Le centenaire du livre d’Adam Smith

Le centenaire du livre d’Adam Smith
Journal des économistesTome 43 (p. 109-120).


LE CENTENAIRE
DU LIVRE D’ADAM SMITH
AU POLITICAL ECONOMY CLUB DE LONDRES



(Discours de MM. Léon Say, de Laveleye, Th. Rogek, Newmach, Gladstone, etc.)


Le Journal des Économistes publiait, il y a trois mois, le très-intéressant récit d’un pèlerinage à la tombe d’Adam Smith, tombe modeste et comme perdue dans un des cimetières de la célèbre métropole du Nord, alors que les voûtes de Westminster abritent des morts certainement moins illustres, et que les statues des autres hommes qui ont également honoré l’Écosse se dressent sur les places publiques d’Édimbourg, ou bien ont leurs somptueux monuments funéraires dans les églises ou sur les places publiques. Cet hommage que le marbre a négligé jusqu’ici de rendre au grand économiste, la parole et la plume viennent de le lui décerner de nouveau, avec un grand éclat, à l’occasion du centenaire de son livre, et, pendant quelques jours les journaux d’outre-Manche ont rempli leurs colonnes des discours qui ont marqué cette pieuse manifestation du souvenir et de la reconnaissance des économistes.

C’est le club de l’économie politique, the Political Economy Club, de Londres, qui en avait pris l’initiative, et c’est le 2 juin dernier qu’elle a eu lieu. Les convives — car en Angleterre les sujets les plus graves se sont de tout temps volontiers débattus à table et cette coutume a franchi la Manche, les convives étaient présidés par M. Gladstone, le chef actuel de cette vaillante école de Manchester, aussi libérale sur le terrain de la politique que sur celui de la science elle-même, et c’est M. Lowe, un des membres de l’administration qu’il présidait naguère, qui a le premier porté la parole.


M. Lowe ancien ministre des finances, a parle en excellents termes de Smith et de ses rares qualités intellectuelles ; il a loué sa perspicacité et fait ressortir l’immense portée de son grand livre ainsi que la fécondité de la doctrine dont le professeur d’Édimbourg avait fixé les grandes lignes sur une base désormais indestructible ; mais tout cela s’est dit sur le ton de l’impartialité philosophique et non du panégyrique académique, sans la moindre velléité de dissimuler soit les imperfections matérielles du travail d’Adam Smith, soit les erreurs qui obsédaient encore son esprit, ou les lacunes de son programme économique.

Ainsi, M. Lowe a reconnu sans peine qu’au point de vue de l’ordonnance et de la méthode, The Enquiry into the Wealth of nations, loin d’être une œuvre artistique, était même un livre d’une lecture pénible et d’une digestion difficile. Il a montré, ensuite, Smith en contradiction sur plusieurs points avec ses propres principes. Ainsi, dans tout le cours de son ouvrage il se récrie contre les entraves qui s opposaient de son temps à la liberté complète des placements monétaires et cependant il conclut en faveur des lots répressives de l’usure il était pleinement convaincu qu’un marchand doit être libre de trafiquer où il veut, comme il veut, quand il veut, et néanmoins, il se lit l’avocat de ces fameux Acts de navigation, grâce auxquels l’Angleterre prétendait s’assurer le monopole des transports maritimes. On pourrait à cet endroit citer d’autres exemples, mais à quoi bon ? et diminuent-ils beaucoup en somme, la gloire de l’ouvrier et la grandeur de sa tâche ? Avec tous ces drawbacks, pour employer une expression de nos voisins, Adam Smith reste en possession des titres les plus manqué d’en faire la remarque, il a déblayé le terrain sur lequel, de nos jours, la grande industrie se meut avec tant d’aisance et de puissance, en démontrant que toute intervention de l’État pour attirer les capitaux du côté où leur pente naturelle ne les appelle pas, ou pour les empêcher de se porter vers les entreprises qui leur sourient, était à la fois abusive et ruineuse ; il a préparé, par ses coups au système mercantile et ses lumineuses considérations sur l’essence même du trafic, l’avénement de la liberté commerciale et le futur triomphe du free trade. De son vivant, un des premiers soins d’Adam Smith avait été de convertir à ses idées le jeune Pitt ; il y réussit, et l’effet de cette conversion fut le premier traité commercial avec la France, dont une plume des plus compétentes a fait ici même l’historique. Pendant les vingt ans de tourmente politique et de guerres incessantes qui suivirent, la doctrine de Smith subit une éclipse, et la société parut un moment près de reculer jusqu’aux pratiques commerciales les plus odieuses de l’ancien régime. Mais, en 1825, Huskisson s’en emparait pour battre en brèche les lois de navigation et le pacte colonial. Les années qui suivirent devaient voir la glorieuse et triomphale abolition des corn laws le tarif modifié de Robert Peel, le traité commercial de 1860, et les dégrèvements tant d’impôts que de droits opérés par M. Gladstone.

