras avec une expression de désespoir :

— Oui, j’en aime un autre, continua-t-elle…… et celui-là ne sera jamais mon mari ! Mon Dieu, que je suis donc malheureuse ! Et personne pour m’aviser, me conseiller……

Ô ma mère, ma sainte mère ! guidez-moi !… Inspirez-moi…… Secourez-moi !… Prenez-moi par la main et conduisez-moi dans la voie que je dois suivre.

Elle reprit sa marche.

— Mon père ne consentira jamais à ce que j’épouse un homme qui serait hostile, sinon l’ennemi de l’intendant Bigot…… S’il savait même que cet amour existe dans mon cœur, il serait désolé, inquiet, horriblement tourmenté ! …… Non !…… non !…… il ne le saura pas.

Claire leva les yeux au ciel.

— Fortune, honneur, tranquillité, joie, mon père a tout cela de cet homme.

Elle s’agenouilla de nouveau.

— Mon Dieu ! dit-elle, donnez-moi la force d’accomplir ce sacrifice.

Je veux que mon père qui ne s’est occupé que de mon bonheur, qui ne vit que par moi et pour moi, soit heureux jusqu’à l’heure où vous l’appellerez à vous.

Secourez-moi, mon Dieu, et vous, ma sainte mère, vous dont j’écoute la voix puissante, bénissez mes efforts, implorez le Seigneur pour votre malheureuse fille !…

IX

LE LEVER DU GOUVERNEUR


En l’année de Notre Seigneur mil sept cent cinquante-sept, le lever du gouverneur de la Nouvelle France n’était pas ce défilé gauche et guindé qui distingue celui de nos gouverneurs d’aujourd’hui.

Tous les citoyens un peu marquants de la colonie y étaient conviés, et après la présentation — le défilé, comme disent les gazettes d’à présent — la cérémonie, qui ne commençait qu’à huit heures du soir, se terminait par un grand bal.

Plusieurs personnages distingués — nous signalerons notamment le marquis de Montcalm, le chevalier de Lévis, MM. de Bougainville et de Bourlamaque — devaient y assister.

M. de Vaudreuil avait donc tenu à donner à sa réception un éclat inaccoutumé. Aussi dès neuf heures, les salons du château St. Louis regorgeaient déjà d’un flot d’illustrations parmi lesquelles Bigot se faisait remarquer par son faste. Les plus charmants visages faisaient assaut d’éclairs et de rayons.

Nous ne dirons rien de la magnificence du château, des merveilles de l’ameublement, de la recherche inouïe des détails, ce serait nous exposer aux redites ou retomber trop aisément dans ces inventaires de tapissier et de modiste qui tiennent une si large place dans les romans.

Un peu avant dix heures, Claire fit son entrée au bras de son père. Bigot, qui la cherchait depuis quelque temps dans la foule l’ayant aperçue, son visage s’éclaira d’un sourire vainqueur et il s’empressa d’accourir auprès d’elle.

Louis Gravel était là aussi pourtant perdu, parmi les invités, et quand il vit Bigot s’avancer, quand il surprit un signe imperceptible pour tout autre que pour lui de Claire qui le conjurait de ne pas l’aborder, son cœur se serra, et il résuma dans cet instant, avec cent fois plus d’amertume et de violence, tout ce qu’il avait souffert depuis quinze jours.

Jamais Claire ne lui avait paru si belle, jamais Bigot si fat et si présomptueux. Il le voyait s’épanouir dans son triomphe, se parer de la beauté de la jeune fille, prendre des airs conquérants ou déplomatiques chaque fois qu’on le complimentait de ses succès.

Si Claire était une ravissante enfant, Bigot était aussi un élégant cavalier, beau danseur, entraînant causeur, lovelace entreprenant surtout, et ne doutant point de sa force.

Le cœur de la jeune fille était bien à Louis, mais elle avait à peine vingt ans, elle en était à son premier bal ; est-il étonnant qu’elle se laissât gagner par le plaisir de la danse ?

Vers minuit, à cette heure rapide où l’éclat d’une fête est à son apogée, où les femmes ont toute leur animation sans avoir trace de fatigue, où les cerveaux des adolescents éclatent devant ces enivrantes images, où le feu des bougies, le parfum des bouquets, le souffle des danseuses forment une atmosphère torride, étouffante, excitante, vertigineuse, il était clair pour toutes les personnes présentes qu’il n’y avait pas de plus beau couple que Bigot et Claire.

Cette dernière ne se rendait pas bien compte du rôle qu’elle jouait en acceptant ainsi les assiduités de son cavalier. Car, il y a des moments où la femme la moins dépravée, la moins coquette cède au démon qui lui fait monter à la tête des vapeurs subtiles, chargées de mystérieux poisons. Claire était dans un de ces moments là, elle s’illuminait, elle s’éblouissait elle-même de sa beauté et de son triomphe.

Suspendue au bras de Bigot, la danse l’entraînait dans ses cercles magiques, dans ses tourbillons de flamme, dignes, de faire sourire Méphistophéles en habit de bal. Elle voyait, à chaque tournoiement, mille étincelles de diamants et de perles chatoyer à travers les chaudes effluves qui brûlaient son front et sa poitrine. Les projets de son père, l’image de Louis, pâle d’angoisses à quelque pas d’elle, tout était oublié : il n’y avait plus qu’un rêve, un orgueil, une ivresse.

Et cependant Louis était là, résumant, comme nous l’avons dit, tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il souffrait depuis le commencement de la soirée.

Bigot s’était emparé de l’éventail de Claire, et dans les entr’actes de la contredanse, il jouait avec ce frêle talisman comme s’il eût voulu en faire l’interprète des hardiesses de son amour. Louis, à cet irritant spectacle, portait la main à sa poitrine pour en arrêter les battements furieux. L’épreuve était trop cruelle, et peut-être allait-il éclater, quand un laquais s’approcha de Bigot et lui parla à l’oreille. Celui-ci s’excusa et quitta la salle avec empressement. Claire sembla s’éveiller d’un rêve, et après avoir parcouru d’un regard distrait la foule, elle se dirigea vers un petit salon masqué par un massif de verdure, se laissa tomber sur un fauteuil, en lançant un soupir de soulagement.

Combien de temps resta-t-elle ainsi rêveuse ? Noue ne saurions le dire ; Un bruit léger lui fît lever la tête : Louis Gravel, pâle, les yeux rougis par la fièvre, était debout devant elle.

La jeune fille ne put étouffer entièrement un cri. Était-ce de joie ? était-ce de surprise ? Probablement des deux à la fois.

— Rassurez-vous, Mademoiselle, lui dit Louis d’un air triste, je ne vous veux pas de mal, je vais me retirer puisque ma vue vous importune et vous effraie.

— M’effraie ! m’importuna ! oh ! vous ne le pensez pas, car ce serait me croire bien ingrate, bien méchante.

— Oh ! Mademoiselle….

— Me croyez-vous assez oublieuse, assez peu reconnaissante pour ne pas me souvenir que mon père vous doit la vie de son enfant ?

— Vous vous exagérez la valeur de mon action.

— Vous en parlez bien à votre aise. Et si vous n’aviez pas été là ? Si vous aviez hésité à vous jeter dans le péril ?

— Un des messieurs qui vous accompagnaient aurait sans doute pris ma place et aurait été assez…..

— Permettez-moi d’en douter, car ces messieurs, comme vous dites, ne me semblent pas avoir mis un grand empressement à venir à mon secours.

— Mademoiselle………

— Et maintenant daignez me croire ; j’ai bien prié la Vierge et ma mère qu’elles vous obtiennent le bonheur.

— Il n’est plus de bonheur possible, pour moi maintenant, dit Louis Gravel.

— Que dites-vous, monsieur, vous n’êtes qu’au seuil de la vie, et déjà vous désespérez ! À votre âge vous vous laisseriez vaincre par un grand chagrin qui n’existe sans doute que dans votre imagination.

— Mademoiselle, fit le jeune homme, semblant prendre une résolution extrême, aussi bien vaut-il mieux vous dire tout de suite ce que je ressens au fond de mon cœur, car c’est peut-être la seule fois que j’aurai le bonheur de vous approcher. Vous savez que je vous aime à en mourir, et cependant l’on ne parle ce soir, dans ce bal, que de votre prochains mariage avec l’intendant Bigot.

Pour la première fois, depuis quinze jours, je retrouve mon cœur, je retrouve mon âme, car je ne vivais plus que par le souvenir ; depuis quinze jours, j’ai compté les heures, les minutes, les secondes qui ont été pour moi autant de siècles. Je savais que vous viendriez ce soir et que je pourrais vous rencontrer ; contre mon habitude, j’ai accepté avec reconnaissance une invitation de M. de Vaudreuil, qui me veut du bien, et je suis venu ici pour apprendre que vous allez appartenir à un autre……

— Et qui vous dit que je l’aime, cet homme ? reprit Claire. Qui vous assure que je vais l’épouser ?

— Mais cet homme a demandé votre main à votre père et il l’a obtenue, il le dit lui-même, cette nouvelle est dans toutes les bouches.

Après tout, continua le jeune homme, donnant cours aux sentiments tumultueux qui bouillonnaient dans son âme, après tout qui suis-je auprès de ce grand seigneur, ce brillant papillon qui tourne la tête à toutes les femmes ? un niais, un provincial, un paysan, un homme gauche ; et timide, qui ne sait ni danser ni chanter, ni rien de ce que faudrait savoir le prétendant à la main d’une jeune fille noble ! S’informe-t-on seulement s’il a une intelligence et un cœur ; cet être déshérité, bon à laisser dans l’antichambre, avec les châles et les manteaux ? De quoi se plaindrait-il ? Que peut il être ? Quelle est sa place dans ce monde nouveau qui le dédaigne et ne le connaît pas ? Un débris, un atôme !

L’aimer, lui, allons donc ! Celui qu’on aime, c’est le roi des salons dont on est la reine, c’est le merveilleux roué devant qui tout, s’incline et que les femmes, se disputent en champ clos comme les paladins se disputaient autrefois l’écharpe de la dame de leurs pensées !…

Voilà celui qu’on aime ! Mais l’autre, on l’abandonne dans un coin ; et si, dans son isolement et son silence, il se débat contre d’invisibles tortures, si des larmes de douleur ou de colère montent à ses paupières, s’il entend murmurer autour de lui des paroles qui font bondir son cœur dans sa poitrine, bouillir son sang dans ses veines, eh ! qu’importe ! Comment saurait-on qu’il souffre ? On ne sait même pas s’il existe.

Le jeune homme s’était laissé emporter par le souvenir de toutes les souffrances qu’il avait endurées pendant tout le temps qu’il avait vu Claire au bras de Bigot, douleurs portées à leur paroxysme par la nouvelle de son mariage prochain. Avec ce tact, cette prescience que possède toute femme qui aime, Claire comprit de suite que Louis ne se laissait emporter ainsi que parce qu’il l’aimait sincèrement, que l’injustice de ses soupçons, la violence même de son langage en était la preuve évidente.

— Mais, mon ami, dit-elle, est-ce à moi que vous supposez de tels sentiments ? Et si c’est à moi, pourquoi me les supposer quand rien ne les motive ?

— Nierez-vous que vous soyiez fiancée à Bigot par votre père, quand il l’annonçait lui-même tout à l’heure en ma présence ?

— Est-ce à dire que j’ai souscrit à ces engagements, puisque je n’ai pas été consultée et que je n’ai pas donnée mon consentement ? Quand il s’agit de mon bonheur, il me semble que j’ai bien le droit de donner au moins mon avis !

Du reste, monsieur, je n’admets point le mariage par procuration ; car si le mariage est affaire de convenance où doivent se mêler des tiers, il est aussi affaire de tendresse, affaire mystérieuse, où il ne doit y avoir que les amoureux pour plaideurs, le cœur pour juge et Dieu pour témoin.

M. Gravel, vous m’aimez, dites-vous ? Eh ! bien alors si vous êtes sincère, si vos sentiments sont réels, ménagez mon amour-propre, et ne me prêtez donc pas de la tendresse pour cet homme, avant que je vous y donne droit.

— J’achève, monsieur, continua Claire, en voyant que Louis allait protester ; si vous m’aimez comme vous le dites, sachez donc avoir le courage d’attendre que je puisse sans remords, sans rougir, déclarer que moi aussi je vous aime et que je me suis jurée d’être votre femme un jour, ou que je ne me marierai jamais !… ».

Et la jeune fille s’enfuit laissant Louis Gravel ivre de bonheur, complètement heureux.

En vain, quelques instants après, chercha-t-il Claire parmi la foule, elle avait quitté le bal.

X

CONFIDENCES


Claire après avoir donné le baiser de chaque soir à son père, était restée au salon quand elle fut rentrée à la maison de la rue Ste-Anne. Seule et pensive, encore en toilette de bal, elle rêvait à son bien-aimé.

— Comme il m’aime ! se disait-elle.

Puis avec une expression de douleur et de regret.

— Pourquoi faut-il donc que les rivalités de caste et de politique nous séparent ? ajouta-t-elle. N’y a-t-il donc pas un seul pouvoir pour tous ? Qu’importe la manière dont on le sert, pourvu qu’on le serve bien ?

Comment tout cela finira-t-il ?

En ce moment Dorothée entra et venant prendre la jeune fille par la taille :

— Montons dans votre chambre, ma chère enfant, dit-elle, il est grandi temps que vous vous couchiez.

Claire obéit. Quelques instants après, toutes deux étaient dans sa chambre.

Dorothée fit asseoir la jeune fille sur un fauteuil, et se plaçant près d’elle, en la tenant dans ses bras, comme une mère qui câline son enfant :

— Vous l’aimez donc bien, ce jeune homme ? demanda-t-elle.

— Oh ! oui, et s’il fallait y renoncer, j’aimerais mieux mourir.

— Il faut bien prier Dieu de vous éclairer, ma chère enfant, car c’est peut-être un malheur que cet amour. Vous savez la faiblesse de votre père pour M. Bigot, ses espérances dans sa protection… Il serait capable d’en mourir, lui aussi, si ses espérances étaient déçues.

Ne vous découragez pas cependant, mon enfant, et demandez protection à votre sainte mère qui veille sur votre bonheur.

Elle pressa tendrement Claire contre elle…

La jeune fille ne répondit pas… Dorothée se pencha vers elle :

— Vous ne m’entendez pas, Claire ? dit-elle d’une voix douce et avec un accent insinuant.

Claire lui étreignit les mains.

— Si ! dit-elle. Je t’entends.

— Et vous dites ?

— Je dis… que puisque Dieu m’a pris ma mère, il ne pouvait placer auprès de moi que toi, ma bonne Dorothée, pour la remplacer.

— Claire ! dit Dorothée avec des larmes dans la voix et en l’embrassant.

— Oh ! ma sainte mère doit te bénir là-haut !

Et Claire se jeta dans ses bras.

— C’est le jeune homme qui vous a sauvé la vie, le jeune homme au bouquet, n’est-ce pas, que vous aimez ?

— Comment, tu sais ?

— Oui. Et lui, vous aime-t-il bien ?

— Oh ! oui, il m’aime.

Il y avait tout un élan de conviction sincère, de foi profonde dans l’intonation dont la jeune fille prononça cette réponse en enfouissant sa jolie tête dans le fichu de toile qui recouvrait les épaules de Dorothée.

Celle-ci baisa Claire sur le front.

— Je donnerais tout ce qui me reste d’années à vivre, dit-elle, pour vous voir heureuse. Mais patience, le bonheur viendra. Maintenant que je sais tout, je tâcherai de faire tout !… Mais il est quatre heures bientôt, couchez-vous, ne pleurez plus, afin que vous soyez fraîche tantôt et que votre père ne se doute de rien.

Et Dorothée quitta la chambre.

Claire, restée seule, demeura un long moment immobile et pensive. Parfois de gros soupirs soulevaient sa poitrine.

— Oh ! oui, murmura-t-elle, il m’aime ; mais, serai-je jamais à lui ?

Elle joignit les mains, puis elle s’agenouilla près de son lit et dit à haute voix :

— Oh ! ma sainte mère, toi qui de là-haut veille sur moi… implore le bon Dieu pour qu’il ait pitié de mes angoisses !



XI

LE REFUS


Le lendemain matin quand Claire entra dans le cabinet de travail de son père, elle le trouva de joyeuse humeur et lisant un billet que venait de lui remettre un domestique à la livrée de Bigot.

La jeune fille était un peu pâle, elle avait le visage amaigri par la fatigue morale, mais ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire et son air grave faisait présager qu’elle avait pris une décision sérieuse.

— Tiens, ma fille, fit M. de Godefroy, voilà qui te concerne.

— Quoi, mon père ?

— C’est une lettre de M. Bigot qui… mais lis plutôt, ce sera plus court.

La jeune fille prit la lettre d’une main tremblante et elle lut :


« Mon cher beau-père, »

« Pardonnez-moi cette façon un peu vulgaire de m’exprimer, mais vous ne sauriez croire combien ce titre que je vous donne par anticipation flatte agréablement mon oreille.

« J’ai eu l’honneur de vous dire, après avoir fait une connaissance, plus intime de ma fiancée, hier soir, combien j’appréciais le trésor que vous voulez bien me donner. Outre que j’ai hâte de posséder cet ange de grâce, de vertu et de beauté, des nouvelles de France, qui me sont arrivées ce matin par un navire entré la nuit dernière dans le port, me forcent à brusquer les événements, ce dont je bénis le ciel.

« J’ai donc l’honneur de vous demander une entrevue aujourd’hui même, afin que nous fixions à la semaine prochaine l’époque de la bénédiction de mon mariage avec Mademoiselle votre fille.

« Je me présenterai chez vous cette après-midi vers trois heures. »

« BIGOT »

— Mon père, dit la jeune fille en tirant de sa poche une petite boîte, dans cet écrin sont renfermés les joyaux que vous avez acceptés de M. Bigot pour moi.

— Eh ! bien ?

— Je vous les rapporte.

— Et pourquoi me les rapportes-tu ?

— Pour que vous puissiez les renvoyer de suite à M. Bigot.

— Hein ? Comment ? fit M. de Godefroy stupéfait.

La jeune fille paraissait froidement calme, comme quelqu’un parfaitement résolu.

— Mais pourquoi ? reprit son père.

— Parce que je ne veux pas me marier, répondit Claire



.

XII

CE QUE FEMME VEUT…


Un grand silence suivit cette foudroyante réponse de la jeune fille. M. de Godefroy était immobile, l’air effaré, regardant Claire, qu’il ne quittait pas des yeux, comme si elle eût été la tête de Méduse.

— Mon enfant, dit-il en se remettant un peu, c’est une plaisanterie que tu me fais-là, n’est ce pas ?

— Non, mon père, je parle très-sérieusement.

— Comment ?

— Je ne veux pas me marier.

— Mais…

— Mon père, s’écria Claire en se jetant à son cou, je suis heureuse dans ma position, pourquoi échanger ce bonheur du présent contre un avenir qui m’effraie.

— Que dis-tu ?

— Je dis… qu’il me semble… que je suis certaine que je ne serai pas heureuse en contractant cette union.

— Mais, mon Dieu ! tu es folle ! que dis-tu donc là, mon enfant ?

— Ce que je pense.

— Tu te trompes ! tu te fourres des chimères dans la tête.

— Quelque chose me dit que non.

— Allons donc ! c’est de l’enfantillage ! Tu ne sais ce que tu dis !

— Pardonnez-moi, mon père.

— Toutes les jeunes filles disent la même chose, et cependant…

— Ne me contraignez pas à cette union, je vous en prie.

— Mais c’est impossible ! Il faut que tu épouses M. Bigot et tu l’épouseras.

M. de Godefroy était dans un état d’agitation impossible à décrire. Il se mit à se promener d’un pas nerveux.

Enfin, revenant brusquement à Claire et attirant un siège à lui :

— Voyons, mon enfant, dit-il en s’essayant, expliquons-nous. Ce que tu viens de me dire m’a tellement surpris, tellement bouleversé, que je ne sais plus où nous en sommes. Tu dis que tu ne veux pas épouser M. Bigot ?

— Oui, mon père, répondit la jeune fille d’un ton résolu.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois de n’être pas heureuse en devenant sa femme.

— Cependant, Bigot a de belles et brillantes qualités. D’abord il n’est pas vieux.

— Mon père, je ne parle pas de son âge.

— Il est fort bien élevé, riche, instruit, savant, distingué même…

— Je le reconnais.

— Il est bien plutôt que mal.

— Je le trouve très-bien, mon père.

— Il a une position aussi belle qu’une femme puisse rêver dans ta situation.

— Plus belle même.

— Il se montre aimable, empressé, galant auprès de toi.

— Oui, mon père.

— Enfin il t’aime, il t’adore.

— C’est possible.

— Alors pourquoi donc le repousser ?

— Mon père, en faisant ce que je fais, je suis les dictées de ma conscience. J’apprécie M. Bigot, j’ai de la sympathie, je ressens de la reconnaissance pour tous les services qu’il vous a rendus, je l’estime même, mais je n’ai aucun amour pour lui.

— Mon Dieu ! cela viendra ! reprit M. de Godefroy, langage accoutumé des grands parents en pareille occurrence.

— Je ne crois pas, mon père. D’ailleurs là n’est pas la question. Je vous aime, mon père. Ici, près de vous, avec Dorothée, je suis aussi heureuse que je puisse désirer l’être. Ce bonheur me suffit, je n’en veux pas d’autre.

Dans cette union projetée, je vois un changement complet d’existence…

J’ai peur… Une voix intérieure me dit que si je vous quitte, mon père, toutes mes années de bonheur seront passées et ne reviendront plus….

— Claire, ma chère enfant ! dit M. de Godefroy très-ému et en attirant à lui sa fille.

— Voulez-vous donc me chasser d’ici ? dit la charmante enjôleuse d’une voix câline et en entourant le cou de son père comme un enfant gâté qui demande des caresses.

— Qui est-ce qui m’aimerait mieux que vous et Dorothée ? continua-t-elle, en l’embrassant. Laissez-moi donc près de vous, mon père, je ne vous quitterai jamais !

— Mon Dieu, chère enfant, si je te marie, ce n’est pas pour faire mon bonheur, c’est uniquement pour faire le tien.

— Mon bonheur est ici.

— Mais…

— Seriez-vous heureux de ne jamais vous séparer de moi, dites ?

— Mon adorée ! mais n’es tu donc pas tout ce que j’aime sur cette terre ?

— Alors, pourquoi détruire notre bonheur, mon père ? Nous sommes tous heureux, ainsi restons comme nous sommes, c’est plus sage.

— Mais, mon enfant, ma chère Claire, pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt.

— Le pouvais-je ? Ce mariage a été convenu, arrêté entre vous et M. Bigot à mon insu, sans que j’en eus connaissance.

Je n’ai appris votre détermination que le jour où j’ai reçu le cadeau des fiançailles.

Cette nouvelle m’a surprise. Que pouvais-je répondre ? Rien avant d’avoir réfléchi.

Votre bonheur paraissait si grand, votre confiance en l’avenir si vive que je craignis, en vous exprimant ce que je ressentais, de porter le deuil dans votre âme.

Je fis tout pour m’habituer à l’idée de ce mariage. J’employai tous les raisonnements, je vous le jure, pour vaincre mes répugnances… Mais je ne puis faire plus, mon père. Ma conviction est profondément enracinée dans mon cœur.

Je suis certaine d’être malheureuse en devenant la femme de M. Bigot.

J’ai attendu jusqu’au dernier moment pour parler… et je vous parle maintenant qu’il en est temps encore.

— Il en est temps ! il en est temps ! répéta M. de Godefroy avec une agitation fébrile. Mais non, malheureusement, il n’est plus temps.

D’ailleurs que dira le monde ? Ne sait-on pas que tu vas épouser Bigot ?

— Qu’importe ce que dira le monde ! Il n’en dira toujours pas autant que vous en diriez vous-même plus tard, si vous aviez le spectacle de mon propre malheur.

— Mais on nous accusera d’ingratitude envers notre bienfaiteur !

— Comment ?

— Après ce qu’il a fait pour nous…

— Oh ! avait-il donc mis des conditions à son obligeance ?

— Non pas.

— J’ai aussi réfléchi à ce que vous me dites-là et voici le raisonnement que je me suis tenu.

— Voyons le raisonnement.

— De deux choses l’une : ou M. Bigot, en vous servant, l’a fait par esprit de justice, par simple obligeance, ou il n’a agi ainsi que pour vous attacher à lui dans l’espoir de me séduire un jour.

S’il a agi pour vous être personnellement agréable, mon père, votre affection et ma reconnaissance lui sont acquises, et bien que je ne l’épouse pas, nous n’en serons pas moins pour lui des amis sincères et dévoués.

Si, au contraire, il n’a cherché à vous être utile que dans l’intention d’acheter ma main, ce qu’il y a à faire est bien simple : rendez lui tout ce qu’il vous a fait obtenir ou disposez de tout cela en faveur de qui il lui plaira…

— Mais, mon enfant, ta position…

— S’il ne s’agit que de ma position, mon père, je ne me plaindrai pas si elle redevient ce qu’elle a toujours été. Car, à proprement parler, il n’y a que quelques semaines que cette position est changée, et cette place de juge vous ne faites que de l’exercer. Donc, si privation il doit y avoir, cette privation ne sera pas grande, vous l’avouerez.

— Alors tu seras donc…bien malheureuse ? demanda M. de Godefroy à demi convaincu.

— J’ai foi en mes pressentiments.

— Mais il faut réfléchir.

— J’ai réfléchi, mon père.

— Mais…mais…quel motif donner à l’intendant ?

— Que je ne veux pas me marier.

— Ce n’en est pas un.

— Cependant…

— Non, non, c’est impossible…

— Voulez-vous que je lui parle moi-même ?

— Ce ne serait pas convenable. Mon Dieu ! que faire ?

— Ce qui est convenu, mon père.

— À moins, dit Dorothée qui entrait en ce moment avec un sans-gêne que son entier dévouement lui faisait pardonner, que vous ne s vouliez prendre la responsabilité du malheur que redoute Claire. Que diriez-vous si votre fille était un jour malheureuse ?

— Malheureuse ! elle, ma fille ! s’écria M. de Godefroy en pressant Claire sur son cœur dans un mouvement convulsif.

— À propos, je venais vous dire, continua Dorothée, que M. Bigot demande M. de Godefroy au salon.

— Comment, déjà ? Pourquoi devance-t-il l’heure qu’il m’a lui-même fixée ? Mais que dire ? ajouta-t-il troublé.

— Mon père, reprit Claire, croyez-vous que M. Bigot soit un excellent homme ?

— Nul doute, pion enfant.

— Eh ! bien alors, laissez-moi le voir, lui répondre moi-même Je lui dirai franchement que je ne l’aime pas. S’il a des sentiments nobles, élevés, il comprendra qu’il doit se retirer sans éclat, et ma démarche ne lui semblera pas suspecte, car il est des circonstances où il est permis de sortir des règles ordinaires.

Quant à vous, mon père, esquivez-vous, et je dirai que vous êtes sorti, s’il insiste pour vous voir.

Et sans attendre la réponse de M. de Godefroy, la jeune fille sortit de l’appartement et se dirigea vers le salon.

XIII

UNE EXPLICATION ORAGEUSE


Claire s’arrêta dans l’encadrement de la porte pour calmer son agitation. Bigot, lui tournant le dos, était en contemplation devant le portrait même de la jeune fille suspendu entre celui de son père et celui de sa mère.

Au léger bruit qu’elle fit en remuant un fauteuil, Bigot se retourna et fut visiblement surpris de se trouver en présence de sa fiancée. Il ne perdit pas son assurance ordinaire cependant, et saluant gracieusement la jeune fille :

— Mademoiselle, dit-il, j’avais demandé une entrevue à monsieur votre père, mais je n’en suis pas moins heureux, que ce soit sa charmante fille qui me reçoive.

— Mon père est sorti, monsieur.

— Je n’ai pas à m’en plaindre et ne puis m’en prendre qu’à moi-même, attendu qu’il ne comptait sur ma visite que cet après-midi. Mais un ordre du gouverneur m’enjoignant d’assister à une réunion extraordinaire du conseil à deux heures, m’a forcé d’avancer le moment de cette entrevue qui doit combler tous mes vœux.

— Je suis heureuse, moi aussi, monsieur, que l’occasion se présente pour moi de vous parler seule, franchement, comme doit le faire une honnête fille. J’ai compté sur votre réputation de galant homme pour me faire pardonner ce qu’il y a d’extraordinaire dans ma démarche auprès de vous.

— Je vous écoute, mademoiselle.

— Monsieur l’intendant, vous avez demandé ma main à mon père, n’est-ce pas ?

— Mon cœur a dicté cette démarche.

— Soit. Mais ne pensez-vous pas, monsieur que vous auriez pu, avant de faire cette démarche tout-à-fait officielle, me consulter un peu ?

— J’avoue mon tort, mademoiselle, et je suis prêt à le réparer.

— Monsieur Bigot, est-il bien vrai que vous m’aimez ? demanda Claire avec une émotion mal contenue.

— Sur l’honneur ! mademoiselle.

— Et… si je ne… vous aimais pas, moi ?

— J’aurais l’espoir de trouver un jour le chemin de votre cœur.

Claire fit un léger mouvement d’épaules.

— Monsieur l’intendant, reprit-elle, vous avez demandé ma main à mon père qui vous l’a accordée. La volonté de mon père, fit-elle mon malheur, ce qu’il veut, je dois le vouloir… et cependant…

Elle parut hésiter.

— Parlez, mademoiselle, insista Bigot.

— Cependant, acheva Claire, je ne vous aime pas, moi, et c’est parce qu’il m’est impossible… de vous aimer… parce que mon cœur, hélas ! ne m’appartient plus…

— Ce que vous me dites là ne m’étonne pas, mademoiselle.

