Mercier & Cie (p. 116-120).

XIX

LE SAUVETAGE.


En débouchant au coin de la rue du Fort, Louis Gravel fut tout-à-coup frappé par une grande lueur venant dans la direction de l’Esplanade, ce qui lui fit hâter le pas, agité de sombres pressentiments.

À peine eût-il fait quelques pas, que les cris au feu ! au feu ! arrivèrent jusqu’à lui pendant que le tocsin se faisait entendre à la cathédrale.

— Où est donc le feu ? fit Louis en arrêtant un passant qui arrivait à la course à sa rencontre.

— Chez M. de Godefroy. Je cours demander le secours de la garde du château.

— Tout le monde est-il sain et sauf ?

Le passant était, déjà loin et n’entendit pas.

Louis Gravel prit sa course.

M. de Godefroy habitait alors une grande maison à pignon très-aigu, comme on construisait alors, à peu près à l’endroit où se trouve située aujourd’hui la salle Victoria. À deux étages, cette maison, très-élevée pour l’époque, n’avait qu’une seule porte de sortie au milieu où commençaient un escalier en spirale conduisant aux étages supérieurs. Les appartements du premier consistaient en un salon, une salle à dîner, la bibliothèque et la cuisine. Au second, un deuxième salon, sur la rue, un cabinet de travail et sur les derrières la chambre à coucher de M. de Godefroy. Dans les mansardes, la chambre de Claire et celle de Dorothée.

Quand Louis Gravel arriva sur les lieux du sinistre, les flammes sortaient des fenêtres du second étage et léchaient la toiture.

La foule encombrait déjà la rue et les premières paroles qu’entendit le jeune homme furent :

— Sauvez mon maître, mon pauvre maître !…

Louis fendit la foule et se trouva auprès de la vieille nourrice qui soutenait Claire.

— Oh ! monsieur Louis, sauvez-le ! s’écria-t-elle.

— Où est-il ?

— Dans sa chambre, au second, en arrière, cloué au lit par la goutte…

— Claire ?…

— Rassurez vous, elle n’est qu’évanouie.

Transportez-la au château.

— Oh ! vite, M. Louis… mon pauvre…

Louis était déjà loin.

La tâche de sauver M. de Godefroy n’était pas facile, car la maison n’avait aucune issue sur les derrières.

Le jeune homme se précipita dans l’escalier ; mais il en fut repoussé par un torrent de flammes qui lui brûlèrent le visage, légèrement, par bonheur.

Impossible de pénétrer par ce passage : c’était se vouer inutilement à une mort certaine.

D’une maison voisine, des soldats, postés sur le toit, dans des échelles, avaient établi la chaîne et maîtrisaient, pour quelques instants du moins, les flammes qui sortaient des lucarnes de la maison incendiée.

Louis Gravel s’aperçut de ce progrès et eût une inspiration subite.

— Une échelle et une corde, cria-t-il d’une voix de stentor.

— Voilà, voilà, mon officier, lui répondirent quelques citoyens en apportant les objets demandés.

— Maintenant, un homme au poignet solide et qui n’ait pas peur de la fumée.

— Présent ! fit une voix jeune près de lui.

— Ah ! Claude d’Ivernay ! c’est le ciel qui t’envoie. Suis moi.

En deux enjambées, les jeunes gens étaient à cheval sur le toit.

— Voici tes instructions, dit l’amant de Claire tandis qu’il s’attachait solidement avec une des extrémités de la corde par le milieu du corps. Laisse filer tranquillement et tiens ferme jusqu’à ce que j’atteigne une galerie qu’on m’a dit exister au deuxième.

Louis se laissa glisser et atteignit sans encombre une galerie que déjà les flammes léchaient en dessous. D’un coup de pied, il enfonça une fenêtre et entra. À la lueur des flammes qui entamaient la porte de la chambre, il aperçut M. de Godefroy sans mouvement sur son lit dont il avait arraché les rideaux en essayant de se lever, sans doute, car un fragment de frange reposait encore dans ses doigts crispés.

Louis Gravel était robuste, nous l’avons dit. Sans effort, il enleva M. de Godefroy de ses bras nerveux et se précipita sur la galerie qui craqua sous ses pas.

— Hisse, hisse ferme ! cria-t-il à Claude d’Ivernay.

Malgré la bonne volonté de celui-ci, Louis et son fardeau disparurent tout-à-coup dans un tourbillon de flammes, n’ayant pas été hissé assez vite.

— À l’aide ! cria Claude.

Deux soldats accoururent.

Grâce à ce secours, M. de Godefroy et son sauveur étaient déposés, un peu avariés, il est vrai, mais la vie sauve, quelques instants après dans un lieu sûr.

Bigot arrivait en ce moment dans son carrosse à deux chevaux, et s’étant fait raconter les événements, se précipita auprès de M. de Godefroy qui venait de reprendre ses sens et qui demandait sa fille à grands cris.

— Rassurez-vous ! fit Bigot, vous sachant sauvé, elle a consenti à se laisser conduire aux Ursulines avec sa gouvernante.

— Mais que s’est-il passé ? Qui m’a sauvé…

— Je l’ignore.

— C’est M. Louis Gravel qu’on transporte blessé en ce moment au château, fit une voix dans la foule.

— Comment ! lui ! encore lui ! s’écria le vieillard en joignant les mains.

Sur les instances de Bigot, M. de Godefroy consentit à se laisser emmener au palais de l’intendance.