De tous les beaux chapitres qui abondent dans la Richesse des nations, il en est un cependant qui paraît à M. Lowe digne d’une admiration particulière : c’est celui sur l’éducation, et il n’y en a point qui ait été moins lu et qui ait exercé moins d’action ultérieure. Smith était persuadé, et le disait tout haut, que chacun devrait pouvoir trouver le genre d’instruction et d’éducation qui lui semble le mieux approprié à ses besoins intellectuels et à sa d’encouragements de toute sorte que l’on promue aux établissements dits d instruction publique, et il les qualifiait d’aumônes déguisées, qui avaient le double inconvénient d’entretenir l’imprévoyance au sein des classes laborieuses et de favoriser chez elles la désertion d’un devoir naturel, tandis que, d’autre part, elles maintenaient en exercice un système d’instruction tout à fait conventionnelle, inutile quand elle n’était pas nuisible. Par malheur, ces idées n’étaient pas seulement en avance sur le siècle où elles étaient émises ; elles devançaient de plusieurs siècles, suivant le mot de M. Lowe, l’opinion publique des nations les plus éclairées. On l’a bien vu, lors d’une récente et mémorable discussion. Le législateur a mis la liberté de l’enseignement supérieur comme une enseigne à la loi de 1875 ; mais en fait, de quoi s’agissait-il, si ce n’est d’associer le clergé au monopole de l’université ? Le latinisme, comme disait Bastiat, reste de part et d’autre maître de la place, et grâce au maintien des grades universitaires, personne n’aura, pas plus que par le passé, le droit de tuer son malade ou de ruiner son client, sans un brevet ad hoc, délivré par la faculté et revêtu du sceau public.

En terminant, M. Lowe a beaucoup regretté que la lecture d’Adam Smith ne fût pas familière aux meneurs et aux membres des Trade’s unions. « Quoi de plus lamentable », s’est-il écrié à ce propos, « que de voir les erreurs où elles tombent ; quand, par exemple, les unions interdisent à leurs sociétaires de manier de la même main et l’outil du briquetier et la truelle du maçon quand elles leur prescrivent de travailler sans zèle et tout doucement ; de ne se distinguer d’aucune manière, etc ? Autant de mesures destinées, dans la pense de leurs auteurs, à endommager le capital, mais qui retombent en fin de compte sur leurs promoteurs et ces ouvriers mêmes que l’on entend ainsi favoriser »

M. Lowe ne veut pas désespérer toutefois du bon sens des classes ouvrières de son pays ; une connaissance plus intime des principes économiques les ramènera, espère-t-il, dans une voie moins mauvaise, et il se souvient qu’Adam Smith lui-même avait dans un moment d’humeur noire mis en doute l’avénement du libre-échange dans sa patrie. « Les marchands et les agioteurs d’alors n’étaient pas ni moins mal avisés (M. Lowe dit tout bonnement stupides), ni moins ignorants que les unionistes d’aujourd’hui, et de même que les uns avaient aujourd’hui rejeté bien loin le protectionnisme, on pouvait espérer que les seconds, à leur tour, se débarrasseraient de l’unionisme ».

À M. Lowe succède M. Léon Say, ministre des finances en France. Voici son discours :

Milords et messieurs, je vous prie d’abord de m’excuser si je parle en français. Ne sera-ce pas d’ailleurs plus conforme à l’acte que je veux accomplir, qui est de rendre un hommage purement français à l’illustre auteur de la Richesse des nations.