Claire tressaillit.

— Mais, continua Bigot, je vous aime, moi, et je m’efforcerai de mériter votre amour.

— On n’aime point deux hommes à la fois, monsieur l’Intendant.

— Mais on peut oublier.

— Je ne le crois pas.

Bigot était fort calme et même souriant. Ce calme exaspéra Claire.

— Mais, monsieur, dit-elle avec vivacité, on n’épouse pas, quand on est un galant homme, une jeune fille qui… ne vous aime pas.

Bigot s’inclina ironiquement.

— Qui aime… ailleurs, acheva Claire.

— Hélas ! je le vois bien.

— Qui ne pourra donc jamais vous aimer.

— Ah ! mademoiselle, l’avenir cache bien des mystères…Qui sait !

Un dédain superbe arqua les lèvres de Claire.

— Tenez, monsieur, dit — elle, faut-il vous avouer la vérité toute entière ?

— Je vous écoute, mademoiselle.

— Il est ici même, à Québec, un jeune homme qui m’aime et que j’aime, un jeune homme au cœur noble, aux sentiments délicats à qui je me suis juré de demeurer fidèle de cœur et d’âme, même si la volonté de mon père me condamnait à accepter la main d’un autre.

— Mademoiselle, reprit Bigot toujours calme, toujours souriant, tout cela est beaucoup moins grave que vous ne pensez, et j’ai la conviction si profonde que je vous rendrai la plus heureuse des femmes un jour, que je ne m’inquiète aucunement de ce serment de jeune fille étourdie dont vous me parlez.

— Oh ! monsieur, voilà qui est bien indigne d’un gentilhomme.

— Mademoiselle…

Tenez, reprit Claire, laissez-moi essayer de vous convaincre, de vous fléchir, et pardonnez-moi quelques mots un peu vifs…

— Je les comprends, mademoiselle ; mais que voulez-vous ! moi aussi j’ai le cœur pris, moi aussi j’aime éperdument…

— Ainsi, reprit Claire, vous êtes sans pitié !…

— C’est-à-dire que je vous aime…

— Et vous… persistez ?

— Si M. votre père me fait l’honneur de me tenir sa promesse, toutefois…

— Ah ! murmura Claire en portant son mouchoir à ses yeux, voilà qui est bien infâme, monsieur l’Intendant.

— L’avenir me justifiera, reprit Bigot sans sourciller sous l’insulte.

Un moment Claire s’était abandonnée à son émotion, mais un souvenir lui vint soudain à l’esprit et elle reprit courage.

— Eh ! bien, puisqu’il en est ainsi, dit-elle, puisque je suis fatalement condamnée à m’appeler un jour madame Bigot, au moins serez-vous franc avec moi ?

— Oh ! certes, dit-il.

— Monsieur l’Intendant, je crois que vous m’aimez.

— Oh ! de toute mon âme, fit Bigot en mettant la main sur son cœur.

— Votre amour excuse donc à mes yeux tout ce que votre conduite semble avoir d’étrange.

— Étrange est peut-être le mot, balbutia Bigot.

— Convenez que c’est pour servir cet amour que vous avez procuré à mon père une place lucrative, que vous l’avez même intéressé dans une compagnie dont vous êtes le chef, que vous avez cherché enfin à vous en faire une créature, calculant sur son honnêteté, sur sa faiblesse…

— Mon Dieu, mademoiselle, vous me permettrez de garder le silence sur cette question… Et quand même cela serait…

— Achevez donc, monsieur, achevez de grâce ! fit Claire voyant que Bigot semblait hésiter à s’ouvrir entièrement.

— Eh ! bien ! ce ne serait, après tout, qu’une preuve d’amour.

— Ainsi vous convenez…

— Je ne conviens de rien, mademoiselle.

— Jurez-moi, monsieur, qu’en accordant des faveurs à mon père vous n’avez pas voulu vous assurer ma main !

— Je ne jure rien.

— C’est bien, monsieur, me voilà suffisamment fixée.

— Montrant à Bigot la porte, elle lui dit avec véhémence :

— Monsieur, je ne suis point encore votre femme, et je suis ici chez moi, sortez, sortez sur le champ…

Un éclair passa dans les yeux de Bigot. Il salua profondément et se dirigea vers la porte. Mais avant de la franchir, il se retourna :

— Adieu, mademoiselle, dit-il, malgré vos rigueurs, je vous aime, et, Dieu aidant, vous serez ma femme !

Et il sortit.



XIV

L’AVEU.


Quelques jours se passèrent sans incidents remarquables. M. Bigot n’avait pas donné signe de vie. M. de Godefroy, retenu à sa chambre par une forte attaque de goutte, n’avait pu non plus se présenter à l’intendance. Claire, lui prodiguant ses soins, n’avait pas eu l’avantage de revoir Louis Gravel.

Celui-ci vivait dans des transes continuelles, balloté par des alternatives de confiance et de crainte, suivant la disposition de ses esprits.

Très-lié avec un officier du régiment dans lequel il était lieutenant, Claude d’Ivernay, dont la sœur avait été compagne de couvent de Claire de Godefroy, comme tous les amoureux, incapable de vivre plus longtemps dans une aussi cruelle incertitude, Louis résolut de lui faire ses confidences.

— Ainsi, c’est une passion tout-à-fait sérieuse ? disait Claude d’Ivernay, un soir qu’étant de service, il se promenait avec Louis Gravel sur les remparts.

— En doutes-tu ? mon cher ami, quand toi-même tu as remarqué depuis quelques jours le changement qui se fait dans toute ma personne.

— Alors, mon cher, épouse. Voilà tout.

— Tu en parles bien à ton aise.

— Mais puisque tu es aimé de la jeune fille qui a le bon goût de te préférer à cette canaille de Bigot.

— Oui, mais tu oublies son père, ce vieillard si fier de sa noblesse, qui ne consentira jamais à donner sa fille à un vilain de mon espèce.

— Que me chantes-tu là ! Tu m’assures qu’il consentirait à une alliance avec Bigot ? Or, je ne vois pas où celui-là peut prendre ses quartiers. Quant au degré de fortune, la tienne, en qualité de fils unique d’un père riche, est fort respectable. Si on ajoute que tu es un savant, pas trop mal de ta personne, reçu dans le meilleur monde où tu figures avec avantage et… que tu as eu le rare avantage de sauver la charmante Claire, voilà, il me semble, des titres solides à la bienveillance de M. de Godefroy.

— Est-ce que ton amitié pour moi ne t’engagerait pas à me bercer d’un faux espoir, comme on fait aux enfants gâtés ?

— D’honneur, non. Et si tu en veux la preuve, accompagne-moi, dès ce soir même, chez M. de Godefroy où je dois aller rejoindre ma sœur qui y passe la soirée.

— Y penses-tu ? Dans cet attirail.

— Mais ta petite tenue du régiment de Béarn te fait magnifique, M. le Secrétaire, et je prédis que tu feras une magnifique figure. C’est dit, allons.

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers la rue Ste Anne et frappaient quelques minutes après à la porte de M. de Godefroy que Dorothée vint ouvrir.

Claude et Louis reçurent l’accueil le plus aimable du maître des céans, et grâce à Berthe d’Ivernay qui fut empressée auprès de M. de Godefroy, Louis Gravel put échanger sans témoins quelques paroles avec l’objet de ses pensées.

Les deux jeunes gens furent circonspects, il est vrai, mais pas assez cependant pour que M. de Godefroy, fort ombrageux à ses heures, ne fut pas étonné de ce tête-à-tête.

Les visiteurs se retirèrent de bonne heure, et Claire se disposait à monter à sa chambre pour rêver seule à son amant, quand son père l’arrêta au passage :

— Viens t’asseoir près de moi, mon enfant, dit-il, nous avons à causer un peu.

— De quoi, mon père ?

— Tu as refusé d’accepter M. Bigot pour mari ?…

— Oui, mon Père.

— Vous avez eu une entrevue fort orageuse m’a appris Dorothée, et en dépit de ta déclaration que tu ne l’aimais point, il a persisté dans ses projets ?…

— En présence d’une persistance qui était pour moi une injure, j’ai perdu mon sang-froid et….

— Continue…

— Je l’ai chassé.

— Comment !… tu l’as chassé ? fit M. de Godefroy en bondissant sur son siège.

— Ce qui ne l’a pas empêché d’ajouter insolemment qu’en dépit de mes rigueurs, je serais sa femme.

— Malheureuse enfant ! tu m’as perdu !

— Oh ! le danger n’est pas si grand que vous le croyez.

— Mais n’as-tu pas réfléchi que M. Bigot est plus puissant que le roi, dans la colonie, qu’il est protégé par Mme de Pompadour ?

— Mais vous aussi, mon père…

Ce n’est pas la même chose, et engager pour moi une lutte avec cet homme, c’est le combat du pot de terre contre le pot de fer…

— Mais que craignez-vous ?

— Hélas ! tout, tout, de cet homme qui est vindicatif, on me l’a assuré aujourd’hui, et qui cherchera à me perdre, j’en suis sûr, si ce n’est fait déjà…

— Mon père !…

— Mais pour que tu n’épouses pas cet homme dont tant de femmes seraient fières de porter le nom, il faut que tu aies un autre amour au cœur, que tu aimes ailleurs… et tu me l’as caché… tu as eu un secret pour ton père qui avait mis en toi toute sa confiance !…

— Qui vous dit ?…

— Mais, oui,… je comprends maintenant ce langage de Claude et de Berthe, tout à l’heure, ces allusions, ces coups-d’œils échangés, ces….

— Oh ! mon père, calmez-vous !

— Celui que tu aimes, malheureuse, celui pour qui tu refuses une si grande alliance, un mariage qui ferait le bonheur de mes vieux jours, c’est ce jeune homme que j’ai eu la faiblesse de bien accueillir, ce paysan qui vient me voler le cœur de mon enfant !

— Ne le calomniez pas, mon père.

— Plus que cela : celui que tu aimes, c’est un de mes ennemis, puisqu’il appartient au château… Ah ! malheur sur moi ! malheur…

— Oui, je l’aime ! reprit Claire révoltée de l’injustice, des préjugés de son père. Je l’aime, parce que je me souviens que si vous possédez encore aujourd’hui votre enfant, c’est à lui que vous le devez. Je l’aime comme il m’aime, d’un amour pur comme le sourire d’un ange ; je l’aime parce qu’il est sincère, vrai et bon, que son amour est sans subterfuges et sans hypocrisie ; je l’aime, et cependant je résisterai à cet amour que je ressens pour lui. Avant de me devoir à moi-même, je me dois à vous. Sur mon salut éternel ! je vous le jure ! je saurai demeurer digne du dévouement et de la reconnaissance que je vous dois. Cet amour est la torture de mon cœur, il sera mon malheur, mais jamais ma honte !…

— Claire…

— Ah ! laissez-moi vous le dire pour la première et la dernière fois. J’avais fait un rêve, quand j’ai senti battre mon cœur pour ce jeune homme qui est digne du sentiment qu’il m’a inspiré. J’avais rêvé une existence douce, tranquille à ros côtés avec lui, nous aimant tous deux de toutes les forces de nos âmes pour mieux vous chérir.

Et que m’importe, à moi, cette vie fastueuse que vous ambitionnez de me créer ? À quoi peuvent me servir ces hommages, cette grande considération du rang et de la fortune, si je rive mon existence à un homme qui m’est odieux !…

Ah ! ma pauvre et sainte mère ! si tu vois là-haut mes souffrances, combien tu dois plaindre ta fille !

— Mon enfant ! mon enfant ! s’écria M. de Godefroy en se levant pour calmer la charmante éplorée, pour la consoler.

Mais Claire s’était déjà enfuie en sanglotant, et une porte se refermant avec bruit apprit au malheureux père qu’elle venait de s’enfermer dans sa chambre.

Il resta troublé, inquiet, irrésolu, se demandant quels moyens prendre pour conjurer l’orage.



XV.

LE SACRIFICE


Ce jour-là, M. Boucault de Godefroy était douillettement enfoncé dans son fauteuil, près d’un bon feu flambant dans l’âtre — on était alors au mois de novembre — quand un violent coup de sonnette le fit tressaillir.

Un instant après, Dorothée vint l’avertir que M. Bigot demandait la faveur d’être reçu. M. de Godefroy donna l’ordre d’introduire le visiteur.

On se rappellera sans doute que nous avons dit, dans un chapitre précédent, toute la tendresse de M. de Godefroy pour sa fille ; nous avons également fait connaître au lecteur que, dans la crainte de faire le malheur de celle ci, il avait renoncé à son projet d’alliance avec Bigot, mais celui-ci n’en savait rien.

L’Intendant entra donc avec son assurance ordinaire. Il portait un costume élégant de coupe, un vrai costume de cour.

Coulant, toujours souriant d’un sourire qu’il avait fort beau, galant et empressé avec les femmes, Bigot était froid, impassible, calme, le regard voilé et pénétrant, l’aspect imposant, la bouche aux lèvres pâles, la démarche grave de l’homme certain de sa valeur avec les hommes.

N’ignorant pas la faiblesse de caractère, la timidité du père de Claire, Bigot semblait, ce jour-là, se faire encore plus superbe qu’à l’ordinaire.

M. de Godefroy, faisant des efforts surhumains pour se donner une contenance, s’avança vers le visiteur les deux mains tendues :

— Cher ami, dit-il, que je suis donc heureux de vous voir !

À entendre le son de sa voix, sans en comprendre les paroles, on eût dit qu’au lieu d’une phrase de bon accueil, il larmoyait un compliment de condoléance.

— Moi de même. Et mademoiselle ? fit Bigot.

— Je…… mais balbutia le vieillard… elle… est… je crois ce matin bien… malade.

— Malade ? Comment ! mademoiselle Claire est malade, et vous ne me faites pas prévenir ? Mais c’est fort mal cela mon ami.

— Mon cher monsieur…

— Et qu’a-t-elle ?

— Mais je ne sais… rien… ce n’est rien…

Ce pauvre M. de Godefroy perdait littéralement la tête.

— Vous dites cependant qu’elle est malade, reprit Bigot semblant prendre plaisir à pousser à bout son interlocuteur qui suait à grosses gouttes.

— Oui ! elle est indisposée… souffrante…

— Ah ! Cette indisposition lui a pris ce matin ?

— Non !… oui !… non… hier soir, en se couchant.

— Croyez-vous que cette indisposition se prolonge longtemps ?

— Je ne sais pas… oui… longtemps sans doute.

Bigot se renversa sur le dossier d’un fauteuil qu’il avait pris de lui-même, sans que M. de Godefroy, dans son embarras, eût songé à le lui offrir, et croisant ses jambes l’une sur l’autre, il dit froidement :

— Mon cher monsieur de Godefroy, il est de toute nécessité que mademoiselle Claire se guérisse le plus vite possible, car il faut absolument que notre mariage soit célébré dans huit jours.

— Pourquoi donc si vite ? dit le juge prévôt dont la torture prenait des proportions alarmantes.

— À cause du motif le plus grave…

— Le plus grave ? fit M. de Godefroy dont l’agitation tournait au spasme.

— Le plus grave… motif, qui met en péril l’honneur de votre maison, le repos de votre fille, votre liberté, votre vie même…

— Ah ! mon Dieu, articula avec peine le père de Claire.

Bigot ne semblant pas du tout remarquer l’état de son interlocuteur, le regardait cependant avec une fixité qui augmentait son trouble et son embarras.

M. de Godefroy fit un effort et balbutia :

— Et peut-on savoir… ce motif ?

— Un rapport qui a été fait ce matin à M. de Vaudreuil.

— Sur qui ?

— Sur vous.

— Ah ! mon Dieu, sur moi ?

— Oui.

— Un rapport ?

— Fort long même.

— Ce n’est pas possible !

— Cela est.

Mais pourquoi ?

— Vous voulez le savoir ?

— Oui…

— Je vais vous le dire… ou plutôt non, je vais vous le donner à lire… tenez, le voici.

Bigot avait pris dans la poche de son habit un papier qu’il présentait à M. de Godefroy.

Ce dernier le prit d’une main tremblante, si tremblante même qu’il le déchira en le dépliant.

— Un rapport ! murmurait-il. Qu’ai-je donc fait ?

— Vous allez le savoir.

Le juge mit ses lunettes, se pencha et commença à lire.

Son visage blanc comme un suaire d’abord, devint ensuite pourpre, puis violacé.

— Ah ! s’écria-t-il en froissant le papier, ce n’est pas vrai.

— Malheureusement si ! en fait du moins, sinon en intention.

— Comment ! je suis un concussionnaire ? J’ai volé, j’ai dilapidé les deniers du roi, moi, un Boucault de Grodefroy ?

— Oui.

— Vous rêvez, mon cher monsieur, et votre rapport aussi.

— Malheureusement pour vous, non.

— Oui.

— Non.

— Cependant, monsieur, on ne vole pas le roi sans s’en apercevoir, que je sache.

— Il paraît que oui.

— Oh !

— Si ce n’est pas vous qui avez personnellement soustrait des sommes de la caisse du roi, c’est par votre ordre, sous votre signature que le crime a été commis.

— Je ne comprends pas.

— Je vais m’expliquer. Vous connaissez la compagnie d’Occident qui a pour chef Cadet, le munitionnaire général. Trompé par les apparences, mal conseillé par mon entourage, voulant vous faire du bien, j’ai pris à votre nom — comme vous le savez — pour 700 000 livres d’actions. Connaissant, votre réputation de probité, afin de cacher leurs malversations et de mettre à couvert leur responsabilité, Cadet et autres vous ont nommé gérant chef de la compagnie, vous ont fait signer sous divers prétextes tous les contrats énumérés dans ce rapport, contrats qui constituent la volerie la plus odieuse que je connaisse des deniers publics.

— Oh ! fit M. de Godefroy en joignant les mains avec désespoir. Mais je prouverai mon innocence…

— Comment pourrez-vous nier votre signature ?

— Miséricorde…

M. de Vaudreuil a reçu les ordres les plus sévères, et si par malheur ce rapport avait été mis tout d’abord sous ses yeux, vous étiez envoyé de suite en France avec vos prétendues complices pour être jetés à la Bastille.

— Mais il ne saura rien, n’est-ce pas ? dit M. de Godefroy d’une voix suppliante.

— Peut-être !

— Comment ! il peut savoir…

— Celui qui a fait ce rapport ne peut-il pas le refaire en double, et sans doute que M. de Vaudreuil ne pourrait pas faire autre chose que d’être inexorable…

— Mon Dieu ! prenez pitié de moi…

— Comprenez-vous maintenant combien la situation est grave ? C’est pourquoi je vous demandais tantôt de presser mon mariage avec votre fille. Claire, devenue ma femme, vous n’avez plus rien à craindre ; car le beau-père de M. Bigot, l’Intendant de la colonie, de M. Bigot, le protégé de Mme de Pompadour, aura toutes facilités de se défendre, puisque ce sera son gendre qui se chargera de prouver son innocence.

— C’est vrai ! dit M. de Godefroy soudain ranimé.

— Donc, vous le voyez, il faut que dans huit jours ce mariage se fasse…

— Il se fera ! dit une voix ferme.

Claire, soulevant la portière, s’avança dans la salle.

Elle était pâle, mais une expression de résolution étrange se lisait sur son visage.



XVI

L’INSULTE


— Monsieur, dit-elle en se tournant vers Bigot, j’ai entendu l’odieux marché que vous venez d’imposer à mon père. Je n’ai pas bien compris tous les détails de cette machination digne de vous. Tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est que l’honneur de notre nom est en jeu.

Je connais mon devoir, monsieur, et je suis prête à devenir votre femme. Mais je tiens à vous dire, avant de vous suivre au pied des autels, que ce n’est plus seulement de l’antipathie que je ressens pour vous, c’est plus que cela, c’est de la haine !…

Et maintenant, monsieur, que vous n’avez plus rien à faire ici, daignez me délivrer de votre présence et me laisser seule avec mon père.

— Je me retire, mademoiselle, dit Bigot tremblant de rage contenue, navré de se voir ainsi méconnu. L’avenir vous prouvera que vous me jugez mal et que je saurai vous rendre heureuse…

— Assez, monsieur ! fit Claire avec un geste significatif.

Bigot salua et sortit.

XVII

UNE RESOLUTION EXTREME


M. de Godefroy resta attéré, comme une masse inerte dans son fauteuil. Quant à Claire, elle monta dans sa chambre et sonna Dorothée.

— Ma pauvre enfant, que vous êtes donc malheureuse ! s’écria celle-ci en sanglotant.

La jeune fille, quoiqu’un plus vif incarnat trahit son agitation, n’en était pas moins ferme et froide.

— Il ne s’agit pas de pleurer, mais d’agir, ma pauvre Dorothée, dit-elle. Toutes les larmes du monde ne pourraient changer ce qui est irrévocable.

Pourrais tu, seule, te rendre au château et parler à M. Gravel ?

— Sans doute, puisqu’il y a maintenant son logement.

— Eh ! bien, retourne à tes fourneaux, l’angelus vient de sonner à la cathédrale, dans une heure tu reviendras prendre mes ordres et une lettre pour lui.

— N’est-ce pas une imprudence, mon enfant ?

— Comment ! J’enveloppe ce jeune homme dans mon sacrifice, ce jeune homme qui ne laissera dans mon esprit, dans mon cœur, que le souvenir de ses bienfaits, et je n’aurai pas le courage de passer par-dessus de vaines convenances pour lui dire adieu !

Quand je lui ai juré, de mon propre mouvement, de ne pas être la femme d’un autre, si je n’étais la sienne, je n’aurai pas une bonne parole pour le consoler !

Que dira-t-il ? Né m’accusera-t-il pas d’être parjure à mes serments ?

Oh ! je consens à le perdre pour sauver l’honneur de mon père : je ne veux pas qu’il me méprise !…

— Calmez-vous ! reprit Dorothée, alarmée de la surexcitation de la jeune fille, oui, vous avez raison, écrivez-lui, et je vous promets de lui remettre votre lettre de suite, dussé-je parcourir toute la ville.

Claire, restée seule, s’assit devant son écritoire et écrivit la lettre suivante :


« Mon ami,

« Je vais vous faire bien de la peine en vous, disant qu’un sort inexorable nous sépare pour toujours. Je vous aime bien, mon ami, je vous aime à en mourir — ne puis-je pas le déclarer sans rougir ? — et cependant, je vais appartenir à un autre.

« Vous comprenez donc qu’il a dû se passer ici des choses bien graves pour que j’en vienne à une pareille résolution, quand je suis convaincue surtout qu’à vos côtés j’aurais trouvé le bonheur.

« Ne murmurons pas cependant contre Celui qui nous frappe, qui nous fait souffrir pour nous rendre meilleurs sans doute et nous donner au ciel une couronne plus belle. Ne murmurons point et bénissons-le.

« Je sais que vous ne vous contenterez pas de : ces seules affirmations et que vous exigerez des détails. Je ne puis vous en donner, mon ami.

« Qu’il vous suffise de savoir qu’après une entrevue entre mon père et M. Bigot — entrevue à laquelle j’ai assisté sans être vue — c’est moi-même qui ai déclaré à l’intendant que je consentais à devenir sa femme.

« Encore une fois, vous comprendrez donc qu’il a dû se passer quelque chose de terrible, que la plus impérieuse des nécessités a pu seul me porter à prendre un parti aussi désespéré.

« Rien que de pur, de noble, de digne de nous que les sentiments qui font battre mon cœur pour vous, et cependant, je vous perds.

« Je ne me sens pas la force de vous dire un adieu éternel sans vous voir une dernière fois. Si ma démarche est mauvaise, Dieu me la pardonnera en considération du sacrifice que je fais pour sauver mon père, de l’immolation de toute ma vie par piété filiale.

« Il me serait impossible de vous voir en présence de mon père qui me l’a défendu ; nous partons d’ailleurs demain pour Château-Richer où nous demeurerons jusqu’après l’époque de mon mariage qui est fixé à huit jours, et là je ne recevrai personne. Venez me dire adieu et m’assurer — ce sera une espèce de consolation — que vous me pardonnez le mal que je vous fais.

« Ne venez qu’à minuit, quand mon père sera retiré dans ses appartements, et je vous recevrai en présence de ma vieille nourrice, Dorothée, qui vous ouvrira.

« Je vais prier en vous attendant.

« Claire. »

XVIII

DÉSESPOIR.


Louis Gravel était à se promener sur la terrasse du château en compagnie de M. de Vaudreuil, — dont il était le deuxième secrétaire, on se le rappelle — quand un soldat vint l’avertir qu’une vieille femme voilée, après beaucoup d’instances pour parvenir jusqu’à lui, le démandait au corps de garde.

La surprise du jeune homme fut extrême, on le comprendra, car c’était la première fois qu’on venait le demander à neuf heures du soir, surprise d’autant plus grande qu’il ne se savait aucun parent à la ville.

— Une vieille femme qui me demande avec instances ? fit-il.

— Oui, mon officier, et elle paraît fort émue.

— C’est étrange.

— Messagère de quelque bonne fortune apparemment, dit M. de Vaudreuil en souriant. Allez, mon cher Gravel, on ne fait jamais attendre une femme, fut-elle vieille.

— Vous permettez, monseigneur ?

— Mais sans doute. Allez, allez, et revenez bien vite me faire part de votre bonne fortune.

Louis Gravel s’empressa de suivre le soldat, inquiet, troublé, pressentant un malheur sans pouvoir se l’expliquer.

Aussitôt qu’il fut en présence de Dorothée, qui était assise dans une salle basse du château, celle-ci se leva, souleva son voile et sans prononcer un mot lui présenta la lettre.

Louis ne put retenir un cri d’étonnement en reconnaissant la nourrice de Claire. Aussitôt que le soldat se fut retiré sur un signe :

— Est-ce que votre maîtresse serait malade ? s’écria-t-il en saisissant les deux mains de la vieille femme.

— Hélas ! la pauvre enfant, Dieu voulut qu’elle ne fut que malade !…

— Que dites vous ?

— Quelle fut morte même…

— Mais, de grâce, parlez… expliquez-vous…

— Non, lisez plutôt.

Louis Gravel rompit le cachet d’une main fiévreuse, et dès les premières lignes, il étreignit son front de sa main droite restée libre.

Dorothée suivait sur son visage décomposé la tempête qui s’amoncelait dans le cœur du jeune homme à mesure qu’il avançait dans sa lecture.

— Oh ! oui, j’y vais, mon adorée, j’y vole et je saurai bien t’arracher des griffes de ce vautour de Bigot, s’écria-t-il en essayant d’entraîner Dorothée.

— Devenez à vous-même… écoutez-moi, fit cette dernière, effrayée de l’état du jeune homme.

— Allons, courons…

— Par pitié, au nom de cet amour, pour le repos de Claire, calmez-vous, M. Louis…

— Mais ne comprenez-vous pas qu’il faut que je la sauve !…

— C’est-à-dire que vous allez la perdre, la tuer aussi sûrement que si vous la frappiez au cœur avec un poignard.

— Oh ! plutôt la voir morte et me tuer ensuite que dans les bras d’un autre… Venez…

— Est-ce ainsi que vous répondez à sa prière quand elle ne vous demande que quelques heures de patience ?

— Hélas !…

— Ne comprenez-vous pas qu’à cette heure elle est près de son père et qu’elle ne peut vous recevoir ?

— Mais c’est une infâme machination de Bigot et il faut que je sache…

— À minuit, vous saurez… tout ce qu’il sera possible à Claire de vous faire connaître.

— Mais je veux aussi parler à son père… Le désabuser…

— Impossible, ce soir, sans compromettre Claire, sans me perdre moi-même.

— Je saurai bien me faire entendre.

— Vous ne pourrez pas même vous faire ouvrir, et Claire elle-même ne vous recevrait pas puisque vous ne l’aimez point assez pour lui obéir dans cette circonstance suprême.

— Mais, au moins, me jurez-vous que je la verrai à minuit ?

— Sur mon salut, je vous le jure. Et maintenant, laissez-moi me retirer. Quand vous viendrez tantôt, frappez trois coups dans la porte avec le pommeau de votre épée. À ce signal, je vous ouvrirai.

— Je vais souffrir mille morts d’ici-là !

— Croyez-vous que Claire elle-même ne souffre pas, peut-être plus que vous, puisqu’elle se condamne à vivre avec un homme qu’elle hait ?

— Ah !

— Assez causé, je pars.

Louis appela un soldat du guet auquel il donna ordre de reconduire Dorothée jusqu’à sa demeure, et il remonta dans un état impossible à décrire sur la terrasse où il retrouva M. de Vaudreuil seul, accoudé sur l’affût d’un canon.

— Eh bien, mon galant, que vous voulait cette messagère d’une bonne nouvelle ?

— Monseigneur, fit Louis Gravel, je sollicite de votre bonté un moment d’audience à l’instant même, dans un endroit autre que celui-ci, où nulle oreille indiscrète ne pourrait surprendre les paroles que je vais avoir l’honneur de vous dire.

M. de Vaudreuil, en attendant la voix émue, du jeune homme, le regarda avec étonnement.

— Suivez-moi dans mon cabinet, mon enfant, dit-il.

Ils se dirigèrent vers le haut de la terrasse, traversèrent la grande salle du conseil, le salon, de réception et parvinrent à un petit, cabinet où le gouverneur se retirait quand il avait besoin de solitude et où il recevait ses intimes.

Ayant fait, signe à notre héros ; de prendre un siège, il s’assit lui-même, et examina le jeune homme. Il fut frappé de l’altération de ses traits.

— Quel malheur vous arrive-t-il donc, mon cher enfant ? dit-il avec bonté.

— Monseigneur, dit Louis Gravel, depuis tantôt deux années que je vis près de vous, grâce à la recommandation de Mgr l’évêque, je bénis le ciel tous les jours de m’avoir fait la part si belle. Car vous avez été non-seulement pour moi le plus bienveillant des maîtres, mais encore le meilleur des pères. C’est à vous que je dois ma place de secrétaire, c’est encore à votre haute protection que je dois mon entrée dans le régiment du Béarn en qualité d’officier, quoique je n’appartienne pas à la noblesse.

Tant que je n’ai connu que le bonheur, je me suis laissé vivre avec insouciance, sans m’occuper du lendemain, toujours content du présent, ne pensant pas même à vous remercier. Mais aujourd’hui que le malheur me frappe dans mes plus chères affections, comme ces enfants gâtés qui ne se souviennent de leurs parents que quand ils souffrent, quand ils ont besoin de consolations, je viens à vous pour vous dire : « Monseigneur, je suis malheureux, consolez-moi ! protégez-moi ! »

— De quoi s’agit-il donc, mon enfant ? Vous voyez que je suis à votre entière dévotion, car je vous aime parce que vous m’êtes dévoué sans calculs et que vous le méritez à tous égards.

— Monseigneur, j’aime de toutes les forces de mon âme une jeune fille, j’en suis aimé et cependant je vais la perdre.

— Comment cela ?

— Tenez, monseigneur, lisez, fit Louis Gravel en passant sa lettre à M. de Vaudreuil.

— Ah ! il y a du Bigot là-dessous ! reprit celui-ci après avoir lu. C’est vrai, c’est connu : où passe cet homme, quelqu’un doit nécessairement servir de victime.

— C’est moi qui suis aujourd’hui sa victime ; mais je suis décidé à ne pas me laisser immoler sans résistance.

— Mais quelle est cette jeune fille ? Remarquez bien, mon enfant, que je ne cherche pas à surprendre vos secrets, que ce n’est pas une vaine curiosité qui m’anime en vous posant cette question. Je veux vous servir, et il est peut-être indispensable que je la connaisse. Qui sait ? si je n’aurais pas une certaine Influence sur les grands parents.

— Claire de Godefroy.

— Comment ! la fille de M. Boucauli de Godefroy qui a été nommé juge dans la Côte de Beaupré ?

— Oui, monseigneur.

— Mais c’est une créature de Bigot.

— Je l’ignore.

— Il m’est venu même certains bruits qui ne font pas tout-à-fait son éloge.

— Monseigneur me permettra-t-il ?…

— Au sujet de sa probité dans les affaires.

— Oh ! je puis vous assurer qu’on l’a calomnié et que son honneur est au-dessus de tous doutes.

— C’est possible. Mais il n’en fait pas moins partie, en qualité d’associé, et même de gérant-chef, de cette association de sangsues qui pillent la colonie, de sangsues dont j’aurai raison, si l’avenir nous accorde quelque repos.

— Est-ce bien certain ?

— Quoi ? Que le père de votre dulcinée fait partie de cette association ? Rien de plus certain, il en est même actionnaire au chiffre de sept cent mille livres.

— Voilà qui me semble étrange, car on m’avait dit M. de Godfroy fort pauvre.

— En êtes-vous sûr ?

— Je le tiens de personnes très-autorisées.

M. de Vaudreuil réfléchit quelques instants. Louis Gravel respecta son silence.

— Ce peut-être cela, reprit le gouverneur, M. de Godefroy est un homme faible, crédule, qui peut avoir été trompé par Bigot, ou par quelqu’une de ses créatures, et qu’il effraie maintenant pour avoir sa fille.

— Oh ! oui, ce doit être cela, reprit Louis Gravel avec vivacité.

— Dans tous les cas, mon cher enfant, il est nécessaire que vous voyiez cette jeune fille et que vous l’engagiez à vous dire tout ce qu’elle sait. Si elle persiste à se taire, faites lui comprendre que c’est le seul moyen de déjouer les perfidies de Bigot.

— Quelle reconnaissance…

— Pas encore. Sachons d’abord ce qui s’est passé, ensuite nous agirons, et bien fort sera maître Bigot si nous ne le terrassons pas. Dans tous les cas, comptez sur ma protection.

Maintenant en campagne, il est passé onze heures.

M. de Vaudreuil congédia Louis Gravel d’un geste amical. Celui-ci passa par sa chambre pour prendre son épée, donna congé à son valet auquel il dit que probablement il ne rentrerait qu’au jour, donna le mot d’ordre à la porte du château et se dirigea vers la rue Ste-Anne par l’endroit connu aujourd’hui sous le nom de Place d’Armes.


XIX

LE SAUVETAGE.


En débouchant au coin de la rue du Fort, Louis Gravel fut tout-à-coup frappé par une grande lueur venant dans la direction de l’Esplanade, ce qui lui fit hâter le pas, agité de sombres pressentiments.

À peine eût-il fait quelques pas, que les cris au feu ! au feu ! arrivèrent jusqu’à lui pendant que le tocsin se faisait entendre à la cathédrale.

— Où est donc le feu ? fit Louis en arrêtant un passant qui arrivait à la course à sa rencontre.

— Chez M. de Godefroy. Je cours demander le secours de la garde du château.

— Tout le monde est-il sain et sauf ?

Le passant était, déjà loin et n’entendit pas.

Louis Gravel prit sa course.

M. de Godefroy habitait alors une grande maison à pignon très-aigu, comme on construisait alors, à peu près à l’endroit où se trouve située aujourd’hui la salle Victoria. À deux étages, cette maison, très-élevée pour l’époque, n’avait qu’une seule porte de sortie au milieu où commençaient un escalier en spirale conduisant aux étages supérieurs. Les appartements du premier consistaient en un salon, une salle à dîner, la bibliothèque et la cuisine. Au second, un deuxième salon, sur la rue, un cabinet de travail et sur les derrières la chambre à coucher de M. de Godefroy. Dans les mansardes, la chambre de Claire et celle de Dorothée.

Quand Louis Gravel arriva sur les lieux du sinistre, les flammes sortaient des fenêtres du second étage et léchaient la toiture.

La foule encombrait déjà la rue et les premières paroles qu’entendit le jeune homme furent :

— Sauvez mon maître, mon pauvre maître !…

Louis fendit la foule et se trouva auprès de la vieille nourrice qui soutenait Claire.

— Oh ! monsieur Louis, sauvez-le ! s’écria-t-elle.

— Où est-il ?

— Dans sa chambre, au second, en arrière, cloué au lit par la goutte…

— Claire ?…

— Rassurez vous, elle n’est qu’évanouie.

Transportez-la au château.

— Oh ! vite, M. Louis… mon pauvre…

Louis était déjà loin.

La tâche de sauver M. de Godefroy n’était pas facile, car la maison n’avait aucune issue sur les derrières.

Le jeune homme se précipita dans l’escalier ; mais il en fut repoussé par un torrent de flammes qui lui brûlèrent le visage, légèrement, par bonheur.

Impossible de pénétrer par ce passage : c’était se vouer inutilement à une mort certaine.

D’une maison voisine, des soldats, postés sur le toit, dans des échelles, avaient établi la chaîne et maîtrisaient, pour quelques instants du moins, les flammes qui sortaient des lucarnes de la maison incendiée.

Louis Gravel s’aperçut de ce progrès et eût une inspiration subite.

— Une échelle et une corde, cria-t-il d’une voix de stentor.

— Voilà, voilà, mon officier, lui répondirent quelques citoyens en apportant les objets demandés.

— Maintenant, un homme au poignet solide et qui n’ait pas peur de la fumée.

— Présent ! fit une voix jeune près de lui.

— Ah ! Claude d’Ivernay ! c’est le ciel qui t’envoie. Suis moi.

En deux enjambées, les jeunes gens étaient à cheval sur le toit.

— Voici tes instructions, dit l’amant de Claire tandis qu’il s’attachait solidement avec une des extrémités de la corde par le milieu du corps. Laisse filer tranquillement et tiens ferme jusqu’à ce que j’atteigne une galerie qu’on m’a dit exister au deuxième.

Louis se laissa glisser et atteignit sans encombre une galerie que déjà les flammes léchaient en dessous. D’un coup de pied, il enfonça une fenêtre et entra. À la lueur des flammes qui entamaient la porte de la chambre, il aperçut M. de Godefroy sans mouvement sur son lit dont il avait arraché les rideaux en essayant de se lever, sans doute, car un fragment de frange reposait encore dans ses doigts crispés.

Louis Gravel était robuste, nous l’avons dit. Sans effort, il enleva M. de Godefroy de ses bras nerveux et se précipita sur la galerie qui craqua sous ses pas.

— Hisse, hisse ferme ! cria-t-il à Claude d’Ivernay.

Malgré la bonne volonté de celui-ci, Louis et son fardeau disparurent tout-à-coup dans un tourbillon de flammes, n’ayant pas été hissé assez vite.

— À l’aide ! cria Claude.

Deux soldats accoururent.

Grâce à ce secours, M. de Godefroy et son sauveur étaient déposés, un peu avariés, il est vrai, mais la vie sauve, quelques instants après dans un lieu sûr.

Bigot arrivait en ce moment dans son carrosse à deux chevaux, et s’étant fait raconter les événements, se précipita auprès de M. de Godefroy qui venait de reprendre ses sens et qui demandait sa fille à grands cris.

— Rassurez-vous ! fit Bigot, vous sachant sauvé, elle a consenti à se laisser conduire aux Ursulines avec sa gouvernante.

— Mais que s’est-il passé ? Qui m’a sauvé…

— Je l’ignore.

— C’est M. Louis Gravel qu’on transporte blessé en ce moment au château, fit une voix dans la foule.

— Comment ! lui ! encore lui ! s’écria le vieillard en joignant les mains.

Sur les instances de Bigot, M. de Godefroy consentit à se laisser emmener au palais de l’intendance.

XX

AUX URSULINES.


Le lecteur ne pourra s’imaginer la joie qui envahit son âme, quand Claire apprit par Dorothée que son père devait la vie à Louis Gravel. Et pourtant n’allait-elle pas le perdre à tout jamais pour accepter un mari d’avance exécré ?

L’ébranlement nerveux, les émotions que la jeune fille avait subies depuis quelques jours, déterminèrent une fièvre cérébrale qui faillit l’emporter.

On se fit un devoir de cacher son état à son père qui ne l’apprit que quand le danger fut complètement disparu.

Sa jeunesse et sa forte constitution triomphèrent du mal cependant, et deux semaines après l’accident, le docteur Arnoux, qui, avait défendu toute émotion vive jusque là, lui permit de recevoir quelques amies.

Mais la convalescence devait être longue, ce qui força M. de Godefroy, à la rage de Bigot et à la grande joie de la jeune fille, d’ajourner son mariage indéfiniment.

— Courage, mon enfant, disait Dorothée ; quelque chose me dit que M. Bigot va faire mentir le proverbe : différer n’est pas perdu ! Et la jeune fille souriait avec espoir et bonheur.

— Les bonnes sœurs, reprenait la vieille nourrice, qui sont si heureuses de vous avoir au milieu d’elles, m’assurent que vous en avez pour deux mois au moins. D’ici là, il peut se passer tant de choses.

— Et…tu n’as pas de nouvelles à me donner de mon père aujourd’hui ?

— Je l’ai vu ce matin…et une autre personne aussi.

— Qui donc ? fit la jeune fille en tressaillant de plaisir sachant bien quelle était cette autre personne.

— À part quelques douleurs et la privation de vous voir, il est très-bien, votre cher père, chez M. Bigot, qui le dorlote.

— J’en suis bien heureuse.

Et la jeune fille resta silencieuse attendant que Dorothée prononça un autre nom.

— Ah ! petit masque, reprit celle-ci en la câlinant, vous voudriez bien que je vous donne aussi des nouvelles de quelqu’un qui vous intéresse plus que votre père en ce moment.

— Dorothée…

— Mais vous êtes trop dissimulée pour me le demander. Eh ! bien, je me tais.

— Ma bonne Dorothée, je t’en prie ! lui à qui nous devons tant de reconnaissance ! Dis-moi au moins s’il est bien…

— Oh ! il se porte comme le château St-Louis.

— Est-il venu demander de mes nouvelles ?

— Tous les jours et même plusieurs fois par jour, les premiers temps de votre maladie, si bien que la tourrière a été obligée de le mettre à la raison.

— Ce cher Louis ! se dit tout bas la jeune fille. Une religieuse entrait en ce moment portant une lettre dans sa main. S’approchant de Claire :

— Ma chère, lui dit-elle, vous n’êtes ici que par accident, comme notre hôte, vous n’êtes nullement obligée de suivre la régle qui n’existe pas pour vous. Je puis donc vous remettre cette lettre apportée par un jeune militaire. Il attend la réponse.

Claire rompit le cachet et lut :


Claire, mon adorée.

« Depuis quinze jours, je ne vis plus. Mon existence a été en quelque sorte liée à la vôtre, car si vous m’aviez été enlevée, bien sûr, je ne vous aurais pas survécu.

« Maintenant que vous voilà sauvée, que, bientôt, vous pourrez aller rejoindre votre père, on va reprendre sans doute les négociations de votre odieux mariage interrompues par votre maladie.

« Claire, si vous m’aimez, dans votre intérêt, pour votre bonheur comme pour le mien, il faut que je vous vois, que je vous parle.

« Si vous avez confiance en moi, si vous voulez vous sauver, accordez-moi quelques minutes d’entretien. Je vous le demande au nom de notre amour, au nom de votre mère, et si vous me refusez, je vous accuserai d’être ingrate et de ne m’aimer pas.

« J’attends votre réponse, »
« Louis Gravel. »

— Lisez, dit Claire en passant la lettre à la religieuse.

— Consentez-vous à voir ce jeune homme ?

— Oh ! sans doute, car il s’agit de questions les plus graves.

— Je vais en conférer avec la mère supérieure. Mais croyez-vous être assez forte pour ?…

— Oh ! oui. Du reste vous m’aiderez à me rendre au parloir.

Un instant après, la supérieure vint prendre Claire pour la conduire au parloir, mais à la condition cependant qu’une religieuse resterait à quelque distance pendant l’entretien.



XXI

L’INTERROGATOIRE


Quand Louis Gravel vit entrer la jeune fille, soutenue par une religieuse et Dorothée, pâle, diaphane, amaigrie par la souffrance, son cœur se serra et des larmes montèrent à ses paupières. Lui-même portait encore un bandeau qui tenait un appareil sur les blessures reçues pendant le sauvetage de M. de Godfroy.

Deux cris simultanés, deux exclamations sortirent de la poitrine des deux jeunes gens :

— Claire, mon adorée !

— Louis, mon cher Louis !

— Soyez raisonnable, mon enfant, fit la religieuse, et vous, monsieur, ménagez-lui les émotions.

Une grille les séparait.

Claire fut assise sur un pliant par Dorothée et la religieuse qui se retirèrent à quelque distance. Louis se plaça sur une banquette tout près de la grille.

Tous deux s’examinèrent sans parler pendant quelques instants, savourant le bonheur de se revoir, heureux de se retrouver, étrangers à tout ce qui n’était pas leur amour.

La jeune fille, la première, rompit le silence :

— Tous avez désiré me voir, mon ami ? dit-elle. Hélas ! la maladie m’a bien changée, n’est-ce pas ?

— Vous êtes toujours belle pour moi, Claire, parce que je ne vous vois qu’avec les yeux du cœur.

— Mais vous, mon ami, vous êtes changé aussi, vous avez été blessé…

— Une égratignure… Ne parlons pas de moi, mais de vous plutôt…de l’avenir…

— L’avenir !…n’est-ce pas le malheur !… Laissez-moi continuer mon rêve tandis que vous êtes là…le réveil ne viendra que trop tôt.

— Non, Claire, faisons courageusement face à l’orage, car si vous le voulez, et Dieu aidant nous saurons conjurer le péril et trouver le bonheur peut-être.

— Que dites-vous, mon ami ?

— Ce que je crois la vérité.

— Oh ! vous vous abusez, et n’écoutant que votre douleur, vous allez me proposer quelque parti extrême, un projet que je ne puis, que je ne dois pas accepter.

— Claire, vous me faites injure en supposant que j’irais vous proposer un projet qui serait indigne de vous, indigne de moi…

— Louis…

— Vous blessez, vous froissez mes sentiments même avant de m’avoir entendu.

— Pardon, mon ami, ma pauvre tête est encore bien faible, car j’aurais dû savoir qu’il ne peut venir de vous que ce qui est noble et bon.

— Écoutez-moi donc patiemment, Claire… si vous m’aimez…

— Si je l’aime ! fit la jeune fille en joignant les mains ! Vous le voyez, je vous le dis, je vous l’avoue, sans même me demander si je ne fais pas mal en vous le déclarant.

— Soit, vous m’aimez, j’ai besoin de le croire pour trouver le courage dont j’ai besoin. Eh ! bien, il est un moyen de me le prouver en me racontant la scène qui s’est passée, l’autre jour, entre votre père et Bigot.

— C’est impossible.

— Il faut avoir assez de confiance en moi pour ne pas me cacher les graves motifs qui vous ont forcée à accepter l’idée d’un mariage avec l’intendant.

— C’est impossible, mon ami.

— Je les soupçonne d’ailleurs, ces motifs.

La jeune fille le regarda d’un air étonné.

— Écoutez-moi bien, Claire je vais vous raconter ce que j’allais vous dire le soir du sinistre qui a détruit la maison de votre père.

Dorothée a dû vous apprendre dans quel état elle m’a quittée, après la lecture de votre lettre. Je ne savais que faire, que tenter, quel parti prendre. Tantôt je voulais me rendre au palais, provoquer Bigot sur l’heure, le tuer ou me faire tuer par lui ; tantôt je voulais me rendre auprès de vous, faire appel à votre amour, vous emmener bien loin, vous enlever de force, s’il le fallait.

Dorothée, en faisant appel à ma raison, ou plutôt à mon cœur, — car les amoureux raisonnent-ils dans ces circonstances-là ? — Dorothée, dis-je, parvint à me calmer un peu.

Quand je me trouvai seul, je montai sur la terrasse où j’avais quitté le gouverneur pour répondre à votre appel, et c’est alors qu’une pensée lumineuse, une pensée du ciel me traversa l’esprit : tout confier à M. de Vaudreuil et lui demander sa protection.

— Quelle imprudence ! s’écria Claire.

— Vous allez voir que non, quand vous connaîtrez dans quels termes je suis avec le gouverneur.

Je suis son secrétaire, vous le savez, mais je suis en même temps son protégé et il me traite comme si j’étais son enfant. C’est sans doute par la haute protection de Mgr l’Évêque que j’ai été attaché à sa personne ; mais depuis qu’il a appris à me connaître, depuis qu’il a constaté que si je le sers avec dévouement, avec zèle, avec fidélité, ce n’est pas par intérêt, mais par affection réelle, c’est à moi seul qu’il adresse ses bontés et je puis compter sur sa protection en toutes circonstances.

Je lui ai donc tout confié en lui donnant communication de votre lettre.

Impossible de vous cacher que certains bruits fâcheux concernant votre père, qu’il croit une créature de Bigot, sont arrivés jusqu’à lui, il me l’a déclaré ; mais quelle est la nature exacte de ces bruits ? Je l’ignore. Dans tous les cas, je crois que votre père est accusé de complicité dans certaines malversations dont les pillards du palais de l’intendance sont les auteurs.

Sur mon affirmation solennelle que je croyais à la parfaite probité de M. de Godefroy, M. de Vaudreuil n’a pas voulu porter jugement sans plus ample informé. Il serait même porté à croire que si votre père est compromis, c’est qu’on a surpris sa bonne foi.

— Mais quels sont donc ces pillards dont vous parlez ? Est-ce M. Bigot ?…

— Eh ! sans doute. Vous ignorez, comme votre père ignore, lui aussi, à quelles sortes de personnes il a donné son estime. Un mot pourra vous les faire connaître.

Tandis que la colonie est près de succomber sous le poids du malheur et de l’abandon, tandis que partout règne la disette, Bigot, Cadet, Péan, Varin, et un grand nombre d’autres, s’enrichissent en volant les secours du roi et pressurent le peuple. Bigot est assez habile pour ne pas procéder à ciel découvert, mais il se sert de sa position pour couvrir les malversations de la compagnie dont votre père est l’associé, et il se fait ensuite la part du lion.

— Mon Dieu ! Et on laisse faire ?…

— Tant qu’on ne pourra pas se procurer des preuves certaines. Mais on y arrive, et soyez assurée que les coupables seront punis.

Vous voyez donc qu’il me faut faire connaître les relations de votre père avec Bigot.

— Oh ! soyez certain que mon père est étranger à ces malversations.

— C’est précisément parce que je n’ai aucun doute à cet égard que je sollicite votre confiance. Pendant qu’il n’est pas trop compromis, sortons-le de ce mauvais pas. Qui sait ? s’il ne sera pas trop tard dans quelques jours ; car des mesures très-sévères vont être prises immédiatement.

— Questionnez-moi, mon ami, et quoique ce secret ne soit pas le mien, je vais vous répondre.

— Savez-vous que votre père possède pour sept cent mille livres d’actions dans la compagnie ?

— Oui.

— Vous a-t-il dit à quel titre ? Car je le croyais — pardonnez-moi cette question délicate — gêné.

— C’est vrai et je n’ai pas à en rougir, notre pauvreté vient de malheurs honorables.

Mon père m’a dit que M. Bigot lui a assuré cette part dans les bénefices de la compagnie pour me constituer une dot en considération de son mérite, et afin de rehausser le prestige de la société qui ne peut qu’y gagner à un tel patronage, en égard surtout à nos relations en France.

— C’est cela même.

— Voilà la seule raison qu’il lui a donnée d’une telle munificence ?

— Oui, mon ami.

Ce ne peut être que la vérité puisque votre père l’affirme.

— Oh ! mon père n’a jamais menti ! dit simplement la jeune fille.

— Je n’en doute pas… Et vous ne savez rien de plus ?

— Non, rien de plus.

— Ce que je ne puis comprendre, c’est que votre père vous ait fiancée si promptement avec Bigot. Vous ne lui avez donc point fait part de votre répugnance à épouser cet homme ?

— Oh ! si, dès qu’il m’en a parlé la première fois.

— Et cette première fois remonte ?…

— Au jour même où il a annoncé à mon père qu’il lui donnait une part dans les bénéfices de la compagnie, quelques jours avant le bal du gouverneur.

— Vous aviez dans le temps reçu ma lettre ?

— Oui. Ne voulant pas encore lui avouer mon amour pour vous, car je croyais le moment inopportun, je le suppliai de ne pas me marier, de me garder auprès de lui.

— Et…

— Pardon, mon ami, du chagrin que je vais vous causer ; mais c’est moi, de mon propre mouvement, qui ai déclaré à M. Bigot que je l’épouserais…

— Comment ? fit le jeune homme en bondissant sur son siège.

— Écoutez-moi, mon ami, vous allez tout savoir. Après une entrevue avec M. Bigot où je lui dis franchement, honnêtement que je ne l’aimais pas, que je ne l’aimerais jamais parce que j’avais donné mon cœur à un autre, il m’a quittée furieux pour revenir quelques jours après déclarer à mon père que son honneur et sa liberté étaient en péril, que des accusations graves avaient été lancées contre lui et qu’on avait même préparé un rapport qui serait présenté au gouverneur. Mon mariage seul pouvait tout sauver, car M. Bigot étant tout puissant dans la colonie, fort bien à la cour de France, il saurait bien soustraire au danger son beau-père. Vous comprenez ?…

— Oui, je comprends, pauvre enfant sans expérience, que dans votre naïf dévouement filial, vous n’avez pensé qu’à vous sacrifier.

— Pouvais-je faire autrement ? Ne m’auriez-vous pas méprisée si j’avais hésité ?

— Mais heureusement que votre sacrifice ne sera pas nécessaire, espérons-le ; j’en connais assez maintenant pour voir clair dans le jeu de votre persécuteur.

— Ne vous faites-vous pas de fausses espérances ?

— J’espère que non, d’autant plus que M. de Vaudreuil a soupçonné tout ce que vous venez de me dire, et que quand il en aura la certitude, il ne peut manquer d’agir.

Priez Dieu, ma Claire adorée, qu’il me donne la force et les moyens nécessaires pour démasquer les coupables ; soignez-vous bien et croyez que le bonheur n’est pas à tout jamais perdu pour nous. Promettez-moi de ne parler à personne de ce qui a fait le sujet de notre entrevue, pas même à votre père ; de votre discrétion dépend le succès.

— Je vous le promets, mon ami.

— Et maintenant je me retire. Aussi bien vous êtes fatigué et je regrette même — vous êtes encore si faible — de vous avoir retenue si longtemps ; mais il le fallait.

— Oh ! votre vue, vos bonnes paroles m’ont fait du bien.

— Adieu ! ou plutôt non, au revoir, à bientôt, ma belle convalescente.

Louis Gravel rappela Dorothée auprès de sa jeune maîtresse et se retira comparativement heureux.

Quant à Claire, elle demeura rêveuse, le cœur plein d’espoir, voyant l’avenir rose comme l’aurore d’un beau jour de mai.

XXII

M. DE GODEFROY PASSE À L’ENNEMI.


« Les succès remportés par les Français dans la campagne de 1757 avaient produit un état de malaise dans les colonies anglaises, dit Ferland… Pitt avait été mis à la tête d’une nouvelle administration. »

Dans une lettre circulaire adressée aux gouverneurs des colonies, il les engageait à lever pour la guerre autant d’hommes que leur permettrait la population, et leur annonçait que la mère-patrie était décidée à envoyer en Amérique des forces considérables destinées à attaquer les Français par terre et par mer.

Les colonies du nord fournirent d’abondants secours. La législature du Massachusetts s’offrit de lever sept mille hommes, le Connecticut cinquante mille et le New-Hampshire trois mille. Ces troupes furent prêtes à entrer en campagne au mois de mai 1758. Le comte de Londoun était rentré en Angleterre et le général Abercrombie, sur qui tombait le principal commandement de la guerre américaine, était maintenant à la tête de cinquante mille hommes, qui formait l’armée la plus nombreuse qui eût jamais été vue en Amérique.

Les généraux anglais proposèrent trois expéditions : La première contre Louisbourg ; la seconde contre Carillon et la Pointe à la Chevelure ; la troisième contre le fort Duquesne.

Nous n’avons pas l’intention de raconter cette campagne qui forme une des plus belles pages de notre histoire, espèce d’épopée digne des temps d’Homère, où le nom français se couvrit de gloire. Presque sans vivres, se battant le plus souvent cinq contre un, la valeur de nos troupes suppléa au nombre et nous fit enregistrer des victoires comme celle de Carillon.

Cependant l’union était loin de régner dans la colonie entre les chefs : MM. de Vaudreuil et de Montcalm avaient des vues complètement différentes, quoiqu’ils fussent tous deux animés des meilleurs intentions. Le lecteur en jugera par les lignes suivantes que M. de Montcalm écrivait au gouverneur : « Soyez-sûr, monsieur, disait-il, que les choses personnelles dont je puis me plaindre et que j’impute au compositeur de vos lettres, aux esprits turbulents et tracassiers qui cherchent à vous éloigner de moi, ne diminueront jamais… ni mon attention constante à n’écrire que du bien de vous et de monsieur votre frère, à ne pas parler ou donner une tournure favorable aux choses où je pense que vous ne vous êtes pas bien déterminé. Pourquoi n’agissez-vous pas de même à mon égard ? Pourquoi ne pas changer le style de votre secrétaire ? Pourquoi ne pas me donner plus de confiance. J’ose dire que le service du roi y gagnerait, et que nous n’aurions pas l’air de désunion qui transpire au point que je vous envoie une gazette de la Nouvelle York qui en parle… Ceux qui vous approchent ont la maladresse de chercher, contre vos intentions, à vous engager de mortifier, sans le vouloir, le général, les troupes de terre et tout ce qui y a rapport. »

De son côté, M. de Vaudreuil était bien loin d’avoir, en M. de Montcalm, une confiance entière. « M. de Montcalm pourra servir très-utilement en Europe, écrivait-il au ministre ; personne ne rend plus que moi justice à ses excellentes qualités ; mais il n’a pas de celles qu’il faut pour la guerre de ce pays. Il est nécessaire d’avoir beaucoup de douceur et de patience pour commander les canadiens et les sauvages. Le roi m’ayant confié la colonie, je ne peux m’empêcher de prévenir les suites fâcheuses que pourrait produire un plus long séjour de M. le marquis de Montcalm…

« Les troupes de terre, ajoutait-il, seront bien flattées de rester sous le commandement de M. le chevalier de Lévis ; ce qui m’autorise à vous renouveler sa demande que j’ai l’honneur de vous faire en sa faveur du grade de maréchal de camp ; … il réunit en lui toutes les qualités de l’officier général ; il est généralement aimé ; il mérite de l’être. M. de Bourlamaque suffit pour seconder M. le chevalier de Lévis. »

Qui avait tort ? Qui avait raison de M. de Vaudreuil ou de M. de Montcalm ?

Probablement tous les deux à la fois.

Dans tous les cas, nous n’avons pas la prétention de trancher la question. Il est un fait certain cependant : c’est que si, tous deux, étaient animés des meilleurs intentions du monde, l’entourage immédiat de M. de Vaudreuil, composé en grande partie de ceux qui avaient intérêt dans la perte de la colonie afin de cacher leurs malversations. — Bigot et ses satellistes — devaient chercher par tous les moyens possibles à desservir le général de Montcalm dans l’esprit du gouverneur.

Celui-ci, qui était avant tout un honnête homme, en eût la présomption, ce qui l’engagea, à envoyer auprès de M. de Montcalm une personne sur la foi, l’honnêteté et le dévouement de laquelle il put compter.

M. de Vaudreuil chargea Louis Gravel, son deuxième secrétaire, de cette mission délicate. C’est même en partie pour justifier sa présence auprès de M. de Montcalm qu’il l’attacha au régiment du Béarn. Brave, franc, sérieux, instruit Louis Gravel devait attirer la confiance du général français, et une action dans laquelle il eût l’occasion de se distinguer dès son arrivée au camp, lui assura de suite la bienveillance de M. de Montcalm.