Notre pays a su, comma le vôtre, profiter des enseignements de votre grand économiste, et si l’on compare les progrès accomplis de 1776 jusqu’à nos jours, on constate que la France n’a pas été la dernière à entrer dans la voie tracée par Adam Smith. Nous étions d’ailleurs bien préparés, à la fin du dix-huitième siècle, pour comprendre les leçons du maître. Avant qu’il eut entrepris d’écrire son grand ouvrage, avant d’avoir commencé cette célèbre retraite de dix années qui a donné naissance à son chef-d’œuvre, Adam Smith avait pu voir en France, dans deux voyages, les esprits occupés des grands sujets sur lesquels il devait plus tard jeter tant d’éclat.

La société française avait en effet accueilli, avec une sympathie que justifiaient leur talent et leur caractère, cette réunion d’hommes remarquables qu’on a appelés les Physiocrates et qui avaient pour chef le célèbre docteur Quesnay. Ces hommes, au milieu de beaucoup d’erreurs, avaient émis un grand nombre d’idées fécondes et avaient préparé, pour ainsi dire, le terrain dans lequel Adam Smith devait jeter plus tard les semences de la vérité.

Les événements de la Révolution française détournèrent les esprits de mes compatriotes sur des questions d’un intérêt si pressant, que le reste disparut en quelque sorte. C’était un moment où on luttait pour la vie même. Il y avait pourtant encore à cette époque des hommes qui gardaient avec un soin jaloux la flamme secrète, et parmi eux, a leur tête, pourrais-je dire, se trouvait mon grand’père, J.-B. Say. Il était alors dans toute la force de la jeunesse et dans toute l’ardeur de convictions qui étaient cependant déjà très-mûrement réfléchies.

Le petit groupe des disciples d’Adam Smith était formé ; il pouvait espérer entraîner à sa suite cette jeunesse française si avide d’études et d’idées nouvelles ; mais on était à la veille de l’établissement du premier empire. L’Empire n’aimait pas les économistes ; il avait peur des idées et paraissait infliger comme une sorte de réprobation aux esprits philosophiques et studieux, en les appelant des idéologues.

Nous avions eu pour les idées économiques une aurore brillante, nous devions avoir plus tard une renaissance qui n’a pas manqué d’éclat ; l’économie politique devait passer, dans l’intervalle, par ce que je pourrais appeler son moyen Age, son âge d’obscurcissement et de ténèbres profondes. On aurait pu croire, pendant quinze ans, que l’économie politique n’existait plus en France.

On raconte que, tout jeune encore, Adam Smith fut enlevé par des brigands, et qu’il resta pendant quelque temps dans leurs mains sans que sa famille ait pu, malgré ses recherches, le découvrir.

Tel fut chez nous, pendant le premier empire, le sort de l’économie politique. Elle fut enlevée par un despote jaloux et soustraite à tous les regards pendant une période de quinze années.

Ce temps d’oubli devait enfin cesser. Le culte de l’économie politique, toujours cher au cœur de J.-B. Say, devait revoir de beaux jours.

Au mois de novembre 1814, J.-B. Say fit un voyage en Angleterre. Il visita Glascow, il s’assit sur le fauteuil dans lequel Adam Smith avait professé. Il prit sa tête dans ses mains, voulant, c’était son expression, rapporter en France une étincelle du génie du maître.

Cette étincelle, il la rapporta en effet ; il en fit une lumière ; il réunit autour de sa chaire une foule d’hommes qui entendaient pour la première fois exposer les vrais principes de la science économique. Il créa une école : l’économie politique prenait dès lors racine ; elle avait droit de cité chez nous ; elle était française.

Cependant, les sphères gouvernementales lui étaient toujours fermées. La science économique était traitée par le monde officiel comme quelque chose de dangereux, comme un outil dont les effets pouvaient se traduire par quelque explosion redoutable. Aussi J.-B. Say ne vit-il pas le couronnement de ses efforts. Il aurait été bien étonné de voir son petit-fils occuper les fonctions de ministre des finances et se glorifier en même temps d’appartenir à l’école d’Adam Smith.