Avant son départ pour le théâtre des hostilités, Louis eût une nouvelle entrevue avec Claire au parloir des Ursulines. Il lui promit la protection de M. de Vaudreuil sous la garde duquel il la mettait. Cette promesse n’était pas un vain mot, puisque Claire allait demeurer au château pendant tout le temps de la campagne, ou du moins jusqu’à ce que la maison de M. de Godefroy fut relevée de ces cendres.

Nous allons expliquer en deux mots cette décision qui mit le comble à la joie de Louis Gravel et le fit partir avec une complète sécurité sur le sort de Claire.

Bigot était monté à Montréal pour quelque temps. Donc rien à craindre de ce côté là. Du reste l’intendant n’avait fait aucune tentative nouvelle auprès de la jeune fille, semblant plutôt attendre les événements.

Les affaires de la colonie et la campagne qui s’ouvrait avaient forcé M. de Vaudreuil à ajourner l’examen des accusations portées contre certains membres de la compagnie. D’ailleurs les preuves manquaient encore, et Bigot avait trop intérêt au silence pour donner l’éveil. Tout était donc resté au statu quo.

Dès que Bigot fut parti cependant, M. de Vaudreuil manda secrètement au château M. de Godefroy et n’eût pas de peine à se convaincre que celui-ci n’était qu’un instrument, une espèce de plastron que les coupables s’étaient ménagé en cas de danger. Il le lui fit soupçonner.

Pour sauver cette pauvre victime et s’assurer en même temps un témoin qui aurait son poids, M. de Vaudreuil résolut de soustraire M. de Godefroy à l’influence délétère des Cadet, des Varin, des Péan qui ne manqueraient pas de le compromettre davantage s’il restait dans leur voisinage.

Mais comment procéder à cette espèce d’enlèvement ? — Car, on se rappelle sans doute que M. de Godefroy, depuis l’incendie de sa maison, recevait l’hospitalité de Bigot.

M. Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur, nouvellement arrivé de France où il avait été envoyé par les Anglais qu’il l’avait fait prisonnier l’année précédente, en fournit le prétexte.

M. Rigaud de Vaudreuil était très-lié avec M. de Godefroy. Sa fille — une ravissante brunette de vingt ans — avait été la compagne de Claire aux Ursulines de Québec. Il était donc tout naturel que le frère du gouverneur, avec l’assentiment de celui-ci, offrit l’hospitalité au château à son meilleur ami et à sa fille, Hospitalité d’autant mieux justifiée, que M. Rigaud, par son départ pour l’armée, laissait son enfant seule, sans protecteur.

M. de Godefroy et Claire — à la grande joie de Blanche de Rigaud de Vaudreuil — vinrent donc s’établir au château quelque temps après le départ de Louis Gravel. M. de Godefroy occupa les appartements de ce dernier et Claire partagea la chambre de Blanche, située près du cabinet de son oncle, en face du grand salon.



XXIII

NOUVELLE TENTATIVE


Il ne se passa rien de remarquable pendant quelques mois. Claire et Blanche vivaient comme deux sœurs, échangeant leurs confidences, priant pour leurs amoureux, car Blanche avait été fiancée l’année précédente à Claude d’Ivernay, le compagnon d’armes de Louis Gravel.

On était aux premiers jours du mois de mai de l’année 1759. M. de Vaudreuil venait d’arriver d’un voyage à Montréal en compagnie de Bigot, qui y avait passé l’hiver.

Claire était assise dans le grand salon, parcourant d’un œil distrait un volume ouvert sur ses genoux, pendant que Blanche se promenait au jardin, quand elle entendit un pas léger derrière elle.

— Est-ce toi, Blanche ? dit-elle.

Ne recevant pas de réponse, elle se retourna : Bigot étant devant elle.

La jeune fille ne put retenir un cri de frayeur.

— Je vous fais donc bien peur, mademoiselle ? dit-il, avec cette douceur, ce charme qu’il savait si bien donner à sa voix quand il le voulait.

— Pardon, monsieur, je ne m’attendais… si peu…balbutia Claire.

— À une aussi désagréable visite, n’est-ce pas ?

— Oh ! je n’ai rien dit de tel.

— Mais vous l’avez pensé ?

La jeune fille restait les yeux baissés, semblant lui donner ainsi par son silence son congé. Bigot continua :

— Claire, je n’ai pas cherché cette entrevue, mais puisque le hasard vous a mis sur mon passage, laissez-moi vous rappeler les projets d’union qui ont existé entre nous…

Claire fit un geste de répulsion.

— Vous me haïssez donc bien ? reprit. Bigot.

La jeune fille fut touchée de la tristesse, de l’émotion avec laquelle l’intendant prononça ces mots.

— Pourquoi vous haïrais-je ? dit-elle. Vous ne m’avez fait personnellement jamais de mal ; vous ne m’avez fait même que du bien.

— Alors, si vous ne me haïssez, pas, Claire, l’espoir ne saurait s’effacer de moi que vous m’aimerez un jour.

Claire secoua la tête.

— Ne l’espérez pas, dit-elle. Je le sens, je ne vous aimerai jamais.

— Permettez-moi de chercher la cause de cette impossibilité pour mieux la combattre, reprit Bigot avec un empressement galant. Qu’est-ce qui vous déplaît le plus en moi, est-ce mon nom ?

— Votre nom, monsieur, est celui d’une honorable famille qui, pour moi, vaut certes, à tous égards, celui que nous portons.

— Est-ce ma position qui n’est pas suivant votre goût ?

— Votre position est magnifique, monsieur, bien supérieure à celle qu’occupe mon père, et c’est précisément la splendeur de cette position qui me donne le courage de vous parler comme je le fais.

— De me dire que vous ne m’aimez pas ?

— Oui, monsieur.

— Préfèreriez-vous, mademoiselle, que je fus homme de guerre, comme certain beau damoiseau de votre connaissance et… de la mienne ?

— Je ne sais… monsieur… reprit Claire en hésitant un peu.

— Est-ce ma personne, alors, qui vous déplaît ?

— Monsieur Bigot, dit la jeune fille avec impatience, laissez-moi être franche. Rien ne me déplaît en vous, mais je ne vous aime pas !…

— Pourquoi ?

— Parce que… je ne vous aime pas comme je crois qu’il faudrait vous aimer pour être heureuse du choix que vous avez daigné faire… Tenez, monsieur, lorsque vous avez semblé donner à mon père des preuves si grandes d’affection, d’amitié serviable, j’ai ressenti pour vous un profond sentiment de reconnaissance et… ce sentiment a duré… jusqu’à l’instant… où vous lui avez fait comprendre qu’il ne pouvait me laisser libre de vous refuser ma main.

— Ah ! vous vous rappelez ?

— Tout, monsieur.

— Permettez-moi d’espérer que vous m’aimerez un jour, reprit Bigot après quelques moments d’un silence embarrassant.

Claire fit un geste de dénégation empreint d’un tel sentiment de dédain, qu’un éclair de colère passa dans les yeux de l’intendant.

— Ainsi, vous ne m’aimerez jamais ? dit-il d’une voix moins assurée.

— Jamais, monsieur.

— Suivant vous que devrais-je donc faire ?

— Renoncer à cette union, ce qui serait généreux de votre part. Alors, monsieur, si vous n’aviez pas mon amour, je vous assure que vous emporteriez du moins ma profonde reconnaissance et mon estime entière.

— Renoncer à cette union, c’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime et que…comme j’ai eu l’honneur de vous le dire dans une autre circonstance, vous le répéter tantôt, j’ai l’espoir que vous m’aimerez un jour.

Claire l’écrasa d’un regard dédaigneux.

— Oh ! je ne parle pas par fatuité, continua Bigot sans se laisser déconcerter par ce regard. Je vous entourerai de tant de bonheur que j’espère, sinon votre amour, du moins une tendre affection.

— Monsieur, reprit la jeune fille, il y a quelques mois, je ne vous aurais pas parlé ainsi ; mais depuis que je vous ai entendu menacer mon père d’une dénonciation, j’ai absolument changé de manière de voir à votre égard. Vous voulez m’épousez ? Je ne sais si le ciel me réserve cette suprême douleur. Mais si je vous épouse, monsieur, ne l’oubliez pas, ce ne sera que par contrainte, forcée par mon amour pour mon père et que je ne vous aime pas.

— Mais pourquoi ne pas m’aimer ?

— Parce que je ne vous aime pas !

— Vous ne m’aimez pas et vous croyez dans votre inexpérience que vous ne m’aimerez jamais…

— Je crois ce qu’il faut que je crois, interrompit brusquement Claire.

— Alors, croyez ce qui est : je vous aime…

— Vous ?

— De toute la puissance de mon âme !

— Dites, monsieur, ce qui sera plus juste, que vous m’aimez de toute la puissance de votre intérêt.

— Comment ?

M. Bigot, soyez certain que je ne suis pas votre dupe.

— Dupe ! vous ! que voulez-vous dire ?

— Je vais m’expliquer, monsieur. Aussi bien, dans la situation où nous sommes tous les deux, la franchise doit être sans limites.

M. Bigot, la Providence à laquelle vous ne croyez pas, dit-on, a voulu, dans sa bonté, que je fusse éclairée sur votre conduite à l’égard de mon père. Sentant l’orage gronder dans l’avenir, mon père a été le prétexte à des donations que vous avez fait faire et dont le profit retournera au gendre de M. de Godefroy.

— Quand cela serait, mademoiselle, cette fortune ne la partagerez-vous pas avec moi ?

— Je ne veux pas la partager, cette fortune, reprenez vos faveurs, monsieur.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

— Monsieur !

— Oui, je vous aime ! reprit Bigot se laissant aller à son emportement, je vous aime, je vous le répéterai jusqu’à l’heure où vous le croirez. Je vous aime jusqu’au crime et cet amour a éveillé dans mon cœur la jalousie la plus violente. Je vous aime à vous tuer plutôt que vous voir appartenir à un autre ! Si vous m’infligiez la torture de me repousser et d’épouser un autre homme, je vous rendrais, moi, torture pour torture, et c’est votre père dont je me servirais pour faire de belles funérailles à mon amour !…

— Taisez-vous ! dit Claire. Torturez-moi, mais n’attaquez pas mon père.

— L’amour ne raisonne pas et je vous aime.

— Ainsi les menaces que vous faites ne sont pas vaines ?

— Non, car je puis perdre votre père, et je le perdrai infailliblement si vous ne m’épousez pas, si vous refusez de suivre la voie heureuse qui se présente devant vous. Vous serez riche, puissante, honorée, fêtée, enviée, adorée. Que pouvez-vous désirer de plus ?

— Épouser l’homme que j’aime et non celui que je n’aime pas !

— Inutile de discuter, je saurai bien vous contraindre.

— Donc, je serai votre femme ?

— Oui, reprit Bigot d’une voix rauque, hors de lui-même, oui, vous serez ma femme.

Claire, quoique ferme et vaillante, frissonna.

— Votre femme ? dit-elle.

— Oui.

— Vous me contraindrez ?

— J’y suis décidé.

— Oh ! je vous croyais moins infâme !

— Je vous aime !

— Et moi, je vous hais et je vous méprise !

— Tu seras à moi ! s’écria Bigot avec une rage folle.

— Misérable ! lâche ! dit Claire.

Bigot s’avança sur la jeune fille.

— Tu seras ma femme, dit-il. Je le veux ! cela sera, et dussé-je employer la plus odieuse violence…

— Lâche ! dit Claire en se relevant fière et belle, lâche, vous osez menacer une femme.

— Menacer une femme ! répéta une voix vibrante. Et qui donc ici aurait une pareille audace ?

La jeune fille était restée les bras tendus, la tête rejetée en arrière, dans une attitude pleine de grandeur et de dignité !

La nuit descendait rapidement et plongeait le salon dans une pénombre obscure.

Un silence profond régna après cette apostrophe.

La silhouette d’un homme se dessina dans la demi teinte.

Bigot fit un pas en arrière et murmura : — Le gouverneur !…



XXIV

UN SECOURS OPPORTUN.


Claire le reconnut et se précipita à sa rencontre :

— Oh ! sauvez-moi ! je suis perdue ! s’écria-t-elle.

L’énergie factice qui l’avait soutenue jusque-là l’abandonna et à demi évanouie, elle s’affaissa dans les bras de M. de Vaudreuil.

C’est alors seulement que celui-ci la reconnut.

— Comment ! c’est vous, Claire ? dit-il. Mais qu’avez-vous donc, quelle est cette épouvante ?

— C’est cet homme… j’ai peur…

— Qui donc ?

Bigot s’avança, embarrassé, et balbutia :

— Croyez, Monseigneur, que mademoiselle se méprend… sur…

— Que s’est il donc passé ? reprit M. de Vaudreuil en regardant alternativement Bigot et la jeune fille.

— Rien, Monseigneur, répondit l’intendant, rien qui vaille la peine d’en parler, rien qui puisse vous intéresser.

— Voyons, Claire, parlez, fit le gouverneur. Vous paraissez souffrante !

— Monseigneur !

— Parlez ! que craignez-vous ?

— Monseigneur, dit-elle, vous êtes noble, vous êtes puissant, vous êtes bon, protégez-moi !

— Vous protéger ? Et contre qui ?

— Contre cet homme.

Et d’un geste superbe, Claire désigna Bigot.

— Contre cet homme, ajouta-t-elle, qui a arraché à mon père la promesse de ma main, cet homme qui me force à écouter son amour quand il sait que je le méprise, cet homme qui menace de torturer mon père, si je ne l’épouse pas ?

M. de Vaudreuil regarda Bigot qui restait impassible au milieu du salon.

— Claire, dit-il, vous êtes femme et je suis gentilhomme, par conséquent vous auriez droit à ma protection ne vous fut-elle pas déjà acquise à d’autres titres. Ne craignez rien et allez rejoindre Blanche qui vous cherche, inquiète, avec Dorothée au jardin. Laissez-moi seul avec monsieur l’intendant.

Il déposa un baiser paternel sur le front de la jeune fille qui disparut bientôt dans l’obscurité du long couloir.

— Et maintenant à nous deux, M. l’Intendant, dit le gouverneur. Afin qu’il n’y ait personne pour surprendre ce que je vais avoir l’honneur de vous dire, veuillez me suivre dans mon cabinet où nous trouverons de la lumière.



XXV

DE GOUVERNEUR À INTENDANT.


Bigot s’inclina et le suivit. Rendus dans le cabinet, debout, ils s’observèrent pendant quelques instants comme deux adversaires qui se mesurent du regard avant de croiser le fer. M. de Vaudreuil rompit le premier le silence :

M. l’Intendant, dit-il, avant de vous parler comme gouverneur, laissez-moi vous dire que l’action dont vous venez de vous rendre coupable est indigne d’un gentilhomme…

— Si c’est à seul titre de conseiller que vous voulez m’entretenir, Monseigneur, je ne vous reconnais pas le droit de me faire la leçon, et…

— Oui, monsieur, j’en ai, le droit, car vous êtes venu insulter sous mon toit, faire des violences, des menaces à une jeune fille qui m’a été confiée, que j’ai promis de protéger. Et, sachez-le bien, monsieur, tout puissant que vous soyez, vous ne viendrez pas impunément troubler la tranquillité de ceux qui sont mes serviteurs ou mes hôtes, ne l’oubliez pas, ne l’oubliez jamais !…

— Monseigneur !…

— Laissez-moi finir. Par le fait même que cette jeune fille s’est mise sous ma protection, je saurai la soustraire à votre poursuite, au danger, au malheur. Or, le plus grand malheur qui pourrait arriver à Claire de Godefroy, ce serait de vous épouser. Je vous le déclare donc : cette jeune fille ne vous épousera que le jour où elle viendra me dire qu’elle consent librement à cette union.

— Eh ! bien, moi, Monseigneur, reprit Bigot les dents serrées par la rage, je vous dis que Claire de Godefroy sera ma femme et que je vous défie d’empêcher que cela soit.

— Nous verrons bien.

— De quel droit viendriez-vous intervenir dans ce mariage ? Cette jeune fille n’a-t-elle pas son père ? Celui-ci n’a-t-il pas consenti à me donner sa main ?

— Et pourquoi vous l’a-t-il accordée ?

— Parce qu’il m’en trouve digne apparemment, parce qu’il est sûr que je ferai le bonheur de son enfant.

— Est-ce bien ce qu’elle déclarait tout à l’heure ?

— Etourderie de jeune fille, Monseigneur, On m’a calomnié auprès d’elle… une amourette de pensionnaire…

— Non, monsieur. Le vrai motif, je vais vous le faire connaître. C’est que cette enfant ressent pour vous une répulsion instinctive, c’est parce qu’elle a deviné une partie de l’intention qui vous guide dans le choix que vous avez fait de sa personne. Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée afin de vous faire bien comprendre que je ne suis pas dupe de vos menées ténébreuses ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire ?

— Me permettez-vous de mettre au jour votre conduite ?

— Monseigneur ne peut rien dévoiler parce qu’il n’y a rien.

— Monsieur l’Intendant, depuis que vous avez été envoyé dans la colonie pour occuper le poste que vous devez à la toute puissance de Mme de Pampadour, je vous ai suivi pas à pas. J’ai vu et j’ai déploré les vexations dont vous et les vôtres vous êtes rendus coupables envers les braves et honnêtes Canadiens ; j’ai vu ces vexations avec une douleur d’autant plus vive que, jusqu’à présent, j’ai été impuissant à les faire cesser.

Tandis que vous vivez dans l’abondance, que vous donnez le spectacle de votre luxe scandaleux, tandis que vous perdez dans une seule soirée jusqu’à deux cent mille livres — vous voyez que ma police est bien faite — tandis que vous perdez ces sommes fabuleuses au jeu que le roi défend, vous, un de ses serviteurs, le peuple que vous avez pressuré pour lui faire suer cet argent, meurt de faim.

Voulez-vous savoir dans quel état vous l’avez réduit, ce pauvre peuple ? Écoutez ce que m’écrit M. Doreil, et dites si les parias de l’Inde n’ont pas un sort préférable : « Le peuple périt de misère ; les Acadiens réfugiés ne mangent depuis quatre mois que du cheval et de la morue sans pain ; il en est déjà mort plus de trois cents. Le peuple canadien en est toujours réduit, ainsi que nous, au quart de livre de pain par jour. À l’égard de la viande, on oblige ceux qui sont en état d’en manger, de prendre moitié cheval à six soirs la livre. Nos soldats sont à la demi livre de pain par jour depuis le premier novembre, trois livres de bœuf, deux livres de pois et deux livres de morue par huit jours. Ils prennent leur mal en patience. »[2]

Mais ce n’est pas tout, monsieur. Quand les vivres sont si rares, les paysans sont dévorés au nom du roi par vos corbeaux de la Friponne[3]. On enlève les bestiaux que l’on paie quatre-vingt livres pour les vendre au roi douze cents livres.

Voilà l’état de misère auquel le peuple est réduit, misère qu’il supporte avec patience, avec héroïsme, parce qu’il le croit nécessaire pour sauver le pays.

Eh ! bien ! dussé-je y laisser ma vie, il faut que justice se fasse, que les coupables rendent gorge et soient punis. Je le dois à Dieu, je le dois à ce pays qui m’a vu naître, je le dois au roi qui m’a confié cette colonie, je me le dois à moi-même !…

Ah ! vous le comprenez vous-même que ce règne n’a que trop duré ; vous entendez le tonnerre présageant l’orage, qui gronde ; vous sentez la place qui va sauter sous vos pas puisque déjà vous préparez la contre-mine, que vous cherchez à jeter sur d’autres épaules la responsabilité de tous vos méfaits. Mais je suis là, moi !…

— Je ne comprends pas, fit Bigot troublé de se voir démasqué, je ne comprends pas vos allusions, et…

— Je vais m’expliquer, monsieur : —

Quand j’ai appris — de source la plus autorisée, daignez m’en croire — que vous aviez intéressé M. de Grodefroy dans la société de l’Occident pour une forte somme, croyez-vous que je n’ai pas deviné votre but, surtout, quand plus tard vous l’en avez fait nommer le gérant ?

— Mais suis-je la compagnie, moi ?

— Oui, monsieur, vous l’êtes. Tous les autres ne sont que vos créatures, des marionnettes, des pantins dont vous tenez les fils.

Vous vous êtes donc dit, continua M. de Vaudreuil, que la bombe un jour viendrait à éclater et que les éclats de l’obus pourraient bien vous éclabousser au passage, si vous ne songiez à y pourvoir d’avance. Dans la prévision même où vous ne pourriez vous éviter un procès, vous avez calculé que, le cas échéant, le seul moyen de vous sauver, ce serait de vous assurer de grandes influences. Vous avez alors pensé à M. Boucault de Godefroy, nature honnête, mais faible et crédule. Vous saviez qu’il avait de grandes relations en France, que son crédit à la cour n’était pas à dédaigner. Devenir son gendre fut votre objectif, et pour arriver à votre but, il fallait vous en faire une créature en le compromettant, et c’est ce que vous avez fait.

— Je connaissais depuis longtemps que Monseigneur possède un jugement remarquable, fit Bigot avec ironie, mais je ne lui savais pas une aussi brillante imagination !

M. de Vaudreuil ne parut pas s’occuper du sarcasme et continua :

— Ainsi vous niez ?

— Croyez-vous que je serais assez sot pour aller me perdre moi-même en faisant des aveux, en admettant du moins que je sois coupable de tout ce dont vous m’accusez avec tant d’éloquence ?

— Sur mon âme, M. l’Intendant, je crois que vous l’êtes !

— En avez-vous les preuves ?

— Patience, je les aurai bientôt complètes et j’espère bien vous envoyer expier à la Bastille toutes les larmes que vous avez fait répandre à nos braves populations.

— Eh ! bien, si vous êtes si fort, sévissez donc.

— Ne vous inquiétez pas ; j’y arriverai dans un avenir prochain.

— Seulement !…

— Vous dites ?

— De nous deux, Monseigneur, ce ne sera peut-être pas moi qui serai l’accusé.

— Vous oserez m’accuser, moi ?

— Je dirai comme vous tout à l’heure : J’y compte bien et dans un avenir prochain.

— Je me ris de vos menaces.

— Accusez-moi, je vous accuserai.

— M’intimider ! ce moyen ne vous réussira pas avec moi.

— Nous verrons. En attendant, Monseigneur, daignez me permettre de vous tirer ma plus respectueuse révérence…

Et Bigot se retira sur ces mots, dernier sarcasme.

M. de Vaudreuil se laissa tomber sur un fauteuil et murmura :

— Dieu m’aidera-t-il à démasquer ce misérable ?

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Afin de se soustraire aux poursuites de Bigot, Claire demanda à M. de Vaudreuil et obtint l’autorisation d’aller rejoindre son père, qui était à administrer la justice à Château-Richer, et d’emmener Blanche de Vaudreuil. Elles partirent secrètement le lendemain soir sous la garde de la fidèle Dorothée.

C’est quelques jours après son arrivée dans cette paroisse qu’elle retrouvera Louis Gravel absent depuis quelques mois, comme on le sait.

Nous prions maintenant le lecteur de faire un retour sur ce que nous pourrions appeler le prologue de cette véridique histoire, au moment même où Louis Gravel, en compagnie de Tatassou, prenait la direction de St Joachim, afin de surveiller les mouvements de l’avant-garde de la flotte anglaise.

Comme notre récit se lie intimement aux événements dont la colonie fut le théâtre, nous allons dire un mot de ceux-ci.



XXVI.

UNE PAGE D’HISTOIRE.


Nous sommes au mois de mai 1759. L’année s’avançait sous les plus sombres auspices.

« La situation de la colonie, écrivait M. de Montcalm au ministre, est des plus critiques ; la paix est nécessaire.

« Les Anglais ont eu, indépendamment de leur armée de Louisebourg, trente mille hommes pour agir en Canada…

« Nous n’avons que huit bataillons, douze cents soldats de la colonie ; le surplus dans les forts de la Belle Rivière. Les Canadiens pourront fournir trois mille hommes pour toute la campagne ; cependant nous n’en avons eu cette année que douze cents en campagne… Les Canadiens, bons pour des courses, ne savent pas rester cinq mois en campagne ; les sauvages non plus. J’écris la vérité comme citoyen, résolu de m’ensevelir sous les ruines de la colonie. »[4]

Décidée à conquérir le Canada, l’Angleterre faisait des efforts immenses pour se mettre en état de l’emporter sur la France.

Nous avons dit plus haut une partie des préparatifs qui se faisaient à Québec pour recevoir les Anglais ; nous avons également fait connaître l’arrivée de M. de Vaudreuil, — qu’accompagnait Louis Gravel, en qualité d’aide-de-camp — du marquis de Montcalm et du chevalier de Lévis.

Aussitôt que les troupes furent arrivées,[5] elles vinrent camper entre la rivière St Charles et le Saut Montmorency, le marquis de Vaudreuil à la droite avec les troupes des gouvernements de Québec et des Trois-Rivières ; à la gauche, le chevalier de Lévis, avec les soldats de la marine, les miliciens du gouvernement de Montréal, les volontaires à pied et à cheval ; au centre le marquis de Montcalm avec le sieur de Sennezergues, brigadier, et les cinq bataillons.

Les habitants de la colonie montrèrent un héroïsme qui fait la gloire immortelle de nos aïeux. Que l’on nous permette de donner le jugement qu’en portait un des officiers généraux de l’époque :

« On ne comptait, dit-il, sur une armée aussi forte, parce que l’on ne s’était pas attendu avoir un si grand nombre de Canadiens ; on n’avait eu l’intention d’assembler que les hommes en état de soutenir les fatigues de la guerre ; mais il régnait parmi ce peuple une telle émulation que l’on vit arriver au camp des vieillards de quatre-vingts ans, et des enfants de douze à treize ans, qui ne voulurent jamais profiter de l’exemption accordée à leur âge. Jamais sujets ne furent plus dignes des bontés de leur souverain, soit par leur constance dans le travail, soit par leur patience dans les peines et les misères, qui, dans ce pays, ont été extrêmes. Dans l’armée ils étaient exposés à toutes les corvées. »

Cependant le gros de la flotte anglaise arriva à l’île aux Coudres, le vingt-trois juin. Plusieurs des officiers y débarquèrent, et, quelques-uns s’étant éloignés pour faire la chasse, trois d’entre eux furent surpris par le sieur Desrivières, qui, à la tête de quelques milices et sauvages abénaquis, s’y était mis en embuscade.

Étant toute réunie, la flotte anglaise remonta le fleuve et arriva le vingt-cinq au bas de l’île d’Orléans. Le vingt-sept, elle débarqua une partie de ses hommes vers le haut de l’île.

Le 31 juin, les vaisseaux débarquèrent, à la côte sud, presque vis-à-vis de Québec, la moitié de leur monde, et l’autre moitié à l’Île d’Orléans, et menacèrent en même temps d’une attaque générale. Aussi, sur tout le front de la ligne, les Français travaillèrent vivement à joindre les redoutes, redans et batteries, par des épaulements. La plus grande partie de l’armée des ennemis qui étaient à l’Île d’Orléans, débarqua le neuf juillet au-dessous du Saut Montmorency, et s’établit sur la rive gauche de cette rivière avec une artillerie considérable qui battait de revers les retranchements français, ce qui fit faire quelques changements à la position de l’armée.

Après avoir reconnu les gués de la rivière Montmorency, le chevalier de Lévis les fit retrancher, et le sieur de Repentigny, capitaine des troupes de la marine, avec six cents hommes, fut chargé de les défendre.

Le douze juillet, dans la nuit, les batteries anglaises de la Pointe Lévis commencèrent à tirer sur Québec. Cinq mortiers et dix pièces de gros canon firent sur les maisons de cette ville un feu très-vif, qui, pendant deux mois, ne se ralentit pas, et que la disette de poudre, à Québec, ne permettait pas aux batteries de la ville de tâcher d’éteindre.

Les incendies étaient continuels. Sans cesse le feu était mis de tous côtés par les carcasses et les pots-à feu.

Au Saut Montmorency, le feu des bombes et du canon contraignit le chevalier de Lévis à changer la disposition de son camp, et à faire monter dans les retranchements une garde d’un bataillon, relevée comme celle d’une tranchée.

Nous n’avons pas l’intention de raconter la célèbre bataille de Montmorency qui eut lieu le 31 juillet, dans laquelle les Anglais furent si maltraités qu’ils finirent par prendre la fuite. En quelques heures, ils perdirent 600 hommes, et, en se retirant, ils furent obligés de mettre le feu à deux de leurs frégates qui s’étaient échouées à la côte. Durant cette bataille, les Anglais ne tirèrent pas moins de trois mille coups de canon.

Vers le commencement d’août, un vaisseau armé partit avec environ trois cents hommes, principalement écossais-montagnards, pour aller faire une incursion dans la côte nord, et trois transports furent chargés de les protéger ; un lieutenant et des matelots de la marine royale les accompagnaient. Le quatre août, ils partirent pour la Baie St-Paul — soixante milles en aval de Québec — où se trouvaient réunis environ deux cents français.

Gorham — le chef de cette glorieuse expédition — débarqua vers trois heures du matin et fut accueilli assez chaudement par les Canadiens, qui se défendirent — pendant deux heures dans des retranchements dont on voit encore les derniers vestiges sur la batture, et se retirèrent ensuite dans les bois. Les Anglais brûlèrent alors le village, plusieurs maisons et granges des cultivateurs.

Après un si noble exploit, ils descendirent à la Malbaie, où ils détruisirent les habitations et chassèrent les habitants dans les bois.

Ils passèrent ensuite sur la côte méridionale du St. Laurent, où ils ravagèrent les paroisses de Ste-Anne et de St-Roch, et enlevèrent une grande quantité de bestiaux, dont ils chargèrent leurs bâtiments qu’ils emmenèrent à Québec, où ils furent de retour au camp le quinze août.

Des Prussiens, dont les Anglais sont parents, n’auraient pas mieux fait.

Nous ne sommes pas plus anglophobe qu’un autre ; mais dans un temps où une certaine presse anglaise ne se gêne pas pour accuser, sans le moindre prétexte, les Canadiens-français de lâcheté, de barbarie, nous avons bien le droit de rappeler ce que furent leurs pères, avec quelle sorte d’humanité les aïeux de nos détracteurs d’aujourd’hui traitèrent les nôtres à cette époque.

Que l’on n’aille pas dire que ces atrocités ne furent que des faits isolés passés à l’insu des chefs ; car il est certainement prouvé que ces troupes ne faisaient qu’obéir à une consigne générale, à un mot d’ordre parti de Wolfe lui-même, qui voulait se venger ainsi noblement sur une population inoffensive d’être tenu si longtemps en échec devant la ville par une poignée de braves, comparativement à la force des armées anglaises.

Cette page mémorable a sans doute été oubliée dans l’apothéose du général anglais victorieux !

« Mais nous ne faisions qu’user de représailles ! » répondent des historiens anglais et américains.

Mauvaise raison, même dans le cas où ces assertions seraient vraies. Sans doute, dans les campagnes précédentes, et notamment à la prise des forts George et Oswego, les sauvages se portèrent à des actes de vengeance que reprouvent également la religion et la civilisation chrétienne. Cependant il est parfaitement avéré que ces actes de barbarie furent toujours commis contre les ordres formels des chefs qui commandaient les troupes françaises, et si l’on veut s’en convaincre, qu’on lise les extraits suivants de quatre autographes originaux qui ont été conservés dans nos archives. Ces quatre documents sont des ordres militaires donnés aux frères Baby, officiers dans les milices canadiennes à cette époque. Deux de ces ordres sont de la main de M. de Ligneris, un de celle de Contrecœur et le quatrième signé par M. Dumas.

L’un des ordres de Ligneris se termine par ces mots « …supposé qu’il fasse des prisonniers, il fera tous ses efforts pour empêcher les sauvages d’exercer à leur égard aucune cruauté. »

L’autre :

« …Ils engageront de tout leur pouvoir les sauvages à les traiter avec beaucoup d’humanité et à n’exercer à leur égard aucune cruauté. »

L’ordre de Contrecœur se termine par ces mots :

« …et d’empêcher les sauvages d’user d’aucune cruauté à l’égard des prisonniers qu’ils pourraient faire. »

Enfin celui de Dumas :

« …il emploiera surtout tous ses talents et le crédit qu’il a sur les sauvages qu’il conduit pour les empêcher d’user d’aucune cruauté sur ceux qui pourront tomber entre leurs mains. »



XXVII

GLORIEUX EXPLOITS.

.


Au risque d’être un peu long, et même de paraître ennuyeux, nous nous ferons un devoir de raconter les exploits des Anglais dans la Côte de Beaupré. Ces détails sont absoluments inédits quoique de la plus grande exactitude. L’auteur les a recueillis auprès de sa mère qui l’a souvent bercé dans son enfance, avec ces récits, récits qu’elle tenait de la bouche même d’un vieux citoyen de St Joachim qui fit le coup de feu dans cette circonstance.

Après avoir enlevé les bestiaux dans les paroisses de la rive sud — à Ste-Anne et à St Roch, comme nous l’avons déjà dit — le transport remonta à Québec. Gorhim cependant — suivant les instructions qu’il en avait reçu — détacha deux compagnies de grenadiers anglais et une compagnie de montagnards écossais, sous le commandement du capitaine Malcolm Fraser, avec ordre de brûler tous les établissements de la Côte de Beaupré.

Ces troupes traversèrent au nord dans la nuit du quinze août dans trois chaloupes, espèces de baleinières.

Il soufflait un fort vent du sud-ouest, ce qui mit en danger l’expédition, car une des chaloupes vint se briser sur les rochers au commencement des Caps. Quelques soldats se noyèrent et les poudres se trouvèrent presque toutes avariées.

Force fut donc à cette compagnie de camper sur ces rochers et d’attendre le secours des deux autres chaloupes qui, entraînées par le courant jusqu’à la Petite Rivière St François, attendirent la marée en cet endroit et ne purent rallier le Cap Tourmente que le lendemain matin.

Ces troupes avaient été remarquées par un enfant qui gardait une pêche un peu en haut de la Petite Rivière. Malgré son jeune âge — il avait à peine douze ans — cet enfant traversa seul les Caps dans la nuit — une distance de vingt milles à peu près, — avec un courage dont on a bien des exemples en ces temps là, et vint donner l’alarme à St Joachim.

Le curé du lieu était alors M. de Portneuf, appartenant à une famille noble du Poitou, homme vaillant, nature héroïque, qui se mit à la tête des habitants restés dans la paroisse — des valétudinaires de quatre-vingts ans — des enfants et des femmes, — et se prépara à attaquer les Anglais au passage.

Toute la journée fut consacrée à faire des retranchements à l’endroit connu sous le nom de la Grande Ferme.

M. de Portneuf — une espèce de colosse dans toute la force de l’âge — la soutane retroussée, en bras de chemise, donnait l’exemple, encourageait les travailleurs. On montrait encore, il y a quelques années, une pierre d’une grosseur énorme, que deux bons hommes pouvaient à peine soulever, et qu’à lui seul il avait placé sur les retranchements qui n’avaient pas moins de six pieds de hauteur en cet endroit.

Pendant ce temps-là, les invalides étaient occupés à fondre des bals et à nettoyer les armes, une quinzaine de vieux fusils de chasse raccolés dans toutes les paroisses, armes terribles cependant dans les mains de nos pères parce qu’elles ne manquaient jamais le but.

Le dix-sept au matin, la vigie placée en observation sur le Petit Cap signala les deux chaloupes anglaises qui doublaient le Cap Tourmente et qui montaient à force de rames avec la marée.

Malheureusement M. de Portneuf ignorait le naufrage d’une troisième chaloupe et la marche par terre d’une compagnie de grenadiers.

Vers dix heures, la première chaloupe arriva à portée de fusil en face des retranchements.

— Attention ! dit M. de Portneuf à ses volontaires improvisés. Que chacun choisisse son homme. Je prends celui qui tient la barre du gouvernail, à mon voisin le suivant, et ainsi de suite…

— Y êtes-vous ?

— Oui, répondirent-ils tous.

— Eh ! bien… feu !….

Quinze détonations se firent entendre, quinze hommes tombèrent, presque tous les rameurs.

Les Anglais n’étaient pas encore revenus de leur surprise, que les balles canadiennes allaient moissonner dans leurs rangs quinze nouvelles victimes.

La deuxième chaloupe, qui était alors à peu près à deux encablures plus au large, gouverna pour prendre terre un peu plus en amont.

Les Canadiens se disposaient à tirer une troisième décharge, quand l’un d’eux s’écria :

— Les habits rouges !…

— Où ?

— Là, à notre gauche.

C’était en effet la compagnie naufragée qui arrivait au pas de course par la gauche des retranchements. Ce fat alors un sauve-qui-peut général parmi les jeunes gens — remarquons que ceux-ci pour la plupart ne dépassaient guère une douzaine d’années — qui regagnèrent les bois où s’étaient réfugiés pendant l’action les femmes et les petits enfants.

M. de Portneuf resta avec cinq hommes, dont le plus jeune comptait plus de soixante-dix années. Quand ils s’aperçurent que ce serait folie de tenir plus longtemps, il était malheureusement trop tard. M. de Portneuf fut assommé d’un coup de crosse de fusil et tomba sur la pierre même qu’il venait de placer quelques heures auparavant sur les travaux de la défense, et la légende rapporte qu’un grenadier anglais lui ouvrit le crâne et fit manger sa cervelle à son chien. Un seul de ses compagnons réussit à s’échapper[6] ; les quatre autres furent criblés de coups de baïonnettes.

Pour couronner ces actes de cruauté inutiles, les troupes anglaises incendièrent toutes les habitations, ravagèrent le peu de grains qui avaient été ensemencés, pillèrent l’église et s’embarquèrent ensuite pour aller continuer à Ste-Anne leurs glorieux exploits.

À leur approche, toute la population se réfugia dans les bois emportant ce qu’elle avait de plus précieux.

À la rivière aux Chiens[7], ligne de démarcation entre la paroisse de Ste-Anne et celle de Château-Richer — une jeune fille du nom de Bolduc, qui s’était imprudemment approchée à la lisière du bois, fut aperçue par les soldats anglais qui la poursuivirent et parvinrent à s’en emparer.

Elle revint au bout de quelques jours et oncques après ne la vit sortir sans un voile épais qui cachait son visage à tous les regards.

À Château-Richer et à l’Ange-Gardien — paroisses voisines — en raison même du voisinage de l’ennemi, dès que les troupes anglaises étaient débarquées au Saut Montmorency, les habitants s’étaient réfugiés dans les bois et y vécurent jusqu’au mois d’octobre[8].

On avait enfoui dans les caves creusées en terre les objets les plus précieux, Le touriste peut voir encore aujourd’hui près de l’église de Château-Richer, sur la propriété Lambert, les derniers vestiges d’une de ces caves où avaient été cachés les ornements du culte et les vases sacrés.

Toutes les habitations furent également incendiées et la moisson ravagée dans ces parages, à l’exception d’une seule maison située près de la rivière Cazeau qui fût épargnée, nous ne savons pour quel motif.

Les soldats anglais passèrent la nuit dans la maison qui sert aujourd’hui de couvent et qui était alors habitée par des sœurs françaises, croyons-nous[9].

Deux jeunes garçons d’une quinzaine d’années du nom respectif de Ignace Gravel et Massé Gagnon, faillirent dans cette circonstance être la victime de leur témérité. Nous tenons ces détails, du petit-fils de l’un d’eux.

Depuis plus de deux mois on était sans nouvelles du théâtre de la guerre et de la maison. Défense avait été faite par les vieux et les mamans de descendre au bord de l’eau : les Anglais étaient si près.

N’écoutant que leur courage et poussé par la curiosité, Gravel proposa à son camarade Gagnon d’aller à la découverte, et voilà les enfants en route.

Rendus sur le terrain de l’église qui était alors bordé d’arbres gigantesques sur toute sa longueur, nos deux jeunes braves avaient le cœur gros quand ils trouvèrent l’église incendiée.

Un silence de mort régnait aux alentours.

— Descendons la côte ? dit Gravel.

— Je veux bien, répondit Gagnon.

Ce fut l’affaire de quelques minutes. Le couvent était intact. Une longue rangée de chemises séchaient, sur une cordé près du chemin. Pas âme qui vive dix reste.

— Entrons ? reprit Gravel.

— Je veux bien, répondit Gagnon.

Gravel tenait déjà la porte, quand il entendit un cliquetis d’armes dans les escaliers.

— Les Anglais ! s’écria-t-il, vite, filons !

Ils prirent chacun leur course, l’un dans la direction de la côte de l’église, l’autre par la côte de la chapelle, non sans avoir toutefois empoigné chacun une chemise à titre de souvenir.

Les soldats les aperçurent et leur tirèrent quelques coups de fusils par les lucarnes sans heureusement les atteindre.

XXVIII

OU NOUS RETROUVONS NOS PERSONNAGES.


À la nouvelle de l’arrivée de la flotte anglaise, M. de Godefroy s’était empressé de retourner à la ville avec sa fille et Blanche de Rigaud. Tous les trois reçurent de nouveau l’hospitalité au château St-Louis.

Comme le lui commandait son devoir, Louis Gravel était au camp de Beauport, auprès de M. de Vaudreuil. Quant à Bigot, la nouvelle campagne, le danger de la colonie, sa perte prochaine peut-être, lui assurait l’impunité ou du moins un sursis.

Cependant le souvenir de Claire le poursuivait sans cesse, et ce projet d’union qu’il n’avait d’abord envisagé que comme un moyen de protection dans l’avenir, s’était bien et dûment transformé ensuite en une violente passion, d’autant plus violente, que Bigot n’avait rencontré jusque-là que des triomphes faciles.

Quoique Blanche et Claire fissent assez souvent une promenade en voiture quand les batteries de Lévis laissaient quelque répit à la ville, elles n’eurent pas une seule fois l’occasion de le rencontrer. On comprend qu’après la scène que nous avons racontée plus haut, impossibilité absolue pour l’Intendant de se présenter au château où il n’aurait pas été reçu du reste. Les ordres étaient formels à cet égard.

Une ou deux fois par semaine, Claire avait le bonheur de voir Louis Gravel qui venait pour affaire de service, accompagné le plus souvent de Claude d’Ivernay. Les deux couples charmants échangeaient alors l’assurance de leur amour éternel, et Claude et Louis reprenaient, heureux pour toute la semaine le chemin du camp, tandis que les deux jeunes filles restaient seules à prier la Vierge pour la protection de leurs fiancés.

Quant à M. de Godefroy, malgré son âge avancé, ses infirmités physiques, il avait bravement demandé à prendre du service à M. de Vaudreuil, qui n’eût pas de peine à lui faire comprendre que sa présence était nécessaire au Château pour protéger Blanche et sa fille.


XXIX

L’ENLEVEMENT.


Presque tous les jours, quand ses accès de goutte ne le faisaient pas souffrir, M. de Godefroy allait aux nouvelles du côté de la rivière St-Charles. Plusieurs fois même, il lui arriva de se rendre jusqu’au camp et de ne rentrer à la ville que très-tard dans la soirée.

Ces absences n’inquiétaient en aucune façon Claire qui restait en compagnie de Blanche et de Dorothée.

Il était près de huit heures, ce soir-là, et M. de Godefroy n’était pas encore rentré. Dorothée, souffrante depuis quelques jours, gardait la chambre. Claire et Blanche causaient dans le grand salon. La chute du jour répandait un voile sombre dans l’appartement. Toutes deux étaient silencieuses dans le moment, Claire, inquiète, préoccupée, le cœur serré, haletante, comme une personne qui a le pressentiment d’un malheur prochain.

— Mon Dieu ! fit-elle tout-à-coup, huit heures sonnent et mon père qui n’est pas encore de retour.

— De quoi t’inquiéter, fit Blanche, n’es tu pas accoutumée à ces courses de M. de Godefroy qui rentre le plus souvent après neuf heures ?

— C’est vrai, mais il me semble que ce soir il court un danger quelconque ou que…

— Folle ! une vaillante fille comme toi s’arrêter à de pareilles chimères ! Tu plaisantes…

— Oh ! je suis folle, sans doute, — mais que veux-tu ! c’est plus fort que moi.

— Veux-tu que je te fasse la lecture ?

— Merci.

— Ou bien que je te parle d’un certain bel officier du régiment du Béarn !

— Pas davantage, fit Claire en souriant, car il pourrait bien arriver que ce bel officier dont tu m’entretiendrais ne fut pas celui qui me tient le plus au cœur.

— Oh ! je te parlerai des deux…

En ce moment, un domestique, après avoir frappé discrètement, vint annoncer, à mademoiselle de Godefroy qu’un soldat, venu en voiture, était au corps de garde de château, et qu’il insistait pour lui communiquer lui-même une nouvelle très grave.

— Qu’est-ce ? fit Blanche de Rigaud.

— Ce soldat, comme j’ai eu l’honneur de le dire, déclare qu’il ne peut communiquer cette nouvelle qu’à mademoiselle de Godefroy.

— Je me retire. Faites-le monter, dit Blanche au domestique.

— Au contraire, tu vas rester avec moi, dit Claire, car je ne me comprends plus moi-même, il me semble que j’ai peur.

Quelques instants après un soldat, portant l’uniforme du Royal Roussillon, d’un certain âge, la figure assez niaise au premier abord, mais qui aurait plutôt paru brutale et fourbe à un observateur, fut introduit dans le salon.

— Que voulez-vous, mon brave ? fit Claire d’une voix tremblante.

— Est-ce vous qui êtes mademoiselle de Godefroy ? fit-il au lieu de répondre.

— Oui, mon ami.

— Eh ! bien ! je ne sais comment vous dire cela sans vous faire de la peine, car il m’a bien recommandé, comme ça, de ne pas vous surprendre.

— Qui cela ? dit Claire d’une voix de plus en plus émue.

— Dame, un vieux monsieur, la barbe blanche, pas de cheveux…

— Mon père ! s’écria la jeune fille… malade, blessé peut-être ?

— C’est justement ça. Il s’est trop avancé près des retranchements, en compagnie d’un jeune officier, et un éclat d’obus l’a frappé à l’épaule gauche

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… vite, conduisez-moi auprès de lui…

— Calme-toi, je t’en prie ! fit Blanche en intervenant, et s’adressant au soldat :

— Qui vous envoie ? dit-elle.

— C’est le vieux monsieur avec une lettre et il m’a dit d’attendre la réponse. Ah ! ça, où l’ai-je donc mise ? reprit le soldat en cherchant dans ses poches.

— Donnez… mais donnez-donc ! s’écria Claire en frappant du pied avec impatience.

— Donnez-moi le temps de la trouver… Ah ! la voilà ! ajouta-t-il en lui présentant un papier plié.

La jeune fille déchira rapidement l’enveloppe et lut :


« Ma chère enfant,

« Ne t’alarme pas à tort de l’accident qui vient de m’arriver. Oubliant que je ne suis plus jeune, je me suis approché un peu trop près des retranchements du camp de Beauport, En ce moment, un obus a éclaté près de moi et un des éclats est venu me frapper à l’épaule gauche, m’infligeant une blessure, sinon dangereuse, du moins assez douloureuse et qui va me retenir au lit quelques jours.

« M. de Vaudreuil m’a fait transporter dans la maison qui lui sert de quartier-général[10] et le chirurgien Arnoux, qui m’a pansé, ne veut pas que je sois transporté à la ville avant deux ou trois jours, car il craint l’inflammation. Il exige de plus que j’aie une garde-malade, et comme la vieille Dorothée ne peut quitter le lit, tu voudras bien la laisser aux soins de Melle de Rigaud, qui ne nous refusera pas ce service et venir auprès de moi.

« Tu peux te lier à l’homme qui te remettra ce billet, il est mis à mon service par M. de Vaudreuil.

« Ton père qui a bien hâte de t’embrasser,

« Boucault de Godefroy. »

— Êtes-vous prêt à me conduire de suite ? demanda Claire.

— Oui mademoiselle.

— Allons. Et toi, Blanche, n’en dis rien ce soir à Dorothée pour ne pas l’inquiéter inutilement.

— Mon Dieu ! Claire ! fit à demi-voix son amie, il me semble que tu commets une imprudence de partir seule avec cet homme. Pourquoi ne te fais-tu pas accompagner par un domestique de la maison ?

— Qu’ai-je à craindre ? répondit Claire tout en se couvrant d’un chaud manteau de fourrure. Mon père n’irait pas ainsi me confier à une personne dont il ne serait pas sûr. Tu vois donc que tes terreurs n’ont pas leur raison d’être.

— C’est possible. Mais n’oublie pas de m’envoyer des nouvelles dès demain matin, car je vais être, d’ici là, dans une inquiétude mortelle.

— Je te le promets. Et maintenant, mon ami, fit-elle au soldat, je vous suis.

La jeune fille monta dans la voiture, le soldat ferma la portière en saluant respectueusement, grimpa sur le siège à côté du cocher, qui rendit la main aux chevaux. La voiture prit par la rue du Fort, la rue Buade pour gagner la côte du Palais et traversa la rivière St-Charles sur un bac.

Absorbée par ses pensées, la jeune fille ne s’aperçut pas que la voiture suivait le chemin de Charlesbourg. Tout-à-coup, elle s’arrêta, la portière s’ouvrit, un homme monta et s’assit près de Claire.

— Quelle est cette liberté ? dit-elle d’une voix ferme quoiqu’elle eût bien peur.

— On n’a pas l’intention de vous faire aucune violence, rassurez-vous ; à moins que vous ne soyez pas sage, lui répondit une voix inconnue. J’appelle ne pas être sage, tenter de vous échapper — ce serait difficile d’ailleurs — ou bien crier.

— Monsieur, quel est ce guet-à pens ? où me conduit-on ?

— Dans un endroit où vous trouverez tout ce qui vous sera nécessaire, soyez-en sure.

— Mais me direz vous ?…

— Je ne vous dirai rien, je n’ai pas la permission de vous répondre. Qu’il vous suffise de savoir que j’agis pour le compte d’un grand seigneur qui vous donnera sans doute toutes les explications désirables…

Un nom vint aux lèvres de la jeune fille et elle murmura avec terreur celui de Bigot.

Combien de temps la voiture roula-t-elle ? Quelle fut la distance parcourue ? Claire n’aurait su le dire, car la peur avait en quelque sorte paralysé toutes ses facultés.

Ce pénible voyage eut un terme cependant. Après avoir longé une longue avenue d’arbres, la voiture s’arrêta. La garde-du-corps de Claire en descendit, offrit la main à la jeune fille qui la repoussa avec un geste de dédain et descendit seule.

L’homme se contenta de hausser les épaules et dit d’une voie impérieuse :

— Suivez cette femme !…

Une vieille femme, à la mine sordide et à la figure repoussante, attendait en effet avec un fanal à l’entrée d’une porte basse pratiquée dans le mur d’une masse sombre que Claire crut reconnaître pour le château de Beaumanoir.

Plus morte que vive, elle suivit la femme, et l’homme qui l’avait accompagnée ferma la marche. Ils gravirent les marches d’un escalier en spirale l’espace de deux étages, et se trouvèrent en présence d’une porte massive que la vieille femme s’empressa d’ouvrir.

— Entrez ! dit-elle à la jeune fille d’une voie éraillée par un fréquent usage des eaux-de-vie frelatées.

Claire entra et fut éblouie par l’éclatante lumière s’échappant d’un candélabre aux mille bougies suspendu au milieu d’un grand salon d’une somptueuse richesse et d’un goût exquis.

Elle se retourna au bruit de la porte qui se refermait et se trouva seule dans l’appartement. Alors, folle de peur, brisée par tant d’émotions successives, les forces qui l’avaient soutenue jusque-là l’abandonnèrent : elle tomba inerte, inconsciente sur un sofa.

Combien de temps resta-t-elle ainsi insensible ?

Claire n’aurait pu le dire elle-même.

Quand elle reprit ses sens, elle remarqua que les bougies achevaient de brûler dans leur bobèche et qu’elle allait se trouver plongée dans les ténèbres. Sa frayeur augmenta, et, comme l’oiseau dans sa cage cherchant à briser les frêles barreaux de sa prison pour recouvrer sa liberté, Claire se mit à sonder les portes. Toutes étaient solidement fermées ; une seule s’ouvrit donnant dans une mignonne chambre à coucher tapissée en soie rose pâle, meublée avec autant de richesse que de goût.

De retour dans le salon, elle entendit marcher dans le corridor et une porte latérale s’ouvrit. Un homme entra que Claire reconnut pour celui qui l’accompagnait dans la voiture. Il portait un plateau chargé de quelques aliments qu’il déposa sur une table.

La jeune fille se précipita à sa rencontre les mains tendues et suppliantes :

— Au nom du ciel, monsieur, sauvez-moi ! dit-elle.

— Mademoiselle, répondit-il, vous ne me connaissez pas ?

— Je vous vois pour la seconde fois, reprit-elle toute tremblante ; mais, qui que vous soyez, monsieur, au nom du ciel ! expliquez-moi ce qui se passe et quel horrible mystère m’enveloppe !

— C’est bien simple : c’est moi qui vous ai tendu le piège dans lequel vous êtes tombée, piège qui a réussi, grâce à un petit talent de faussaire que je possède à un haut degré, puisque j’ai imité l’écriture de votre père à vous tromper.

— Mais que vous ai je donc fait, monsieur ? s’écria Claire, dont l’indignation dominait l’épouvante.

Le regard étincelant qu’elle attacha sur cet homme mit celui-ci mal à l’aise.

— Vous ne m’avez rien fait, à moi, mais il y existe un grand seigneur qui prise votre beauté et qui paiera un bon prix pour votre pension ici.

Et il sortit laissant Claire atterrée.

La jeune fille, après ces paroles, ne pouvait plus avoir de doutes : elle était tombée au pouvoir de celui qu’elle avait repoussé, de l’infâme Bigot.

Plusieurs heures s’écoulèrent.

En s’en allant, le geôlier de Claire — qui n’était autre que le valet de chambre de Bigot, Andréa, son âme damnée, le pourvoyeur de ses menus plaisirs — le geôlier de Claire, disions-nous, avait fermé la porte, et la jeune fille entendit le bruit des verrous qu’on tirait et des pênes qui couraient dans les serrures.

Puis plus rien.

Claire se mit à genoux et pria. Elle espéra que Louis Gravel, qui certainement la chercherait, finirait bien par la trouver et la sauverait encore, ce qui les rapprocherait de plus en plus.

La chambre où elle était n’avait aucune ouvertures extérieures ; elle était, toujours éclairée par les bougies du candélabre.

Enfin, la porte s’ouvrit de nouveau et livra passage à une horrible créature, grêlée comme une écumoire, la bouche plissée dans un rictus mettant à découvert une seule dent longue et noire. Cette femme était flanquée d’une espèce d’argousin que Claire reconnut pour le soldat qui lui avait remis la prétendue lettre de son père.

Ils roulèrent devant eux une petite table chargée d’un modeste repas.

— Voilà votre déjeuner, dit la vieille femme.

Et tous deux se retirèrent, l’homme en lançant sur la jeune fille un regard de convoitise, regard qui fut surpris par la mégère.

Or, cet homme crapuleux — comme tout ce qui tenait de l’entourage de Bigot — du nom de Pierre Maillard, et sa femme, que l’on désignait sous le nom de La Grêlée, étaient les gardiens du château de Beaumanoir.

Comme toutes les femelles de ce genre, La Grêlée était jalouse de son homme, jalouse en tigresse ; elle avait surpris, avons-nous dit, le regard de Pierre. De là, dès le même soir, une scène de ménage dans laquelle les conjoints échangèrent certaines caresses sous la forme de taloches plus ou moins bien appliquées et rendues.


XXX

PAUVRE CLAIRE !…

Sept jours s’écoulèrent ainsi. Sept longues et immortelles, journées, pendant lesquelles Claire passa successivement par toutes les angoisses du désespoir et tous les frissonnements de l’espérance.

Andréa n’avait pas reparu.

Tantôt Pierre, tantôt La Grêlée lui apportaient à manger et renouvelaient les bougies.

Ni l’un, ni l’autre ne lui adressait la parole, et Claire se gardait même de lever les yeux sur eux.

La Grêlée arrêtait parfois sur la jeune fille un œil chargé de haine.

Pierre ne pouvait se défendre chaque fois d’un regard de convoitise de plus en plus ardent.

Mais c’était tout.

Claire pleurait quelquefois et priait toujours.

La douleur avait cependant raison souvent de sa prière, et alors, songeant à son cher Louis, à son père, à Blanche, à tous ceux qu’elle aimait, et que peut-être elle ne reverrait plus, sentant la folie la gagner dans cette tombe où elle était ensevelie toute vivante, elle se tordait les mains de désespoir et s’écriait :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vais-je donc mourir ?

Un soir — elle calculait que ce devait être la nuit, car il était toujours nuit pour elle dans ce sépulcre — il lui sembla, quand elle fut couchée, que quelque chose grattait une porte ou un mur au pied de son lit.

Était-ce un rat perçant le plancher ? Était-ce. un compagnon de captivité qui cherchait sa liberté ? Était-ce un libérateur ?

Claire se posa successivement ces trois questions et eut de violents battements de cœur.

Au bout de quelques minutes, le bruit cessa.

Alors Claire sentit s’évanouir l’espoir qu’elle avait eu un moment.

Souvent M. de Godefroy avait raconté à sa fille, quand elle était enfant, de surprenantes évasions accomplies par des prisonniers.

Quand elle avait entendu ce bruit qu’elle n’avait pu définir, Claire s’était dit :

— Peut-être Louis a-t-il appris où j’ai été conduite ? Peut-être vient-il me délivrer !

Mais : lorsque le bruit eût cessé, la jeune fille retomba dans son morne désespoir.

Tout-à-coup, un autre bruit se fît entendre.

Cette fois, c’était du côté du salon et bientôt la porte de sa chambre s’ouvrit.

Un homme, portant une veilleuse, entra. Il posa la veilleuse sur la table de nuit, ferma la porte, puis marcha vers le lit.

Claire, avec une épouvante sans nom, reconnut Pierre Maillard.

Elle se leva en jetant un cri et se réfugia dans la ruelle du lit.

— Ah ! ma petite, ricana le monstre, tu peux crier, personne ne t’entendra et j’ai tout le temps de te conter fleurette, comme un beau monsieur.

Et de ses mains calleuses, il chercha à la saisir.

Un miracle seul pouvait la sauver, et ce miracle Dieu le fit…

Une femme fit tout-à-coup irruption dans la chambre qui, d’un coup de sabot, envoya Pierre rouler assommé dans le fond de l’appartement. C’était La Grêlée, ivre de jalousie, qui venait ainsi sauver Claire.

Mais la colère de cette femme se tourna contre celle-ci qui sortait malheureusement de Charybe pour tomber dans Scylla. Elle la saisit à la gorge.

— C’est maintenant ta vie qu’il me faut, chipie, qui vient m’enlever mon homme, dit-elle.

Et ses doigts crochus s’arrondirent comme un étau autour du cou blanc de Claire.

— Tu peux crier, dit La Grêlée, tu ne crieras pas longtemps.

Elle serra plus fort.

Cette fois, c’était bien fini, quand la porte qui s’était refermée pendant la lutte, s’ouvrit de nouveau et un flot de clarté envahit la chambre.