Aujourd’hui la cause de la science économique est gagnée ; cependant je vous demanderai la permission, en suivant M. Lowe sur ce terrain, de vous faire une observation sur la théorie des traités de commerce. C’est une méthode évidemment contraire aux principes de la science ; mais il ne faut pas oublier que, dans notre pays, malgré les efforts de nos économistes, l’éducation économique des masses s’est faite beaucoup plus par les faits que par les principes. Il n’est pas rare, je pourrais même dire, qu’il est commun de rencontrer des personnes qui produisent des conclusions vraies en les appuyant sur des raisonnements absolument faux.

Il est général, par exemple, de raisonner au point de vue producteur, et le point de vue consommateur est absolument négligé. Non-seulement dans le présent nous avons donc à tenir compte de cette disposition des esprits, mais nous devons aussi être préoccupés, jusqu’à un certain point, de l’avenir de la science économique. Je dirai comme M. Lowe qu’il y a incertitude dans cet avenir. Les classes ouvrières, ceux du moins qui paraissent avoir de l’influence sur elles, ne sont généralement pas favorables à la liberté du travail, comme les économistes l’entendent, et peuvent être amenés, par conséquent, à faire revivre avec plus ou moins d’étendue les idées du système protecteur, car il y a entre la liberté au travail et la liberté du commerce des liens dont on ne peut méconnaître la solidarité.

Ces points de vue de fait ne doivent pas être négligés et peuvent dominer dans une certaine mesure les points de vue théoriques dans question de savoir s’il faut, en matière de libre échange, procéder ou non par la voie des traités.

Mais je ne voudrais pas m’étendre sur un sujet si vaste, et je finirai Messieurs, en vous rappelant une pensée d’Adam Smith.

Il a dit quelque part que les nations pourraient s’élever au plus haut degré de la civilisation, à trois conditions : la première, c’est une bonne administration de la justice. Je crois que nous pouvons, dans cet ordre d’idées, nous rendre hommage à nous-mêmes ; les progrès faits dans cette voie sont aujourd’hui complets. Nous sommes on peut le dire arrivés de ce côté à l’état définitif.

La seconde, c’est la liberté du travail ; nous remplissons cette seconde condition, dont nous étions si loin, il y a cent ans, et sauf les réserves que j’ai faites tout à l’heure sur les tendances des classes ouvrières, nous pouvons compter que le progrès est accompli.

La troisième condition d’Adam Smith, c’est la paix. Cette troisième condition, ne pouvons-nous pas dire qu’elle est dans nos mains et qu’il suffit que vous et nous, les Anglais et les Français, nous ayons une ferme volonté de maintenir la paix pour nous en assurer les bienfaits ? Cette volonté, elle ne nous manque ni aux uns ni aux autres.

Ne nous est-il pas, en conséquence, permis de dire que, remplissant les trois conditions d’Adam Smith, nous marcherons d’un pas sûr et rapide dans les voies du progrès et de la civilisation, et que nous rendrons ainsi, par notre conduite, un hommage de plus en plus éclatant à la mémoire de votre grand économiste ?

Après quelques mots M. Norman qui déclare que, dans son opinion, « les principes de la science tels qu’Adam Smith les a enseignés n’ont jamais été attaqués avec succès » ; en ajoutant qu’il y a des choses bien supérieures à la richesse, telles par exemple que « la défense d’un pays, sa moralité et sa santé physique », la parole est donnée à M. Émile de Laveleye, publiciste, professeur d’économie politique à l’université de Gand.


« Il ne m’appartiendrait peut-être pas, dit M. de Laveleye, de prendre la parole dans une réunion d’hommes aussi distingués, en présence de l’homme d’État illustre qui préside cette réunion et d’un autre homme d’État qui porte dignement le nom du grand économiste français que l’on pourrait appeler le Smith du continent, Jean-Baptiste Say ; mais je désire au nom de mon pays, la Belgique, rendre hommage à Adam Smith, dont les doctrines de libre échange ont été appliquées chez nous pour le plus grand bien du pays. Nulle part, je crois, pas même en Angleterre, ces bienfaits n’ont été plus appréciés, car nos Chambres de commerce demandent non-seulement l’abandon de toute protection, mais même l’abolition complète des douanes.