Un troisième acteur entra, saisit La Grêlée par la nuque et lui fit lâcher prise. Un sauveur arrivait à Claire, ce sauveur, c’était Bigot !…

— Sauvez-moi ! monsieur, sauvez-moi ! s’écria la jeune fille en se relevant affolée par la peur.

Mais Bigot, au lieu de répondre, regardait sévèrement les deux misérables qui se ramassaient — qu’on nous passe l’expression — plus ou moins écloppés, et leur dit :

— Allez-vous m’expliquer, tas de canailles, ce qui vous arrive ?

La Grêlée répondit la première :

— Faut pas m’en vouloir, not’maître, mais quand j’ai vu que mon homme en tenait pour cette chipie et même qu’il avait laissé le lit conjugal pour venir la trouver, j’ai perdu la tête et j’ai voulu l’aplatir comme une galette.

Bigot regarda Pierre Maillard.

— Et toi ? dit-il.

— Moi, répondit Pierre en riant d’un rire hébété, j’ai pas voulu lui faire de mal, au contraire…

— Je vous défends — entendez-vous bien ? — de faire du mal à cette jeune fille, dit Bigot. Vous êtes ici pour la garder, pour l’empêcher de s’évader, et si je ne vous écrase pas en ce moment, c’est que j’ai besoin de vous et que, du reste, vous semblez avoir reçu d’avance un commencement de correction.

Claire comprit alors qu’elle n’avait aucun secours à attendre de Bigot, qu’elle me trouverait en lui qu’un nouveau geôlier.

L’intendant fit un geste impérieux.

— Sortez, dit-il aux deux misérables, et souvenez-vous que si vous transgressez mes ordres, je vous envoie à la potence.

Ils sortirent la tête basse.

La fin de cette scène s’était passée dans le salon où Claire s’était réfugiée. Assise sur un sofa, les yeux secs et fixes, elle semblait la statue du désespoir.

Bigot referma la porte et s’avança vers la jeune fille qui le regardait agir sans faire un mouvement. Tout à-coup, joignant les mains, elle se précipita à genoux :

— Monsieur, n’aurez-vous pas pitié de moi ? s’écria-t-elle.

L’Intendant, sombre et farouche, ne répondit pas.

Elle poursuivit :

— Eh ! bien ! je vous jure que si vous avez pitié de moi, que si vous renoncez à vos infâmes projets, je n’invoquerai pas contre vous les violences dont je suis la victime, que…

Bigot l’interrompit brusquement.

— Voulez-vous m’épouser ? dit-il.

Elle poussa un cri d’horreur et le regarda avec épouvante.

Mais lui, entraîné par la passion fatale qui bouillonnait dans ses veines, par la pensée qu’il croyait sa sauvegarde et rendait sa tête brûlante, poursuivit avec un accent sauvage :

— Vous serez ma femme !… Je le veux !…

— Jamais ! dit la jeune fille en se réfugiant dans le fond de l’appartement, jamais !

— Consentez, et je vous conduis ce soir même auprès de votre père.

— Tuez-moi plutôt ! cria-t-elle.

Il eut un rire féroce et étouffa une exclamation de rage folle.

— Non, dit-il avec une sorte de fureur, j’ai juré que vous m’appartiendriez…

Et il voulut enlever Claire dans ses bras, mais elle le repoussa avec indignation et bondit à l’autre bout du salon en poussant un cri de joie : elle venait d’apercevoir sur un guéridon un pistolet tout armé oublié là sans doute par Bigot en entrant.

La vaillante fille reparaissait, le sang des Mortemart s’éveillait en elle.

Elle saisit ce pistolet et couchant en joue l’Intendant :

— Un pas de plus, dit-elle, et vous êtes mort !…

L’action avait été si rapide que la jeune fille tenait Bigot au bout du canon de son arme, avant qu’il fût revenu de sa surprise.

Il lut dans les yeux de Claire tant de calme résolution qu’il eût peur et recula :

— Et maintenant, misérable, lâche, dit-elle, sortez !…

Bigot, après avoir hésité quelques instants, se dirigea vers la porte. Avant de la franchir, il se retourna :

— Vous l’emportez aujourd’hui, dit-il, mais j’aurai ma revanche, car vous êtes en mon pouvoir.

— Oh ! Dieu sera plus fort que vous, et quelque chose me dit que ma délivrance est prochaine…

— N’y comptez pas. Tous ceux qui pouvaient vous secourir sont retenus devant l’ennemi.

— Vous ne réussirez pas à m’effrayer…

— Sachez que la ville est sur le point de se rendre et qu’au premier jour les Anglais vont donner l’assaut.

Claire ne répondit pas, mais elle fit d’un geste énergique signe à Bigot de sortir.

— Vous l’aurez voulu ! fit-il en sortant blême de rage.

La jeune fille barricada la porte et s’assit silencieuse et désespérée. Quelque temps après, jetant un regard sur le pistolet qu’elle tenait à la main, elle murmura :

— Oh ! du moins, maintenant, je n’ai plus à craindre aucune tentative criminelle, car je saurai bien me défendre, et malheur à celui qui tenterait de m’outrager !…

XXXI

LA TRAHISON


Le lendemain, Claire ne revit ni Bigot, ni Pierre Maillard. La Grêlée seule lui apporta, à manger, respectueuse, sans lui adresser la parole.

Après chaque visite, afin d’éviter toute surprise, la jeune fille se barricadait.

Accablée par la fatigue, après avoir bien prié, Claire s’était assoupie sur un fauteuil près de la cheminée, quand elle fut éveillée soudain par un bruit de voix venant d’un appartement voisin dont elle n’avait pas soupçonné l’existence jusque-là. Le salon était alors plongé dans une obscurité profonde. Un faible jet de lumière, filtrant à travers la boiserie du manteau, de la cheminée, attira son attention. Elle plaça son œil à cet interstice et aperçut quatre hommes assis autour d’une table sur laquelle une carte était étendue.

Elle reconnut Bigot, de Péan et Vergor qu’elle avait rencontré chez M. de Vaudreuil. Le quatrième lui était inconnu, mais à son uniforme étranger, elle supposa que ce pouvait bien être un anglais.

La conversation se tenait en français, langue que le jeune officier parlait couramment, quoiqu’avec un léger accent.

— Ainsi, disait Bigot, le général Wolfe vous a donné plein pouvoir de traiter avec moi ?

— Oui, monsieur, et si vous lui fournissez les moyens de débarquer ses troupes en haut de la ville, il accepte vos conditions.

— C’est-à-dire ?

— Cinq cent mille livres pour vous, trois cent mille pour vos complices.

Cette expression de complice sonna mal à l’oreille de Bigot, qui leva vivement la tête.

L’officier sourit en se mordant les lèvres :

— Je voulais dire… ces messieurs, reprit-il en désignant de la main Vergor et de Péan.

— Oh ! nous ne chicanerons pas sur les mots, fit à son tour l’Intendant, car, après tout, ces messieurs, comme vous dites, savent bien que ce n’est pas du patriotisme que nous faisons en ce moment. Mais que voulez-vous ! si la nécessité fait loi, elle peut faire aussi des traîtres.

— Quand pourrez-vous nous livrer le passage ?

— Il est deux heures du matin, dit Vergor, nous pourrons vous le livrer la nuit prochaine, à la même heure à peu près.

— Quel est votre plan, M. Vergor ? reprit l’officier anglais.

M. l’Intendant va vous l’exposer, si vous voulez bien vous donner la peine de suivre sur la carte.

— J’y suis, monsieur.

— Nous attendons demain soir à Québec quelques chaloupes chargées de vivres, fit Bigot. Je suis informé — remarquez bien que ces renseignements me viennent de source privée — que les chaloupes seront en retard de vingt-quatre heures. Vous viendrez donc sans crainte à la place avec vos troupes, en ayant soin cependant de vous assurer les services d’une personne parlant bien la langue française pour répondre aux sentinelles en cas de besoin.

— Je serai moi-même dans la première chaloupe.

— C’est on ne peut mieux.

— Mais n’y a-t-il pas sur les hauteurs le bataillon de Guyenne ? demanda de Péan.

— Il y était, répondit Vergor, mais M. de Montcalm ne jugeant pas qu’il y eût du danger de ce côté-là a rappelé aujourd’hui ces soldats au camp.

— Il n’y a donc plus de troupes en cet endroit ?

— De petits corps seulement, placés par M. de Bougainville. Cent hommes à l’anse des Mères, dont j’ai le commandement ; soixante dix sous le capitaine Douglas, entre Samos et Sillery ; à Sillery même, cent trente hommes sous le sieur de Rumigny.

— Ces trois postes sont-ils fortifiés ? demanda l’officier anglais à Vergor.

— Non, monsieur, répondit celui-ci, MM. de Montcalm et de Pontleroy les ayant toujours regardés comme inattaquables.

— C’est ce que nous verrons bien.

— Voici donc, en résumé, ce que vous avez à faire, reprit Bigot en s’adressant à l’officier anglais. Un peu après minuit, vous faites embarquer vos troupes en silence, vous passez les premiers postes en répondant aux sentinelles que c’est le convoi de vivres, et vous venez débarquer ici, ajouta-t-il en pointant sur la carte, un peu en haut de l’anse du Foulon, où commandera Vergor.

— Et maintenant monsieur, avez-vous l’engagement écrit du général Wolfe ?

— Oui, monsieur, que je suis prêt à vous donner en échange du vôtre.

— Voilà, monsieur, fit Bigot en retirant un pli de sa poche.

S’il vous plaît de me faire conduire à l’endroit où j’ai quitté mon guide, fit l’officier anglais, car il se fait tard et j’ai une longue course en perspective.

— Sans indiscrétion, demanda Bigot, puis-je savoir comment vous avez pu éviter les retranchements français ?

— Rien de plus facile. Une de nos chaloupes m’a débarqué à l’Ange-Gardien avec quelques soldats. Nous avons à bord prisonniers plusieurs paysans. J’ai pris l’un d’eux — espèce de coureur des bois — pour me servir de guide, avec la promesse d’une forte récompense s’il me conduisait à bon port, ou dix pouces de fer dans la gorge, s’il me trahissait.

— Moyen énergique, mais qui réussit toujours auprès des gens, dit Bigot en souriant.

— Nous avons traversé la rivière à deux ou trois milles de la chute, reprit l’officier, et nous sommes venus jusqu’ici par les montagnes. Mon guide, sous la surveillance d’un soldat, m’attend à l’entrée de l’avenue.

Et maintenant, bonsoir, messieurs.

— Bonsoir et bon voyage, dirent d’une même voix les trois traîtres en se levant.

Bigot reconduisit l’officier jusqu’à la porte, lui donna Pierre Maillard pour le guider jusqu’à l’avenue et revint prendre sa place près de la table.

Un grand silence régna pendant quelques minutes dans l’appartement. Tous les trois étaient mornes et le sourcil froncé.

— Savez-vous, messieurs, que c’est tout simplement infâme ce que nous venons de faire ? dit de Péan en rompant le silence.

— Mais, sans doute ! fit Bigot. Que voulez-vous y faire ?

— Il me semble que nous pouvions…

— Impossible, interrompit l’intendant avec emportement. La position est sans issue, et nos états de service sont tels, tous tant que nous sommes, que nous risquons la Bastille pour la vie, ou au moins le bannissement et la confiscation de nos biens si nous subissons un procès.

— Des preuves…

— Des preuves ? Que la guerre cesse, et je vous jure, moi, que le gouverneur saura bien en trouver en abondance, des preuves, je suis payé pour le croire.

Donc, il faut que la colonie périsse pour nous assurer l’impunité.

— Mais votre mariage avec mademoiselle de Godefroy ?

— La jouvencelle est encore ici. Après demain, elle sera transportée à bord d’un vaisseau ennemi en partance pour l’Angleterre afin d’annoncer les succès des Anglais ; car, pour moi, la prise de Québec est chose certaine.

— Et vous partez avec la jeune fille ?

— Tout naturellement. Rendu en Angleterre — où je serai sensé prisonnier —, il faudra bien qu’elle soit ma femme. Mais il est jour bientôt, messieurs, séparons-nous et n’arrivons à la ville que les uns après les autres.

Claire — qui n’avait pas perdu un seul mot de l’entrevue — entendit un bruit de chaises, et quelque temps après la porte qui se refermait sur le dernier des complices de Bigot.

— Elle se leva frémissante :

— Oh ! les infâmes ! les infâmes ! s’écria-t-elle.


XXXII.

LES PROJETS DE LOUIS GRAVEL


— Je vous jure que je tuerai cet homme !

— Non pas !

— Pourquoi ?

— Je veux qu’il vive !

— Je le tuerai !

— Monsieur Louis Gravel, — vous ne le tuerez pas !

— Monseigneur, je vous jure qu’il ne mourra que de ma main !

— C’est peut-être dans l’ordre des choses possibles, mais vous attendrez ?

— Pas une seconde !

— Vous attendrez !

— Je veux le tuer sur l’heure !

— Encore une fois, vous ne passerez pas !

Et M. de Vaudreuil se plaça résolument devant le jeune homme.

C’était au château St. Louis, dans le cabinet du gouverneur, que se passait cette scène. Il était dix heures, le soir même de l’enlèvement de Claire de Godefroy.

Le père de celle-ci avait été aux nouvelles, comme nous l’avons dit. Se sentant dispos, le vieillard s’était rendu jusqu’au camp où M. de Vaudreuil l’avait reçu avec sa courtoisie ordinaire.

Après quelques façons, M. de Godefroy se décida à attendre au soir, pour rentrer en même temps que le gouverneur qui se rendait à la ville. Bigot, qui guettait depuis plusieurs jours l’occasion d’enlever Claire, se trouvait-là quand l’invitation de M. de Vaudreuil fat acceptée. Son plan fut bientôt arrêté et l’on a vu qu’il réussit entièrement.

Grande fut la stupéfaction de Blanche, quand elle vit entrer son oncle en compagnie de M. de Godefroy et de Louis Gravel.

Elle comprit qu’un malheur, plus grand que celui qu’elle supposait, venait d’arriver, et en deux mots les trois arrivants furent mis au fait de la situation.

Un seul nom se présenta à leur esprit comme l’auteur de cet enlèvement, et ce nom, on le devine, fut celui de Bigot.

Le désespoir de M. de Godefroy fut navrant, quand il eut compris l’horrible vérité, et il resta hébété, sans mouvement, comme une personne frappée de catalepsie. Blanche pleura et Louis Gravel, perdant la tête, tira son épée du fourreau et s’élança vers la porte. M. de Vaudreuil se précipita à la poursuite du jeune homme et l’arrêta dans son cabinet.

— Où allez-vous ? lui dit-il.

— Tuer cet homme après qu’il m’aura appris où il cache Claire.

— Vous êtes fou, car il ne parlera pas.

— Alors je le tuerai après lui avoir fait endurer mille tortures.

— Non, mon enfant, c’est un mauvais moyen.

— Et moi je vous jure que je tuerai cet homme ! avait dit Louis Gravel au commencement de ce chapitre.

Il s’efforça de repousser M. de Vaudreuil qui lui barrait le passage.

— Monseigneur, continua-t-il, laissez-moi tuer cet homme !

— Mais vous n’y songez pas ! s’écria le gouverneur. Vous n’êtes pas remis de la chute que vous avez faite hier au camp. Vous êtes faible, épuisé, sans force. Il refusera de se battre avec vous, et s’il refuse, le frapperez-vous ?

— Je veux qu’il meure !

— Vous ne l’assassinerez pas ?

— Je le forcerai à se battre.

— Vous n’en avez pas la force, vous n’en avez pas le droit.

— Comment ! je n’aurai pas le droit de tuer cet homme quand il m’enlève le seul bien que j’aie ici-bas ! Car moi, voyez-vous, Monseigneur, je suis un soldat depuis que je suis un homme ; je suis arrivé jusqu’à vingt-six ans sans aimer : aucun des sentiments que j’ai éprouvés jusque-là ne mérite le nom d’amour. Eh ! bien ! à vingt-six ans, j’ai vu Claire : donc, depuis près de deux ans je l’aime, depuis près de deux ans, j’ai pu lire les vertus de la fille et de la femme écrites par la main même du Seigneur dans ce cœur ouvert pour moi comme un livre.

Monseigneur, il y avait pour moi, avec Claire, un bonheur infini, immense, un bonheur trop grand, trop complet, trop divin pour ce monde, Puisque ce monde ne me l’a pas donné, puisque ce bonheur est perdu par la faute d’un misérable, c’est vous dire que sans Claire il n’y a pour moi sur la terre que désespoir et désolation, et je vais lui dire adieu. Mais avant, il faut que je tue cet homme… Oh ! je ferai de belles funérailles à mon amour brisé !…

— Vous ne parlez pas en chrétien, mon enfant, reprit M. de Vaudreuil ému par le désespoir du jeune homme, et la douleur vous fait voir les choses autrement qu’elles ne sont. Je puis vous assurer — c’est chez moi une quasi-certitude — que Bigot respectera Claire, car il y va de son intérêt. Laissez-moi agir seul…

— Et moi je veux lui faire payer de sa vie, à cet homme, les souffrances qu’il a causées à Claire.

— Il faut qu’il vive !

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai besoin de sa vie quelque temps encore, parue qu’il appartient à la justice du roi.

— Et que m’importe !

— Il m’importe, à moi !

— Je ne puis attendre.

M. de Vaudreuil fit un geste d’impatience et saisit les mains du jeune homme.

— Vous voulez être vengé ? dit-il.

— Oh ! oui, je le veux ! s’écria Louis Gravel.

— Eh ! bien ! vous le serez ! ah ! cruellement, je vous le jure, mais il faut attendre !

— Je ne puis ! je souffre trop !

— Il y en a qui ont souffert plus que vous, Louis, et qui ont attendu !

— C’est impossible !

— Hélas ! dit M. de Vaudreuil, c’est un des orgueils de notre pauvre humanité, que chaque homme se croit plus malheureux qu’un autre malheureux qui pleure et qui gémit à côté de lui.

— Qu’y a-t-il de plus malheureux que l’homme qui a perdu le seul bien qu’il aimât et désirât au monde ?

— Écoutez, Louis, dit le gouverneur avec émotion. J’ai connu un homme qui, ainsi que vous, avait fait reposer toutes ses espérances de bonheur sur une femme. Cet homme était jeune, il avait une fiancée qu’il adorait, il allait l’épouser, quand tout-à-coup un de ces caprices du sort qui feraient douter de la bonté de Dieu, si Dieu ne se révélait plus tard en montrant que tout est pour lui un moyen de conduire à son unité infinie, quand tout-à-coup un caprice du sort lui enleva sa liberté, sa fiancée, l’avenir qu’il rêvait et qu’il croyait le sien — car, aveugle qu’il était, il ne pouvait lire que dans le présent — pour le plonger dans la plus dure des captivités.

— Mais un prisonnier s’échappe.

— Aussi s’échappa-t-il. Mais quand il revint, il ne retrouva plus sa fiancée…

— Elle était morte ?…

— Pis que cela : elle avait été infidèle ; elle avait épousé l’ennemi, le persécuteur de cet homme !

Vous voyez donc que cet amant trahi était plus malheureux que vous.

— Et à cet homme Dieu a envoyé la consolation ? dit Louis Gravel en tressaillant.

— Il lui a envoyé le calme du moins.

— Et cet homme ne s’est pas vengé ?

— Il a laissé à Dieu le soin de sa vengeance et elle a été terrible.

— Monseigneur, que voulez-vous que je fasse ?

— Retourner au camp, comme c’est votre devoir, et attendre. Il y a réunion du conseil demain, je verrai Bigot. Il sera temps, s’il ne veut pas nous rendre Claire, d’agir autrement.

Et maintenant, mon ami, laissez-moi ; et bon courage !



XXXIII

LA PROVOCATION


À trois heures de relevée, le lendemain, il y avait réunion des principaux chefs de la colonie et des généraux, dans le but de modifier la disposition des troupes françaises, nécessitée par le changement du système d’attaque de l’ennemi qui se prépaient à quitter sa position du Saut Montmorency.

La séance fut très-orageuse, et Bigot, qui était arrivé une des derniers dans une toilette flamboyante, y fut superbe et de la dernière insolence, ce qui lui valut les objurgations du gouverneur, qui présidait, et les fines railleries de MM. de la Corne St Luc, de St Ours, ses ennemis personnels.

Aussitôt après la séance, M. de Vaudreuil invita Bigot à le suivre dans son cabinet sous le prétexte de lui donner certaines instructions concernant le département des vivres.

Avec sa franchise ordinaire, M. de Vaudreuil accusa l’intendant d’avoir ou fait enlever Claire de Godefroy et le somma, au nom de son père, de la lui rendre.

Bigot le prit de son haut et menaça le gouverneur des foudres de Mme de Pompadour. Il nia avoir pris aucune part à l’enlèvement de Claire et mit au défi ses adversaires de le convaincre de complicité.

Bref, en l’absence de preuves matérielles, n’ayant qu’une, certitude morale, M. de Vaudreuil fut bien forcé de congédier Bigot sans avoir rien pu obtenir et se rendit au camp.

Le soir, dans sa tente, il appela Louis Gravel, lui fit part de sa tentative infructueuse et lui accorda un congé de trois jours pour chercher Claire.

— Vous ne pouvez pourtant, pas vous mettre seul en campagne, dit-il au jeune homme.

— Mon fidèle Tatassou me suffit.

— Non. Prenez avec vous Claude d’Ivernay.

— Je verrai demain s’il m’est nécessaire.

— Et surtout pas de mesures extrêmes et n’essayez pas de voir Bigot.

— Soyez tranquille, Monseigneur.

Claude d’Ivernay, chef d’un poste d’observation près des gués de la rivière Montmorency, ne fut relevé de faction qu’au matin et s’empressa de se rendre à la tente de Louis Gravel ;

— Que comptes-tu faire ? demanda-t-il à son ami.

— Me rendre d’abord à l’intendance et forcer Bigot à me révéler l’endroit où il tient Claire captive, devrais-je le tuer sur place.

— Mauvais moyen de l’occire ainsi parce que tu pourrais bien tuer Claire du même coup. Vois-tu ! il y a cent à parier contre un qu’elle a été transportée au château de Beaumanoir. Or, je me suis laissai dire que ce château est pourvu d’un tas de machinations, espèces d’oubliettes, dont Bigot seul a le secret et où il peut fort bien avoir enfermé ta fiancée.

— Peut-être. Dans tous les cas, rendons-nous d’abord à l’intendance.

— Comme tu voudras. Mais il vaut mieux que tu entres seul, tandis que je me tiendrai prêt à voler à ton secours au premier appel.

— Tu as raison. Il est temps, partons.

Les deux jeunes gens, suivis de Tatassou, se dirigèrent vers le Palais, il était alors dix heures du matin. Ils franchirent la distance qui sépare le camp de l’intendance — long corps de logis en pierre qui était situé sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la fonderie Bissett et la brasserie Boswell, sur la rue St-Valier — en une demi-heure.

Louis Gravel frappa à un lourd marteau de fer et un garçon de bureau vint ouvrir. Louis demanda M. l’intendant. Le garçon de bureau hésita quelques instants ; mais apparemment que l’air résolu du jeune homme lui en imposa, car après s’être incliné respectueusement :

— Suivez-moi, monsieur, dit-il.

Après avoir traversé plusieurs bureaux, où des garçons étaient employés à compulser de gros registres, plusieurs corridors, le garçon frappa à une porte masquée par une tapisserie. Un huissier en livrée vint répondre et Louis Gravel fut introduit dans un élégant cabinet de travail. Bigot, assis à son bureau, était tellement absorbé dans son travail, que le jeune homme fut obligé de tousser fortement pour annoncer sa présence.

Bigot leva la tête, et en apercevant notre héros, qu’il savait aimé de Claire, il fronça d’abord le sourcil ; mais un instant aptes sa figure s’éclaira et il sembla en prendre son parti. S’avançant vers Louis la main ouverte :

— Mon bel officier dit-il, qui me vaut l’honneur de votre visite ! M’apporteriez-vous un message de monseigneur le gouverneur ?

Louis Gravel ne répondit pas au geste amical de Bigot et celui-ci feignit ne pas l’avoir remarqué.

— Non, monsieur, répondit-il, je viens ici pour mon propre compte.

— Comment ? feriez-vous maintenant du commerce ? quitteriez vous le service du roi pour vous consacrer à la spéculation ? vous…

— Pas de comédie, monsieur, interrompit le jeune homme, vous savez fort bien, du moins vous le devinez, les motifs qui m’amènent auprès de vous.

— D’honneur, monsieur, reprit Bigot, en vain torturerais-je mon imagination, je ne soupçonne pas le moins du monde ce dont vous voulez parler.

— Monsieur, avant hier soir, une jeune fille de cette ville, mademoiselle Claire de Godefroy, a été lâchement ravie à sa famille qui la pleure, par des misérables à la solde d’un grand seigneur…

— On m’a conté quelque chose comme cela, mais je n’ai pas voulu y ajouter foi et…

— Cependant personne mieux que vous ne pourrait renseigner les parents de la jeune fille enlevée…

— Comment cela ?

— Parce que ce grand seigneur qui solde ainsi des misérables pour enlever des jeunes filles qui le repoussent, c’est vous-même ! continua Louis Gravel en s’avançant les dents serrées, la voix sifflante.

Bigot eut peur et se réfugia derrière son bureau sur lequel était un pistolet à la portée de sa main.

— D’abord, monsieur, dit-il à Louis Gravel, je vous ferai remarquer que je suis ici chez moi, que je ne donne à personne le droit d’y élever la voix à ce diapason, pas même à mes amis, encore bien moins aux gens qui viennent me chercher de sottes querelles ; puis ensuite je vous demanderai en quoi ma conduite a-t-elle pu vous donner raison de lancer contre moi une accusation aussi injurieuse ?

— Parce que c’est la vérité, que vous seul aviez intérêt à enlever Claire et à la compromettre pour la forcer à vous épouser…

— La forcer de m’épouser ? mais il me semble que je n’en avais nullement besoin, puisque son père m’a accordé sa main avec bonheur.

— Oui, mais Claire n’a pas donné son consentement et…

— C’est ce qui vous trompe puisque c’est d’elle-même, sans avoir eu besoin de faire violence à ses sentiments, qu’elle a consenti à devenir Madame Bigot.

— Et moi je vous dis que vous mentez et qu’elle ne sera jamais votre femme tant…

— Ah ! ça, monsieur, je suis bien bon d’endurer vos injures quand je n’ai qu’un mot à dire pour vous faire mettre à la porte par mes valets. De quel droit venez-vous poser ici en champion, comme le chevalier de mademoiselle de Godefroy ?…

— Parce que je l’aime et que j’en suis aimé !

— Ah ! bien ! moi aussi je l’aime !…

— Oh ! vous, vous lui faites horreur !…

— Qu’en savez-vous ?

— Monsieur l’intendant Bigot, vous allez me dire où est Claire…

— Est-ce que je sais ?

— Vous savez, parce que c’est par vos ordres qu’elle a été enlevée.

— Vous êtes fou, vous divaguez, jeune homme, j’ignore complètement ce que vous voulez dire.

— Vous allez me dévoiler l’endroit où vous tenez Claire prisonnière, ou bien…

— Ou bien ?

— Je Vais vous tuer ! dit Louis Gravel en tirant son épée.

— Monsieur, fit Bigot effrayé en armant son pistolet, quand je rencontre sur ma route un chien enragé, je lui casse la tête, et je crois rendre un service à la société.

Louis, qui avait totalement perdu la tête reprit un peu de raison. Il devint suppliant.

— Ah ! tenez, dit-il, laissez-vous fléchir. Que peut vous faire une conquête de plus ou de moins, vous quittes le favori de la favorite d’un roi ? Vous êtes riche, vous êtes puissant, vous êtes enfin un heureux de la terre, encore une fois, laissez-vous fléchir, ayez pitié de deux pauvres enfants qui s’aiment et qui vous béniront toute leur vie, si vous faites leur bonheur en les rapprochant !…

— Brisons là, monsieur, répondit Bigot, tout en s’approchant de la cheminée qui se trouvait derrière lui, je vous jure que vous vous trompez étrangement : je ne sais rien, absolument rien…

— Et je dis, moi, que tu vas mourir si tu ne veux parler misérable ! s’écria Louis Gravel en bondissant sur Bigot l’épée haute.

Mais l’arme vint se briser sur une porte qui se refermait derrière l’intendant. En poussant sur un ressort caché dans les sculptures du manteau de la cheminée, une ouverture s’était démasquée dans laquelle celui-ci se précipita pour éviter le choc de l’épée du jeune homme qui allait certainement le clouer à la muraille.

Au même instant, une vingtaine de valets attirés par le bruit, se précipitaient dans l’appartement et se saisissaient du jeune homme qui refit, plus ou moins maltraité, le trajet qu’il venait de parcourir et se trouva bien et dûment mis à la porte avant même qu’il eût songé à résister.



XXXIV

À L’AFFUT


Nous n’entreprendrons pas de décrire la colère de Louis Gravel et celle de ses compagnons.

— Décidément, dit Claude d’Ivernay, Bigot, que je croyais au moins de bonne compagnie, n’est qu’un bandit vulgaire qui ne mérite certainement pas de mourir de la main d’un gentilhomme ; c’est affaire au bourreau et j’espère bien le voir périr par la hart, haut et court, sur la place de Québec.

— Hélas ! c’est à en mourir de honte et de douleur ! s’écria Louis Gravel.

Et se laissant tomber sur un banc, il se mit à pleurer.

Claude et Tatassou respectèrent la douleur de cette forte nature que le désespoir faisait défaillir un instant. Tatassou rompit le premier le silence :

— Le jeune chef des Hurons sent là bien du chagrin, de voir pleurer son jeune ami au visage pâle, dit-il en portant la main à son cœur, Que son frère se console. Tatassou va se mettre en campagne et il trouvera la jeune fleur pour laquelle un petit oiseau chante dans le cœur de son ami.