« À mon avis, le motif pour lequel nous devons considérer Adam Smith comme l’un des grands bienfaiteurs de l’humanité, ce n’est pas seulement parce qu’en étudiant les causes de la richesse des nations, il leur a indiqué les moyens d’augmenter la production, c’est parce qu’il a démontré que les intérêts des peuples sont solidaires, et qu’il a donné ainsi une base rationnelle à la fraternité humaine, ce principe, sublime idée que le christianisme a apportée au monde. Au siècle dernier, les hommes les plus clairvoyants, comme Voltaire par exemple, étaient convaincus qu’on ne peut désirer la grandeur de son pays sans souhaiter en même temps l’affaiblissement des autres nations, et cette erreur malheureusement est encore très-répandue. Les économistes ont prouvé qu’au contraire un État a intérêt à ce que les autres États soient prospères, afin de trouver un large débouché pour ses produits, idée féconde qu’un poëte français a exprimé dans ces beaux vers :

Aimer, aimer, c’est être utile à soi,
Se faire aimer c’est être utile aux autres.

D’après moi, la première partie du programme de l’économiste politique, celle qui concerne la production de la richesse, peut être considérée comme presque épuisée. Quand on voit la prodigieuse accumulation de richesses qu’on rencontre partout en Angleterre, quand on relève les chiffres stupéfiants de son commerce extérieur et de ses échanges intérieurs, les 130 ou 140 milliards de francs de règlement du Clearing House, quand on pense d’autre part que la France a pu payer une indemnité de guerre de cinq à six milliards, perdre au moins trois a quatre milliards dans une lutte formidable, et néanmoins se trouver aujourd’hui aussi prospère que jamais et avoir rien que dans l’encaisse de la banque de France deux milliards de francs, amas de métaux précieux sans précédent, on est porté à croire que, grâce aux merveilleux progrès de la science et de l’industrie, les hommes sont à même aujourd’hui de produire tout ce qu’il faut pour la satisfaction de leurs besoins rationnels. Mais ce qu’il faut aborder maintenant, c’est la seconde partie du programme économique, celle qui concerne la répartition de la richesse. Le but à atteindre, tout le monde, je crois, l’admettra, c’est d’améliorer la condition des classes laborieuses, de façon que chacun jouisse d’un bien-être proportionné à la part qu’il a prise dans la production, et pour résumer ceci en un mot, à réaliser dans le monde économique cette formule de la justice : « À chacun suivant ses œuvres ». Mais c’est principalement sur ce point que s’est produite récemment une division dans les rangs des économistes. Les uns, l’ancienne école que j’appellerai, faute d’un autre terme, l’école orthodoxe, croit que tout se règle par l’effet des lois naturelles. L’autre école, que ses adversaires ont nommée les Socialistes de la chaire, et qu’on doit appeler plutôt l’école historique, ou comme disent les Allemands, l’école des « réalistes », cette école prétend que la répartition est réglée en partie sans doute par le libre contrat, mais aussi et plus encore par les institutions civiles et politiques, par les croyances religieuses, par les sentiments moraux, par la coutume et les traditions historiques ».


L’orateur fait ici une énumération assez incomplète et inexacte des publicistes appartenant à l’une et à l’autre école ; il dit en terminant que ce qui est remarquable, c’est que les deux écoles invoquent également l’autorité de Adam Smith, et avec raison, d’après moi, car son ouvrage immortel est un exemple si parfait et si fécond en conséquences utiles de l’alliance des deux méthodes scientifiques — la méthode déductive et la méthode inductive, — qu’on serait à certains égards presque tenté de souscrire à ce jugement récent d’un économiste américain, qui dit qu’après Shakspeare c’est Adam Smith qui fait le plus d’honneur à l’Angleterre.


M. Lowe avait parlé du caractère déductif et démonstratif des propositions d’Adam Smith, et cette appréciation a quelque peu surpris M.J.-E. Thorold Rogers, professeur d’économie politique, qui a parlé après M. de Laveleye. Chargé par l’université d’Oxford de préparer la dernière édition qui ait été publiée de la Richesse des nations, M. Rogers a eu l’occasion de s’assurer de l’immense lecture de son auteur et pour lui, personne parmi les économistes n’avait, moins que Smith, tiré ses enseignements des profondeurs de son intellect, out of the depths of his own consciousness, et n’avait plus invoqué, au contraire, l’autorité des faits, à l’appui de ses conclusions. De là, selon l’orateur, une grande différence entre lui et ses successeurs « lesquels se seraient épargné bon nombre d’erreurs, fallacies, s’ils avaient moins déserté sa trace ». Comme exemple, M. Rogers a cité précisément la théorie de la rente qu’a formulée Smith, en l’opposant à celle de David Ricardo, et contrairement à l’opinion exprimée par M. Lowe, il trouve l’une « tout à fait inattaquable », au point de vue historique et inductif, tandis qu’il qualifie l’autre de forte méprise, et même quelque chose de plus, conspicuous blunder. Quant aux trade’s unions, notre professeur ne s’en constitue pas le champion de tous leurs faits et gestes ; si elles commettaient des sottises, elle devaient naturellement en subir les conséquences ; mais elles ont n6es du besoin de réagir contre une législation singulièrement oppressive, sous laquelle les classes ouvrières étaient restées courbées pendant des siècles, et la grosse affaire du moment était l’éducation populaire.

Il parait que ce n’est pas de ce seul côté de la Manche qu’on se plaint de la disposition intolérante du législateur et de l’ingérence du gouvernement en toute sorte de sujets. Du moins, M. Newmarch a-t-il signalé comme un véritable danger ces créations d’emplois et d’inspections qui succédaient les unes aux autres, et a-t-il accusé le parlement de passer presque tout son temps à vouloir faire pour la nation ce qu’elle et ait beaucoup plus capable de mieux faire elle-même ». À cette occasion l’orateur a cité l’insuccès de l’Agricultural Holdings Act, voté l’an dernier.


C’est de cette même loi que M. Gladstone, qui a pris ensuite la parole, s’est emparé aussi pour s’associer pleinement aux idées du préopinant. Faisant allusion alors à l’opinion que l’on a cité de M. Norman, l’illustre homme d’État a confessé qu’il n’y avait point de pays ni de siècle où cette vérité eût plus besoin d’être inculquée dans les esprits et gravée dans les cœurs. Seulement ce danger de la richesse et ce besoin de se prémunir contre elle restaient limités à une très-petite portion de la société, aux personnes qui jouissaient du superflu, et lorsque Smith s’était livré à ses profondes analyses de la richesse, il avait entendu le faire au bénéfice de la communauté tout entière. Et la grande gloire de la science, dont on pourrait l’appeler le fondateur, était même, non d’avoir augmenté la richesse de quelques-uns ou transformé en richesse la pauvreté des autres, mais bien d’avoir puissamment contribué au soulagement de la misère publique, et d’avoir apporté quelque aisance à des milliers et à des millions de créatures humaines.

Les opérations du commerce, a continué M. Gladstone, ont d’ailleurs plus qu’une portée purement matérielle ; elles tendent à rapprocher les nations comme à éteindre chez elles ces rivalités et ces haines nationales, qui ont ensanglanté les pages de l’histoire, et que le vœu ardent de tout économiste, vraiment digne de ce nom, est de voir enfin disparaitre. Sur ce terrain, l’orateur devait nécessairement rencontrer le célèbre traité de 1860, dont il a reporté le premier mérite, comme de raison, à l’illustre Cobden, puis à l’empereur Napoléon III. À ce dernier égard, il y aurait peut-être quelque réserve à faire, et il nous parait douteux que ce prince, s’il n’eût heureusement écouté les avis de quelques hommes[1] dont le nom viendra sur le coup à la mémoire des lecteurs de ce recueil, aurait songé de lui-même à pareille œuvre. Quoi qu’il en soit, pour une cause ou pour une autre, il s’y montra fort sympathique ; son altitude triompha des résistances d’un Corps législatif fort infecté de protectionnisme, et d’un Sénat qui ne montrait quelque velléité d’indépendance que pour combattre les mesures libérales, et nous n’avons nul dessein de contester à cet homme néfaste la meilleure inspiration de tout son règne. Passons donc, et suivons M. Gladstone dans ses commentaires sur les causes vraies et la portée réelle du traité de 1860.