— Ah ! mon sang a coulé bien des fois, dit Louis Gravel, jamais mes larmes…

— Voyons, sois homme, dit Claude, et raisonnons. À quoi sert de se désespérer quand tout n’est pas perdu puisque nous sommes-là. Je suis de l’avis de Tatassou, et voici pourquoi :

Il est indubitable que nous ne tirerons rien de Bigot, et à quoi nous servirait de le tuer ? À nous mettre une mauvaise affaire sur les bras. Du reste, c’est sale besogne que nous n’avons pas le droit d’enlever au bourreau, puis, qui sait ? si nous ne compromettrions pas le sort de Claire ? Il vaut donc mieux se mettre en campagne, tâcher de découvrir le lieu où elle est tenue prisonnière, et nous saurons bien ensuite la délivrer.

— Tu comprends bien qu’elle doit être cachée au château de Beaumanoir, dans quelque retraite ignorée, fit Louis Gravel en montrant son visage baigné de larmes brûlantes.

— Tatassou connaît bien la maison de pierre dont parle mon frère et le vieux buveur d’eau-de-feu qui ouvre la portes dit le huron.

— Tu connais Pierre Maillard, toi ? reprit Claude.

— Et la vieille langue de pie.

— Sa femme, La Grêlée, qui a la réputation de donner des sorts parmi les habitants de Charlesbourg ? Alors la campagne se présente sous les meilleurs auspices et j’ai déjà mon plan tout préparé.

— Voyons ce plan.

— Nous, mon cher Louis, rien à faire pour le moment qu’à surveiller les allées et venues des hôtes de l’intendance, le soir surtout, afin de nous assurer si Claire n’y serait pas, ce qui est peu probable, puis suivre toutes les voitures qui partiront d’ici.

Quant à Tatassou — le moindre prétexte suffira — nous le nantissons d’une respectable provision d’eau-de-vie, il se rend au château de Beaumanoir ; il fait boire Pierre Maillard, lui tire l’aveu que Claire est bien retenue en cet endroit prisonnière — car c’est certainement lui ou sa femme qui lui porte sa nourriture — nous enlevons le château d’assaut, si c’est nécessaire, et nous la délivrons.

— Non, mon ami, tu t’abuses. Ce moyen est impossible, je ne le prendrai point, parce qu’il est immoral, reprit Louis Gravel.

— N’est-ce pas pour un bon but ? Or, tous les moyens sont légitimes, quand il s’agit d’une bonne action.

— Ton amitié pour moi t’aveugle, mon cher Claude, et te fait oublier les bons principes qui nous ont été inculqués au Séminaire de Québec par le bon Père Filion — « Défiez-vous de cette fausse maxime des encyclopédistes — la fin justifie les moyens, nous disait-il !… Ainsi donc, mon ami, n’insiste pas…

— Comme tu voudras.

— D’ailleurs, j’ai plus de confiance dans le courage de ce fidèle Tatassou que dans sa diplomatie, continua Louis Gravel.

— Si le jeune chef n’a pas une langue de vieille femme, il a les yeux du serpent pour voir et l’oreille du chevreuil pour entendre, fit le huron.

— Eh ! bien ! moi, j’ai confiance dans l’expédition de Tatassou, dit Claude.

— Le jeune chef est-il prêt à se mettre en campagne de suite ? continua l’amant de Blanche. A-t-il bien compris ce qu’on attend de lui ?

— Le chef a compris et il est prêt.

— Alors, en campagne. Donne à Tatassou l’argent nécessaire, Louis, car, moi, Gaston de Léry m’a mis hier complètement à sec au trente et quarante.

Pendant plusieurs jours, les deux jeunes gens épièrent les allées et venues du palais de l’intendance sans découvrir le moindre indice. Une seule fois, Bigot se rendit à Charlesbourg. C’était, on se le rappelle, le jour, ou plutôt la nuit, que La Grêlée faillit assassiner Claire.

Deux jours de suite, Pierre Maillard vint au palais. Quant à Tatassou, en vain avait-il grisé Pierre presque tous les soirs, impossible d’obtenir le moindre renseignement, quoiqu’il passât ses nuits en faction.

C’était à se désespérer et Louis Gravel en séchait d’impatience.

Un soir Tatassou, malgré un froid très-vif et une forte gelée, conduisant la brume qui formait sur la terre une légère couche de neige quoique l’on ne fut qu’au mois de septembre, un soir, Tatassou, disions-nous, blotti dans un buisson, sur une petite éminence d’où il pouvait voir ceux qui arrivaient au château ou en sortaient, entendit tout-à-coup sur la route le galop d’un cheval. Un instant après un cavalier, enveloppé dans les plis d’un long manteau, mit pied à terre près de l’avenue, attacha sa monture à un arbre, longea le mur dans la direction de Tatassou et s’arrêta devant une porte basse dissimulée par des arbustes. Il introduisit une clef dans la serrure qui fit quelque résistance. Alors, écartant les plis de son manteau pour être plus à l’aise, la lune, qui se dégageait en ce moment, éclaira le visage de Bigot.

La porte ouverte, celui-ci regarda à sa montre, s’enveloppa dans son manteau et attendit. Quelque temps après, les silhouettes de deux nouveaux personnages, suivis presqu’aussitôt d’un troisième, se dessinèrent dans l’ombre. Bigot vint à leur rencontre, répondit à leur salut respectueux et dit :

— Vous êtes exacts, messieurs, suivez-moi.

Tous les quatre s’engouffrèrent par la porte basse qui se referma sur eux, et Tatassou, quelques instants après, les aperçut dans un appartement du second étage faiblement éclairé par deux bougies.

Ces hommes restèrent en conférence pendant plus d’une heure. Le jeune huron les vit alors se lever et se disposer à partir. Effectivement, il entendit un instant après la porte s’ouvrir, mais un seul homme en sortit qui s’éloigna, et en reportant ses regards vers les fenêtres éclairées, Tatassou vit que la conférence continuait entre les autres personnages.

Finalement, au bout d’une demi-heure, deux autres hommes sortirent par la même porte qui se referma, et un quart d’heure après, il entendit le galop d’un cheval qui s’éloignait, ce qui lui fit supposer que le quatrième visiteur nocturne — tout probablement Bigot — était sorti par une autre issue.

Le jeune sauvage descendit de son poste d’observation pour examiner la porte qui avait, jusqu’à ce jour, échappé à ses recherches. Elle était en chêne, très-solide, mais en l’ébranlant, il constata qu’elle n’était fermée qu’au verrou, en dedans, et même que ces verrous jouaient dans la gâche.

Il eût d’abord la pensée d’enfoncer cette porte au moyen d’une pièce de bois dont il se servirait comme d’un belier ; mais ensuite, il se dit qu’il valait mieux ne pas prendre une décision si grave sans consulter ses amis. Le jour commençait à paraître du reste, ce qui rendait la tentative dangereuse. Car, enfin, surpris, n’est-il pas à craindre que les géoliers de la jeune fille ne l’assassinent avant qu’il puisse arriver à son secours, pour faire disparaître ensuite son cadavre ?

Tatassou s’abstint donc de toute initiative et s’empressa de descendre à Québec pour faire part à Louis et à Claude de sa découverte.

Les jeunes gens furent enchantés de cette nouvelle. Louis voulait se rendre de suite sur les lieux, mais Claude, qui était plus de sang-froid, lui fît comprendre que ce serait folie d’opérer en plein jour, que la prudence leur conseillait au contraire d’attendre que les habitants du château fussent couchés et même que l’heure probable d’une visite de Bigot fut passée.

On résolut donc d’attendre la nuit suivante pour agir.

Claude et Louis passèrent la journée dans une impatience mortelle. Dans la soirée, ils se rendirent au château St. Louis pour faire part à M. de Vaudreuil de leur projet, ce qui permit à Claude d’Ivernay d’échanger quelques mots avec sa douce fiancée, Blanche de Rigaud.

M. de Vaudreuil leur recommanda la plus grande prudence. Il leur apprit en même temps que M. de Godefroy, depuis la disparition de sa fille, se trouvait dans un état qui faisait craindre au chirurgien Arnoux pour sa raison, peut-être pour sa vie.

— Soyez prudents, mes enfants, dit-il aux deux jeunes gens, mais ramenez-nous Claire ; peut-être sa vue tirera-t-elle son père de la torpeur dars laquelle il est resté plonger depuis l’enlèvement de sa fille.

— Et moi, fit Blanche, je vais bien prier pour vous toute la nuit !

Il était près de minuit quand Claude et Louis Grave, accompagné de Tatassou, se mirent en route pour Charlesbourg.

Afin d’éviter toute rencontre fâcheuse et de ne pas éveiller les soupçons, ils prirent par le chemin de Beauport et il était près de deux heures ; du matin quand ils arrivèrent au château de Bigot.

La lune n’était pas encore sortie des nuages et un silence profond régnait dans tous les alentours.

Les trois hommes s’assirent sur l’éminence d’où la veille Tatassou avait observé Bigot et ses visiteurs, afin d’arrêter les derniers préparatifs de l’expédition et de s’entendre sur les moyens d’action. Une lueur partie d’une fenêtre du second étage, lueur fugitive qui s’éteignit aussitôt, fit lever la tête à Claude d’Ivernay ; mais déjà Tatassou, faisant signe à ses compagnons de ne pas bouger, dégringolait l’éminence et se dissimulait contre le mur, à côté de la porte basse.

Le jeune sauvage entendit les pas légers d’une personne qui descendait les marches d’un escalier, puis tout fit silence comme quelqu’un qui semble hésiter. Une main fit timidement glisser le verrou, la porte s’entrebâilla et une tête s’avança. Tatassou retenait les battements précipités de son cœur.

La porte s’ouvrit tout-à-fait, et une forme humaine, enveloppée dans un long manteau, passa près du jeune sauvage qui la suivit par derrière et l’étreignit doucement. Cette forme humaine jeta un cri d’angoisse et s’affaissa !…

Mais un autre cri, cri de joie, cri d’ivresse, avait répondu au premier et en deux bonds un homme était rendu sur les lieux et la relevait en s’écriant :

— Retrouvée ! retrouvée ! Dieu soit béni !… Claire était dans les bras de Louis Gravel.



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XXXV

TROP TARD

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Claire était une vaillante fille, nous l’avons déjà dit, une vaillante fille, digne de sa mère, parente par le courage de ces femmes héroïques qui ont leur page dans notre histoire et qui firent le coup de feu contre l’anglais.

Après les premiers moments d’émotion, d’épanchement, Claire se souvint du complot qu’elle avait surpris, et n’écoutant que son patriotisme de française :

— Vite, mes amis, s’écria-t-elle, s’il n’est pas même déjà trop tard : courez à la ville, courez auprès de M. de Montcalm, de M. de Vaudreuil pour les prévenir que, grâce à une infâme trahison, les ennemis débarquent peut-être en ce moment au Foulon.

— Que dites-vous ! c’est impossible, puisque ces postes sont gardés, dit Claude bien près de croire que la douleur avait dérangé le cerveau de la jeune fille.

— Je vous jure que je sais ce que je dis et que j’ai des preuves de la trahison.

— Voyons, expliquez-vous.

— Eh ! bien ! vous n’en accuserez que vous-mêmes, si vous arrivez trop tard et je vais tout vous dire.

La jeune fille raconta alors comment elle avait été enlevée, les dangers qu’elle avait courus avec Pierre Maillard, La Grêlée d’abord et Bigot ensuite ; comment elle s’était protégée ; ses angoisses, ses larmes, son désespoir et finalement le complot qu’elle avait surpris, formé entre Bigot, de Péan et Vergor, de livrer la ville aux Anglais, complot dont nous connaissons tous les détails.

Mais ce que le lecteur ignore et ce que nous allons lui dire en quelques lignes, c’est la manière dont la jeune fille s’était échappée de sa prison.

Nous l’avons quittée au moment où les trois complices s’éloignaient du château, murmurant dans son indignation :

— Oh ! les infâmes ! les infâmes !

Elle tomba anéantie dans un fauteuil.

— Hélas ! comment faire ? comment les prévenir et empêcher cette infamie de réussir ? se dit-elle en se tordant les mains de désespoir.

En vain songea-t-elle ainsi pendant de longues heures, la situation lui semblait sans issue.

Corrompre ses gardiens ? Impossible d’y penser. D’ailleurs que pouvait-elle leur offrir ? — S’échapper ? La porte de sa prison était fermée et verrouillée en dehors, toutes les fenêtres avaient des volets bien sûrement cadenassés à l’extérieur.

C’est ainsi qu’elle arriva à la deuxième visite de La Grêlée, et les heures en s’écoulant, ne lui apportaient aucune résolution.

Elle vint à la cheminée et colla son œil à l’on droit, où, la nuit précédente, elle avait observé les conspirateurs. L’appartement était plongé dans une demi obscurité. Par un mouvement instinctif elle frappa sur le mur avec la crosse du pistolet de Bigot qu’elle tenait en ce moment dans sa main, et qui rendit un son creux. Alors la pensée lui vint qu’une porte secrète pouvait exister en cet endroit. Elle prit une bougie allumée et commença son examen, exerçant une pression sur toutes les sculptures qui se rencontraient sous sa main. Rien, rien, rien, partout, rien toujours.

De guerre lasse, Claire allait s’avouer vaincue, impuissante, quand une porte se démasqua devant elle. Sans le vouloir, en appuyant du talon sur un des coins du foyer, la jeune fille avait trouvé le bouton d’un ressort et mis en mouvement le mécanisme qui ouvrait cette porte.

Claire avança d’abord craintive, puis plus rassurée, et pénétra dans l’appartement dont nous parlions tout à l’heure, qu’elle traversa pour ouvrir une seconde porte placée à l’autre extrémité. Un escalier en spirale se présenta dans lequel elle s’engagea bravement et qui la conduisit dans une cave. Elle remonta alors pour se procurer de la lumière, puis redescendit et examina les lieux. Une porte basse attira son attention et elle présuma que les visiteurs de la nuit précédente avait dû passer par là.

En examinant de plus près, la jeune fille remarqua avec joie que cette porte n’était fermée qu’au verrou. Elle se disposait à l’ouvrir quand une réflexion l’arrêta : n’était-il pas à craindre que les abords du château fussent surveillés et qu’elle fut reprise dans sa fuite, ce qui la perdait infailliblement ? N’était-il pas imprudent de se risquer en plein jour en supposant même qu’elle n’eût pas à redouter la surveillance immédiate des alentours ?

Ces considérations l’arrêtèrent et elle se décida à attendre la nuit pour agir.

En jetant un regard prudent par une des fenêtres, Claire aperçut Pierre Maillard étendu sur l’herbe à quelque distance du château, les yeux fixés sur le second étage, ce qui ne fit que la convaincre qu’elle avait pris une sage résolution.

Le soir, quand La Grêlée lui apporta son souper :

— Ne soyez pas effrayée, mademoiselle, dit-elle à la jeune fille, si vous entendez un peu de bruit sous vos pas ce soir ; nous attendons des personnes qui passeront quelques heures au château.

En effet, dès neuf, Claire entendit des éclats de voix, des rires, dont elle ne put deviner la cause sur le moment, mais qui lui semblèrent bientôt prendre les proportions d’une orgie.

Elle attendit ainsi plusieurs heures. Quand elle eût constaté que le silence régnait dans le château, elle se couvrit d’un long manteau qu’elle avait trouvé dans la salle attenant à sa prison, fit jouer le ressort, prit l’escalier et descendit à la cave.

On sait le reste. Quand la jeune fille eût terminé son récit, Claude d’Ivernay s’écria en s’adressant à Louis Gravel :

— Il n’y a pas un instant à perdre, je cours à la ville donner l’alarme, tandis que tu ramèneras mademoiselle de Godefroy.

Claude d’Ivernay devait malheureusement arriver trop tard.

XXXVI

BATAILLE DES PLAINES D’ABRAHAM

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Grâce à la complicité de Verger, ce qui avait été prévu ou plutôt arrêté par Bigot, moyennant le prix que l’on sait, arriva.

Dans la nuit, le capitaine Douglas qui avait été placé à la tête de soixante-dix hommes entre Samos et Sillery, vit passer les barges anglaises à portée de pistolet. La sentinelle leur cria le qui vive et un officier répondit en excellent français : « Ne faites pas de bruit, ce sont les vivres. »

La première division anglaise, comprenant quatre régiments complets,[11] l’infanterie légère sous les ordres du colonel How, un détachement de montagnards écossais et les grenadiers américains, sous le commandement des brigadiers Monkton et Murray, furent donc débarqués sans emcombre au lieu qui porte maintenant le nom d’anse Wolfe.

À leur tête était le général Wolfe lui même, qui fut un des premiers à mettre pied à terre. Une fois la première division débarquée, les chaloupes retournèrent aux vaisseaux chercher le reste des troupes sous le commandement de Townsend, le bras droit du général en chef.

Pendant ce temps-là, l’infanterie légère et les montagnards gravirent la hauteur et repoussèrent la garde française placée sur la cime défendant l’étroit sentier et qui se défendit mollement, fait qui s’explique facilement, si l’on se rappelle que cette garde était commandée par Vergor ; le reste des troupes les suivirent, et en arrivant au sommet furent placées en ordre de bataille.

Claude d’Ivernay, arrivant au camp à cinq heures du matin, fut le premier qui donna l’alarme, tant la correspondance était mal établie de l’un à l’autre des postes.

Le marquis de Montcalm ordonna au régiment de Guyenne de se porter sur les hauteurs de Québec, où, en arrivant, il trouva l’ennemi débarqué au nombre de plus de huit mille hommes travaillant déjà à se retrancher.

Les troupes de Beauport reçurent l’ordre de lever le camp en y laissant quatorze cents hommes aux ordres du colonel Poulhariès, pour garder la ligne.

L’armée, qui avait passé la nuit au bivouac, rentrait dans ses tentes, lorsque l’on battit la générale. Toutes les troupes prirent les armes et suivirent successivement M. de Montcalm qui se portait sur les hauteurs de Québec, où le bataillon de Guyenne prit position entre la ville et l’ennemi, que sa présence contenait.

L’armée de Beauport, depuis quelques jours, était réduite à six mille hommes. Pour la garde du camp, il fallut laisser les deux bataillons de Montréal, composés d’environ quinze cents hommes, qui s’avancèrent cependant jusqu’à la rivière St Charles quand M. de Vaudreuil se rendit à l’armée, vers sept heures du matin, moment où il fut exactement informé par Louis Gravel qui arrivait avec Claire, que l’ennemi était en position sur les Plaines d’Abraham.

Suivant ce calcul, Montcalm avait donc sous ses ordres environ quatre mille cinq cents hommes.

Sans donner aux derniers détachements qui lui arrivaient de la gauche le temps de reprendre haleine, le général, craignant que l’ennemi eût le temps de se fortifier, donna le signal d’attaquer de suite, ce qui le perdit.

Montcalm se rendait coupable d’ailleurs de plusieurs autres fautes qui surprennent de la part d’un général de sa réputation. Ainsi, le jugement porté par un officier présent à la bataille paraîtra juste, même aux personnes qui s’y entendent peu en stratégie militaire :

« En apprenant que l’ennemi était à terre, dit cet officier, il devait passer des ordres, à Bougain ville qui avait avec lui l’élite de l’armée et qui n’était qu’à une petite distance de la ville. En combinant ses mouvements avec ceux de ce colonel, il lui était aisé de mettre l’ennemi entre deux feux. Le sort de Québec dépendait du succès de la bataille ; il devait réunir toutes ses forces et ne point laisser dans l’inaction les quinze cents hommes de Montréal. Par la même raison, l’armée n’étant qu’à deux cents toises des glacis, il devait tirer de la ville les piquets qui étaient de service ; il y eût trouvé un secours de près de huit cents hommes. Il pouvait aussi en faire venir de l’artillerie. Au lieu de perdre l’avantage du poste où il se trouvait, il fallait attendre l’ennemi et profiter de la nature de terrain pour placer par pelotons dans les bouquets de bois les Canadiens, qui, arrangés de la sorte, surpassent par l’adresse avec laquelle ils tirent, toutes les troupes de l’univers. S’étant déterminé à attaquer, il aurait dû changer ses dispositions. Il ne songea pas à former une réserve.

Cependant, séparées par une petite colline, les deux armées se canonnaient depuis environ une heure, avec quelques petites pièces de campagne ; l’éminence sur laquelle était rangée l’armée française dominait, dans quelques points, celle qu’occupaient les Anglais. Composées en grande partie de Canadiens, les troupes françaises fondirent sur l’ennemi avec impétuosité ; mais leurs rangs, mal formés, se rompaient bientôt, soit par la rapidité de la marche, soit par l’inégalité du terrain, tandis que les Anglais en bon ordre, essuyaient les premières décharges. Ils tirèrent ensuite avec beaucoup de vivacité, et le mouvement qu’un détachement de leur centre, d’environ deux cents hommes, fit en avant la baïonnette au bout du fusil, suffit pour mettre en fuite presque toute l’armée française.

Cependant la déroute ne fut totale que parmi les troupes réglées, c’est-à-dire les Français. Accoutumés à reculer à la façon sauvage pour retourner ensuite à l’ennemi, avec plus de confiance, les Canadiens se rallièrent en quelques endroits, et, à la faveur des petits bois dont ils étaient environnés, forcèrent différents corps à plier ; mais enfin, il fallut céder à la grande supériorité du nombre. Les sauvages ne prirent guère part à l’action, car ils n’aimaient pas à combattre à découvert.

Blessé au poignet au commencement de la bataille, Wolfe s’était contenté de l’envelopper, et continuait à commander les troupes dans un endroit des plus périlleux lorsqu’il reçut dans la poitrine une balle qui le renversa. Ayant entendu crier à ses côtés : « Ils fuient ! » — « Qui fuient ? » demanda-t-il. « Les Français ! » répondit-on. « Alors je meurs content ! » ajouta-t-il.

Il mourut quelques instants après.

Le général de Montcalm, déjà blessé, voyant ses troupes fuir en désordre, essaya de les rallier aux portes de la ville. Au même moment il reçut une blessure mortelle. Ce brave ne voulut pas descendre de cheval et il entra dans la ville soutenu par deux grenadiers qui l’entrèrent dans la maison du chirurgien Arnoux, sur la rue St. Louis.

Comme il entrait, quelques femmes voyant le sang couler de ses blessures, s’écrièrent ! « Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! le marquis est tué ! » — « Ce n’est rien ; ce n’est rien ; leur répondit Montcalm, ne vous affligez pas, mes bonnes amies. »

L’armée française fuyait, donc en désordre, quand M. de Montcalm fut mortellement atteint. Louis Gravel et Claude d’Ivernay, qui avaient combattu côté à côté pendant toute l’action, rallièrent deux cents braves Canadiens, — la plupart de la Côte de Beaupré — dans le ravin et remontèrent à leur tête sur le coteau. Il se passa alors un fait d’armes digne des temps d’Homère.

Électrisés par l’exemple de leurs chefs, comme des lions, ils se jetèrent, avec une fureur incroyable, sur l’aile gauche de l’armée anglaise, culbutant tout sur leur passage, arrêtèrent un moment l’ennemi, permirent aux Français de fuir en sûreté, et, enfin, après avoir été repoussés eux-mêmes, disputèrent le terrain pied par pied, depuis le sommet du côteau jusque dans le ravin. Ces braves y passèrent presque tous, mais ils sauvèrent la vie à une grande partie de l’armée française.

Deux fois, dans la mêlée, Louis Gravel faillit se faire tuer, mais deux fois Tatassou, qui ne l’avait pas quitté d’une semelle, fut là pour abattre l’ennemi qui le serrait de trop près. Il allait s’en retirer sans une égratignure, quand un grand escogriffe d’anglais lui allongea un coup de sabre qui lui fit une estafilade à la figure. Louis tomba et l’ennemi allait lui passer sur le corps : Tatassou le chargea sur ses épaules et le transporta à l’Hôpital Général où il reçut les soins qu’exigeait son état.

La blessure était plus terrible à voir que dangereuse, et quand Claude d’Ivernay rejoignit son ami, il le trouva pansé et se préparant à sortir.

— Battu, n’est-ce pas ? dit Louis Gravel.

— Archibattu, mon pauvre ami.

— L’ennemi s’est-il bien rapproché ?

— De quelque distance seulement.

— Alors nos communications avec la ville ne sont pas interrompues ?

— Non.

— Qu’allons-nous faire ?

M. de Vaudreuil va convoquer un conseil de guerre. À propos, il t’a demandé avec instance devant moi et je lui ai dit qu’étant blessé, tu ne pourrais faire ton service.

— C’est ce qui te trompe, mon ami, reprit Louis en se levant, car je me propose bien d’assister à ce conseil.

— Mais tu n’y penses pas, mon ami, dans cet état.

— Bah ! j’en ai vu bien d’autres. D’ailleurs il faut que je sois là pour dénoncer les traîtres.

— Mais tu n’as pas de preuves suffisantes et il est impossible de mêler le nom de Claire…

— Sois tranquille, je ne dirai pas ce qu’il faut dire. Maintenant, partons. Où se tient le conseil ?

— Dans l’ouvrage à corne qui a été construit à la tête du pont jeté sur la rivière St-Charles.


XXXVII

LE CONSEIL DE GUERRE.

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Quand les deux jeunes gens arrivèrent à l’endroit désigné, tous les principaux chefs de corps étaient déjà réunis sous la présidence de M. de Vaudreuil.

La plus grande partie de ceux qui prirent la parole exagérèrent le chiffre des pertes qui venaient d’être faites et se prononcèrent pour la retraite à la rivière Jacques-Cartier.

En présence d’un pareil avis, Louis Gravel et Claude Ivernay trépignaient d’indignation. Poussé par ce dernier qui avait plus de confiance dans l’éloquence de son ami que dans la sienne, Louis Gravel demanda s’il lui serait permis d’exprimer une opinion partagée par un grand nombre d’officiers.

— Sans doute, répondit M. de Vaudreuil.

— Monseigneur, dit le jeune homme, sans orgueil, sans forfanterie, mais avec fermeté, on exagère certainement le chiffre de nos pertes, M. d’Ivernay et moi nous pouvons en parler avec connaissance de cause, puisque nous avons laissé les derniers le champ de bataille…

— Messieurs d’Ivernay et Gravel, interrompit le gouverneur, nous avons appris, en effet, que c’est, grâce à votre intelligence, à votre courage et à celui d’une poignée de braves comme vous, que nous sommes redevables du salut d’une grande partie de l’armée française. Recevez, au nom du roi, mes remerciements en attendant que je lui fasse connaître votre belle conduite.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent et Louis Gravel reprit :

— On s’exagère le chiffre de nos pertes, disais-je, Monseigneur, car l’ennemi ne nous a pas tué ou blessé certainement plus de mille hommes. Le danger n’est donc pas encore pressant.

En réunissant le corps de M. de Bougainvîlle, les bataillons de Montréal et la garnison de Québec, nous avons encore sous la main cinq mille hommes de troupes fraîches que l’on peut considérer comme l’élite de l’armée. Avec des forces aussi considérables, nous pouvons reprendre l’offensive et repousser les Anglais.

Du reste, nous avons tous les avantages pour nous, même si l’ennemi réussit à assiéger Québec : nos troupes peuvent trouver une retraite assurée dans les bois, du côté de Sainte-Foye, et de là harceler l’ennemi. Nous nous trouvons en même temps à portée de faire entrer des secours de toutes espèces dans la ville que l’ennemi ne pourrai investir.

— Je partage absolument l’avis de M. Gravel, fit Bigot en s’avançant, et les raisons qu’il donne me semblent péremptoires. Le succès est certainement là.

— Oui, le succès est là ! reprit notre héros, en regardant Bigot bien en face, à moins cependant qu’il se trouve de nouveau parmi nous des traîtres qui livrent nos plans à l’ennemi.

Bigot pâlit, mais il resta impassible.

…Monsieur, que voulez-vous dire ? fit Bourlamaque en s’avançant vers Louis Gravel.

— Je dis qu’il y a des traîtres parmi nous ! reprit le jeune homme en relevant la tête.

— Des traîtres !

— Et que si nous avons trouvé ce matin les Anglais rangés en bataille sur les plaines d’Abraham, c’est qu’on leur a appris par où passer.

— Mais vous accusez les commandants des postes de garde en ces endroits, qui sont absents en ce moment ! dit M. de St-Luc.

— Je sais que MM. Douglas et de Rumigny, auxquels on avait confié ces postes, je crois, ne sont pas des traîtres et que leur réputation est au-dessus de tout soupçon. Je serais donc désolé que leurs noms fussent même prononcés.

Non, messieurs, la trahison part d’ailleurs ;

mais ces traîtres sont connus d’une personne qu’il est impossible de produire en ce moment. Mais chaque chose viendra en son temps, et en attendant, que ces traîtres sachent bien que l’heure du châtiment n’est pas éloignée.

— Monsieur, fit le gouverneur, je vous somme de nommer ces traîtres, si vous les connaisse, et c’est à moi qu’il appartient d’en faire justice.

— Monseigneur, je suis obligé de me taire pour le moment, car ce secret n’est pas le mien. La personne qui a surpris la trahison se réserve le droit de vous la faire connaître en temps nécessaire. Mais je vous jure que ces traîtres ne sont plus à craindre, parce que chacun de leurs pas, chacune de leurs démarches, sont surveillés.

— Monsieur, c’est manquer au respect que vous devez au roi que de refuser à son représentant de lui faire connaître un secret d’où dépend le salut de la colonie.

— Monseigneur, pas plus que moi, mais autant sans doute, M. Gravel respecte l’autorité du roi, la vôtre, dit Claude d’Ivernay en intervenant, et cependant je vous engage ma parole d’honneur que s’il se tait, c’est qu’il ne peut parler, qu’il ne le peut… aujourd’hui. Comme lui, monseigneur, je sais qu’il existe des traîtres parmi nous, et cependant comme lui, je serai forcé de me taire, si vous me commandez de parler.

M. de Vaudreuil vit bien, qu’il se briserait contre la volonté des deux jeunes gens qui obéissaient sans doute à une impérieuse nécessité. Il se décida donc à ne pas insister.

— Je verrai ce qu’il me reste à faire messieurs, dit-il à Louis et à Claude. Puis, s’adressant à toute l’assemblée :

— Messieurs, ajouta-t-il, revenons à la situation.

Je suis d’avis, avec le petit nombre, j’en ai peur, que tout n’est pas désespéré et que nous pourrions reprendre l’offensive avec une quasi certitude de succès. Cependant nous en passerons par la majorité.

M. Gravel, votre blessure ne vous permettant pas d’écrire, je prierai M. Claude d’Ivernay de prendre le vote et de rédiger procès-verbal.

La majorité se prononça en faveur de la retraite de l’armée à la rivière Jacques Cartier et il fut décidé, qu’on profiterait de l’obscurité de la nuit suivante pour l’exécuter.

Bigot s’esquiva avant même la fin du conseil et se retira à Charlesbourg où il apprit alors seulement la fuite de Claire.

C’est en pénétrant dans le château désert car Pierre Maillard et La Grêlée pour se soustraire à la première colère du maître s’étaient prudemment empressés de déguerpir en emportant ce qu’ils trouvèrent de plus précieux c’est en pénétrant dans le château désert, disions-nous, que Bigot acquit la certitude de la délivrance de la jeune fille.

En entrant dans le salon on Claire avait été tenue séquestrée, il trouva la porte secrète ouverte. Il comprit que la jeune fille avait sans doute entendu la conversation tenue l’avant-veille et que c’était par elle que Louis avait été informé de sa trahison.

Il eût alors réellement peur, et s’arrêta, dans le premier moment, à la pensée de se réfugier dans l’armée anglaise où on lui avait fait des offres brillantes, mais la réflexion le fit changer d’avis.

— Je suis fou de m’alarmer ainsi, se dit-il. Qu’ai-je à craindre ? Grâce à l’ineptie des chefs, la colonie est bien maintenant perdue, et dans le désarroi de la défaite on oubliera les accusations de ce Louis Gravel, que l’enfer confonde, en attendant que je l’y fasse expédier.

Ce jeune homme adore Claire et n’osera pas exposer publiquement son nom dans un procès ; car il sait bien que je ne suis pas homme à me laisser écorcher sans crier. Qu’il produise son témoin, et celui-ci sera bien forcé de dire dans quelle occasion, dans quelles circonstances il a surpris le complot.

Mademoiselle Boucault de Godefroy, un ange de pureté et de candeur, faisant savoir au monde, qui connaît les mœurs de l’intendant Bigot, qu’elle a été plusieurs jours sa prisonnière ! Ah ! ah ! ah ! Quelle réputation compromise ! Quel manteau virginal avarié !

Car elle aura beau protester, qui croira qu’une jeune fille aura pu se soustraire à mes désirs, quand je la tenais sous ma main ? Personne, si ce n’est l’entourage du gouverneur.

Quant à celui-ci, je saurai bien le brider. Que l’on me fasse mon procès, et j’ai si bien préparé mes ficelles qu’il sera le premier à me défendre quand je lui montrerai l’abîme où je peux l’entraîner. Donc il faut payer d’audace et me montrer.

En passant à l’ennemi, je m’avoue coupable par le fait même et je perds toute la partie de ma fortune que je n’ai pas eu le temps de réaliser.

Et Claire ? Je ne la perds encore, si son père ne songe pas à la marier tant que le sort de la colonie ne sera pas définitivement décidé. D’ailleurs, que la situation se complique et il sera temps d’aviser.

Ainsi raisonnait Bigot, et force nous est de convenir que les événements semblaient ne pas lui donner tort. La perte de la bataille des Plaines d’Abraham lui assurait l’impunité, du moins pour le moment.

Bigot quitta le château de Beaumanoir à la tombée de la nuit et se rendit au Palais, où il apprit que M. de Vaudreuil partait pour Montréal, accompagné de M. de Godefroy, de sa fille, de Blanche et de Louis Gravel, que sa blessure rendait impropre au service dans l’armée pour quelque temps, mais que le gouverneur comptait utiliser comme secrétaire.

Claude d’Ivernay, à son grand chagrin, restait auprès de M. le chevalier de Lévis en qualité d’aide-de-camp.

Comme l’avait si bien prévu Bigot, M. de Vaudreuil, en apprenant de la bouche de Claire toutes les circonstances de la trahison de l’intendant, jugea qu’il valait mieux ne pas brusquer le dénouement et se décida à le laisser dans une sécurité complète jusqu’à des jours meilleurs. L’hiver approchait du reste et l’on ne pouvait rien tenter avant le printemps.

Le père Ignace Gravel, qui avait fait le coup de feu au camp de Beauport, vint voir son fils avant son départ et reçut de M. de Godefroy un accueil de bon augure pour les amours de Claire et de Louis. Inutile d’ajouter que le père de la jeune fille en avait bien rabattu de son engouement pour Bigot.

Ignace Gravel fit au gouverneur une peinture des dévastations commises par les Anglais dans la Côte de Beaupré et de l’affreuse perspective que ses pauvres habitants avaient devant eux.

— Je ne pense pas à moi, dit-il, en forme de péroraison, car grâce au peu de fortune que le bon Dieu m’a donnée, je peux subir ces pertes et d’autres encore ; mais comment ces pauvres gens de la côte passeront-ils l’hiver ? Point de récolte, puisqu’ils n’ont pas semé, de quoi vivront-ils ?

Le lendemain matin, M. de Vaudreuil et ses hôtes partirent effectivement pour Montréal.


XXXVIII

BON SANG NE MENT PAS

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Avant de poursuivre notre récit — qui touche à sa fin — le lecteur voudra bien nous permettre de lui donner ici un mot d’explication.

On sera peut-être porté à nous accuser de perdre trop souvent de vue nos personnages, pour mettre sous les yeux de nos lecteurs des pages entières de notre histoire, ce qui enlève — l’auteur ne se le cache pas — de l’intérêt, de la vie, en quelque sorte, à la marche générale de cet humble récit.

En écrivant ce livre, si nous sommes sorti peut-être des règles ordinaires d’un roman, c’est que nous avons été guidé avant tout par une pensée patriotique. Expliquons-nous : —

Dans un temps où une certaine partie de nos voisins d’Ontario cherchent à nous traiter en pays conquis ; quand un grand nombre de journaux anglo-canadiens poussent, le fanatisme et la haine du nom français jusqu’à mettre en doute notre courage ; tranchons le mot : quand il n’y a que quelques mois, un journaliste anglais, sans le moindre semblant de vérité, sans le plus petit prétexte, s’oubliait jusqu’à accuser nos volontaires canadien-français de Québec et Montréal, de lâcheté, de pillage, de brigandage, l’auteur s’est dit que l’écrivain canadien avait un devoir sacré à remplir : défendre sa nationalité calomniée, outragée.

La tâche est facile.

Bon sang ne ment pas !

Il suffit d’ouvrir notre histoire et de rappeler les luttes mémorables que nos pères soutinrent avec tant de vaillance en Amérique, luttes dans lesquelles, se battant contre des forces supérieures en nombre, le plus souvent cinq, dix contre un, ils ne succombèrent que le jour où la mère-patrie les abandonna. Voilà pour le courage.

Quand nos adversaires nous accusent de pillage, de brigandage, ils nous font la partie belle et nous pouvons leur renvoyer avec plus de vérité l’accusation. Mais il suffit encore ici, pour répondre à nos calomniateurs, de leur faire lire l’histoire et de leur rappeler les exploits de leurs aïeux sous ce rapport.

Bon sang ne ment pas !…

Voici ce que l’évêque de Québec, du lendemain de la victoire des Anglais, écrivait au ministre de Louis XV en date du 9 novembre 1759.

« On raisonne ici beaucoup, dit-il, sur les événements qui sont arrivés, on condamne facilement. Je les ai suivis de près, n’ayant jamais été éloigné de M. de Vaudreuil de plus d’une lieue ; je ne puis m’empêcher de dire qu’on a un tort infini de lui attribuer nos malheurs. Quoique cette matière ne soit pas de mon ressort, je me flatte que vous ne désapprouverez pas un témoignage que la seule vérité me fait rendre.

« Québec, ajoutait-il, a été bombardé et canonné pendant l’espace de deux mois ; cent quatre-vingts maisons ont été incendiées par des pots-à-feu ; toutes les autres criblées par le canon et les bombes. Les murs, de six pieds d’épaisseur, n’ont pas résisté ; les voûtes, dans lesquelles les particuliers avaient mis leurs effets, ont été brûlées, écrasées et pillées, pendant et après le siège. L’église cathédrale a été entièrement consumée. Dans le séminaire, il ne reste de logeable que la cuisine où se retire le curé de Québec avec son vicaire. Cette communauté a souffert des pertes encore plus grandes en dehors de la ville, où l’ennemi lui a brûlé quatre fermes et trois moulins considérables qui faisaient presque tout son revenu. L’église de la basse-ville est entièrement détruite, celles des Récollets, des Jésuites et du séminaire sont hors d’état de servir sans de très grosses réparations. Il n’y a que celle des Ursulines, où l’on peut faire l’office avec quelque décence, quoique les Anglais s’en servent pour quelques cérémonies extraordinaires. Cette communauté et celle des Hospitalières ont été aussi fort endommagées ; elles n’ont point de vivres, toutes leurs terres ayant été ravagées. Cependant, les religieuses ont trouvé le moyen de s’y loger tant bien que mal, après avoir passé tout le temps du siège à l’Hôpital Général.

« L’Hôtel-Dieu est infiniment resserré parce que les malades Anglais y sont. Il y a quatre ans que cette communauté avait brûlé entièrement. Le palais épiscopal est presque détruit et ne fournit pas un seul appartement logeable ; les voûtes ont été pillées. Les maisons des Récollets et des Jésuites sont à peu près dans la même situation, les Anglais y ont cependant fait quelques réparations pour y loger des troupes ; ils se sont emparés des maisons de la ville les moins endommagées ; ils chassent même de chez eux les bourgeois qui, à force d’argent, ont fait raccommoder quelques appartements ou les y mettent si à l’étroit par le nombre de soldats qu’ils y logent, que presque tous sont obligés d’abandonner cette ville malheureuse et ils le font d’autant plus volontiers, que les Anglais ne veulent rien vendre que pour de l’argent monnayé, et l’on sait que la monnaie du pays n’est que du papier. Les prêtres du séminaire, les chanoines, les jésuites sont dispersés dans le peu de pays qui n’est pas encore sous la domination anglaise ; les particuliers de la ville sont sans bois pour leur hivernement, sans pain, sans farine, sans viande, et ne vivent que du peu de biscuit et de lard que le soldat anglais leur vend de sa ration. Telle est l’extrémité où sont réduits les meilleurs bourgeois.

« Les campagnes ne fournissent point de ressources et sont peut-être aussi à plaindre que la ville même. Toute la Côte de Beaupré et l’île d’Orléans ont été détruites avant la fin du siège ; les granges, les maisons des habitants, les presbytères ont été incendiés ; les bestiaux qui restaient, enlevés ; ceux qui avaient été transportés au-dessus de Québec ont presque tous été pris pour la subsistance de notre armée ; de sorte que le pauvre habitant qui retourne sur sa terre avec sa femme et ses enfants, sera obligé de se cabaner à la façon des sauvages.[12]

« Leur récolte qu’ils n’ont pu faire qu’en donnant la moitié, sera exposée aux injures de l’air, ainsi que leurs animaux ; les caches qu’on avait faites dans les bois, ont été découvertes par l’ennemi, et par là, l’habitant est sans hardes, sans meubles, sans charrue et sans outils pour travailler la terre et couper le bois. Les églises, au nombre de dix, ont été conservées ; mais les portes, les autels, les statues, les tabernacles ont été brisés.

« La mission des sauvages abénakis de St-François a été entièrement détruite par un parti d’anglais et de sauvages ; ils y ont brulé tous les ornements et les vases sacrés, ont jeté par terre les hosties consacrées et ont égorgé une trentaine de personnes, dont plus de vingt femmes et enfants.

De l’autre côté de la rivière, au sud, il y a environ trente six lieues de pays établi, qui ont été à peu près également ravagées et qui comptent dix-neuf paroisses dont le plus grand nombre a été détruit. Ces quartiers n’ont aucune denrée à vendre, et ne seront pas rétablis d’ici à plus de vingt ans dans leur ancien état. Un grand nombre de ces habitants, ainsi que ceux de Québec, viennent dans les gouvernements de Montréal et des Trois Rivières ; mais ils ont bien de la peine à trouver des secours. Les loyers, dans les villes, sont hors de prix, ainsi que toutes les denrées… L’année prochaine, il sera difficile d’ensemencer, par ce qu’il n’y a pas de labour de fait. J’atteste que dans cette description de nos malheurs il n’y a rien d’exagéré, et je supplie nos seigneurs les évêques et les personnes charitables de faire quelques efforts en notre faveur. »

XXXIX

ALEA JACTA EST

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Claire de Godefroy et Blanche de Rigaud, après un séjour de quinze jours à Montréal, descendirent à Québec où elles passèrent l’hiver chez madame de la Gorgendière qui habitait une jolie villa au Carouge.

Veuve depuis plusieurs années, madame de la Gorgendière vivait seule avec une vieille servante et un jardinier pour tout domestique. M. de Godefroy montra d’abord une bien grande répugnance à quitter sa fille pour si longtemps. Claire elle-même hésita à se séparer de son père et de son amant, mais la vieille amie de M. de Godefroy avait été si pressante dans son invitation, cette hospitalité, du reste, dans ces temps de trouble, offrait tant d’avantages, que Louis Gravel, un des premiers, conseilla à la jeune fille d’accepter.

M. de Vaudreuil envoya donc Claire, Blanche et Dorothée dans une chaloupe, avec le fidèle Tatassou que le jeune homme avait constitué le garde de corps de sa fiancée.

— Si un danger vous menaçait, avait dit Louis Gravel, Tatassou se fera tuer pour vous avec bonheur.

— Je l’accepte avec joie de votre main, lui avait répondu la jeune fille, sa présence me parlera de vous.

— Rien de remarquable ne se passa pour Blanche et Claire pendant l’hiver. Dans leur isolement, elles ne reçurent qu’une seule fois des lettres de Montréal.

Bigot ne donna aucun signe de vie.

Les jeunes filles attendaient le printemps comme une espèce de délivrance. Aussi, on comprendra leur joie quand un courrier, envoyé par M. de Vaudreuil, vint leur apprendre la nouvelle que le chevalier de Lévis avait quitté Montréal avec ses troupes le 17 avril, en route pour Québec.

Le 28 avril au matin, les troupes françaises faisaient effectivement leur apparition, et sur les neuf heures, l’armée anglaise allait à leur rencontre avec vingt canons, deux pour chaque régiment : l’armée de Lévis n’avait en tout que deux canons.

Informé du départ de Murray,[13] le chevalier de Lévis poussa par le chemin du Cap Rouge onze compagnies de grenadiers, tandis que l’armée allait remonter près de l’église de Ste. Foye, où était rendu le général Murray avec deux mi le cinq cents hommes. Bientôt les grenadiers français sortirent avec les sauvages des marais de la Suède et chassèrent devant eux les troupes anglaises et prirent dix-huit canons encloués.

Cependant, avant de se retirer, les Anglais avaient mis le feu à l’église — suivant leur noble coutume — qu’ils brûlèrent entièrement, quoiqu’il y eût beaucoup de poudre, environ quinze cents mousquets et une quantité de provisions. L’arrière-garde anglaise fut poursuivie et pressée jusqu’au moulin de Dumont, près de la ville. Dans cette marche, plusieurs soldats anglais furent tués, ainsi que quelques soldats français. Ce fut tout ce jour-là.

Le lendemain, Lévis, resté maître de Sainte-Foye, se porta vers Québec. Il voulait forcer l’ennemi à se retirer dans la ville, afin de le cerner et d’ouvrir la tranchée le plus tôt possible.

Avec quatre mille hommes, le général Murray s’était porté en avant jusqu’au moulin Dumont, d’où son armée s’étendait vers le fleuve et se déployait sur un terrain élevé, le front défendu par vingt-deux canons de bronze. À mesure que l’armée française débouchait, elle se portait vers la droite, pour se trouver vis-à-vis des troupes anglaises. La bataille commença par une suite d’attaques sur le moulin Dumont qui couvrait le chemin qu’avaient suivi les corps français en venant de Sainte-Foye ; il se trouvait entre les grenadiers français et les montagnards écossais, et tombait successivement aux mains des uns et des autres.

Armés de leurs baïonnettes, les grenadiers chassaient par les fenêtres les écossais, qui, la dague à la main, rentraient par les portes et obligeaient à leur tour les grenadiers à s’échapper par le chemin qu’eux-mêmes avaient dû suivre.

Plusieurs fois, les uns et les autres furent ainsi chassés de l’intérieur, et la contestation aurait duré jusqu’à ce qu’ils fussent tous tombés, si les généraux ne les avaient forcés de se retirer et de laisser le moulin comme un point neutre.

L’on y avait combattu avec tant d’acharnement, qu’il ne restait que quatorze ou quinze grenadiers par compagnie et le même nombre de montagnards.

La gauche de l’armée française se maintenait dans un lieu bas, à quarante pas des Anglais, quoique écrasée par l’artillerie. Voyant sa mauvaise position, le chevalier de Lévis envoya M. de la Pause, adjudant de Guyenne, pour la faire retirer de quelques pas, et la placer sur une hauteur parallèle à celle qu’occupait l’armée, anglaise. Passant rapidement le long de la ligne, cet officier ordonna à chaque régiment de se retirer en arrière, sans donner le motif des ordres de M. de Lévis. À ce moment, les Anglais crurent qu’ils prenaient la fuite et descendirent de leur terrain élevé, pour les poursuivre. M. Dalquier, vieil officier extrêmement brave, qui commandait le bataillon de Bearn et les troupes de la colonie, sur la gauche de l’armée française, se tournant vers ses hommes, leur adressa quelques mots :

— Il n’est pas temps maintenant, mes enfants dit-il, de vous retirer ; vous n’êtes qu’à quarante pas de l’ennemi ; avec la baïonnette au bout du fusil, jettez-vous sur eux ; c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Aussitôt ils s’élancèrent sur les Anglais et s’emparèrent de leurs canons. Une balle traversa le corps du brave Dalquier déjà couvert de blessures, mais ne l’empêcha pas de continuer à donner ses ordres.

À droite, sur le flanc droit de l’armée, le colonel Poulariès était à la tête du Royal Roussillon et de quelques corps de milices canadiennes. Voyant Dalquier rester ferme, tandis que le centre se retirait en désordre et laissait un vide entre les deux, il ordonna à son régiment et aux Canadiens commandés par M. de St-Ours, ayant en sous ordres Louis Gravel, Claude d’Ivernay et de Gaspé, de se porter vers la gauche et de tomber sur le flanc de l’armée anglaise, car les troupes françaises s’étendaient à droite.

En apercevant le mouvement des soldats de Poulariès, l’ennemi prit la fuite avec précipitation. Les troupes françaises, qui s’étaient retirées, s’avancèrent rapidement et suivirent si vivement les Anglais que, sans les ordres de leurs officiers qui s’efforçaient de les arrêter, elles seraient entrées pêle-mêle dans la Ville avec les fugitifs.

Comme toujours, Louis Gravel combattait au premier rang, à la tête d’une compagnie de Canadiens dont il cherchait à modérer l’élan, quand, déjà légèrement blessé à l’épaule, il reçut en pleine poitrine une balle perdue qui lui fit une blessure mortelle.

Claude d’Ivernay, en voyant tomber son ami, se précipita à son secours et le releva :

— Dis à Claire, murmura le blessé dans un dernier soupir, que je l’aimais bien, mais que Dieu ne l’a pas voulu !…

Et il expira.


XL

EST-IL UNE DOULEUR SEMBLABLE À LA SIENNE ?

.


Il est neuf du soir. Depuis longtemps déjà la bataille — dernière victoire des Français en Amérique — est terminée.

Pêle-mêle, dans un suprême embrassement, les ennemis de tantôt dorment du dernier sommeil à la place même où ils combattaient quelques heures auparavant.

À l’entrée du Carouge, une villa a été épargnée par l’ennemi ; c’est celle de madame de la Gorgendière.

Une faible lumière pénètre à travers les volets clos, entrons.

Sur un lit de repos, dans le salon, repose le corps de Louis Gravel, dans son uniforme d’officier au régiment de Béarn. Sa figure est sereine, sa bouche semble sourire, on dirait qu’il va s’éveiller.

À la tête du cadavre, un jeune homme et une jeune fille sanglotent agenouillés : Claude et Blanche pleurent le fiancé de leur malheureuse amie.

Au pied du lit, madame de la Gorgendière soutient une autre jeune fille qui paraît étrangère à tout ce qui passe autour d’elle, les yeux secs et fixes, le teint plus blanc que la cire, les cheveux épars, affaissée sur elle-même. Ce spectacle est navrant, car rien ne peut égaler la douleur de Claire de Godefroy.

Plus loin, dans l’ombre, debout, immobile, on aperçoit la sombre et farouche silhouette de Tatassou.

Deux bougies éclairent de leurs lueurs blafardes cette scène de désespoir et de mort.

— Voyons, mon enfant, du courage, fait, madame de la Gorgendière, priez pour celui qui vous a tant aimée !… Voyons, Claire, mon enfant, ne m’entendez-vous pas ?…

La jeune fille est toujours impassible, inerte, sans vie…

Tout-à-coup, elle promène un regard égaré sur tous les objets qui l’environnent, étreint sa tête à deux mains dans un mouvement convulsif, jette un cri de désespoir, le cri de la tigresse, le cri de la hyène à laquelle on enlève ses petits, et se précipite sur le corps de son fiancé avant même qu’il ait été possible de prévenir son action :

— Louis !… Louis !.. Non, il est impossible que Dieu l’ait permis… Non, Louis, tu n’es pas mort !… Louis !… cher Louis !… toi qui étais déjà mon époux devant Dieu…

Puis on l’entendit répéter avec des sanglots :

— Louis !… mon bien-aimé… Non, il est impossible que Dieu t’ait rappelé à lui… Louis ma vie… mon amour… ne m’entends-tu pas ?… Ne vas-tu pas sortir de ce sommeil léthargique qui t’étreint ?

— Mais il a l’air de dormir ! s’écria-t-elle en se précipitant de nouveau sur le cadavre…

Et cette fois, elle approcha ses lèvres du front glacé du mort.

Mais au contact de cette peau froide, elle jeta un nouveau cri et tomba à la renverse.

On s’empressa de la sortir de l’appartement où reposait la dépouille mortelle de Louis Gravel que veillèrent toute la nuit Claude et Tatassou.

 
 

Le père Ignace Gravel arriva le lendemain matin pour réclamer le corps de son fils et le fit transporter à Château-Richer. Claude et Tatassou l’accompagnèrent jusqu’à sa dernière demeure.

Claire de Godefroy faillit mourir et resta pendant près de deux années dans un état voisin de la folie.

Son père, déjà vieux, brisé par tant de désanchantements et de revers successifs mourut une année après Louis Gravel.

Claude d’Ivernay épousa Blanche de Rigaud de Vaudreuil et passa en France avec sa femme lors du traité de 1763 qui cédait le Canada à l’Angleterre.

La veille de leur départ, ils assistèrent à l’entrée de Claire de Godefroy au monastère des Ursulines. La pauvre désespérée se retirait dans la solitude du cloître afin de prier pour ses chers morts.

— Nous reverrons-nous jamais, ma douce Claire ? lui dit Blanche dans un dernier baiser.

— Là-haut ! répondit la jeune fille en lui montrant le ciel, et elle se retira lentement derrière la grille en baissant son voile.

 
 
 

Depuis près de deux mois, la garde, en relevant les postes sur la citadelle, trouvait chaque matin, tantôt ici, tantôt là, une sentinelle égorgée et scalpée. On redoubla de précautions et de surveillance, et une nuit, une sentinelle, placée près du bastion qui fait face aux Plaines d’Abraham croyant voir passer une ombre près de sa guérite, tira au jugé et entendit la chute d’un corps.

Au matin, un piquet de soldats fit des recherches et trouva le cadavre d’un jeune sauvage huron frappé d’une balle à la tête.

Exposé sur la place publique, ce cadavre fut reconnu pour celui de Tatassou.

Et Bigot.

L’infâme Bigot passa aussi en France, mais pour y subir avec ses complices un procès honteux qui lui valut la confiscation de ses biens volés et le bannissement à perpétuité.

M. de Vaudreuil ne fut pas exempt des mensongères accusations de Bigot, comme ce dernier le lui avait promis d’ailleurs. Emprisonné à la Bastille, il eut à subir un procès dont il sortit sans que son honneur souffrit la plus petite atteinte. Sa défense fut pleine de dignité, dit Garneau, dédaignant de se justifier lui-même, il n’éleva la voix que pour défendre les officiers canadiens accusés par Bigot.

« Élevé au Canada, je les connais, disait-il, et je soutiens qu’ils sont presque tous d’une probité aussi éprouvée que leur valeur. En général, les Canadiens semblent être nés soldats ; une éducation mâle et toute militaire les endurcit de bonheur à la fatigue et au danger.

Le détail de leurs expéditions, de leurs voyages, de leurs entreprises, de leurs négociations avec les naturels du pays offre des miracles de courage, d’activité, de patience dans la disette, de sang-froid dans le péril, de docilité aux ordres des généraux qui ont coûté la vie à plusieurs, sans jamais ralentir le zèle des autres. Ces commandants intrépides avec une poignée de Canadiens et quelques guerriers sauvages, ont souvent déconcerté les projets, ruiné les préparatifs, ravagé les provinces et battu les troupes anglaises, huit à dix fois plus nombreuses que leurs détachements. »

Ailleurs, M. de Vaudreuil écrivait aux ministres de Louis XV :

« Avec ce beau et vaste pays, la France perd 70,000 âmes, dont l’espèce est d’autant plus rare que jamais peuples n’ont été aussi dociles, aussi braves et aussi attachés à leurs princes. »

C’est ce même pays-là que Voltaire et la Pompadour appelaient dédaigneusement « quelques arpents de neige ! »…

Fin.
  1. Lettre en date du 7 décembre 1884 de Mgr Alex. Taché, sur La Situation.
  2. Ces faits, comme tous ceux du reste que nous avons déjà rapportés touchant l’état de la colonie, sont parfaitement historiques.
  3. Les magasins de l’intendance étaient ainsi désignés sous le nom de la Friponne.
  4. Lettre du mois de novembre 1758.
  5. Ferland.
  6. Ce brave vieillard était un des ancêtres de M. Joseph Fortin, un riche cultivateur de St-Joachim, décédé dans le cours de l’année.
  7. Ces années dernières, en enlevant les débris d’un vieux pont sur cette rivière, les ouvriers firent la trouvaille d’un volume de la vie des Saints imprimé vers la fin du xviie siècle. C’est probablement à cette époque qu’il avait été caché dans cet endroit.
  8. Dans le cours de l’été, il y eût plusieurs naissances. À la Rivière-aux-Chiens, vous trouverez une famille Racine peu connue sous ce nom et que l’on ne désigne que sous le nom de Noyer. Le grand père vit le jour sous un noyer pendant cette période malheureuse. De là l’origine du nom d’aujourd’hui qui a supplanté celui d’autrefois.
  9. Cette maison ne fut pas plus épargnée ; Il ne resta que les quatre murs réparés plus tard par les soins de Mgr l’évêque Plessis. Employée comme maison d’écoles pour les garçons et les filles, il n’y a qu’une quinzaine d’années qu’elle a été transformée en couvent — sa première destination — grâce au zèle du curé d’alors, feu le Révd. M. Ed. Richard.
  10. La conviction générale est que ce quartier-général devait se trouver au manoir de Beauport, autre fois la propriété du Col Gugy. Un de nos amis qui s’occupe d’recherches historiques est d’avis que cette opinion est erronée et que ce quartier-général de Montcalm avait été établi dans la maison — propriété, aujourd’hui de M. Frs. Parent — qui est située à l’endroit où l’on remarque encore les derniers vestiges des retranchements de Beauport.

    Si l’on considère que de cette maison, on avait le meilleur poste d’observation qu’on pût trouver, cette version pourrait avoir quelque vraisemblance. Cet ami dont nous parlions (prétend même que les préliminaires de la capitulation de Québec ont été signés dans l’appartement que M. Parent a transformé aujourd’hui en salle à dîner.

  11. Cours de l’abbé Ferland.
  12. C’est ainsi que tous les habitants de la Côte de Beaupré, qui n’étaient descendus du bois qu’au mois d’octobre, passèrent l’hiver. À Château-Richer, une partie du plancher de l’église n’avait pas été consumée par les flammes. C’est en cet endroit que les habitants qui avaient récolté un peu de grain allaient le battre. Ceux qui étaient trop éloignés le battaient sur la glace. Les mères qui n’avaient pas de farine pour préparer la nourriture des enfants au berceau, se servaient pour moudre le grain d’un moulin à café que M. Ed. Cloutier, maire du Château, conserve encore comme une relique du passé.

    Sur la terre de M. Frs. Julien, au pied de la montagne, à un mille du chemin royal, on trouve, dans un rocher, un four naturel qui servit jusqu’au printemps à faire cuire le pain des habitants qui avaient de la farine. Ceux-là, c’était les bourgeois, les privilégiés de l’endroit. Les pauvres se nourrissaient de blé bouilli, quand le poisson et le gibier manquaient.

  13. L’abbé Ferland.