Pas plus que Cobden son inspirateur, nous dit-il, les hommes d’État anglais qui le négocièrent ne regardaient en principe les conventions de cette sorte comme de bons moyens d’aider au triomphe du libre échange, et ils obéirent, en cette circonstance, à des mobiles d’une nature particulière. On paraissait généralement persuadé sur le continent que la conversion des Anglais aux idées libre-échangistes n’était due qu’à leur position insulaire, et on les comparait volontiers à des gens qui, après s’être servi très-fructueusement d’un outil, le brisant ou le reléguent dédaigneusement au grenier, quand il leur est devenu inutile. Dans ces circonstances, M. Gladstone et ses collègues pensèrent qu’un traité commercial avec la France « qui avait été l’initiatrice et le guide de la civilisation sur le continent » acquerrait une importance spéciale, et constituerait un acte très-susceptible de limiter, chez les nations ses voisines, un mouvement vers le libre échange, et de fait l’événement leur avait donné raison.

M. Gladstone a finalement abordé la question de l’état des classes ouvrières et celle de la guerre. Sur la première, il n’a paru nullement enclin au désespoir ou à la crainte. Il reconnaît bien que l’émancipation matérielle de ces classes n’avait pas été immédiatement suivie de leur émancipation morale, si l’on peut ainsi dire, et qu’elles avaient gardé de leur longue exploitation par les classes dites dirigeantes des rancunes et des préjugés également fâcheux, mais à cela il n’y avait qu’un remède, le développement de leur instruction tant économique que professionnelle. M. Gladstone a d’ailleurs fait une remarque : c’est que les erreurs ou les méfaits des autres classes ont toujours été égoïstes et préjudiciables à la société tout entière, tandis que ceux des classes ouvrières, tout grands qu’ils puissent être, tournaient presque exclusivement à leur propre désavantage. Sans doute, les ouvriers, quand ils proscrivaient le travail à la tâche et quand ils provoquaient l’interdiction du travail des enfants et des femmes, causaient quelque mal à la société elle-même ; mais ce n’était rien à côté de celui qu’ils s’infligeaient à eux-mêmes. Quant à la guerre, si ses dévastations et ses hécatombes humaines révoltait le philanthrope, elle a aux yeux de l’économiste un tort particulier, le tort d’entraîner les esprits hors des directions pacifiques et de les rendre indifférents à l’excès des dépenses publiques. Par malheur, il y avait des pressions auxquelles un homme politique ne peut se soustraire. Ainsi Pitt, sous celle d’une inimitié de race, dut faire la guerre à la France, quoiqu’il ne la voulût pas, quoiqu’il vît bien qu’elle le forcerait de s’abandonner au protectionnisme, lui qui était un free trader aussi résolu que sincère. Ce n’est pas le lieu d’approfondir l’assertion de M. Gladstone, mais s’il faut la tenir pour tout à fait exacte, on doit croire que les derniers jours de Pitt furent bien empoisonnés par la pensée qu’il avait endetté son pays et l’avait rejeté dans le système protecteur, et tout cela, en apparence, pour rehausser le prestige militaire de la France et fortifier sa grandeur territoriale, puisqu’enfin, à l’époque de sa mort, personne n’eût pu prévoir l’insigne folie qui saisirait un jour Bonaparte et le jetterait dans la guerre d’Espagne d’abord, puis dans l’expédition de Russie.


Quelques paroles de M. Forster et de M. Courtney ont clos la réunion. M. Forster a répudié le principe absolu du laissez-faire gouvernemental, recommandé par son ami M. Newmarch. « Nous avons à nous occuper, a-t-il dit, de gens qui ont affaire eux-mêmes à des gens forts ; de personnes que leur genre même de dire expose à des tentations fréquentes et qu’il faut protéger contre leur propre faiblesse ». Les dotations et les libéralités en faveur de l’enseignement ne lui paraissent pas, tant s’en faut, une chose mauvaise, et tel est aussi le sentiment de M. Courtney, que paraît toucher en outre, d’une façon particulière, la perspective de voir du même coup disparaître les dotations ecclésiastiques. M. Courtney enfin verrait avec peine que le Club d’économie politique parût unanime à croire qu’en s’occupant des rapports entre le landlord et le tenancier, le Parlement outrepasse la limite de son droit et de son action légitime.


  1. MM. Michel Chevalier, Jean Dollfus, Roucher, etc.